Introduction générale.

      Qu'est-ce que cette rééducation dans l'école? A quel courant se rattache-t-elle? Que lui demande-t-on de faire? Si elle est un moyen de lutte contre l'échec scolaire, si elle est une aide, parmi d'autres, aux enfants en difficulté à l'école, quels sont, précisément, les enfants auxquels elle est supposée pouvoir apporter son aide? Avec quels objectifs? Quelles méthodes? Qui est ce "rééducateur" de l'Education Nationale? Est-ce un pédagogue? Dans ce cas, comment situer sa fonction et sa place par rapport à un enseignant dit "ordinaire"? Qu'enseigne-t-il? Que "répare-t-il"? La rééducation serait-elle une forme de "soutien, de reprise pédagogique" pour les enfants en difficulté scolaire? Le rééducateur, lorsqu'il prétend s'adresser aux enfants dans la "globalité de leur personne et de leurs difficultés", se prendrait-il pour un thérapeute? Quelle est sa fonction, son statut? Quels sont ses repères et ses ancrages théoriques? Quelle est sa formation? De quels moyens d'analyse et de régulation de son action dispose-t-il? Autant de questions posées au rééducateur, tant par les partenaires extérieurs, que de l'intérieur même de l'Institution Scolaire.


L'urgence d'une question.

      Depuis sa création officielle en 1970 1  , de multiples projets de transformation, allant jusqu'à remettre en cause l'existence même de la rééducation à l'école, se sont succédés, et ont entretenu une inquiétude au niveau du devenir de cette structure d'aide. La transformation des GAPP en Réseaux d'aides spécialisées, en 1990 2  , a marqué une étape décisive dans l'évolution des conceptions "rééducatives", sans pour autant faire cesser les remises en question. Par un texte en date du 8 mai 1997 3  , le rééducateur est tenu d'être "capable de définir et d'argumenter sa spécificité professionnelle (auto-définition, rôle, fonctions) auprès des différents partenaires du système".

      Les textes assignent les rééducateurs à se définir. L'imprécision de la définition "officielle" de leur fonction, amène une méconnaissance de la part des partenaires et des autorités hiérarchiques qui ont mis en place cette profession. Les termes même de "rééducateur" et de "rééducation", sont ambigus. Leurs connotations renvoient à des champs fondamentalement différents. Le rééducateur de l'Education Nationale, soumis à une pression permanente, est mis dans la situation « impossible » d'être interrogé chaque jour sur sa fonction et de devoir justifier celle-ci:

      Il est donc amené à définir d'une manière précise, auprès de chacun de ces interlocuteurs:

      Si se définir est une nécessité pour tout professionnel, cet impératif de définition, dans les termes dans lesquels il se pose aux rééducateurs aujourd'hui, est porteur d'une tension qui risque d'être préjudiciable à l'aide apportée aux enfants en difficulté. Les remises en question quasi permanentes de la part des autorités hiérarchiques, ont comme conséquences une mise en doute de leurs propres orientations chez certains rééducateurs, une perte des repères, et certaines oscillations inquiétantes pour la cohérence de leurs positions face à l'enfant.

      Cette « auto-définition », telle qu'elle est exigée par le texte de mai 1997, pose trois problèmes principaux qui mettent le rééducateur dans une situation « impossible »:

      Elle a encore moins de chances d'être prise en compte, chacun opposant alors, à titre individuel ou à titre de défense corporatiste, ses propres urgences, ses propres arguments, ses propres impératifs. L'enseignant admettra difficilement la différence de statuts, de rôle, de fonctions, alors qu'il est confronté aux problèmes d'apprentissage et de comportement de tout un groupe d'élèves. Le politique, suivi de l'administratif, pensera budget, et voudra réutiliser cette « réserve » « d'enseignants qui n'enseignent pas », qui seraient sans doute plus « rentables », face, en permanence, à vingt cinq ou trente enfants. D'autant plus que ces rééducateurs sont jugés parfois un peu encombrants, un peu trop « hors normes », un peu trop à l'écart de la pédagogie...L'urgence, pour le rééducateur d'aujourd'hui, est donc:

      Ne s'agit-il pas aujourd'hui, d'une manière urgente, de parvenir à construire une praxis rééducative, qui permettrait une connaissance diffusée d'une manière plus large, et avant tout auprès des autorités hiérarchiques, du « rôle », et des « fonctions », de la rééducation dans l'école, mais aussi de ses méthodes, de sa place dans l'école, et de ses "effets"?

      Dans ce contexte de mise en doute et d'incertitude permanentes, il apparaît nécessaire de pouvoir répondre à la question: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?". S'il est possible de constater une reprise du développement dans le sens d'un "devenir élève", chez "l'enfant-rééduquant", notre questionnement s'orientera vers les processus en jeu et cherchera à comprendre ce qui, des propositions de l'adulte, les aura permis, facilités, stimulés. La deuxième grande question de notre problématique générale, se formule donc ainsi: "Qu'est-ce qui est rééducatif ?". Repérer et analyser ce qui semble avoir été "rééducatif" pour l'enfant auquel a été proposé une rééducation, c'est-à-dire ce qui semble lui avoir permis, des propositions rééducatives qui lui ont été faites, de s'inscrire ou se réinscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages, devrait permettre de répondre de la pertinence de l'aide rééducative au sein de l'école, et au rééducateur d'être "capable de définir et d'argumenter sa spécificité professionnelle (auto-définition, rôle, fonctions) auprès des différents partenaires du système", comme le prescrit le texte officiel du 8 mai 1997.

      Dans un premier temps, nous nous demanderons ce qui a conduit l'école à créer ce corps professionnel de "rééducateurs", en son sein. Quel était le problème posé, et comment pensait-on y répondre? La conception des réponses apportées à un problème, dépend étroitement des idées dominantes, dans le contexte "historique", idéologique, philosophique, institutionnel, dans lequel ce problème émerge. De même, ces réponses évoluent, en même temps que les courants d'idées, que les avancées des "savoirs".

      Dans un deuxième temps, nous avons donc besoin de connaître comment se pose le problème de l'échec ou de la difficulté scolaire aujourd'hui. Que peut-on savoir de cet enfant et de sa difficulté? Comment appréhender cette difficulté, mieux la comprendre? Quelles réponses l'école peut-elle apporter? Comment concevoir des aides différenciées qui répondraient à des difficultés différentes, de l'enfant à l'école? Y a-t-il des enfants pour lesquels il est nécessaire de concevoir, au sein de l'école, une aide spécifique, différente, que l'on pourrait qualifier de "rééducative"? Quelle devrait être la forme de cette aide? Quelle devrait être sa place dans l'école, et vis à vis de la pédagogie?

      Dans un troisième temps, nous avons besoin de connaître sous quelle(s) forme(s) cette rééducation conçoit, actuellement, et met en oeuvre ses propositions à l'enfant. Existe-t-il une praxis rééducative? Quels en sont les effets attendus? Que peut-on constater, dans ce qui se joue pour un enfant, en rééducation? Y a-t-il des effets? Si oui, qu'est-ce qui, enfin, des propositions rééducatives, semble avoir eu "des effets" sur le devenir d'élève de cet enfant?

      Comment organisons nous nos analyses, afin de répondre à ces questions?

      Nous proposons trois grandes parties, qui correspondent globalement à trois approches différentes et complémentaires de ce questionnement.

      Notre première partie: Une réponse de l'école à la difficulté scolaire: la rééducation. Un rééducateur à la recherche de son identité, se consacre à la recherche des conditions "historiques" de l'émergence de ce fait de la rééducation. Deux questions directrices la guident: Pourquoi ce fait de la rééducation? Quelle était la définition de la tâche des rééducateurs?

      Il nous faut rendre raison de l'existence de la rééducation, en mettant en évidence ses conditions d'émergence, et en montrant à quelles "nécessités" son existence a répondu. En conséquence, une première "tâche de recherche" consistera à répondre à la question: Par quelles voies l'institution scolaire a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?

      Nous avançons une première hypothèse de travail (1):

      La rééducation a été créée pour répondre à un besoin de l'institution scolaire. Elle était un des moyens mis en place pour enrayer un mouvement d'exclusion généralisé.

      Une deuxième "tâche de recherche" devrait apporter des réponses à la question: Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle? Il nous faut mettre en évidence comment, à partir des textes officiels qui leur ont donné une existence légale, les rééducateurs ont dû assumer "un vide" concernant l'objet précis de leur tâche, leur identité professionnelle, et la nature des difficultés des enfants qu'ils devaient aider.

      Nous devrions pouvoir montrer que:

      Hypothèse de travail (2): Les rééducateurs ont dû construire leur identité, dans l'espace de la confrontation dialectique entre les textes officiels et la pratique, contre la prégnance du modèle médical.

      Nous construirons un premier "modèle" rééducatif descriptif, à partir des directives données par la circulaire de 1970, compte-tenu des directives officielles, et des interprétations qui en ont été faites 4  . Le texte de la circulaire de 1990, en proposant une conception radicalement différente de l'aide "rééducative", constituera l'ossature de la construction d'un "modèle" actuel de la rééducation, qui reste à construire 5  . Nous nous référons, pour cette élaboration, à ce que serait une praxis, nous réservant de vérifier l'appropriation de cette appellation vis à vis de l'ensemble des propositions rééducatives, et nous réservant également d'en vérifier la cohérence, lorsque nous pourrons préciser et compléter ces propositions, grâce aux analyses ultérieures.

      Si nous parvenons à établir que la rééducation a bien répondu à un besoin de l'Institution scolaire à un moment donné de son histoire, lorsque nous aurons rendu compte de la manière dont le rééducateur a dû construire sa pratique et se constituer une identité spécifique, nous pourrons nous interroger sur les besoins actuels de l'école, comme sur les besoins actuels et spécifiques, de l'enfant auquel la rééducation est supposée répondre. Les réponses apporteront des arguments complémentaires, quant à la pertinence de la présence de la rééducation dans l'école, et quant à la place qu'elle doit y assumer.

      En réponse à une question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? qui a comme corollaire: A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre?, le problème se pose de définir, d'une manière plus précise, le profil des enfants auxquels la rééducation va être proposée, et la place que doit assumer la rééducation, au sein de l'école, compte tenu des besoins de ces enfants.

      Nous proposons donc une deuxième partie: Un enfant "en panne" sur le chemin de l'école...à la recherche de son identité d'élève. Mettre en évidence la nécessité de la présence de la rééducation dans l'école, c'est montrer qu'elle répond à des besoins auxquels les autres partenaires ne peuvent répondre. D'où la nécessité de définition de ces besoins.

      Un jeu de questions guide nos analyses: Comment se pose, aujourd'hui, la question de la difficulté ou de l'échec scolaire? Comment peut le vivre un enfant, dans le contexte scolaire et social, actuel? Quels moyens se donner pour proposer l'aide la plus appropriée, quelles démarches mettre en oeuvre, pour mieux connaître cet enfant, ses difficultés, et ses besoins? Comment démêler, dans ces difficultés de l'enfant à l'école, ce qui ressort de telle ou telle aide, dans le champ des possibles? Lorsqu'une aide pédagogique ne paraît pas appropriée, comment se donner les moyens de vérifier qu'une intervention soignante peut être évitée?

      Une troisième "tâche de recherche" s'impose. Nous devons nous donner des repères, quant aux conceptions actuelles de la difficulté ou de l'échec scolaire, au sein de l'école, et quant aux aides possibles, proposées à l'enfant, dans l'école, et à l'extérieur de l'école. Pour le praticien, des démarches sont à mettre en oeuvre pour analyser la demande d'aide concernant un enfant, pour mieux comprendre sa difficulté, et pour être en mesure de proposer l'aide la plus appropriée, compte tenu de celle-ci. Nous devrions être en mesure, pour notre recherche, de disposer des éléments significatifs pour déterminer, à quelles conditions, l'aide du maître, formulée sur un nouveau contrat de confiance, ou bien une aide pédagogique spécialisée, sont les plus pertinentes.

      Pour d'autres enfants, la nature de leurs difficultés conduit à penser que ces deux aides, spécifiquement pédagogiques, ne paraissent pas convenir. Des séances préliminaires sont parfois nécessaires, afin de mieux connaître cet enfant en difficulté scolaire, et la nature de ses difficultés. Grâce à une meilleure appréhension de sa situation globale, il devrait être possible de disposer d'éléments pertinents pour lui proposer une aide, soit rééducative, dans l'école, soit thérapeutique, au sens de "relevant de soins", à l'extérieur de l'Institution Scolaire. La mise en oeuvre de la rééducation à l'école pose une question fondamentale, mais délicate, des frontières, entre pédagogie, rééducation et thérapie.

      Trois séries de questions vont guider le rééducateur, tout au long de ces séances:

  1. De quelle nature est la difficulté de cet enfant? Quel sens et quelle fonction a-t-elle? Qu'est-ce qui se joue pour cet enfant dans le lieu de l'école?
  2. Quels sont ses besoins?
  3. Quelles sont les ressources de cet enfant? Quelles sont ses capacités "d'auto-réparation"?

      Le rééducateur qui va rencontrer l'enfant lors de ces séances préliminaires, a besoin de repères qu'il doit rechercher dans des "savoirs constitués" 6  . Pour progresser dans notre recherche, un questionnement guidera nos analyses. Nous en suivrons les différentes dimensions: Comment se repérer entre "normalité" et "pathologie"? De quelles ressources un enfant doit-il disposer pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages? Que doit-il avoir construit?

      Autrement dit:

      Nous proposons une réponse anticipée, sous la forme d'une hypothèse de travail (3):

      Ne pas faire fonctionner sa pensée est une souffrance pour l'enfant. Cette hypothèse s'accompagne d'une question: Est-ce, pour autant, et systématiquement, une pathologie?

      Comment pourra-t-on déterminer que la rééducation sera le moyen le plus approprié pour aider un élève, ou que des soins lui sont nécessaires? Afin de pouvoir affirmer, ou non, la présence à l'école, d'enfants dont la difficulté pourrait relever d'une aide spécifique qui pourrait être qualifiée de "rééducative", qui ne soit ni pédagogie ni soin, nous devons avancer pas à pas.

      Une quatrième "tâche de recherche" consistera à interroger l'articulation entre ce qu'un enfant doit construire de son propre développement psychique, et les capacités requises pour s'adapter à l'école, pour s'inscrire dans la collectivité scolaire, pour pouvoir apprendre.

      Une cinquième "tâche de recherche" consistera à mettre en évidence qu'il existe une "difficulté normale" de l'enfant, dans son parcours qui le mène de la maison à l'école. Nous avançons que c'est à partir de la connaissance précise de ce que l'enfant doit avoir construit pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et pour y apprendre, que pourrait être différencié plus précisément, ce qui constitue une "difficulté pathologique" qui requiert des soins, ou ce qui doit être traité à l'école, parce que la difficulté reste dans des limites "normales".

      En fonction des résultats de nos analyses, nous devrions pouvoir répondre à ces deux questions: Quels seront les éléments pertinents conduisant à proposer une rééducation, à un enfant? Quelle place la rééducation devra-t-elle assumer dans l'école, pour répondre aux besoins de cet enfant? Nous rendrons compte, sous forme de schémas récapitulatifs, d'une part, de l'ensemble des démarches mises en oeuvre en vue de la pose d'une indication d'aide, et des éléments repérés qui pourraient guider celle-ci, d'autre part.

      Nous proposons de vérifier la pertinence de deux hypothèses de travail:

      Nous avançons que la construction de son identité par l'enfant, l'élaboration de son histoire et la construction des capacités requises par l'école pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages, sont en interrelations étroites. Tout enfant a un parcours difficile à accomplir pour pouvoir devenir élève. La rééducation s'adresse à un enfant dont la difficulté est normale. Il ne peut entrer dans les apprentissages, du fait que sa pensée, encombrée par des préoccupations envahissantes, n'est pas disponible pour apprendre. Il n'a pas achevé de construire le substrat nécessaire pour pouvoir s'inscrire dans la culture, dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages, ou bien il se retrouve dans des positions qui devraient être dépassées, et dans lesquelles ces capacités préalables ne sont pas accessibles. Dans ces conditions, la rééducation devrait, pour répondre aux besoins de cet enfant, pour l'aider à construire ou à récupérer la disponibilité des capacités et des préalables en amont des apprentissages, inscrire son intervention dans un "entre-deux" entre pédagogie et soin, à l'intérieur de l'école.

      Nous attendons des analyses de notre troisième partie, de vérifier la validité de ces articulations, et de leur effet "opérant", au sein de ce que construit l'enfant dans son processus rééducatif.

      La troisième partie: "(Re) construire" son identité "d'enfant-écolier-élève", en se "(re)trouvant" dans un lieu et un temps "entre-deux", inscrit dans l'école, se consacre à l'analyse des propositions rééducatives actuelles, et à leurs "effets" sur "l'enfant-rééduquant", au sein des rencontres rééducatives.

      Yves de LA MONNERAYE affirme: "c'est la parole qui est rééducatrice". Augustin MENARD ajoute que cette parole doit être accompagnée d'un "changement de place" du rééducateur. Jacques LEVINE insiste sur les "capacités d'auto-réparation" de l'enfant. Qu'est-ce qui, (en fin de compte) est rééducatif?

      Nous connaissons les craintes d'un théoricien de la rééducation, Yves de LA MONNERAYE, de voir se construire UN modèle de la rééducation qui prendrait la forme d'un modèle prescriptif et qui constituerait un carcan pour le professionnel. Cependant, pour se repérer lui-même dans sa pratique, pour répondre aux demandes pressantes des autorités et des partenaires, le rééducateur doit disposer, dans un cadre défini, de repères construits, faisant de sa pratique un ensemble cohérent, répondant à des besoins définis. Cet ensemble doit être ordonné en vue d'une fin clarifiée, qu'il peut situer par rapport aux autres interventions, existantes ou possibles, auprès de l'enfant.

      Afin de répondre à la question, Qu'est-ce qui est "rééducatif"?, il faut pouvoir rendre compte des méthodes rééducatives, et il faut pouvoir en montrer les effets supposés. "Etre capable de définir et d'argumenter sa spécificité professionnelle (auto-définition, rôle, fonctions) auprès des différents partenaires du système", comme le prescrit aux rééducateurs le texte de mai 1997, suppose de pouvoir démontrer leur cohérence et leur pertinence, par rapport aux besoins de l'enfant.

      Les "moyens rééducatifs" peuvent être entendus dans l'articulation de deux dimensions:

      A cette étape de notre recherche, nous disposerons d'un premier "modèle" rééducatif, élaboré à partir des directives de la circulaire du 9 avril 1990 7  , que nous pourrons compléter, grâce à ce que nous aurons pu apprendre de la difficulté de l'enfant. Un "modèle" rééducatif prenant en compte la difficulté spécifique mais "normale", d'un enfant en difficulté scolaire 8  , pourra donc constituer l'ossature de ce "modèle" compréhensif que nous cherchons à construire.

      Trois questions s'imposent:

      Une sixième "tâche de recherche" consiste à analyser les différentes dimensions des propositions rééducatives, afin de les différencier des autres interventions auprès de l'enfant, dans l'école. Cette différenciation devrait permettre de les définir, et de les situer, d'une manière précise. Pour ce faire, il nous faut réunir en un ensemble ordonné, les "méthodes rééducatives" à partir des propositions consensuelles actuelles, construites à partir des directives données par les textes officiels, et à partir de la réflexion des praticiens et des théoriciens de la rééducation. Nous devons nous interroger sur la cohérence de l'ensemble ainsi constitué, et sur leur pertinence au regard des besoins de ces enfants. Nous nous proposons de rendre compte de cette cohérence dans un "modèle" explicatif de la praxis rééducative, dans ses propositions à l'enfant.

      Nous proposons une réponse anticipée à ce questionnement:

      Hypothèse de travail (6): Il est possible, actuellement, de définir une praxis rééducative cohérente.

      On devrait pouvoir constater que l'ensemble des propositions rééducatives actuelles, constitue une praxis qui met en cohérence une éthique, des finalités, des objectifs généraux, des objectifs spécifiques, qui en donnent la direction, des stratégies qui sont leur mise en oeuvre, des théories qui la guident et éclairent l'action. Il y a bien cohérence et pertinence entre les objectifs définis et les propositions formulées.

      Connaissant alors les propositions rééducatives, connaissant les attentes du praticien, il nous faut interroger leurs "effets" au sein de la rencontre avec l'enfant. Nous pourrons alors estimer leur pertinence, d'une manière effective.

      C'est à partir de "cas" ou de "vignettes" cliniques" rencontrés en rééducation, que nous nous proposons de vérifier la pertinence et la validité des propositions rééducatives à l'enfant, à partir du repérage et de l'analyse de leurs "effets". Le processus rééducatif de l'enfant est questionné, éclairé, analysé, interprété, avec le recours à une théorie de référence, qui est la théorie psychanalytique. L'objectif est de repérer et d'analyser de ce qui semble avoir été "rééducatif" pour l'enfant (septième "tâche de recherche").

      Notre visée est de construire un "modèle" de compréhension, interprétatif, du processus rééducatif, et de rendre compte de ses "effets" sur l'enfant.

      On pourra inférer des signes de changement de l'enfant, les effets supposés des interventions rééducatives, dans un paradigme qui ne peut être que probabiliste, articulant une proposition faite au sujet et un effet constaté.

      Mettre en évidence une cohérence entre:

      devrait pouvoir répondre de la pertinence, ou non, d'une praxis ainsi conçue.

      Clarifier ses méthodes, devrait l'aider à définir sa place dans l'école.

      Analyser et argumenter les raisons de sa différence, devraient permettre de clarifier et d'affirmer son identité.

      Constater et interpréter certains effets paraissant articulés avec l'intervention rééducative, devrait permettre "d'argumenter" de la validité de cette praxis rééducative, ainsi conçue.

      L'intérêt de l'enfant pour les apprentissages de la classe, sa capacité (re)trouvée à s'inscrire dans la collectivité scolaire, en fin de processus rééducatif, devrait permettre d'affirmer que:

Hypothèse de recherche, en deux propositions:

  1. Pour répondre à la difficulté normale d'un enfant qui ne parvient pas à devenir élève, il y a, dans l'école, une place spécifique pour une action qualifiée de "rééducative", située entre le soin et l'action pédagogique.
  2. C'est la possibilité donnée à l'enfant de reconstruire son histoire, dans l'entre-deux créé par le changement de place qu'opère le rééducateur dans l'école, qui permet à cet enfant d'élaborer les capacités nécessaires pour pouvoir s'inscrire dans la culture, dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages.

Chapitre I.
Méthodologie de cette recherche.

      Nous avons défini trois grandes approches, qui délimitent trois grandes parties, et qui devraient nous permettre, à l'issue de nos analyses, de répondre à deux questions: "Y a-t-il une place spécifique, dans l'école, pour la rééducation, et laquelle?", et: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"? C'est en premier lieu, une approche "historique" qui, à travers le temps, tente de repérer, d'une part, ce qui a pu faire ressentir, peu à peu, au sein de l'école, le besoin d'une structure spécifique d'aide à l'enfant en difficulté, et, d'autre part, fait l'analyse de l'évolution de la pratique rééducative. La deuxième approche, est la connaissance de l'enfant en difficulté à l'école. Une analyse précise des capacités nécessaires, de la nature des difficultés possibles et des besoins à satisfaire pour qu'un enfant puisse devenir élève, vise à repérer s'il est des enfants dont la difficulté scolaire requiert une aide spécifique, qui ne serait ni pédagogique, ni thérapeutique. Ce sont ces enfants pour lesquels nous pourrons nous interroger sur la pertinence d'une réponse rééducative. La troisième partie regroupe les propositions rééducatives, leur nature, leurs objectifs, puis interroge l'ensemble ainsi constitué, par les "effets" supposés de celui-ci, au sein de la rencontre clinique avec l'enfant.

      Comment allons-nous nous y prendre? Chacune de ces approches fait appel, pour ses analyses, à des matériaux spécifiques, de nature différente. Cependant, une même démarche, globalement et résolument clinique, est adoptée, dans l'ensemble de cette recherche, même si elle se présente sous des aspects divers. Le rappel des différents tâtonnements, dans la construction de son identité et de l'évolution de celle-ci par le rééducateur, se présente comme une démarche clinique. Notre propre position de rééducateur nous y implique. Les analyses de la deuxième partie de cette recherche, sont articulées étroitement avec ce que nous avons pu entendre de cet enfant dans un grand nombre de rencontres singulières. La troisième partie se centre sur la rencontre clinique avec l'enfant, sur les propositions de l'adulte, sur les matériaux que l'enfant apporte en séance, et prend comme outil les études de cas.

      Avant de présenter les stratégies méthodologiques de chacune de ces parties, nous proposons d'interroger cette position clinique.


Comment définir cette démarche clinique?

      L'approche clinique désigne "un espace où une pratique trouve à se théoriser en partant d'une situation singulière et de l'implication de celui qui y est compris comme professionnel. Son outil classique est les études de cas; elle fait de l'implication son mode de connaissance." (CIFALI, 1994, p. 286). Tout ce qui a été analysé dans cette recherche, a été confronté à l'expérience d'autres praticiens, et a été éprouvé à l'épreuve de la clinique. Notre propre position de rééducateur nous comprend dans cette analyse, et en fait une réflexion impliquée.

      Cette implication, Mireille CIFALI (1994), la qualifie de "position psychanalytique". Quelles en sont les conditions? "Je qualifie de psychanalytique cette position qui permet aux praticiens, sans céder sur la complexité de leurs actes, de construire un savoir de l'intérieur..." (p. 10) "...Construction d'un savoir au creux même de la subjectivité et de l'imaginaire...Un praticien qui tente de construire un savoir à partir de sa pratique quotidienne travaille sur un objet dans lequel il est impliqué. Il ne peut en être autrement.." (p. 290).

      Une expérience de vingt-huit années, nous a fait connaître "de l'intérieur", la "réalité" rééducative issue des deux textes de 1970 et de 1990, et donc vivre une profonde mutation de la pratique rééducative, et la recherche de définition de son identité professionnelle, par le rééducateur. Ces transformations n'ont pas été simples à effectuer pour les praticiens qui, comme nous, étaient issus d'une "ancienne formation" et d'un premier "modèle" de la rééducation, celui des textes de 1970. La tâche a été rude, l'investissement personnel a été indispensable et considérable. Cependant, plus peut-être que pour "les jeunes" qui arrivent directement "au moule" d'une formation complètement repensée en fonction des textes de 1990, les "anciens", comme nous-même, avons pu vivre les contradictions, les tensions qui les accompagnaient, et, en contrepartie, la richesse de cette transformation.

      L'exercice au sein de la plupart des structures institutionnelles que peut rencontrer un rééducateur: dix années en Groupe d'Aide psychopédagogique (GAPP), puis cinq années en Réseau d'Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté (RASED) en passant par cinq années en Centre Médico Psycho Pédagogique (CMPP), nous a demandé et permis d'avoir plusieurs points de vue sur la rééducation, mais aussi d'acquérir une connaissance sur les structures dans lesquelles peut exercer le rééducateur. Il faut ajouter à cela quatre années en classe d'adaptation primaire, qui furent riches d'expérience grâce à ces enfants, à ce qu'ils nous ont appris, riches de réflexion et d'interrogations. Même si nous avons choisi de ne pas reprendre dans cette étude présente des éléments de cette expérience, elle nous constitue aussi, et participe à ce que nous sommes aujourd'hui. Quatre années passées en tant que formatrice d'éducateurs spécialisés, "en écart" de la rééducation, nous ont fait connaître d'autres systèmes de pensée, d'autres conceptions, d'autres références, et toucher du doigt "un autre monde", celui de "l'extérieur de l'école", "hors des limites" de celle-ci, et pourtant intérieur à l'éducation. Une formation d'enseignants, actuelle, au sein de la MAFPEN, parallèle à la fonction de rééducatrice, nous conduit à changer systématiquement de point de vue et à envisager celui du professeur, confronté à l'enfant et à l'adolescent en difficulté scolaire.

      Claude REVAULT D'ALLONNES (1989, p. 21), donne, comme caractéristiques d'une démarche clinique:

  • le lien à la pratique,
  • le rôle de la demande,
  • l'importance de la relation,
  • la prise en compte de l'implication,
  • les rapports avec la psychanalyse,
  • la réévaluation du social, qui implique "une multiréférentialisation, une interdisciplinarité. Sur le plan pratique, elle conduit à utiliser divers outils en les englobant dans une perspective qui déborde leur cadre initial." (PLAZA, 1989, In REVAULT D'ALLONNES et al., p. 15).

      La rééducation a été créée, par l'institution scolaire. On peut faire l'hypothèse, que nous nous proposons de vérifier, (hypothèse de recherche 1), que c'est en réponse à un besoin. Il y a donc eu demande d'une nouvelle structure, au sein de l'école, qui répondrait à des besoins auxquels l'existant ne pouvait satisfaire. Dans un deuxième temps, la rééducation étant devenue une réalité, elle ne peut s'instituer, avec chaque enfant, que s'il y a demande d'une aide spécifique pour cet enfant, au sein même de l'école.

      Selon les objets analysés, et à des titres divers, nous pourrons constater la présence de ces dimensions, dans notre recherche. Nous serons attentive à les repérer. Produit d'un métissage, cette démarche, selon le même auteur, "cherche des points de contact entre le sociologique et le psychologique, la subjectivité et l'altérité, l'affect et la représentation, le pulsionnel et le symbolique, l'intériorité et l'institution..." (p. 15).

      Dans la mesure où nous ferons appel à la théorie psychanalytique pour éclairer nos analyses, en interrogeant, par exemple, les processus d'identification, de projection, d'exclusion, de construction de l'identité professionnelle, une question s'impose:


Est-il possible de transférer des concepts appartenant à la psychologie individuelle, au domaine de la psychologie collective, et qui plus est, professionnelle? Quelle pertinence et quelle validité peuvent alors avoir ces concepts?

      Nous nous appuierons, pour répondre à cette interrogation, sur ce qu'en dit FREUD (1933): " L'opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou collective, qui peut, à première vue, paraître très profonde, perd beaucoup de son acuité quand on l'examine de plus près (p. 83). Plus loin, il précise: "La psychologie collective est la plus ancienne psychologie humaine; les éléments qui, isolés de tout ce qui se rapporte à la foule, nous ont servi à constituer la psychologie individuelle"(p. 150-151).

      De quelle manière allons-nous procéder, dans chacune des trois parties?


Première partie.

      Se donnant pour tâche de répondre à l'interrogation générale: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?", la première partie se structure à partir de deux grandes questions: Pourquoi ce fait de la rééducation? Quelle était la définition de la tâche des rééducateurs? Les tâches de recherche se centrent sur l'analyse des conditions "historiques" de l'émergence d'un besoin institutionnel, et sur l'évolution d'une pratique et d'une identité professionnelle, entre deux textes de loi.

      Ce sont, en premier lieu, des écrits, qui constituent les "matériaux" des analyses de la "réalité" sociale et scolaire qui voit naître et se développer un nouveau problème: l'échec scolaire, et celui du contexte scolaire qui entoure celui de la création de la rééducation à l'école. Nous les avons organisés autour du "prescrit" institutionnel constitué par des textes de lois. Une abondante documentation, que nous avons recueillie, au fil du temps, était un "réservoir" qu'il fallait trier, sélectionner, pour n'en retenir que ce qui pouvait étayer notre propos. Des notes de lecture, réalisées à partir des écrits de pédagogues, de philosophes, de psychologues ou de psychanalystes, ou encore d'ouvrages en lien avec les Sciences de l'Education, en assurant la "multiréférentialité" de notre démarche, ont fait l'objet d'une sélection, en fonction des préoccupations très spécifiques que nous nous sommes données. Nous avions besoin de nous centrer sur ce qui avait trait à la difficulté de l'enfant, et aux réponses d'exclusion, de marginalisation, de prévention et de "rééducation", de la part de l'école, ou en lien avec elle. Nous pouvions repérer ce qui constituait les principes de ces différentes actions. Il devenait possible, dès lors, de constituer un "corpus" des idées et des pratiques pédagogiques, psychologiques, ou psychanalytiques, dans leurs différents mouvements d'aide envers l'enfant déjà exclu, déjà "en marge", ou en voie de l'être.

      Dès lors que les rééducateurs entrent en scène, la question est posée de la manière dont l'institution leur demande de concevoir leur tâche, et de la manière dont ils se situent par rapport à ce "corpus", dont ils le prennent en compte, et l'intègrent à la conception de leur pratique. Nous avons spécifié avoir participé aux balbutiements de la profession de "rééducateur", et, en conséquence, nous nous sommes trouvée impliquée dans cette recherche d'identité professionnelle, et de définition de la pratique. A partir de cette phase de notre recherche, il est fait appel, à un "savoir théorique", dans les différentes dimensions décrites par Gaston MIALARET (1996, In BARBIER, p. 174). Quelles sont-elles?

      Cette première partie fait appel à un "savoir théorique institutionnel", constitué de textes de lois. Ces instructions officielles ont insufflé des pratiques. Des théoriciens et des praticiens, ont pris position, au regard de ce "prescrit", et par rapport au contexte social et scolaire, et à l'évolution de ces derniers. Intervient donc, également, un "savoir théorique philosophico-historique". Ce "savoir" est constitué de "l'accumulation des analyses réflexives, théories, commentaires divers émis non seulement par des éducateurs, des philosophes, mais aussi par beaucoup d'autres spécialistes qui appartiennent aujourd'hui aux sciences de l'éducation..." (MIALARET, id.). Deux autres formes de "savoir théorique" y sont présentes. C'est, en premier lieu, une forme "d'idéologie pédagogique", qui est celle des pédagogues qui ont consacré leurs efforts à lutter contre la marginalisation et l'exclusion de l'enfant. Les rééducateurs se sont inscrits, de par leur place et leur fonction institutionnellement désignées, dans cette mouvance. C'est en rendant compte de cette inscription, et de ces positions rééducatives construites à partir de la confrontation avec la pratique, qu'il est fait appel à un "savoir théorique issu de la pratique", ou "savoir d'action" (MIALARET, ibid., p. 175). Les connaissances, et "l'interprétation théorique de l'expérience acquise" (ibid.), s'y trouvent intriqués.

      Notre implication est double, en conséquence. La première dimension en est celle du chercheur qui tente de faire des liens entre des écrits, des textes officiels, des actes, dans ce qui en est rapporté, et qui cherche ainsi une logique, une cohérence, une connaissance. La deuxième dimension est celle du praticien, qui tente d'articuler, de toutes manières, cette première analyse à sa propre expérience, parce que c'est en définitive ce qui l'a poussé à entreprendre la recherche, c'est sa "motivation". Il ne s'agit donc pas de nier l'implication. Une exigence de rigueur, nécessaire à toute recherche, conduira à tenter de connaître et de définir la part de subjectivité et d'implication. Il ne s'agit pas de nier l'interprétation des faits, des écrits, qui s'éclaire, chaque fois que le besoin s'en fait sentir, et chaque fois que possible, de références théoriques. Ce référent théorique est principalement la théorie psychanalytique. Nous y recherchons principalement, dans cette première partie, ce qui peut nous aider à comprendre les phénomènes d'exclusion, de rejet, de cet enfant, qui se présente avec sa difficulté, comme ce qui peut éclairer les processus en jeu dans une création institutionnelle, et dans la construction d'une identité professionnelle. L'appel à la théorie, comme l'appel à des écrits professionnels, qui émanent d'un "discours de l'ensemble", devraient permettre de limiter, de tempérer, en partie, la subjectivité de cette démarche. Qu'est-ce que ce discours? Nous le reprenons dans le sens que PIERA AULAGNIER (1975, p. 184) donne à cette notion. Pour l'enfant, il s'agit de "l'ensemble de voix ou texte écrit dont le rôle de référent est nécessaire pour (qu'il) se libère de sa dépendance au premier référent: la voix maternelle". Pour un groupe social, il s'agit d'une série minimale d'énoncés, dits encore "énoncés du fondement", qui en constituent l'infrastructure, et lui permettent de se différencier du contexte. Ces énoncés ont le groupe lui-même pour objet. Ils en définissent "la réalité du monde, la raison d'être du groupe, et l'origine de ses modèles" (id.). Piera AULAGNIER précise que, pour que cette fonction de fondement soit possible, il faut que ce discours soit reçu "comme paroles de certitude"(ibid.).

      Nous nous donnons comme objectif d'analyser ce qu'il en était, en 1970, puis en 1990, de ce "discours de l'ensemble" des rééducateurs. Nous devrions pouvoir en dégager deux premiers "modèles" descriptifs de ce qu'il en était de la conception de la pratique, en articulant les directives données par les textes officiels, et ce qu'en ont compris les praticiens et les théoriciens de la rééducation, analysés à partir des écrits professionnels. A quoi correspondent ces deux premiers "modèles" de l'aide rééducative?

      Si les Sciences de l'éducation tentent de dégager des "modèles d'intelligibilité de la chose éducative" (MEIRIEU et DEVELAY, 1992, p. 45), notre objectif est de rendre compte, sous la forme de "modèles" descriptifs, de ce qu'il en était des conceptions et de la pratique rééducative, en 1970, puis en 1990 9  .

      Le premier "modèle" 10  reprend les prescriptions succinctes données par le texte de la circulaire de 1970, qui a mis en place les Groupes d'Aide Psycho-Pédagogique. Il tente d'articuler, en regard, ce qu'en ont compris et interprété, d'une part, les Centres de formation qui avaient mission de former ces nouveaux "rééducateurs de l'Education Nationale", ce qu'en ont interprété et transmis les instances hiérarchiques, d'autre part, par la voix de ce qu'en ont entendu et fait, les praticiens, qui est la manière dont nous en avons eu connaissance.

      Le deuxième "modèle" 11  reprend les directives données par la circulaire du 9 avril 1990. C'est de ces directives que va naître une nouvelle conception de l'aide rééducative à l'école. Le travail d'élaboration ne fait que commencer pour les praticiens et les chercheurs. C'est la raison pour laquelle, dans un premier temps, nous ne chercherons, ni à le compléter, ni à l'interpréter. Notre intention est de rendre compte, de la manière la plus fidèle possible, de l'état du questionnement des rééducateurs, en 1990, et de la dimension de la tâche qui les attendait.


Deuxième partie:

      L'interrogation: "Y a-t-il une place spécifique, dans l'école, pour la rééducation, et laquelle?", nous conduit à poser deux grandes questions, qui guident nos analyses: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? Si oui, A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre? Autrement dit, quel est le problème posé par certains de ces enfants, au sein de l'école, et comment se formule-t-il?

      Nous faisons appel, en premier lieu, dans cette deuxième partie, à un "savoir théorique institutionnel", puisque la pratique mise en oeuvre se réfère à un texte de loi: celui de la circulaire de 1990, concernant la "mise en place des réseaux d'aides spécialisées", qui l'inscrit dans une institution. Une nouvelle dimension du "savoir théorique" apparaît, cependant.

      L'objectif spécifique annoncé est une meilleure connaissance: de la situation de l'enfant en difficulté à l'école, de ce dont certains de ces enfants semblent avoir besoin, et des ressources personnelles dont ils paraissent disposer, pour surmonter leurs difficultés. Comment allons-nous procéder, pour répondre à ces interrogations, par quelles voies, à partir de quels matériaux?

      Les voies choisies pour interroger la difficulté de l'enfant à l'école, exercent une influence radicale sur la démarche de nos analyses. L'approche clinique, impliquée, interprétative, s'y affirme. Il y est question de définir des démarches appropriées pour mieux connaître un enfant et ses difficultés, dans sa singularité. La recherche d'une réponse: l'aide la plus pertinente à proposer à cet enfant, guide l'ensemble des stratégies mises en oeuvre. "Le savoir pratique" tel que Gaston MIALARET (1996, p. 164) le décrit, y est sollicité. Il est "inséparable d'une intense activité psychologique pour découvrir et prendre conscience des problèmes qui se posent, pour analyser les éléments de la situation, pour rechercher une solution et ne pas se contenter d'appliquer les recettes déjà connues (ou, si c'est le cas, c'est en toute connaissance de cause que le sujet le fait et il est capable de le justifier)". Il s'agit de repérer et d'analyser les diverses composantes de la difficulté de cet enfant, dans ses relations avec son contexte familial et scolaire. C'est la pratique, désormais, qui est notre référence, dans la mesure où "le savoir" recherché, l'est, en fonction d'un enfant, rencontré dans sa singularité, au cours d'éventuelles "séances préliminaires" à la pose d'une "indication d'aide", si celle-ci s'avère nécessaire. L'objectif de ce questionnement est donc de repérer les indices qui apparaîtront pertinents pour que l'on propose une aide plutôt qu'une autre à cet enfant.

      En quoi consiste ce "savoir pratique", dit encore "savoir d'expérience", ou "savoir praxéologique"? Gaston MIALARET (id., p. 165), définit l'expérience comme un "ensemble d'informations, de connaissances, d'attitudes acquises par un individu au cours de son existence par l'observation spontanée de la réalité et de ses pratiques, le tout intégré progressivement à sa personnalité". Ces "savoirs d'expérience" sont constitués par notre expérience professionnelle, construite à partir de la rencontre avec un grand nombre d'enfants, dans des lieux institutionnels différents. Ce "savoir d'expérience", s'enrichit, et il est régulé par des lectures, des échanges oraux et écrits qui permettent le partage d'autres pratiques rééducatives, à travers les revues professionnelles, au sein de "groupes de supervision", et grâce à la collaboration avec les enseignants. Il est référé à un "savoir théorique", dans les quatre dimensions décrites par Gaston MIALARET, rappelées dans les outils méthodologiques de notre première partie.

      Lors de journées de formation, nous avons participé à des échanges et analyses de la pratique rééducative. Ainsi, nous citons, à diverses reprises, le travail "d'échanges des pratiques entre rééducateurs de la Drôme, en 1996-1997". Ce groupe, constitué de quarante praticiens, se réunit trois fois par an, et échange sur ses pratiques. Le thème de ces journées a été, par exemple, "La recherche d'éléments pertinents en vue de la pose de l'indication de l'aide rééducative." Les praticiens ont mis en commun et échangé, à propos des stratégies mises en oeuvre dans leurs équipes, pour l'analyse de la demande et la pose de l'indication 12  . Les documents synthétiques, rendant compte de ces échanges, ont constitué pour nos analyses, une base de travail, à partir de laquelle notre propre expérience clinique se forge, s'affine, se précise. Nous avons mis en pratique dans l'échange entre collègues rééducateurs, ce que Philippe MEIRIEU et Michel DEVELAY décrivaient (1992, p. 66 et 67) "...ceux qui s'interrogent, chacun à leur place, sur le pouvoir dont ils disposent et qui engagent entre eux une collaboration sur cette base. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, aucun angélisme ne les habite; ils savent bien qu'il n'y aura ni consensus immédiat, ni accord parfait, ni solution miracle...ils ne cherchent pas à esquiver les contraintes ni les contradictions...leurs conflits sont parfois très durs, mais ils portent sur l'objet sur lequel ils travaillent et non sur les représentations de leur propre impuissance. Il s'agit de conflits clarificateurs qui les contraignent à s'interroger sur leurs fins et leur permettent d'inventer des moyens." Une enquête du Centre de Formation de l'Education spécialisée de Beaumont sur Oise, concernant la rééducation, a constitué une deuxième source d'informations, hors département 13  , en ce qui concerne tout particulièrement les différents modes d'appréhension de la difficulté scolaire, par les différents partenaires de l'école. Cette deuxième partie tente d'articuler "savoir clinique" et "savoir scientifique".

      Comment avons-nous organisé les analyses de cette deuxième partie, de quelle manière avons-nous cherché à tempérer notre subjectivité, et à prendre une certaine distance par rapport à nos observations?

      Nous avons fait appel à ce que nous ont appris des enfants rencontrés au sein même d'une pratique rééducative singulière. Celle-ci commence, avant qu'une rééducation éventuelle soit entreprise avec un enfant, par les démarches d'analyse de la demande, et les divers entretiens qui conduisent à "la pose de l'indication". Ces exemples ont le mérite du "vécu", mais accentuent la dimension subjective de ce qui est rapporté.

      Le cheminement dans les démarches d'analyse de la demande, exigent de se soutenir d'exemples cliniques très concis, mais significatifs. Quels sont les critères qui ont déterminé le choix de présentation de tel ou tel enfant, parmi un nombre considérable d'enfants rencontrés en plus de vingt ans d'exercice? Une part importante d'aléatoire y intervient. Une part non moins importante de sélection et de simplification, liées aux nécessités d'un exposé qui ne peut rendre compte de la complexité de la réalité telle qu'elle se présente dans la pratique, y est à l'oeuvre. Nous souhaitions disposer d'un nombre d'éléments suffisants, afin de pouvoir rendre compte de la difficulté de ces enfants. Nous avons dû procéder à une série de choix successifs:

  • Nous avons choisi, parmi les fiches individuelles de ces enfants, parmi les compte - rendus écrits des rencontres avec les maîtres, des "cas" 14  d'enfants qui semblaient refléter assez bien la "réalité" des enfants généralement décrits par les maîtres. Nous disposions, de plus, de fiches rédigées, en provenance d'un certain nombre de collègues, et qui avaient servi de support aux analyses, lors "d'échanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme, 1996-1997". Nous pouvions ainsi vérifier si les "profils" des enfants retenus dans notre propre expérience, correspondaient à ceux d'autres secteurs d'intervention des réseaux d'aides. Nous avons pu ainsi compléter ces descriptions, dans une synthèse qui tente de dessiner un "profil" général de ces enfants. Grâce aux échanges au sein d'un groupe, le travail d'analyse de l'équipe du réseau, à partir des feuilles de demande d'aide, puis à partir des paroles prononcées ensuite, favorise une certaine ouverture, et une prise de distance, par rapport à un seul point de vue.
  • Nous avons retenu un nombre suffisant d'enfants (ni trop, ni trop peu), afin de pouvoir en dégager quelques constantes, ou quelques caractéristiques, que l'on sait, par expérience, retrouver dans la majorité des cas d'enfants évoqués chaque année par les enseignants.
  • Nous avons procédé à une classification, dont l'aspect arbitraire n'est pas contestable, entre les "cas" d'enfants, en fonction de l'indication qui leur avait été proposée par la suite.

      Dans cette partie, nous envisageons dans un premier temps, les difficultés spécifiques de l'enfant qui relèvent de l'aide par le maître de la classe, et celles pour lesquelles l'aide spécialisée à dominante pédagogique est requise, après avoir précisé en quoi ces aides consistent. Pour le praticien, l'évocation d'un prénom suffit à faire remonter un visage, le son d'une voix, une histoire personnelle, et éventuellement, l'histoire d'une relation, lorsqu'elle a eu lieu. Pour le lecteur, il est beaucoup plus difficile de se repérer. Un prénom reste une abstraction 15  . Afin de clarifier l'exposé, nous avons donc retenu pour ce chapitre des exemples d'enfants, pour lesquels nous savions que l'indication concernerait les deux premières aides présentes à l'école, réservant les autres "cas" retenus, pour la suite de l'exposé. Les indications données, correspondent à ce que leur maître en a dit. Nous n'avons pas voulu en donner une synthèse, ni transformer ces paroles, dans leur "vérité". L'écriture italique nous permet de différencier les paroles (ou les écrits) de l'enseignant, de ce qui est transcrit "en plus" par la rééducatrice, lors des rencontres avec l'enseignant et les parents.

      Nous parlerons donc, rapidement, de douze enfants. Huit de ceux-ci se verront proposer une aide pédagogique spécialisée. Pour un d'entre eux, le maître de la classe tentera de l'aider, autrement. Cette proportion nous semblait refléter assez bien une situation "habituelle", encore qu'aucune règle ne puisse être établie en la matière, les conditions évoluant d'un lieu à l'autre. Nous évoquerons, dans un deuxième temps, la situation de douze autres enfants. La situation de l'un d'entre eux, a conduit à lui proposer une aide thérapeutique, en dehors de l'école. Il va de soi que des raisons déontologiques nous ont fait attribuer, dans l'ensemble de cette recherche, des prénoms fictifs à ces enfants. De la même manière, nous avons été amenée à passer sous silence certains détails trop caractéristiques qui auraient pu conduire à les désigner.

      Afin de disposer de repères suffisants pour estimer la nature de la difficulté singulière de cet enfant, de la nature de ses besoins, donc la nature de l'aide qui pourrait le mieux répondre à ceux-ci, il est nécessaire d'effectuer une sorte de "recherche préliminaire...pour découvrir et énumérer les variables qui structurent le déterminisme de la situation." (MIALARET, 1996, In BARBIER, p. 171). Le rééducateur a besoin de connaissances. Il a besoin de repères pour tenter de comprendre ce qui se passe pour l'enfant, dans sa situation "privée" et scolaire, qui fait qu'il n'apprend pas. L'enfant en grande difficulté à l'école, l'enfant "inadapté" au contexte scolaire, contraint le pédagogue à rechercher d'autres réponses que pédagogiques, et à solliciter, peut-être, autre chose chez l'enfant, que des actes soumis aux processus conscients et à sa "bonne volonté". Il s'agit d'une phase de constats, et de compréhension de la situation de l'enfant, dans la singularité de son histoire.

      Nous sommes allée chercher ces connaissances, ces "savoirs", principalement, dans la théorie psychanalytique, car c'est elle qui nous a paru la mieux à même d'éclairer ce qui se passe dans "la boîte noire". Il s'avérait nécessaire de mieux connaître cet enfant et son "développement" "normal" qui le conduit à devenir élève, afin de pouvoir repérer chez celui-ci, dans leur présence et dans leurs dysfonctionnements, les processus d'adaptation à un contexte, les processus de construction de ce qui lui permet, non seulement de désirer apprendre, mais aussi de pouvoir apprendre. Peut-on qualifier cette recherche de connaissance, comme le fait Gaston MIALARET, d'une recherche de "savoir théorique issu de la pratique"? Oui, sans doute, parce que ce "savoir", s'il n'est pas construit à partir de la pratique rééducative, est emprunté à d'autres pratiques, et en particulier à la psychanalyse, dans la théorisation qu'elle a pu faire, à partir de sa pratique. Ces concepts, devenus "savoirs constitués", sont dévoyés de leur appartenance d'origine, pour être réinvestis dans un autre champ. La question se pose, dès lors, de la légitimité et de la pertinence de cet emprunt. Nous devrons nous poser cette question, en particulier en ce qui concerne le concept de "transfert". Nous nous limiterons, ici, à souligner le statut de théorie de la psychanalyse dans ses concepts, dégagés de ce que recouvre la pratique psychanalytique, dans la cure. "Si la psychanalyse n'est pas les concepts dans lesquels elle se formule et se transmet, elle n'est pas la psychanalyse, elle est autre chose, mais il faut le dire...Les concepts de la psychanalyse sont là, et c'est à cause d'eux que la psychanalyse dure." (LACAN, 1966, p. 24).

      Comment nous y sommes nous pris pour constituer ce corpus théorique, pour construire ce qui constitue un outil de nos analyses? Précédant de loin la rédaction de cette recherche, et confrontée à la difficulté spécifique des enfants rencontrés, nous sommes allée rechercher dans la théorie, des éclairages à ce que nous pouvions constater au sein des rencontres cliniques. Cette théorie prenait ses sources dans des lectures, des conférences, et à partir des directions données par un groupe de recherche "multidisciplinaire" se référant à la théorie psychanalytique pour éclairer la pratique avec les enfants. Nous avons pris l'habitude de classer les notes prises, en les organisant selon un mot inducteur, dans un ordre alphabétique. La sélection de ces notes a toujours été guidée par la préoccupation du praticien qui tente de mieux comprendre l'enfant, et sa propre pratique. C'est, principalement ces notes que nous avons interrogées pour constituer le "savoir de parcours" de l'enfant, retracé dans cette deuxième partie. Nous ne nous targuons pas d'originalité, dans la recherche de ces "savoirs" nécessaires pour mieux comprendre l'enfant et ses difficultés. Notre projet est ambitieux et modeste, à la fois. Ambitieux, car nous avons pris conscience de la nécessité de disposer d'un certain nombre de connaissances, pour comprendre ce parcours, quelquefois difficile, de l'enfant. Nous avons tenté d'en réaliser une synthèse, qui puisse constituer un ancrage théorique solide, à la résolution de cette question de l'indication, comme à l'argumentation de la possibilité d'une difficulté "normale" de l'enfant. Modeste, car nous ne sommes pas novatrice dans le recueil de ces connaissances. Il s'agit d'un "savoir de type scientifique" qui cherche à "donner à ses propres jugements des fondements plus solides, plus objectifs" (MIALARET, 1996, In BARBIER, p. 162). Tout au plus, l'originalité de cette synthèse, obligatoirement schématique, consiste en l'implication et la subjectivité du praticien qui cherche à constituer les outils de ses analyses. Dans le même temps cependant, le recours à la théorie, constitue une des voies pour pouvoir se distancier de cette implication, et de cette subjectivité, dans l'aller et retour "clinique- théorie".

      Nous tenterons d'articuler savoir clinique et "savoir scientifique", en ne parlant que de ce qui a été vécu, en restreignant le champ des analyses à ce qui a une résonance dans notre pratique singulière, à ce qui évoque une rencontre avec un ou des enfants singuliers, même s'ils ne sont pas toujours cités chaque fois. En s'efforçant "d'expliciter ses critères de jugement" et d'utiliser "des moyens d'évaluation qui peuvent être présentés, transmis, analysés, discutés" (MIALARET, 1996, In BARBIER, p. 169), le "savoir d'expérience" devient communicable, échangeable, soumis à la critique des autres praticiens, support de nouveaux échanges  16  . Il acquiert le statut de "savoir scientifique", également, par la recherche de transparence, par le "principe de reproductibilité relative" (ibid., p. 172), et lorsqu'il se consacre à l'interprétation de ses résultats. C'est l'objectif que nous rechercherons tout particulièrement, en proposant des tableaux de synthèse des résultats de nos analyses, quant aux repères que nous estimerons pertinents pour proposer une aide rééducative à un enfant.

      Dans ce que nous avons souhaité être la conclusion de cette deuxième partie, la présentation et l'analyse d'un "cas" d'enfant, "Ismène", fillette pour laquelle nous interrogerons la pertinence de lui proposer une aide rééducative, recouvre les différentes dimensions de notre approche, et illustrent la nécessité de la présence et de l'articulation, de "savoirs d'expérience", "savoirs scientifiques", et "savoirs théoriques".

      Nous proposerons deux tableaux: "1- Quelques repères pour l'indication, à partir des difficultés manifestes de l'enfant.", et "2- Quelques repères pour proposer une aide à un enfant en difficulté à l'école.", puis un schéma qui retrace les différentes stratégies mises en oeuvre pour mieux connaître cet enfant en difficulté à l'école, et pour lui proposer une aide qui apparaîtra comme la plus pertinente: "3- De la demande d'aide à l'hypothèse de l'indication: quelques repères.".

      Le "modèle"rééducatif devrait se préciser. Compte tenu des analyses précédentes, nous devrions pouvoir compléter le modèle construit à partir des données du texte de la circulaire de 1990. A partir d'une meilleure connaissance des difficultés, des besoins, et des ressources personnelles de cet enfant, la rééducation devrait pouvoir s'interroger, à présent, sur les moyens à mettre en oeuvre pour y répondre. Le "modèle" rééducatif proposé 17  , devrait pouvoir intégrer la connaissance plus précise de l'enfant pour lequel une aide spécifique, qui pourrait être qualifiée de "rééducative", semblerait pouvoir être proposée.


Troisième partie.

      Elle se centre sur la question principale: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

      Le rééducateur fait des propositions à l'enfant, dont il suppose qu'elle auront des effets transitoires sur un processus rééducatif, d'une part, mais surtout, car c'est l'objectif recherché, sur le devenir d'élève de cet enfant, d'autre part. Comment rendre compte d'un processus sans avoir clarifié à l'avance les présupposés qui ont présidé à sa mise en oeuvre? Il semble évident qu'avant de décrire le processus rééducatif de l'enfant, il faille élucider le cadre de la pratique. Cela semble un truisme de dire que l'enfant ne fera pas la même chose, ou ne pourra pas faire la même chose selon les règles données, selon les possibilités offertes, selon les objectifs annoncés. Un "modèle théorique", implicite ou explicite, sous-tend toujours l'action. Le cadre rééducatif lui-même, procède de choix délibérés et a priori, construits en référence à des positionnements éthiques, à des concepts, à des choix théoriques, à des stratégies générales et à des méthodes. C'est à cette explicitation, c'est à cette "mise en visibilité" de positions souvent implicites, que nous nous sommes attachée, en premier lieu.

      Il est donc question, à ce point de la recherche, d'expliciter des pratiques, et de tenter de définir la place de la rééducation dans l'école. Pourquoi telle proposition à l'enfant? Dans quel but? Quels en sont les effets attendus? Quelles sont les constantes et quelles sont les variables, qui vont structurer la situation rééducative? Qu'attend l'adulte de ces rencontres? Quels moyens met-il à la disposition de l'enfant, et dans quelles conditions? Ce "savoir théorique" intègre donc, dans ses principes d'action, une "idéologie éducative et rééducative", constituée de "l'ensemble des réflexions philosophico-historiques" tel que Gaston MIALARET (1996, In BARBIER, p. 174) décrit cette forme de "savoir théorique" en éducation.

      Cette pratique rééducative a eu besoin, pour se construire, de matériaux, de "savoirs constitués", empruntés à divers champs déjà concernés par l'aide à l'enfant en difficulté. Des personnages extérieurs, sont venus apporter leur pierre à l'édifice. Martine MAHINC, psychanalyste et formatrice d'un Centre de Formation d'enseignants spécialisés, a accompagné les rééducateurs, à la fois par ses écrits, et sous la forme d'interventions qui ont favorisé les échanges entre praticiens. De la même manière, les écrits et interventions de Ivan DARRAULT, Jacques LEVINE, Yves de LA MONNERAYE constituent des références fondamentales pour les rééducateurs, quant aux grandes directions données aux propositions rééducatives. Nous avons eu connaissance également des propositions rééducatives, grâce à la lecture des revues nationales des rééducateurs, et à leur analyse (Envie d'école, ERRE, Actes des Congrès de la FNAREN). Les autres sources sont issues de démarches personnelles de lecture, et de participation à des conférences centrées sur la rééducation à l'école, qui ont fait l'objet de notes personnelles. C'est à partir de l'ensemble de ces sources, que nous regrouperons les propositions rééducatives. en un ensemble dont nous nous demanderons s'il constitue une praxis cohérente (et pertinente). C'est donc de l'analyse du "discours de l'ensemble" des rééducateurs, tels que nous l'avons défini à la suite de Piera AULAGNIER, dont il est question, à nouveau, ici, mais dans son actualité la plus proche, cette fois. Il nous est difficile, parfois, dans l'après-coup, de donner l'origine exacte de chacune des dimensions considérées, parce qu'elles ont été faites nôtres et intégrées, progressivement, à notre propre pratique. Nous ne pouvons que nous reconnaître, en ce qui concerne la "reconstitution" des propositions rééducatives, dans ce que FREUD exprime à propos de la "propriété" des idées qu'il présente dans les Etudes sur l'Hystérie (1892-1895, ed. 1985, p. 147): "D'avance aussi, je réclamerai l'indulgence des lecteurs pour autre chose encore. Quand une science progresse rapidement, les pensées exprimées par quelques-uns deviennent aussitôt la propriété de tous. Ainsi, toute personne qui cherche de nos jours à exposer sa façon de voir touchant l'hystérie et son fondement psychique, ne saurait éviter d'énoncer et de répéter nombre d'idées appartenant à autrui, idées qui, ayant d'abord été la propriété d'un seul, sont devenues lieu commun. Il est à peine possible de découvrir chaque fois, qui les a d'abord formulées, et l'on risque de s'attribuer à soi-même ce qui a déjà été dit par d'autres...Dans les pages qui suivent, l'originalité est ce dont nous nous targuons le moins."

      Comment être rigoureux dans cette "re-construction" des propositions rééducatives? Les échanges avec les pairs ont été des moyens de se distancer d'un enfermement éventuel dans des conceptions trop floues, ou au contraire, trop étroites, d'une pratique singulière. Ils ont permis un questionnement permanent des pratiques, des propositions faites à l'enfant. Ils ont contraint d'élucider l'implicite présent dans toute pratique, dans toute stratégie, dans tout dispositif. La référence à un groupe d'appartenance est une garantie de rigueur, en ce qui concerne la conception des pratiques, dans leur dimension préétablie avant même la rencontre avec l'enfant: éthique, objectifs spécifiques, cadre rééducatif, etc... Elle tempère la subjectivité d'un seul regard, d'un seul praticien, sur sa pratique. C'est pourquoi nous avons choisi de nous y référer largement.

      Nous avons construit, dans un premier temps, une "grille de lecture provisoire" de la pratique rééducative, en reconstituant, tel un puzzle, l'ensemble des propositions rééducatives dont nous pouvions avoir connaissance. Cet "inventaire", ce corpus, classé provisoirement, a fait l'objet d'une publication dans la brochure départementale des rééducateurs, et a constitué ainsi une base d'échanges avec des pairs 18  , et un "tableau de bord" de notre propre pratique. C'est celui-ci qui, complété, est mis en oeuvre auprès de l'enfant, dans la troisième partie de cette recherche. Le travail d'échanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme, réalisé en 1996-1997, et les synthèses qui en ont été faites, continue à constituer pour nous une référence qui élargit notre propre expérience clinique, et un outil de travail pour nos analyses. L'analyse de notre propre pratique, réalisée en groupe de supervision, par exemple, nous a conduite à clarifier, et à préciser certaines de nos positions. Nous considérons ces groupes de contrôle, comme à la fois des outils de mise à distance et d'analyse de la pratique, et comme des outils de formation continue. Des lectures, orientées par la recherche d'éclairages théoriques plus précis et directement ancrés dans la pratique et les problèmes rencontrés, en vue d'une meilleure compréhension des situations vécues, en sont le prolongement habituel, pour les praticiens qui y apportent leur questionnement. Nous pouvons citer, comme exemples parmi d'autres, différents concepts psychanalytiques qui éclairent la conception de la pratique rééducative: tout ce qu'il en est de l'écoute spécifique du "symptôme difficulté scolaire", par le rééducateur, ou la conception du cadre rééducatif, ou encore l'importance donnée à l'écoute et à la rencontre avec un sujet dont la dimension psychique inconsciente détermine ses modes de relation au monde, à l'école, aux apprentissages.

      Cette interrogation sur une éventuelle praxis rééducative, constitue une sorte de recherche préliminaire à sa mise en oeuvre au sein de la rencontre avec l'enfant. Mettre en évidence qu'il existe, aujourd'hui, une praxis rééducative, peut en attester les conditions de reproductibilité relative, entre praticiens. Cependant, même si nous pouvons établir que les propositions rééducatives actuelles constituent une praxis cohérente et pertinente au regard des besoins de l'enfant auquel elle s'adresse, elle ne constitue pas un "objet fini", mais au contraire, elle est destinée à être remodelée, réajustée, nuancée, au fur et à mesure de l'avancée dans la connaissance de cet enfant en difficulté, et des échanges avec d'autres praticiens.

      Nous devrions pouvoir rendre compte alors, si nous en avons pu en établir la cohérence, de cette praxis rééducative, dans ses propositions à l'enfant. Ce modèle devient dès lors explicatif. Selon la présentation qu'en fait Charles HADJI (1992, p. 25), un modèle, pour être qualifié de "explicatif", doit pouvoir répondre à la question: "Comment en est-on arrivé là? Comment les choses se maintiennent-elles en l'état?". "Un tel modèle, poursuit Charles HADJI, permet de reconstruire déductivement la production des phénomènes." (id.). A ce stade de nos analyses, nous devrions pouvoir formuler ce que propose le rééducateur à l'enfant, et les effets attendus de ses propositions. Notre objectif final, est la construction d'un "modèle" de compréhension, qui tente de rendre compte des pratiques dominantes à ce jour, et de leurs "effets". Ce modèle n'existe pas en tant que tel, il n'est pas formalisé dans son ensemble, mais nous tenterons de le dégager de la clinique elle-même. Voulant rendre compte d'une pratique et non pas réaliser un travail statistique ou un travail d'enquête, nous nous sommes limitée à un seul "modèle", celui qui aujourd'hui paraît correspondre à la pratique rééducative de la majorité des rééducateurs. Il se réfère au texte de la circulaire du 9 avril 1990, et ses grandes lignes ont été proposées par Yves de LA MONNERAYE (1991). C'est celui que nous mettons en oeuvre pour nous même dans l'élaboration d'un cadre rééducatif relativement constant dans ses grandes lignes, et éminemment singulier dans ses processus, cadre de travail que nous proposons à l'enfant. Notre intention n'est pas de construire un modèle prescriptif de la rééducation, mais un modèle explicatif qui rende compte de ce qu'est ou tend à être aujourd'hui une pratique 19  , puis un modèle interprétatif qui rende compte de ce qui se passe, de ce qui est rééducatif pour l'enfant 20  .

      Une fois construit et posé le cadre de la pratique, l'analyse de cas et la "vignette clinique" sont les outils de nos analyses. Afin de tenter d'apporter des éléments de réponse à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?, nous nous proposons de décrire et analyser le processus rééducatif de l'enfant "rééduquant" dans son articulation avec l'intervention du rééducateur. Il s'agit donc d'une description et d'une interprétation de la réalité rééducative, malgré la complexité et la diversité de chaque situation particulière. Chaque rééducation est un processus singulier, unique. Pourquoi avoir choisi de relater tel épisode, ou le processus rééducatif de tel enfant? On ne peut "tout" dire d'un cas, d'un processus. Il a fallu choisir des moments précis, braquer le projecteur sur un moment spécifique de la rencontre. La méthode utilisée, choisit une démarche inductive qui part d'observations sous forme de notes de séances, de "données" concrètes, pour dégager, à partir de mots inducteurs, des grandes lignes de lecture. Il nous parait possible de dégager, dans l'après coup des séances, ce qui a paru utile, fructueux, "rééducatif", pour l'enfant dans ce qu'il a réalisé au cours de l'espace-temps rééducatif, et/ou de relever certaines constantes de ce qui s'est passé pour un certain nombre d'enfants. Le fait de référer nos observations à une grande quantité d'enfants, rencontrés pendant presque trente années de pratique, nous permettra peut être de prétendre au possible dégagement de "constantes". Même si nous n'envisagons de relater que de courts passages de ces processus, et avec quelques enfants seulement, cela nous permettra peut-être de dépasser les particularismes et l'irréductible spécificité de chaque rééducation, comme de chaque processus clinique.

      Comment avons-nous procédé, concrètement? Il n'y a pas de "préparation" des rencontres rééducatives, mais des prises de notes, par le rééducateur, en cours ou après les séances, de ce que l'enfant a dit ou représenté, de ce qui s'est joué dans la relation. C'est de l'analyse "après-coup" de ces notes, que se constitue l'histoire de la rééducation de l'enfant. Nous avons ainsi l'occasion de noter, lorsque cela se produit, tel événement spécifique, tel jeu, telle question de l'enfant, telle parole, qui peuvent manifester d'un changement de position de sa part, d'un intérêt nouveau, d'une étape de son développement vers son devenir d'élève. La première étape du travail, a donc consisté en un recueil et une organisation des matériaux cliniques. Pendant huit années, parallèlement à la tenue du dossier individuel de chaque enfant, nous avons constitué un "lexique" dans lequel nous avons reporté systématiquement, par ordre alphabétique, des "mots-clés" rattachés à une observation, en précisant le nom de l'enfant, et la date. Nous y trouvons par exemple, des mots inducteurs comme "anticiper (capacité à)", "écrit (passage à l')" "imaginaire (blocage)", "symbolique (jeu)", "cadre", "transfert", etc... La consultation de ce "répertoire" concernant une centaine d'enfants "rééduquants" nous a guidée, en grande partie, pour le choix des dossiers à relire et analyser. La deuxième étape du travail a consisté à relire quarante cinq dossiers d'enfants. Trente sept d'entre eux sont évoqués, parfois très brièvement, à partir de la seconde partie de cette recherche, lorsque nous posons la question de l'indication d'aide à proposer à un enfant en difficulté. La relecture des notes de séances, nous a conduite à repérer, en les soulignant, ces "moments-clés", qui apparaissaient plus clairement chez un certain nombre d'enfants, que chez d'autres.

      Nous avons ensuite repéré les enfants pour lesquels des processus très similaires se retrouvaient, pour ne retenir, pour la restitution clinique, que seize cas d'enfants (troisième étape). Nous avons interrogé ces "cas" dans leurs spécificités, mais aussi dans leurs ressemblances, selon de grandes lignes de lecture. Des "thèmes" sont apparus, qui paraissaient caractéristiques de ce que l'on peut retrouver dans tout processus rééducatif. Une quatrième étape a consisté à ne retenir, pour chacun d'eux, que des moments significatifs de leur processus rééducatif, pour les présenter sous la forme de "vignettes cliniques" regroupées sous les mêmes dominantes. Nous avons relaté des temps plus importants du parcours rééducatif de six d'entre eux, comptant sur les répétitions, les recoupements, pour mettre en évidence certaines constantes.

      La difficulté d'un cas clinique, est que tout y est toujours mélangé, et se plie difficilement à un exposé qui se centre sur une question précise. Nous admettrons donc de porter un éclairage particulier sur certains points, et de laisser délibérément dans l'ombre, d'autres points qui alourdiraient l'exposé.

      Cette troisième partie donne priorité à l'interprétation: celle de la situation de l'enfant et de sa difficulté, l'interprétation de la relation, l'interprétation de ce que dit et joue l'enfant, l'interprétation des liens entre ce qu'il joue et les propositions faites par l'adulte. C'est dire que nous nous y risquons: tant au niveau de la mise en oeuvre des situations, de notre place et de nos positions dans la relation, de nos réponses à l'enfant dans l'immédiat de la rencontre, de la lecture de la situation, que de l'analyse que nous en faisons ensuite. En fonction de cette subjectivité et de cette implication, le "je" sera présent dans cette troisième partie. Il est donc question d'interprétation de la réalité, de recherche de compréhension. Notre objectif est de dépasser la simple description, pour tenter d'expliquer ce qui se passe et de comprendre la dynamique de la relation. Il s'agit d'analyser la pertinence des propositions rééducatives, et "leur effet" sur l'enfant. Selon l'expression de Gaston MIALARET (1996, In BARBIER, p. 180), nous pouvons considérer que cette recherche est "une recherche en prise sur le réel". Mettant en pratique l'articulation entre "savoir théorique" et "savoir d'expérience", nous irons rechercher dans les notes de lecture classées, comme dans les synthèses réalisées lors de la deuxième partie de cette recherche, les éclairages "théoriques" de ce que nous relatons dans cette troisième partie. Le travail avait été effectué, en partie, par le praticien, au fur et à mesure des rencontres avec les enfants. Il était à reprendre, à préciser, à affiner, à mettre en forme, à synthétiser, à réorganiser, à vérifier dans les hypothèses émises alors, pour répondre aux nécessités d'une recherche. C'est à cette étape que l'analyse du transfert du praticien, au sein de la relation, est particulièrement importante. Le groupe de contrôle, ou encore la synthèse de l'équipe du réseau, chaque fois que possible, y jouent un rôle déterminant.

      La démarche clinique s'affirme résolument dans cette troisième partie. Reprenons les caractéristiques énoncées plus haut, pour en vérifier la présence. La pratique rééducative est mise en oeuvre et analysée. Rééducateur et enfant sont en position de demande réciproque, puisque c'est d'une rencontre qu'il s'agit. La relation avec un sujet singulier est première. Le rééducateur est impliqué dans cette rencontre, y compris dans son propre transfert. Notre implication subjective de rééducatrice apparaît à l'évidence lorsqu'il s'agit de la rencontre clinique, c'est-à-dire d'une rencontre entre un adulte "aidant" professionnel, qui tente de venir en aide à un autre être humain en difficulté. A ce point, la théorie psychanalytique prend tout son sens d'éclairage de la pratique, dans le repérage qu'elle permet au praticien, lorsque celui-ci émerge de l'action et s'interroge sur ce qui s'est passé. La multiréférentialité est représentée par une action qui s'adresse à un enfant inclus dans divers contextes, et qui prend en compte ceux-ci, et par des objectifs qui visent l'inscription de cet enfant dans la culture et dans la collectivité scolaires. Compte tenu de toutes les dimensions évoquées, il semble possible d'affirmer que nous inscrivons cette recherche dans une démarche clinique.

      Notre objectif général, est d'analyser, "d'évaluer les effets" des propositions rééducatives sur le processus rééducatif de l'enfant, et les effets de ce processus rééducatif sur le devenir d'élève de cet enfant. Tâche difficile, tâche impossible? Comment être impliqué DANS la relation, comme on l'est dans toute démarche clinique, et évaluer celle-ci? S'il s'agit d'observer l'enfant, de l'évaluer, peut-on encore parler de démarche clinique, de RENCONTRE? Comment déterminer que telle cause a bien produit tel effet? Quelle validité pour les représentations qui tentent de rendre compte de rencontres, toujours singulières, entre deux sujets? Qu'en est-il de l'implication et de l'interaction?


S'inscrire dans un paradigme probabiliste. Acceptation de la "non-certitude".

      Dans le domaine de l'humain, un paradigme probabiliste semble seul pouvoir avoir droit de cité, dans toute "évaluation" d'une intervention. Nous donnons au mot "paradigme" le sens de modèle explicatif conceptuel dont dérivent les analyses de la réalité 21  . Tout au plus peut-on supputer...et espérer, que l'action a bien eu "des effets". S'il y a bien eu changement constaté chez l'enfant, qui peut affirmer avec certitude, que c'est telle ou telle proposition de "l'aidant", qui en est "cause"?...Nous ne pouvons cependant pas évacuer une telle question, nous étant donnée pour tâche, dans cette recherche, d'évaluer les effets "probables" de l'intervention rééducative, ou du moins, plus exactement, les effets "probables" du processus rééducatif sur l'enfant, ce qui est très sensiblement différent, nous nous en expliquerons, comme nous expliquerons comment nous prétendons "évaluer" les effets (et non l'enfant) du processus rééducatif, en ne dévoyant pas une démarche clinique conçue comme une rencontre respectueuse du sujet.

      Nous devrions pouvoir proposer, en fin de parcours, un "modèle" de la rééducation, qui puisse rendre compte de ce qui est rééducatif pour l'enfant 22  . Nous compléterons ce "modèle" par un schéma qui tente de mettre en évidence les principales dimensions de ce qui est rééducatif pour cet enfant, c'est-à-dire de ce qui lui permet de (re)devenir un élève, inscrit dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages. Cette démarche clinique pourra prétendre à un statut "scientifique", dans la mesure où ce sont les processus et non les personnes qui sont observées, et que des traits significatifs pourront être relevés répétitivement un certain nombre de fois, avec un nombre suffisant d'enfants. C'est au niveau de cette répétition que nous pourrons situer ce qui pourrait peut-être constituer un "modèle" d'intelligibilité de la pratique rééducative.


Quelle légitimité et quelle validité pour un "modèle" de la rééducation?

      Nous ne perdons pas de vue que la construction d'un "modèle" ne peut être, par nature, que réductrice de la réalité complexe dont ce modèle est issu. Un "modèle" ne retient que les grandes lignes qui ont paru significatives, pour celui qui en rend compte, dans la complexité de la réalité observée et reconstruite. Le modèle apparaît, d'une part, comme une représentation, une synthèse des types de relations entre les composants d'un système, entre les fonctions qui ont pu être mises en évidence, comme une grille possible de lecture, simplifiée, de la réalité, un "modèle réduit", une maquette. Il voudrait, d'autre part, "représenter la structure sous-jacente, celle qui décrit les influences des composants les uns sur les autres et l'évolution de cette structure." (BERBAUM, 1982, p. 198). A partir des données de l'observation, nous tenterons d'élaborer une représentation organisée, dégageant les liaisons entre composants, les interactions entre l'enfant et le rééducateur, et tentant de mettre en évidence l'évolution du système, constituée de l'évolution du processus rééducatif de l'enfant, comme de son propre changement vers un devenir d'élève. A l'aide du modèle, nous tenterons donc de mettre en évidence les interactions, les modes de communication entre le rééducateur et l'enfant, qui ont permis les "effets" constatés, ou contribué à ceux-ci, puis nous tenterons de comprendre ce qui a pu se passer, affinant ainsi, peu à peu, le "modèle". "Le processus de modélisation se déroule dans deux champs distincts: un champ théorique qui est celui de la formalisation et de la conceptualisation, et un champ empirique qui est celui de l'observation. C'est à travers un véritable va et vient d'un champ à l'autre que le modélisateur va faire son travail: il procède en effet par approches successives, alternant observations et formalisations en vue de forger peu à peu le meilleur modèle possible pour le but qu'il recherche."(DURAND, 1979, p. 56). Nous proposons, ainsi, plusieurs "modèles" successifs, qui tentent d'affiner progressivement notre connaissance et notre compréhension de la réalité rééducative observée et reconstruite.

      D'autre part, nous devons poser d'emblée la question de la légitimité d'un "modèle rééducatif", parce qu'elle détermine la possibilité même de notre démarche dans cette recherche. Interrogé à ce sujet à Valence, Yves de LA MONNERAYE (1994) exprimait son désaccord sur la construction d'un modèle "trop parfait": "...il serait évidemment tout à fait catastrophique que l'on arrive à construire un modèle de rééducation aussi parfait que possible, une identité du rééducateur aussi transparente que l'on peut souhaiter parce que l'on oublierait alors que chaque rééducateur aussi est un sujet. Et le premier acte du sujet est de refaire pour lui la synthèse du monde..." (p. 25).

      Il est, sans aucun doute, DES rééducations, comme il est DES praticiens. Nous avons évoqué, cependant, les raisons pour lesquelles un praticien ne peut "résoudre pour son propre compte" et "provisoirement", la définition de son identité et la conception de sa pratique, comme le suggère cet auteur. Les craintes qu'exprime Yves de LA MONNERAYE sont fondées, si l'on ne clarifie pas suffisamment quelle modélisation est recherchée. Construire un modèle prescriptif pour l'action, correspondrait en effet à vouloir enfermer le professionnel dans le carcan de règles rigides, pour une intervention caractérisée par la fermeture, par l'application de "recettes", et non plus par les processus créatifs, que ceux-ci proviennent de l'enfant ou du rééducateur. La rencontre clinique, afin de conserver ses caractéristiques de "rencontre", afin de garantir toute la qualité de l'écoute de l'adulte vis à vis de cet enfant qui est là, afin de respecter l'énigme que cet enfant présente avec sa difficulté, ne peut et ne doit pas entrer dans des prescriptions. L'avantage de textes officiels peu directifs, comme ceux des circulaires de 1970 et de 1990, est de préserver toute l'initiative et la responsabilité du professionnel. Nous soulignions cependant, dans notre introduction, combien le praticien éprouve le besoin de repères, combien il doit pouvoir disposer de lignes générales pensées par l'ensemble, pour y référer son action. Une représentation sous la forme d'un modèle, si celui-ci n'est pas prescriptif, mais compréhensif, peut constituer un repérage utile au praticien qui cherche à se définir, et qui est assigné sans cesse à le faire.

      Le rééducateur a besoin de repères, la rééducation a besoin de se constituer sous la forme d'une praxis explicitée. On n'invente pas à partir de rien. Il devrait être possible de rendre compte des directions générales de cette praxis, d'en repérer des effets suffisamment répétés chez un nombre suffisant d'enfants pour qu'ils puissent être considérés comme liés à cette intervention. La construction d'une représentation synthétique peut être une base de réflexion, d'analyse et d'échanges. Elle peut contribuer à une meilleure connaissance de la rééducation. En ce sens, construire un modèle est légitime. La mise en évidence de la cohérence éventuelle de la praxis que représente ce modèle, la pertinence de ses propositions au regard des besoins repérés de l'enfant en difficulté à l'école, auquel cette rééducation aura été proposée, devrait en vérifier la validité, ou non. Quant à la validité du modèle lui-même, ce sera aux praticiens de la juger, dans la mesure où ils reconnaissent, ou non, quelque chose de leur propre pratique, dans la mesure où ils estiment utile, ou non, cette élaboration pour leur propre repérage professionnel.

      Le praticien est libre de s'inscrire, ou non, dans une praxis ainsi conçue et représentée. Il est libre de ne pas y reconnaître sa pratique. Il est libre d'en inventer une autre. Il est libre de ses référents théoriques, de ses stratégies et de ses méthodes, dans la marge qui lui est laissée, dans la mesure où il s'inscrit dans les directives des textes officiels. Mais, pour pouvoir réellement être "libre", il faut être en mesure d'avoir pu effectuer des choix. Pour être en mesure d'effectuer des choix, il faut connaître. Le rééducateur ne procédera pas autrement, lorsqu'il permettra à l'enfant de connaître les propositions qui lui sont faites, avant de pouvoir choisir d'être aidé en rééducation, ou non.

      La rencontre avec un enfant, est toujours singulière. Le praticien y est seul, et doit laisser de côté, oublier pour un temps, celui de la séance, une grande partie de son "arsenal" théorique ou pratique, pour pouvoir entendre l'enfant, dans ce qu'il apporte et laisse entendre de son énigme. Comment s'assurer que cette subjectivité ne l'entraîne pas trop loin? Comment peut-il se donner à lui-même les "garde-fous" dont il ressent si souvent le besoin, lorsqu'il s'interroge sur ce qui se passe pour l'enfant? Comment trouver "la bonne distance"? Un paradigme clinique suppose l'implication du sujet. Nous avons souligné cette implication, à tous les niveaux de cette recherche. A quelles conditions la démarche clinique d'une recherche peut-elle être rigoureuse? "Soit on lui reprochera toujours d'être partial...Soit on fait de cette implication la base même de la production de son savoir." (CIFALI, 1994, p. 290). Elle peut prétendre à une certaine rigueur, quand elle prend en compte l'implication du sujet "praticien-chercheur" dans sa recherche. "Ici prennent place les phénomènes projectifs, identificatoires, transférentiels, dans leur complexité et leurs infléchissements...rien n'est fortuit, ou de peu d'importance: le sujet de la recherche, le sujet qui fait la recherche, les sujets concernés, les stratégies" (REVAULT D'ALLONNES et al., 1989, p. 32). "Armés/désarmés...il n'y a de démarche clinique qu'à ce prix et dans cette contradiction assumée." (id.).

      Quels différents moyens avons-nous utilisés pour analyser notre transfert et notre implication?


L'analyse et la "régulation" de notre propre implication.

      La condition pour faire de cette implication un objet de travail est bien, comme le dit ici Mireille CIFALI, d'en avoir conscience d'abord, et de se donner les moyens de réflexion sur ses effets dans les différentes dimensions de l'action: la conception, la mise en oeuvre de sa pratique, et la relation avec l'enfant. Nous serons amenée à analyser précisément, à propos de l'analyse des "cas cliniques", les moyens que le rééducateur se donne pour "prendre en compte les effets inévitables de cette implication, c'est-à-dire son transfert et son contre-transfert..." (CIFALI, 1994, p. 290). Nous avons eu recours à divers moyens de "régulation" de notre implication personnelle.

      Il ne suffit pas "d'être là", il ne suffit pas d'écouter l'enfant. Encore faut-il apprendre à "entendre" ce qu'il dit, ce qu'il joue, et encore faut-il apprendre à repérer son propre transfert, au sein de la relation, afin de démêler ce qu'il en est de l'enfant, de ce qu'il en est de soi. C'est, en premier lieu, en sus d'un travail sur soi, qui ne prend pas obligatoirement pour autant la forme d'une analyse, au sens psychanalytique du terme, mais qui permet au praticien de repérer et de clarifier ses processus psychiques, la participation régulière à des groupes, dits "de contrôle", ou de "supervision". Ils représentent une aide, fondamentale, dans ces repérages. Il s'agit, dans ce cadre, pour un praticien, de parler de ce qui se passe dans "l'ailleurs" de la rencontre avec l'enfant, à des tiers, constitués d'un groupe de pairs, et d'un personnage extérieur, psychanalyste, dont la référence théorique est donc la psychanalyse. Ce "lieu tiers" a été complété pour nous, grâce à la participation régulière à un groupe d'analyse, d'études de textes et de réflexion, constitué de professionnels différents (psychanalystes, psychologues, infirmiers, assistants sociaux, orthophonistes, rééducateurs en psychomotricité de la Santé...), tous confrontés à la difficulté de l'enfant, et se référant à la théorie psychanalytique pour éclairer leurs différentes pratiques. Les lectures et les échanges réalisés avec ou à partir de ce groupe, ont constitué une des "ressources" des matériaux de la deuxième partie de cette recherche. La participation régulière à un séminaire de recherche et d'analyse de la pratique, avec Monsieur Augustin MENARD, à Nîmes, a permis de compléter cette formation personnelle.

      La confrontation avec des pairs est une dimension importante de la régulation de l'implication personnelle. Les échanges à propos de la pratique, à travers des rencontres, des écrits professionnels, ont constitué pour nous des ancrages, des repères structurants, pour notre pratique. Une nouvelle fois, nous devons citer les échanges, réguliers, avec le groupe professionnel des rééducateurs, sur le plan départemental et sur le plan national 23  , comme les échanges au sein des réunions de synthèse de l'équipe du réseau d'aides. La pratique de l'écriture, dans l'après-coup des séances, est également un moyen d'analyse et de distanciation de ce qui a pu se jouer avec l'enfant. Nous différencierons systématiquement, dans la restitution et l'analyse des cas cliniques, ce qui a été dit à l'enfant, de ce qui a seulement pensé par la rééducatrice, sous forme d'hypothèses, tentatives de compréhension de ce qui se jouait dans l'espace-temps rééducatif. Nous avons eu recours à la pratique de l'écriture, sous la forme d'articles professionnels, comme nous l'avons déjà relevé. Cette écriture a été un moyen de distanciation de notre propre pratique, et un moyen d'échanges entre praticiens, par les réactions et les critiques qu'ils ont suscités 24  .

      Claude REVAULT D'ALLONNES (1989) souligne également la nécessité d'accepter, dans toute démarche clinique, qu'il existe des "zones aveugles". Mais n'en existe-t-il pas dans toute recherche? Quelles sont ces "zones aveugles"? Si nous avons envisagé les obstacles liés à l'implication de l'observateur, d'autres écueils sont inhérents à toute observation, quel que soit le degré d'implication de l'observateur. Dans un travail de recherche issu d'une observation et d'une analyse de la pratique, on ne peut passer sous silence le rôle de l'observateur et ne pas émettre les réserves indispensables. Des filtres interviennent dans la lecture d'un texte, dans ce que le lecteur en retient, dans ce qu'il en retire pour lui-même. Des filtres interviennent dans la mise en oeuvre puis dans l'observation de la pratique, dans son analyse, et dans la construction d'un modèle de la pratique. Ces filtres sont liés à l'irréductible subjectivité de la personne. Le fait d'être, non seulement observateur d'une action, mais acteur-observateur, donc impliqué dans cette action, complexifie encore les choses.


L'observateur construit son objet d'étude.

      Que se passe-t-il quand l'observateur est aussi acteur? Peut-on observer sa propre pratique? Que peut-on penser de l'observation participante? Nos observations portent principalement sur le système des relations entre les partenaires de la relation rééducative: enfant et lui-même, sur les relations entre les composants du système et du contexte immédiat: "maître-parents-enfant-rééducateur". Les interactions entre l'observateur et son objet d'étude sont le moteur même du travail rééducatif. Les relations, inter-actions, retenues par l'observateur, sont en étroite corrélation avec son propre point de vue, sa formation, ses expériences antérieures, sa personnalité....L'observateur doit donc tenir compte dans ses observations, de lui-même observant. Il fait bien partie lui-même du système, en tant qu'acteur et non seulement observateur, analyste, et son action en est modifiée en retour.


Il le construit au niveau de l'observation. La construction de l'objet d'étude par l'observateur est d'autant plus effective qu'il est concepteur du système, et "acteur-réalisateur" de la praxis qu'il met en oeuvre.

      Des filtres se mettent en place puisque la représentation est reconstruction. "Connaître consiste à construire ou à reconstruire l'objet de la connaissance, de façon à saisir le mécanisme de cette construction."(PIAGET, 1975, p. 441 ). Reprenant des propos de FREUD (1915, p. 11), nous nous trouvons contraints de reconnaître que "dans la description, déjà, on ne peut éviter d'appliquer au matériel certaines idées abstraites que l'on puise ici ou là et certainement pas dans la seule expérience actuelle."

      Il paraît indispensable de se donner les moyens d'effectuer une prise de distance à l'égard de l'observation qui, dans ses diverses formes, est à la base de nos outils de recueil d'informations. MUCCHIELLI précise: "La perception humaine ...est une sélection, un décodage, une reconstruction, où interviennent des limitations qualitatives et quantitatives, la mémoire, l'habitude, et chez l'homme, l'imaginaire sans parler de la structuration de l'espace et du temps " (1974, p. 7). Cette sélection, ce décodage, cette reconstruction du réel, entraînent donc des erreurs et déformations systématiques. L'observateur fait appel à sa mémoire, à ses habitudes, à son imaginaire. L'observation est forcément partielle, liée aux facultés d'attention de l'observateur, à la localisation dans l'espace et le temps de ce dernier, dont le champ d'observation est limité. Les "attitudes pré-perceptives" influencent la perception par "des orientations et des dispositions mentales dans lesquelles se trouve l'observateur au moment de l'observation, par rapport à ce qu'il va ou doit percevoir" (MUCCHIELLI, 1974, p. 16). "...Les attitudes pré-perceptives sensibilisent aux stimuli attendus, en abaissant le seuil perceptif. Elles peuvent aussi déformer la perception dans le sens d'un schéma pré-perceptif, modifier la perception de la forme, de la taille, de l'importance "objective" des données." (id., p. 17).

      Des erreurs sont donc inévitables, quelle que soit la bonne volonté de l'observateur: erreurs de centration, contrastes, assimilation, ancrage, effet de halo... (MUCCHIELLI, 1974, p.8). En quoi consistent ces erreurs? Rappelons-les brièvement, afin de les avoir à l'esprit, lorsque nous ferons nos propres observations cliniques.

  • erreur de centration: l'aspect que l'on fixe dans un panorama pluridimensionnel ou celui auquel on porte son attention, est surestimé et surévalué par rapport aux autres aspects;
  • erreur par contraste: des différences minimes mais remarquées tendent à être exagérées;
  • erreurs par assimilation: lorsque l'attention n'est pas attirée par les différences, des stimuli proches ne sont plus distingués;
  • ancrage: Tout contexte plus ou moins implicite joue le rôle de cadre de référence pour l'observation et l'estimation du stimulus, mais l'observateur a l'impression de n'évaluer que le stimulus;
  • effet de halo: contamination de l'observation d'une donnée par l'évaluation d'une autre donnée située dans le même contexte.

      Cette catégorisation spontanée est une opération naturelle de l'intelligence qui s'exerce sur la réalité "dans son effort naturel d'analyse de contenu des informations offertes." (ibid., p. 9).

      L'appartenance sociale et socio-économique de l'observateur joue incontestablement un rôle sur son observation." Percevoir c'est catégoriser et découper le réel selon un code en grande partie social." (MUCCHIELLI, 1974, p. 10). De même, et pour confirmer tout ceci, cet auteur ajoute: "Un rapport d'observation renseigne tout autant sur la personnalité de l'observateur que sur l'objet de son observation".(id., p. 11). M.CENAC 25  , cité par MUCCHIELLI (ibid, p 11), va encore plus loin: "Il n'y a qu'une différence de degré entre les conditions de la perception dite normale et les conditions d'un test projectif" .

      De quelle manière la personnalité même de l'observateur intervient-elle dans l'observation ? Nous évoquerons la notion "d'équation personnelle de l'observateur", selon l'expression de R. MUCCHIELLI, selon laquelle chacun présenterait "un type d'erreurs" qui lui est propre. Son style perceptif: descripteur (minutieux, sec), évaluatif (tendance à juger, estimer, interpréter), érudit (appel à des théories...), imaginatif et poétique (laisse libre cours à son imagination en négligeant les données), sa tendance "nivelante" (un peu réductrice) qui s'en tient à sa perception actuelle, ou "accentuante" (risque de mêler souvenirs et perceptions actuelles dans son appréhension du réel), sa capacité à articuler le champ d'observation (saisie des rapports entre les données plutôt que les données elles-mêmes ), tout ceci entrerait en jeu dans l'équation personnelle de l'observateur, ainsi que les phénomènes de projection et d'interprétation . MUCCHIELLI, encore, cite les travaux de Léon FESTINGER 26  et la théorie de "la dissonance cognitive" par laquelle celui-ci montre que l'ensemble grâce auquel nous décodons l'information forme " "un système" qui intervient comme un filtre, un sélecteur et un transformateur des informations. "La résistance propre de ce système à la dissonance, fait que nous nous exposons de préférence aux informations confirmant nos idées et que nous ignorons les informations contrariantes. Dans le cas où l'information contraire est inévitable, le "système " réagit économiquement pour l'intégrer avec le minimum de variation de son équilibre interne." (MUCCHIELI, 1974, p 17)

      Dans la rencontre clinique, le praticien choisit, décide, met en place des stratégies qui lui sont personnelles, donc subjectives. Ses propres filtres, une certaine conception de ce que doit être sa pratique, une conception de l'éducation, de la vie, une conception de l'homme, donc une éthique et un choix de valeurs, de finalités, sont obligatoirement présents au moment même de l'action et orientent celle-ci à tous les niveaux, dans le style de communication, de relations, dans les interactions avec l'enfant, avec les différents partenaires, dans le choix des objectifs, dans les décisions de tous les instants, dans les réactions et réponses à l'enfant, au contexte, dans la conduite même de l'action et du processus rééducatif. Sans ces choix, cependant, il n'y aurait plus d'action possible. C'est la condition de toute praxis. Il est évident que ces choix au niveau de l'action se répercutent sur l'observation de l'acteur devenu observateur de sa propre action et tendent à renforcer les distorsions de celle-ci. Il sera donc nécessaire à cet acteur-observateur d'être doublement vigilant.


L'observateur-acteur construit son objet au niveau de l'analyse, de l'interprétation de l'observation: les cadres et modèles de référence, les présupposés théoriques de l'observateur.

      La représentation de la réalité que se construit l'observateur, interfère non seulement dans la lecture de cette réalité et les démarches adoptées en vue de cette lecture, mais aussi dans son analyse, son interprétation, sa compréhension. Nous n'oublierons pas que le choix d'un paradigme de recherche quel qu'il soit, qui nous a semblé pertinent pour accéder à la représentation ordonnée de la réalité sous forme de modèle, n'est qu'un choix subjectif parmi d'autres. "Il ne peut y avoir de saisie de la réalité, sans qu'intervienne une conception initiale, avance Jean BERBAUM (1982, p. 64), c'est à dire en fait, un ensemble de données théoriques, conscientes ou simplement intériorisées, par suite de la présence d'un contexte de vie donné. C'est donc bien à la fois la prise en compte d'un champ théorique et d'un champ empirique qui aboutit à la construction d'un modèle.".

      Joël de ROSNAY 27  rappelle que dans toute étude d'un système, il s'agit de concilier la nécessité de tenir compte de l'objet (expression d'un réalisme), et de la conception de l'observateur (expression d'un idéalisme) sans se laisser enfermer dans l'un ou l'autre. Sinon, l'interprétation des données du réel est liée à un décodage de ces données en fonction d'un cadre de référence auquel on adhère: "un contexte référentiel", qui interdit pratiquement, par définition, toute dissonance mettant en cause le modèle. Ce cadre de référence est constitué par son éthique, sa formation personnelle, son expérience personnelle et professionnelle, les lectures, les recherches antérieures. Jean BERBAUM (1982), comme de nombreux auteurs, s'appuyant sur l'affirmation que toute observation suppose une reconstruction, en affirmant qu'un modèle théorique référent pré-existe toujours à l'observation, du fait même de l'observateur et de ses conceptions théoriques de départ (ou présupposés), insiste de ce fait sur la nécessité pour tout observateur de définir, expliciter ceux-ci.

      Les convictions de "l'auteur-acteur-interlocuteur-observateur" entrent en jeu comme filtres, non seulement de ses observations, mais aussi sur l'interprétation de la "réalité" observée. Des expériences plus ou moins heureuses, satisfaisantes, le souvenir d'obstacles insurmontés, la satisfaction de constater, pour le praticien, l'effet positif chez l'enfant de ce qui a été vécu dans le processus rééducatif, viennent interférer avec la situation vécue ici et maintenant avec l'enfant et relatée dans l'après-coup des séances.

      Ainsi, quelle que soit l'étape de cette recherche, une nécessité de repérage par rapport à soi-même, par rapport aux informations recueillies, y compris "historiques", mais vues par le regard d'un praticien d'aujourd'hui, la nécessité de clarification, conduit à expliciter ses présupposés théoriques, dans les trois dimensions de l'observation de la réalité du contexte, dans celle de la préparation et de la mise en oeuvre de la pratique, dans celle de son observation et de son analyse. C'est ce que nous nous efforcerons de faire dans les différentes mises en visibilité de la praxis rééducative. La relation avec un enfant qui met l'adulte en difficulté, met en jeu des émotions et des interrogations. C'est ce qui fait qu'une rencontre est vivante et susceptible de générer dynamisme et changement. Nous pensons que le rééducateur doit disposer pour l'aider dans la lecture de sa pratique, et dans la prise de distance nécessaire vis à vis de le relation dans laquelle il se trouve obligatoirement "pris", des lieux d'échanges "tiers". Nous en avons cité plusieurs possibilités. Ce sont celles auxquelles nous avons eu recours, pour notre propre compte. Le recours à l'écriture, que nous avons cité également, est une autre voie pour ce nécessaire dégagement et cette analyse distanciée. Dans l'analyse de ce que l'enfant dit et joue en séance, nous avons tenté de préserver l'ouverture à diverses "lectures" de cette réalité, en proposant, la plupart du temps, plusieurs hypothèses de compréhension, de cette "réalité". Même si le "cadre référentiel" proposé demeure celui de la théorie psychanalytique, ces diverses interprétations possibles, qui n'ont pas pour autant été données à l'enfant, constituent, nous semble-t-il, une "garantie" contre l'enfermement dans une seule lecture subjective. Tout ce qui a été rapporté ici des diverses rencontres cliniques, n'a pu être soumis aux regards pluriels d'un groupe de contrôle, ou de l'équipe du réseau. C'est pourtant, nous semble-t-il, l'habituelle pratique de tels échanges, qui constitue une instance de formation pour le praticien. En intériorisant progressivement cette attitude de questionnement, il recherche, peu à peu, systématiquement, face à une situation clinique, plusieurs sens possibles, et apprend à ne plus se contenter d'une seule hypothèse. C'est ce dont nous nous sommes efforcée de rendre compte, en soumettant au lecteur diverses interprétations de la réalité, qui furent les nôtres. Nous les introduisons, en général, par: "Je pense que...", tout en précisant que nos hypothèses restent les nôtres, sont des repères éventuels dans la compréhension de la situation, et ne sont pas communiquées à l'enfant. La théorie de référence, quant à elle, est une source de repérages, un "garde-fou" de la pratique. C'est aussi une obligation de questionnement. "Dans l'orientation clinique, avance Mireille CIFALI (1996, In PAQUAY, p. 125), chacun aurait également à savoir les limites des sciences humaines par rapport à l'action, non pas guide infaillible d'une pratique, mais repère pour un questionnement constant du vivant des situations. Cela exige le deuil d'une maîtrise rationnelle, le renoncement à une totalisation, et l'abandon d'une compréhension définitive."


Première partie.
Une réponse de l'école à la difficulté scolaire: la rééducation.
Un rééducateur à la recherche de son identité.

"Le futur s'enracine dans le passé. On sait mieux où l'on va quand on sait d'où l'on vient."
Boris CYRULNIK (1992, p. 271).


Introduction de la première partie. "Un savoir des origines"; l'enracinement historique d'une spécificité.

      Depuis leur création officielle, en 1970, les rééducateurs sont menacés régulièrement dans leur existence. Ils sont mis en demeure d'argumenter leur propre fonction, leur spécificité et leur place dans l'école. Ils sont même tenus de "s'auto-définir" vis à vis de leurs partenaires, quand ce n'est pas de leurs autorités hiérarchiques directes. Les dernières rumeurs en date, concernant la transformation ou l'éradication de la profession, ont de peu précédé la réorganisation de l'examen permettant, entre autres "spécialisations", d'y accéder. L'arrêté du 25-4-1997 réorganisant le CAPSAIS 28  , et paru au B.O. n°3 du 8 mai 1997, définit les « compétences spécifiques à l'option G ». Une demande, explicite, est faite aux rééducateurs: « On attend que l'enseignant spécialisé chargé de rééducations...... soit capable de définir et d'argumenter sa spécificité professionnelle 29  (auto - définition, rôle, fonctions) auprès des différents partenaires du système. »( p. 36). Cette demande n'est que la formulation d'une situation qui est la réalité des rééducateurs depuis 1970. Qu'est-ce que "l'auto-définition", sinon la définition de sa pratique et de son identité?

      Il a été particulièrement difficile, pendant longtemps, pour les rééducateurs, de se définir. Comment y parvenir, en effet, lorsque l'on est en pleine recherche de sa pratique, lorsque celle-ci n'est pas "stabilisée", et sujette au "tâtonnement", au "bricolage", lorsqu'elle est en pleine évolution? Comment se définir lorsque son nom lui-même fluctue, au gré des textes officiels? On peut penser qu'aujourd'hui, après un long cheminement, cette définition devient possible.

      La menace qui pèse sur la fonction ne facilite pourtant pas les choses. Le besoin de sécurité, le besoin d'appartenance, le besoin de reconnaissance de la part des autres ou besoin que Jacques LEVINE nomme le "minimum de reconnaissance du moi" (1993-3), sont des besoins fondamentaux de la personne. La satisfaction de ces besoins permet qu'existent la conscience et l'estime de soi, la réalisation, ou la création, qui correspondent également à des besoins fondamentaux de la personne, comme le rappelle MASLOW 30  . Comment définir son identité spécifique "auprès des partenaires" lorsque l'on n'est pas assuré que cette place, prévue par les textes, est reconnue et garantie par les autorités hiérarchiques? Comment les professionnels vont-ils assumer cette tension?

      Si "la rééducation à l'école" a, peu à peu, pris une forme qui correspond à un "consensus" pour le plus grand nombre des praticiens, les rééducateurs ressentent d'une façon de plus en plus urgente, pour eux-mêmes, le besoin que leur fonction auprès des enfants soit reconnue. Ils éprouvent le besoin que leur existence cesse d'être toujours remise en cause. La clarification de leur place dans l'école, de leur identité et de leur pratique spécifiques, devrait faciliter une reconnaissance de celles-ci, par les partenaires intérieurs et extérieurs à l'école.

      La rééducation à l'école est une création de l'Institution scolaire. Cette génitrice, à la fois "bonne" et "mauvaise mère", comme, peut-être, toutes les mères, l'assaille. Elle l'a créée différente d'elle, et elle lui reproche, semble-t-il, sa différence.

      Mieux se connaître soi-même, n'est-ce pas la condition indispensable pour parvenir à se définir aux yeux des autres?


Comment poser la question de l'identité?

      Que se passe-t-il pour le sujet? C'est principalement la théorie psychanalytique qui nous donne une première piste pour aborder cette question. L'importance du passé, la question des origines, sont fondamentales pour pouvoir "être". Le passé, les origines, sont constitutifs du lien social préalable à toute vie, à toute pensée, à toute créativité, à toute identité. "Nul ne peut prendre sa place dans la culture si on ne lui a pas parlé de son passé, même si celui-ci est perdu...s'il ne peut faire le deuil d'un passé perdu, le sujet ne sait pas d'où il vient." (HERFRAY, 1993, p. 53). L'identité s'articule sur l'explication de la filiation, sur l'inscription dans une généalogie reconnue et assumée, qui est à la fois énonciation de la loi symbolique de non confusion des générations, interdit de l'inceste, et inscription du sujet dans un passé, condition de son inscription dans le présent, et de projection dans un avenir possible. La question des origines est une des questions fondamentales pour pouvoir ETRE et DEVENIR parmi les autres. L'inscription du sujet dans le temps, permet un repérage qui va encadrer la problématique identificatoire du sujet. "L'accès à une historicité est un facteur essentiel dans le processus identificatoire; elle est indispensable pour que le Je atteigne le seuil d'autonomie exigé par son fonctionnement." (AULAGNIER 1975, p. 189). C'est la condition pour que le "Je" accède à la temporalité et "se conjugue dans le futur" (id.). La généalogie est l'ancrage de l'identité. Connaître quelque chose de nos origines, acquérir un savoir sur les identifications premières qui ont présidé à nos premiers pas, puis sur les identifications secondaires que nous avons choisies pour construire notre identité, sont des conditions de base nécessaires pour nouer un contrat narcissique avec le contexte, et pour pouvoir établir un projet identificatoire tourné vers le futur.

      Un "savoir sur les origines" est toujours une reconstruction dans l'après-coup.


Mis en demeure de se définir, que savent les rééducateurs d'eux-mêmes?

      La question se pose sensiblement de la même manière pour une institution, pour un corps professionnel, que pour un sujet. Il est nécessaire de connaître ses origines, d'où l'on vient, pour asseoir son identité actuelle et à venir. "Toute interrogation sur l'instituant rencontre la question de son désir comme enquête fondamentale sur l'origine: de ce qui institue et de ce qui s'institue...comme institution et comme situation...unique questionnement, que celui-ci porte sur sa raison sociale, ou sur la règle et la méthode qui le fondent comme théâtre des opérations...Ainsi, la question de l'origine n'est posée, nécessairement, qu'à travers ce qui, d'abord, la masque..." (KAËS, 1972, In ANZIEU, p. 19).

      Un "savoir sur les origines" demande un travail d'élaboration, de distanciation, par rapport au présent. Englué dans un présent envahissant, le sujet ne parvient à élaborer ni le passé, ni le futur. Dans ce contexte de remise en cause quasi permanente, quel est l'avenir des rééducateurs? Quel lien peut être fait entre le passé, le présent et le futur?

      On peut avancer que le rééducateur pourra asseoir la connaissance de lui-même, de son identité professionnelle, sur deux registres:

  • la connaissance de ce qui a conduit l'institution scolaire à créer sa fonction;
  • et la connaissance conjointe de l'évolution de la pratique rééducative.

      Nous avons besoin d'éléments d'informations concernant ces deux grands points qui apparaissent dans un ordre chronologique, et que nous traiterons donc dans cet ordre.

  1. Par quelles voies l'école a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?
    Connaissant les conditions et les raisons de l'émergence de cette nouvelle profession dans l'école, nous pourrons, alors, nous demander:
  2. Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle?

      Ces investigations devraient permettre d'apporter des éléments de réponse à la grande question qui s'imposait dans ce contexte d'inquiétudes renouvelées concernant l'existence même de la profession:

      " Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?

      Des besoins institutionnels, ou singuliers, sont à l'origine de tout recours à une aide. Quels ont pu être ces besoins, quelles ont été les "nécessités" qui ont conduit l'école à créer cette institution rééducative en son sein? Si nous parvenons à établir que la rééducation a bien répondu à un besoin de l'Institution Scolaire, nous pourrons justifier de la nécessité de sa création. Nous devrions pouvoir montrer que, selon notre première hypothèse de travail, la rééducation a été créée pour répondre à un besoin de l'institution scolaire. Elle était un des moyens mis en place pour enrayer un mouvement d'exclusion généralisé. Il nous faudra ensuite, dans la suite de nos analyses, interroger la persistance de ce besoin. Cette première partie ne prétend donc pas répondre d'une manière "définitive" à la question posée, qui restera donc ouverte, à compléter.

      La suite de la formulation de notre problématique générale de recherche, concerne la définition de la place de la rééducation dans l'école. Nous le comprenons, son traitement dépend étroitement de la réponse affirmative apportée quant à la raison d'être de la rééducation. Nous aurons à nous interroger sur la place que lui demandait de prendre l'école lors de la création de la fonction rééducative, et sur l'évolution éventuelle de cette place, question qui restera, elle aussi, ouverte, à la fin de cette première partie.

      La deuxième question qui concerne la construction et l'évolution de l'identité professionnelle des rééducateurs: Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle? recouvre des dimensions multiples:

  • Quel a été le contexte de ces élaborations?
  • Quels étaient les objectifs assignés aux rééducateurs, quel était le cadre législatif de leur identité professionnelle?
  • Quelle conception de la pratique était définie par les textes?
  • Quelle en a été l'évolution?
  • Quels ont été les obstacles rencontrés?
  • Quelles ont été les difficultés éprouvées?
  • De quels matériaux ont disposé les rééducateurs pour construire leur pratique et leur identité professionnelle? Quels en ont été les étayages?

      Nous devrions disposer d'éléments suffisants pour mettre en évidence que, en l'absence de directives précises, les rééducateurs ont dû construire leur identité professionnelle et leur pratique. (Hypothèse de travail 2), et que la présence, très prégnante, de la médecine et de ses approches, dans la gestion des "marges", contribuera sans doute, pour une bonne part, au fait que l'école aura les plus grandes difficultés à prendre de la distance par rapport à ce regard médical, et à penser la difficulté scolaire de l'enfant comme "normale", c'est-à-dire, non pathologique, et ne relevant pas de soins. (Hypothèse de travail 3).


Quelle démarche d'analyse allons-nous adopter pour tenter de répondre à ces questions?

      Le rééducateur en GAPP, qui, avec l'évolution des structures, deviendra rééducateur en réseau d'aides spécialisées, s'adresse à des enfants que leur souffrance marginalise, mais qui sont encore à l'intérieur de l'école ordinaire. Les textes officiels situent structurellement le rééducateur "dans les marges" intérieures de l'école. La rééducation, issue des textes de 1970, comme celle qui se construira en référence au texte de 1990, est une structure de prévention de l'échec scolaire, un des moyens mis en place par l'école pour lutter contre l'exclusion scolaire, et donc, en quelque sorte sociale, des enfants.

      En questionnant les limites, en nous interrogeant sur les critères de la marginalisation ou de l'exclusion, en écoutant ceux qui ont pensé l'écart, ceux qui ont oeuvré contre ces processus de mise hors du système de certains enfants, nous pourrons mieux comprendre la pensée rééducative d'aujourd'hui, et posséder d'autres outils pour définir l'identité professionnelle du rééducateur, en en reconnaissant à la fois les racines, les filiations, et sa dette symbolique vis à vis de ceux qui l'ont précédé.

      Une étude longitudinale nous paraît la mieux à même de situer l'émergence de ces phénomènes d'exclusion ou d'intégration, dans l'histoire de l'éducation. Nous avons dû nécessairement limiter notre champ diachronique. C'est l'instauration de l'obligation scolaire qui a fait naître un nouveau problème: l'échec scolaire. Les lois scolaires de Jules FERRY seront donc notre premier repère dans le temps.

      C'est dans ce long cheminement des pratiques pédagogiques et de la pensée qui les éclaire et/ou les suscite, que nous tenterons de trouver des informations concernant notre préoccupation: la question que posent ceux qui sont considérés comme touchant à la limite du système, et la réponse qui leur est apportée. Quelle est cette réponse, en termes d'exclusion, d'intégration ou d'aide? Cette réponse elle-même est-elle stable dans le temps?

      Nous adopterons un ordre qui tente de se faire chronologique, apparu nécessaire pour introduire une certaine organisation dans la présentation du foisonnement des idées. De ce fait, nous regrouperons en "grandes étapes" des concepts, des positions, qui ont émergé, et des actions qui ont été entreprises sensiblement à la même époque. Nous ne visons pas à faire oeuvre d'historien. Nous ne tenterons pas de restituer l'intégralité des idées ou des expériences, ni de tous les pédagogues, ni même d'un seul. Nos choix sont sélectifs et parcellaires. Ils sont soumis à un objectif de repérage et d'analyse des phénomènes de marginalisation et d'exclusion de l'enfant, comme des actions réalisées et des positions prises pour tenter de les enrayer. Un deuxième objectif vise à repérer ce qui a pu ancrer la pratique et l'identité du rééducateur. En conséquence, dans cette recherche des origines de la rééducation, des fondements dont elle est le fruit, nous nous proposons de synthétiser les idées et les expériences dans les différents domaines qui touchent de plus près que d'autres à la fonction du rééducateur dans l'école. Nous les passerons au premier crible de ce qui a été référence à un moment donné, ou qui est encore une référence de la pédagogie spécialisée, et au deuxième crible de ce qui a été, ou qui est encore une référence pour le rééducateur d'hier ou d'aujourd'hui.


De quel "réel" partons-nous, pour nos analyses?

      Chaque fois que possible, nous nous référerons aux textes officiels. Leur chronologie guide notre démarche. C'est à partir de leur analyse que nous centrerons la logique de nos interrogations. Chaque fois que possible, également, nous retournerons aux textes des pédagogues ou de ceux qui ont témoigné de leur expérience, ou encore de ceux, psychologues ou psychanalystes, sociologues, éthologues, philosophes, ou théoriciens des Sciences de l'Education, qui ont analysé les processus que nous allons rencontrer.

      Le choix des textes, des écrits, la sélection "après-coup" des notes prises à leur lecture, procède de la même subjectivité que l'ensemble de notre démarche. "Les lunettes du rééducateur" qui cherche les origines et l'évolution de sa pratique et de son identité, qui recherche les filiations possibles et les sources identificatoires de ce qu'il est - ou qu'il tente d'être - aujourd'hui, y jouent leur rôle sélectif. C'est dire que cette première partie est avant tout une analyse de documents. Ces "écrits": textes officiels, livres, articles, constituent le "corpus" de nos analyses ici, avant que n'intervienne le rééducateur dans sa pratique.

      Nous prétendons cependant qu'il s'agit d'une démarche clinique. Qu'est-ce qui permet de l'affirmer? Nous y sommes impliquée. Notre objet d'étude est le champ même de notre pratique professionnelle. C'est dire aussi que le lien à la pratique y est constamment présent, sous-jacent, même lorsqu'il n'est pas explicite. C'est le filtre qui va faire sélectionner tel écrit, qui va faire privilégier telle expérience ou telle position théorique, et qui va faire en laisser d'autres de côté. L'élaboration des analyses fait appel à divers référents théoriques, mais la référence psychanalytique est souvent appelée pour lire le "réel". Nous souhaitons appréhender et théoriser cette réalité d'une manière qui se veut "transdisciplinaire, en en proposant une lecture multiréférencée, faisant usage de concepts empruntés ou poussés à leur marge, repensés, voire "pervertis": représentation, crise, passage à l'acte, emprise, sublimation...", ce qui représente, pour Claude REVAULT D'ALLONNES (1989, p. 29), une manière de procéder à la "réévaluation du social", les autres dimensions étant l'intérêt porté aux situations complexes dans leur diversité, et aux "rapports du social et de la subjectivité" (id. p. 30). Cette multiréférentialité sera présente, par la restitution des différents courants idéels au cours de "l'histoire" de la période considérée: référents pédagogiques, sociologiques, philosophiques, psychologiques, psychanalytiques... Elle devrait être garantie, au niveau de nos analyses, même si elle n'est pas aussi large que certains pourraient le souhaiter, par des entrées pédagogiques, psychologiques, psychanalytiques...

      A partir de 1970, lorsque les rééducateurs entreront en scène, notre position, dans cette recherche, se complexifiera d'autant. Nous interrogerons alors ce qu'il en est de notre position et de notre démarche. Le rééducateur, est "pris" ici dans une démarche clinique à double titre. On y rencontre un rééducateur "à la recherche de son identité", en même temps qu'il analyse les tâtonnements, les "bricolages" de la profession pour élaborer la pratique rééducative. Une longue expérience de rééducatrice nous a fait vivre "de l'intérieur" l'évolution de la profession depuis 1970, et en connaître les certitudes, les mises en doute, puis les errances et les reconstructions. Si implication et démarche clinique vont de pair, oserait-on avancer qu'il s'agit, dans cette partie, d'une "rencontre clinique avec soi-même", le "praticien-chercheur" étant lui-même rééducateur?


"Découpe".

      Afin de faciliter le déroulement logique de notre exposé, nous avons "découpé", d'une manière qui n'échappe ni à l'arbitraire, ni à l'artificialité, le courant de la pensée pédagogique dans son articulation avec les phénomènes d'exclusion ou de marginalisation de l'enfant. De grandes "étapes", dont les butées sont souvent les textes de loi estimés significatifs d'un changement, couvrent la période qui a originé les lois de Jules FERRY jusqu'à aujourd'hui. Ces "périodes" ne parviennent pas toujours à ne pas se chevaucher. Notre "découpe" prend comme repères, les échanges entre le système en place et l'extérieur, dans la dynamique de mise "hors-groupe" au sein de processus de marginalisation et d'exclusion, ou dans les tentatives d'aide ou d'intégration des enfants, ces mouvements constituant notre fil directeur, "le fil d'Ariane" de l'articulation de notre pensée.

      En réponse à la question: "Par quelles voies l'école a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?", partant d'une "pré-histoire" des lois scolaires de la III ème République, le premier temps (chapitre II) rappelle brièvement de quelle manière la médecine s'est vue confier par la société, dès le dix-septième siècle, la gestion des déviants à la règle, des marginaux, des "non-conformes". Cette prépondérance donnée à la médecine en tant qu'instance de recours, peut nous aider à comprendre les relations ultérieures entre l'école et le domaine médical, face aux difficultés scolaires de l'enfant. Ce premier temps dresse ensuite un tableau succinct du contexte des lois fondatrices de l'école d'aujourd'hui, puis décrit l'institution de ces lois, et les premières tensions apparues. Il analyse ce qu'impliquent comme effets l'idéologie fondatrice universaliste et unificatrice de l'Ecole. Il évoque ce qui est tenté parallèlement et hors système scolaire, pour lutter contre l'exclusion de l'enfant. Nos dates de repérage pour ce développement se situent autour des années 1881-1882. Un "arrêt sur image", nous permettra de questionner la manière de comprendre les premières difficultés scolaires de l'enfant, et la réponse spécifique constituée par l'institution des classes de perfectionnement, en l'année 1909. Puis nous nous centrerons sur l'évolution du courant idéel entre les années 1909 et 1945, date marquant le début d'une profonde modification du public scolaire, de ses besoins, et des attentes vis à vis de l'école. Toute une période intermédiaire de recherche, de tâtonnements, d'errance, s'ouvre pour l'école, confrontée à un échec scolaire de plus en plus préoccupant, qui "met en crise" le système unique de l'idéologie fondatrice.

      Nous posons les bornes: 1945- 1970, pour une période de mutation du système scolaire dont la crise s'accentue (chapitre III). L'évolution des conceptions pédagogiques, psychologiques et "remédiatrices" de l'échec et des difficultés des enfants, mènera, entre autres, à la création de la rééducation au sein de l'école. Ce sont ces conceptions qui imprégneront le premier "modèle" rééducatif.

      Le corps professionnel des rééducateurs étant créé, c'est désormais en nous centrant sur ce que nous repérons comme des "étapes" de l'élaboration de leur identité professionnelle, que nous organiserons la suite de nos analyses. Le chapitre IV décrit "la genèse et la naissance" des rééducateurs, la construction de leur identité et de leur pratique. La réponse à la question: "Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle?" montre, entre autres dimensions, qu'ils ont hérité d'une identité reçue. Nous avons choisi de regrouper tout ce qui concernait la construction identitaire qui s'en est suivie. Ce chapitre clôt cette première partie. Il tente de rendre compte de l'élaboration de la pratique rééducative et de celle de l'identité professionnelle des rééducateurs, de leur évolution, d'un "modèle" à l'autre, c'est-à-dire entre 1970 et 1990. Soumis au filtre de la recherche identitaire du rééducateur, cette période correspondrait à ce que l'on a nommé "une adolescence contestataire", période de crise, de remise en question, d'errance, mais aussi, peut-être, période d'ouverture aux élaborations de "la maturité"?

"Nous sommes tous pétris des ingrédients d'une Histoire qui ne nous appartient pas."
Mireille CIFALI (1994, p. 23).


Chapitre II
Une "préhistoire".
Naissance d'une illusion, mise en tension et mise en crise de l'idéologie fondatrice. Emergence d'un problème: la marginalisation et l'exclusion scolaire.


1- « Préhistoire » des lois scolaires de la troisième République.

      Notre question: " Par quelles voies l'Institution scolaire a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?", nous dirige vers une analyse "historique" des difficultés rencontrées par l'enfant, à l'école. Quelle était la nature de ces difficultés, dans les "origines", avant même que l'école, telle que nous la connaissons, existe? Quelles ont été les politiques adoptées, les réponses apportées à ces difficultés? Si l'on admet que la conception que l'on se fait de ce que doit être et de ce que doit faire un enfant, induit la définition de ses difficultés, et la manière d'y répondre, comment concevait-on l'enfance? A quelles difficultés l'enfant, devenu désormais écolier avec les lois de l'obligation scolaire, va-t-il désormais se trouver confronté?

      Selon notre fil conducteur, nous tenterons de dégager ce qui fut phénomène de marginalisation ou d'exclusion de l'enfant, ou encore actes posés et/ou positions prises pour tenter de contrer ces processus.


1-1- La marginalisation sociale a été un des grands problèmes du XVII ème siècle. La médecine se voit confier la "rééducation" de tous ceux qui ne sont pas "conformes".

      Le XVII ème siècle voit se multiplier les "marginaux" de toutes sortes, du fait, principalement, des guerres, et, des crises des manufactures. Les pauvres et les mendiants, improductifs, sont considérés comme coupables, "la Paresse" étant le péché capital de l'âge classique. Ils font peur, et la société les rejette. Aux exclus sociaux qui représentent un risque certain pour la société, s'ajoutent tous ceux que la morale réprouve, comme les vénériens ou les prostituées, mais aussi d'autres "coupables". On les retrouve, catalogués sous des qualificatifs comme "prodigues", "fils ingrats", enfants irrespectueux ou "enclins à la débauche", "père dissipateur", (FOUCAULT, 1972, ed. 1979, p. 67) 31  .

      Le problème dépasse les capacités d'absorption ordinaires, par le système social. La peur de troubles sociaux, en provenance de ce nombre impressionnant et croissant de déviants à la norme, va conduire à rechercher des solutions. De la peur au mécanisme de rejet, qui à son tour entraîne l'exclusion effective du système, il n'y a qu'un pas à franchir.

      On décide donc de les exclure de la société, et de les enfermer. L'Europe connaît alors un grand mouvement d'exclusion massive. Une stratégie de "grand renfermement" pour "mesures économiques et précautions sociales" (FOUCAULT, 1972, ed. 1979, p. 90) se met ainsi en place, avec un objectif de régulation sociale. Sont concernés non seulement des "fous", mais aussi, des pauvres, ou tous ceux qui ne sont pas utiles à la société par leur travail, tous ceux qui ne s'intègrent pas au groupe social, et que ce dernier ne peut plus tolérer. Que la déviation, "la déraison", soit psychique ou sociale, ou encore socio-économique, femmes, enfants, malades, hommes adultes, indigents, mendiants, vagabonds, infirmes, vieux, épileptiques, femmes en enfance, folles, "filles incorrigibles", vénériens, "esprits dérangés", se mêlent, sont confondus, "formant le monde uniforme de la Déraison" (id. p. 96)." Un recensement de 1690 dénombre plus de 3000 personnes à l'Hôpital de la Salpêtrière." (ibid, p. 95). Sans distinction entre déviants sociaux divers et aliénés, on les enferme, on les enchaîne et on les maltraite.

      Hormis les lépreux qui étaient jadis considérés comme morts, la société envisage en règle générale des solutions pour que ces exclus, qui sont improductifs, puissent réintégrer le système. Après avoir recensé ou désigné ses déviants, après avoir décidé de les enfermer, il va falloir organiser, mettre en place, une politique de "rééducation". L'Europe occidentale voit fleurir de très nombreux établissements nommés "maisons de correction" dans lesquels est mise en place une seule stratégie de "rééducation" ainsi définie: l'enfermement qui conjugue assistance et répression, avec deux objectifs: châtier, redresser. Le système disciplinaire qui y règne est fondé sur trois principes: la surveillance constante, la délation érigée en principe de gouvernement, l'application de punitions corporelles. Peut-on y voir une des origines des connotations coercitives du mot "rééducation"?

      FOUCAULT (1972, ed. 1979, p. 523), qualifie le XVII ème siècle d'apothéose du personnage médical". Les médecins aliénistes y acquièrent un pouvoir et un prestige considérables.

      Si la rééducation des marginaux est au XVII ème siècle inscrite dans un modèle autoritaire et disciplinaire, le modèle dominant de l'éducation de l'époque se réfère au même modèle. A des problèmes différents, la société du dix-septième siècle, puis du dix-huitième siècle, semble proposer des réponses bien parentes dans leurs conceptions.


1-2- "Faire oeuvre de soi-même".

      Beaucoup d'enfants sont exclus de l'instruction du fait de leur condition sociale, en ce milieu du dix-huitième siècle, et quelques pédagogues vont aller vers eux, consacrer leurs efforts à tenter de les instruire afin d'améliorer leur sort. Nous en évoquerons un seul, dans la mesure où ses positions sont radicalement en rupture avec celles, "héritées" du dix-septième siècle, en France.

      Convaincu de l'urgence d'éduquer et d'instruire les enfants pauvres et les orphelins, Johann Heinrich PESTALOZZI (1746-1827) met en oeuvre auprès de ceux-ci les idées de COMENIUS et de ROUSSEAU. Pionnier, parmi les pédagogues, d'un enseignement "spécialisé" qui n'existe pas encore, se consacrant à des enfants en marge de la société, PESTALOZZI fait oeuvre créatrice. En 1799, à Stans, il se charge presque seul de 62 orphelins de guerre. Tout être humain possède des forces fondamentales "de la tête, de la main et du coeur", dit-il. Il s'agit de "faire une oeuvre de soi-même", et ce, malgré la mutilation sociale. Une seule solution: éduquer. N'est-ce pas affirmer, comme l'avait fait COMENIUS, que le fait de "se trouver", de se connaître, de se repérer dans sa propre histoire, est indissociable de la construction de ses apprentissages et de ses relations sociales?


1-3- En cette fin de dix-huitième siècle et ce début du dix-neuvième, quatre préoccupations majeures dominent toutes les autres questions : ce sont la médecine, la colonisation, la pédagogie et l'unification du pays.


1-3-1- Une prépondérance décisive de la médecine. Elle conjugue les missions de réparation des corps et celle de régulation sociale. Des médecins aliénistes s'instaurent pédagogues.

      La médecine confirme la position prépondérante qu'elle avait acquise au XVII ème siècle, d'une part, en armant de moyens nouveaux l'intervention du médecin aliéniste dans l'asile, et, d'autre part, par des expériences éducatives à l'extérieur des murs 32  . La médecine connaît des progrès considérables, qui auront pour effet de réduire de façon notable la mortalité infantile, et de prolonger l'espérance de vie. Cette "apothéose" du pouvoir médical signe-t-elle les origines du pouvoir de la médecine sur tout ce qui se rapportera au traitement de "l'exception" et de "la marge" de la société?

      Les travaux de PINEL et de ESQUIROL, vont permettre de constituer des critères pour différencier les reclus et catégoriser les aliénés, tous mêlés, sans distinction, dans les hôpitaux, jusqu'alors. ESQUIROL (1772-1840) catégorise les arriérations mentales, En établissant une nosographie dans le "monde uniforme de la déraison" (FOUCAULT, 1972), il est considéré comme un des fondateurs de la psychiatrie. Selon la catégorisation de ESQUIROL, les degrés des arriérations mentales, dans un continuum, vont de l'idiotie, nommée également oligophrénie, degré le plus profond, à la "faiblesse d'esprit" (nommée plus tard débilité légère), en passant par l'imbécillité, degré intermédiaire. Cette nosographie classe les individus selon la morphologie de leur visage, selon leurs capacités de volonté, de mémorisation, de jugement, de langage, etc.

      L'idiotie est une nouvelle entité clinique dont ESQUIROL donne en 1810 une définition en trois points:

  1. Il s'agit d'un déficit intellectuel très marqué.
  2. Ce déficit est essentiel au sujet et permanent. L'idiot a toujours été idiot, parce que le déficit procède de causes inscrites dans son organisme même, congénitalement ou de façon très précoce au cours de la première phase de sa vie. Les causes de ces syndromes déficitaires sont toujours recherchées dans des lésions organiques, endogènes, constitutionnelles - liées à la prématuration ou à la naissance avant terme -, ou héréditaires, ou bien exogènes: lésions traumatiques, toxiques, accident pré ou post-natal. 33 
  3. L'idiotie est incurable, ceci étant lié à son "organicité". Le pronostic de permanence du déficit a des effets sur celui de l'inadaptation sociale pathologique du sujet.

      La définition de l'idiotie selon ESQUIROL restera en usage jusque en 1950 environ, et marquera de ce fait les études, les recherches et la clinique dans le domaine des déficiences mentales, pendant les cent cinquante années suivantes. La tendance sera même de généraliser à toutes les formes de déficiences mentales, y compris les débilités moyennes et légères, les caractéristiques définies par ESQUIROL pour l'idiotie, sans jamais les remettre en cause jusqu'à une date relativement récente. Cette nosographie "élargie" sera déterminante dans la manière dont seront abordées et traitées les difficultés de l'enfant, dans la manière d'aborder sa déficience mentale éventuelle, et dans les réponses apportées. Son influence se fera sentir en ce qui concerne la recherche du niveau d'intelligence des enfants, leur catégorisation en fonction de celui-ci, et le sort scolaire et social qui leur seront réservés à partir des années 1909, date de création des classes et des écoles de perfectionnement. Cette définition de la débilité nourrira de nombreux débats parmi les psychologues et au sein de l'école, pendant de nombreuses années.

      Les enfants "anormaux", "arriérés et déficients" sont confiés à des établissements de bienfaisance et d'assistance publique. Quelques établissements pour aveugles et sourds-muets existent également, mais tous ces établissements ont peu de relation avec l'éducation, et n'ont pas pour objectif d'instruire ces enfants. Des médecins aliénistes, affirmant des positions radicalement en écart des convictions établies, vont pourtant s'instaurer pédagogues de ces enfants en grande difficulté et impulser un courant de pensée qui alimente aujourd'hui encore notre réflexion pédagogique. C'est le cas de ITARD (1774-1838).

      Edouard SEGUIN, (1812-1880), éducateur d'abord, médecin ensuite, élève de ITARD et de ESQUIROL, s'intéresse à l'éducation des enfants déficients mentaux, et différencie la folie de la démence. Il ouvre à Paris une "école expérimentale pour anormaux" puis se fixe aux Etats-Unis et y répand sa méthode en créant de nombreux instituts pour déficients. Il appliquera pendant dix ans, en les modifiant, les techniques de ITARD.


1-3-2- La politique de colonisation a comme effet un intérêt croissant pour "les sauvages". Une conception linéaire et continue du progrès humain y trouve ses racines.

      On comprend l'intérêt qu'ont pu susciter des études comme celles de ITARD à propos des "enfants sauvages", et tous les enjeux qui y seront attachés, dix ans après la Révolution, dans une période d'extension coloniale, de découverte et de recherche de domination de "peuplades sauvages".

      Le système de représentations de la société du dix neuvième siècle, hérite des conceptions humanistes des dix-septième et du dix-huitième siècle, construites selon des principes de rationalité, de scientificité, de sociabilité démocratique. Elles concevaient le progrès humain dans une démarche de progrès linéaire et continue, et dans une histoire allant du sauvage à l'homme civilisé. Cette conception est lourde de conséquences, tant au niveau des relations que le pays colonisateur entretiendra avec les pays colonisés, que dans le domaine de l'éducation lui-même. L'enfant étant assimilé, par une extension des concepts, au "sauvage", la conception de son éducation en découlera.


1-3-3- La troisième préoccupation de cette période: l'éducation et l'instruction des enfants.

      "L'enfant". Une alternative: les châtiments ou la force de l'exemple. L'instruction des enfants, en France. Un rêve d'universalité pour l'école.

      Quelle conception se fait-on de "l'enfant"? La Révolution n'a pas changé radicalement les idées concernant l'enfant. La "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen", du 26 août 1789 affirme, entre autres, que tout sujet de droit est inaliénable. Mais l'enfant, ou infans, étant étymologiquement "celui qui ne parle pas encore", n'est pas considéré comme un sujet de droit, pas plus que l'aliéné lui-même, c'est-à-dire le fou, ou le "sauvage". Du latin alienare (rendre autre, rendre étranger), l'aliénation insiste sur le caractère étranger, énigmatique, de celui à qui on ne peut par conséquent donner la parole, ou de celui qui peut devenir la propriété d'un autre, deuxième sens du mot "aliéner". Jean Jacques ROUSSEAU avait été à l'initiative du "mythe du bon sauvage" que seule la société pervertit. Une assimilation persistante va se faire entre l'enfant, et une représentation que les hommes de l'époque se font du "sauvage". Il apparaît cependant que ce n'est pas la "bonne image" du "sauvage" de ROUSSEAU qui domine, puisque cet enfant, assimilé à "un sauvage", il va falloir le "civiliser" ou "l'éduquer", en en extirpant les mauvais penchants.

      La conception linéaire du développement qui irait du "sauvage" à l'homme civilisé, du mauvais au bien, de l'inculte à la connaissance, explique bien des attitudes éducatives autoritaires et coercitives que nous verrons apparaître ici ou là, et pendant de longues années. La littérature cependant met en scène l'enfant "innocent", victime des pouvoirs politiques, de la société, des adultes, des établissements charitables dans lesquels il est placé 34  .

      Parallèlement à cet intérêt naissant pour l'enfant, se développe une réflexion sur les problèmes de l'éducation. Une littérature destinée aux enfants est créée. La finalité de ces parutions est d'abord moralisatrice. Le texte est utilisé comme on utilise un fouet. Il s'agit d'éduquer par la peur du châtiment, afin de redresser les mauvais instincts qui sont en l'enfant.

      Cependant, si l'enfant est un galopin dont seule une éducation sévère peut extirper les mauvais penchants, d'autres représentations commencent à apparaître. On commence à penser dans le même temps que l'exemple d'êtres bons, et l'affection du milieu familial, peuvent être éducatifs, peuvent contribuer à la socialisation, à la lente maturation qu'est l'éducation d'un enfant 35  . On voit poindre la reconnaissance de l'importance du climat affectif dans le développement de l'enfant, ainsi que les prémices de ce que l'on nommera plus tard les processus d'identification, processus fondamentaux dans la construction psychique de l'enfant. Certains, comme Lewis CAROLL, tentent de donner la parole à "l'infans". En 1865, paraît "Alice au pays des merveilles", voyage initiatique, transposition sous forme de rêve, de questions fondamentales de l'enfance. Est-ce une première approche de ce que sera une psychologie de l'enfant?

      Qu'en est-il de leur instruction?

      La Révolution de 1789 rêvait d'une instruction populaire, nationale, égalitaire, neutre et généralisée qui formerait des citoyens libres et égaux. Elle avait tenté à plusieurs reprises d'établir le principe d'un enseignement populaire, laïque, gratuit, sous l'impulsion de LA CHALOTAIS, DANTON, puis TALLEYRAND. Le droit à l'éducation populaire et nationale avait été réclamé dans les Cahiers des Etats Généraux: "Les enfants de l'Etat, doivent être élevés par des membres de l'Etat. " (LA CHALOTAIS). CONDORCET en 1792 y ajoutait l'idée de neutralité, déniant toute ingérence politique ou religieuse dans l'instruction publique, l'avènement de citoyens libres et égaux devant passer par leur instruction. DANTON ira jusqu'à affirmer: "Ne regardez pas trop à la dépense; après le pain, l'instruction est le premier besoin du peuple!". Mais rien ne put être réalisé, faute de temps, de moyens financiers et de maîtres formés.

      De 1830 à 1882, l'évolution de l'école se fait surtout en faveur des jeunes enfants pauvres dont les mères travaillent. Depuis 1825, s'inspirant de l'initiative du pasteur OBERLIN réalisée en 1770, des salles d'asile se sont multipliées à Paris. Ce sont des établissements dits "charitables", administrés par le Comité des hospices. En 1865, beaucoup d'enfants ne fréquentent encore aucune école. Victor DURUY en 1867 réclame l'obligation et la gratuité scolaire. On sait qu'il obtint seulement la création d'une "caisse des écoles" pour faciliter la fréquentation de l'école par les enfants pauvres, et l'obligation pour toute commune de plus de 500 habitants d'avoir au moins une école de filles.

      Friedrich FROBEL (1782-1852), pédagogue allemand, disciple de ROUSSEAU et de PESTALOZZI, créé en 1837 une école pour les petits, à Blankenburg en Thuringe, le "Kindengarten" ou "Jardin d'enfants". Il plaide, en particulier, en faveur d'un statut du jeu comme éducatif. Il insiste sur la relation adulte-enfant dans le jeu. L'élève doit prendre conscience, et faire confiance, en ses propres capacités, et dans celles des autres.


1-3-4- La quatrième préoccupation: une volonté d'unification du pays.

      Un des premiers objectifs que se donne la République, est de réaliser l'unification du pays, au-delà des particularismes régionaux, linguistiques, culturels, religieux, familiaux ou corporatistes très puissants, qui sont un obstacle majeur au fonctionnement du nouvel état. Cette nécessité entre en contradiction avec le désir, présent lui aussi, de permettre l'expression et la liberté individuelle. Le choix est fait, face à cette contradiction, à cette tension, d'inculquer à tous les enfants le "moule républicain", celui d'une même culture universelle, pour répondre à l'objectif premier d'unification du pays 36  .

      Si beaucoup d'enfants ne fréquentent aucune école et si la Troisième République se préoccupe de leur instruction, un élément déterminant va constituer un frein à toute initiative pour les instruire: beaucoup d'entre eux travaillent, et ce, dès leur plus jeune âge.


1-4- Des lois tentent de limiter le travail des enfants.

      Le 22 mars 1841, une loi limite à huit ans l'âge d'embauche des enfants, à huit heures la durée de la journée de travail des huit-douze ans et à douze heures celle des enfants de douze à seize ans. En 1874, le repos hebdomadaire est rendu obligatoire pour les enfants de moins de treize ans, et les femmes. Le travail souterrain leur est interdit.


2- Les lois scolaires. Emergence d'une idéologie universaliste et unificatrice.

      Jules SIMON en 1871, avec l'avènement de la Troisième République et du parti Républicain, relance le débat de l'instruction publique 37  . Mais ce n'est qu'en 1879, sous l'impulsion d'hommes comme Jules FERRY, Paul BERT, Ferdinand BUISSON, que sont promulguées les lois qui instaureront l'enseignement dans l'esprit démocratique et les principes essentiels de notre législation scolaire actuelle. Sont ainsi instituées, la gratuité (16 juin 1881), la neutralité confessionnelle, donc laïcité de l'enseignement public (28 mars 1882), l'obligation pour les enfants des deux sexes âgés de 6 à 13 ans (28 mars 1882). Ce sont les lois connues sous le nom de lois de Jules FERRY 38  .

      S'assortissant à l'obligation scolaire, une loi limite l'embauche des enfants à l'âge minimum de treize ans. Il faudra cependant de nombreuses grèves, très dures et réprimées très violemment, pour que le patronat accepte de réduire le temps de travail, et en priorité celui des enfants, condition indispensable pour que les lois scolaires puissent être appliquées.

      Ainsi, les lois de la Troisième République qui instaurent l'obligation scolaire ont permis, non sans mal, de mettre fin à l'exploitation des enfants. L'enfant acquiert le statut d'écolier. Promotion sociale qui s'assortit d'une nouvelle source de difficultés, de tensions.


2-1- Quels peuvent être les effets d'une idéologie scolaire universaliste et unificatrice, et comment les comprendre?

      Le cadre de l'institution scolaire est posé. Cependant, l'école gratuite, laïque et obligatoire, signe les débuts de "l'histoire" de l'échec scolaire et de l'inadaptation possible de l'enfant....


2-1-1- Une position universaliste de la pédagogie, conduit l'éducateur à vouloir guider l'enfant sur LE chemin unique, et ne laisse pas de place aux différences.

      Une conception selon laquelle tous les enfants se développeraient selon un modèle unique, linéaire et continu, c'est-à-dire selon le même rythme, suivant des « étapes » successives et hiérarchisées qu'ils franchiraient sensiblement au même moment, influence d'une manière décisive la conception de la pédagogie. Le présupposé scolaire se fonde sur un principe humaniste optimiste qui affirme l'égalité de tous les hommes, y compris devant l'appropriation du savoir. Ce que l'on nommera « l'égalité des chances » y trouvera ses origines. Conception linéaire et continue du développement, et conviction d'une identité-égalité des enfants devant le savoir, préparent la position d'une pédagogie traditionnelle et universaliste, qui prétendra vouloir faire parcourir le même cursus, au même rythme, et avec les mêmes méthodes, à tous les enfants.

      Il s'agirait alors pour le pédagogue de guider l'enfant sur ce chemin, de l'aider à entrer dans le moule du même programme et dans celui des meilleures méthodes établies par l'adulte, en un mot, de l'aider éventuellement à s'adapter à l'enseignement tel qu'on le lui proposera, magistral et unique. Toute déviance du parcours unique va d'abord être comprise comme inadaptation, et susciter de l'inquiétude. Elle va devoir ensuite être immédiatement corrigée, le plus tôt possible "avant qu'il ne soit trop tard". Il s'agira de remettre l'enfant dans "le bon", "le droit chemin". La croyance en "l'égalité des chances", fondée sur un principe universaliste conjugué à une conception linéaire du développement, ne laissant pas de place à l'autre hétérogène, revient à nier les différences. Dans cette optique, aucun enfant n'étant exclu a priori de l'instruction, tous sont supposés mis égalitairement sur la même ligne de départ.

      L'exclusion était, auparavant, basée principalement sur des raisons sociales, ou bien était due à des pathologies importantes. L'école va désormais, à son tour, secréter marginalisation et exclusion.


2-1-2- Difficiles conjugaisons: "l'instruction pour tous" et, "que les meilleurs gagnent"... Du "choix" au "mérite".

      Deux principes fondateurs et organisateurs de la société vont désormais s'opposer: à "l'optimisme universaliste" s'oppose un principe antagoniste: "le réalisme concurrentiel" 39  .

      Si le mot d'ordre lancé par Jules FERRY était "le droit à l'instruction pour tous", conformément aux objectifs de fournir à l'économie une main d'oeuvre qualifiée, d'unifier le pays et d'abolir la division sociale, il rejette catégoriquement devant la Chambre, le 13 juillet 1880, l'idée même d'une extension de la gratuité de l'instruction à l'enseignement secondaire: "Le devoir de l'Etat en matière d'enseignement primaire est absolu, il le doit à tous. Pourquoi? Parce que ce devoir est mesuré par l'intérêt social lui-même...Mais quand on arrive à l'enseignement secondaire, il n'y a plus la même nécessité..." 40  . Seuls ceux qui en sont capables y ont droit. On assiste à la mise en place d'un système méritocratique, dans un parcours supposé linéaire.

      Dans la Loi GUIZOT de 1833, le Conseil municipal désignait les enfants pauvres, "heureux élus", qui méritaient d'être instruits. Quels étaient les critères de ce choix? On peut penser qu'ils étaient éminemment subjectifs. Les lois scolaires de 1881 et 1882 lui substituent a priori des critères plus démocratiques en donnant aux enfants "une égalité des chances". Mais ce mérite à conquérir et à conserver, ouvre la porte à d'autres questions, présente d'autres pièges. Toute "une zone ambiguë, fragile" va se développer, "où va s'accumuler toute la violence de l'incertitude." (HENRI, 1987, p. 57).


2-2- Le cadre scolaire universel et unificateur est mis en doute par la question des différences. Se profile pour l'enfant la menace de l'échec scolaire.

      "L'importance que revêtent l'environnement et le cadre, se manifeste toujours par leur défaut, qui ne manque pas de se produire et qui est nécessaire à la croissance même: ce défaut, cette défaillance met l'être humain en crise", rappelle KAES (1979, p. 3), qui ajoute, à propos des institutions: «Nous savons que la mise en crise des systèmes édifiés pour assurer la sécurité, la continuité, la contenance, la conservation et la ressource est toujours vécue comme une exposition à la mort." (id., p. 4). C'est dire l'importance des enjeux que recouvre et que soulève l'échec scolaire de l'élève qui, par son échec même, met le système en crise.

      L'école de Jules Ferry devait se heurter tôt ou tard au problème des enfants qui ne s'adapteraient pas au système scolaire. Elle a de ce fait généré le phénomène de l'échec scolaire, "maladie" inconnue, inexistante auparavant. Le problème de l'inadaptation à l'école a mis cependant quelque temps à émerger.

      Lors de l'instauration de l'instruction obligatoire, les ambitions des familles paraissent d'abord liées directement à leur position sociale, les enfants de la bourgeoisie poursuivant plus longtemps leurs études, les autres s'orientant plus vite vers des professions plus concrètes, plus manuelles. Même si l'idéal démocratique et l'égalité des chances sont quelque peu pervertis, chacun peut prétendre trouver une place dans la société, et une place lui permettant de vivre correctement. Quoi qu'il en soit, sont semés en 1881-1882, les germes qui se développeront peu à peu, au fil de cette évolution. En même temps que les postes de travail exigeront une main d'oeuvre de plus en plus qualifiée, les différences entre les individus et leurs possibilités, capacités apparentes du moins, s'accentueront. Le "cancre" accumulera désormais de lourds enjeux autour de sa personne, et en particulier soulèvera la question des limites du système. Il faudra attendre les années 1989-1990, avec la « Loi d'orientation », la mise en place des cycles et la pédagogie différenciée, pour que soient tentées des modifications dans les présupposés et les principes de l'école. C'est dire toute l'importance des conceptions « des origines » de l'école et de celles attachées aux premières difficultés scolaires rencontrées par les enfants.

      La compétition individuelle étant une dimension qui paraît inévitable dans le modèle concurrentiel selon lequel est conçue cette « école de Jules FERRY », la croyance en des dons personnels ou dans le mérite rendra indigne celui qui ne réussit pas, ouvrant le champ à la culpabilité ou à la conviction d'incapacité, d'indignité personnelle, de culpabilité, de celui qui est en échec...


3- Instauration d'une dialectique "intérieur et extérieur", médecine et pédagogie, autour des limites de l'école. Premiers signes de la "crise" de l'école?

      Le tout nouveau système scolaire en place n'a pas tardé à rencontrer des difficultés. C'était inévitable. Ce qui importe, c'est la manière dont on va tenter de les résoudre. Un mouvement de balancier entre extérieur de l'école et intérieur, entre tout particulièrement médecine et pédagogie, par le truchement du traitement des difficultés de l'enfant, va se mettre en branle.


3-1- La médecine appelée au chevet de la pédagogie pour rendre "dociles" les élèves "récalcitrants". "Rééducation", "Prévention"...

      Jean Martin CHARCOT (1825-1893), médecin aliéniste français, donne des cours qui ont un grand retentissement, à l'hôpital de la Salpêtrière. Il expose le succès dans les années 1870-1880 des méthodes hypnotiques avec des "malades nerveux" et en particulier les hystériques. FREUD, qui assiste à ses cours, utilisera d'abord l'hypnose avant de donner la première place à la fonction de la parole et d'abandonner complètement la technique hypnotique, lorsqu'il élaborera ce qui deviendra la psychanalyse.

      En 1886, l'Inspecteur d'Académie de Nancy, Edgar BERILLON, préconise les méthodes hypnotiques utilisées pour les aliénés comme remèdes auprès des enfants "rebelles", "méchants" pour lesquels les pédagogues se déclarent impuissants. La suggestion, grâce à l'hypnose, comme outil thérapeutique, est considérée comme le moyen idéal de les rendre "dociles". C'est "une arme nouvelle pour le bon combat"..."nous lui livrons (à l'éducateur) l'ennemi à demi terrassé"  41  . Le projet ne s'arrête pourtant pas là. Edgar BERILLON envisage la possible extension de ces méthodes, à toute éducation, dans une optique de prévention des déviations: "...Nulle résistance de la part de cet esprit abattu qui écoute inconsciemment la voix douce, insinuante, caressante, paternelle, mais en même temps ferme et incisive." (CIFALI, 1994, p. 57). Dans le principe éducatif dominant à cette époque, lequel préconise le redressement des "mauvais penchants" de l'enfant, hypnose et suggestion apparaissent comme des techniques plus "douces", tout à fait envisageables pour "forger un être moral, altruiste et équilibré" (id.). Il est vrai que la violence faite à l'enfant, bien que non moins réelle dans cette conception, serait moins visible...

      Une "rééducation" par l'hypnose, pourrait-elle devenir technique de "prévention" des "enfants rebelles" à l'instruction?


3-2- Des médecins aliénistes prétendent renouveler la pédagogie des "normaux".

      Sortant du champ de l'hôpital pour s'intéresser aux problèmes éducatifs, des pédagogues-médecins conçoivent d'utiliser avec tous les enfants, des méthodes éprouvées dans le traitement de l'exception.

      Le pionnier, ITARD, suivi par son élève, SEGUIN, ont inspiré Maria MONTESSORI (1870-1952) et DECROLY (1871-1932). Une conviction fondamentale les anime: l'éducabilité de tout enfant, quelles que soient ses difficultés. Conviction philosophique d'abord, posée comme postulat de confiance par certains pédagogues et humanistes, la connaissance actuelle du fonctionnement du cerveau et la découverte de l'utilisation très faible de ses potentialités, semblent leur donner raison aujourd'hui.

      La tentation a toujours été forte de considérer certains enfants comme "irrécupérables", Il s'est toujours, pourtant, trouvé des pédagogues pour affirmer le postulat d'éducabilité, "double exigence, logique et morale, de l'activité éducative..." (AVANZINI, 1989, p. 6). Ce postulat exige "l'abandon de l'illusion de l'uniformité; à cet égard, il peut s'agir d'une reconnaissance du droit à la différence, d'une meilleure compréhension de la relation entre l'égalité de droit des personnes et leur inégalité scolaire de fait, enfin du postulat de l'éducabilité universelle des sujets, qui est l'exigence philosophique et éthique fondamentale de toute pratique éducative; il ne saurait en effet y avoir de sens à celle-ci sans cette affirmation préalable." (id.). En quoi consiste cette « double exigence »? "C'est la confiance dans les possibilités de l'enfant...Les éducateurs (...) croient, en face d'une difficulté ou d'un échec, qu'il reste bien un moyen que l'on n'a pas encore tenté et qu'il faut à tout prix inventer." (MEIRIEU et DEVELAY, 1992, p. 93).

      Quoi qu'il en soit, l'Ecole va devoir analyser ce nouveau problème auquel elle est confrontée, l'échec scolaire de certains enfants, pour tenter d'y répondre.


4- Quelle est l'appréhension de l'échec scolaire vingt ans après les lois de Jules FERRY?

      Vingt années se sont écoulées depuis l'instauration des lois scolaires. Nous avons envisagé les questions soulevées par l'apparition du phénomène d'échec scolaire, nous devons à présent nous interroger sur ce qui fut mis en place par l'Ecole pour y répondre. Nous nous centrerons donc sur les réponses de l'Institution, en nous demandant d'abord dans quel contexte elles apparaissent.

      Des outils pour la connaissance de l'homme sont mis au point: les tests. Une loi institue l'enseignement spécialisé à l'école: la loi du 15 avril 1909 qui crée les classes de perfectionnement. C'est autour de ces deux pôles que nous construirons cette analyse, tentant d'en analyser et d'en comprendre les implications et les premiers effets sur l'institution, et sur l'enfant en difficulté à l'école.


4-1-Le rêve d'une connaissance scientifique de l'homme s'arme de techniques nouvelles.

      L'ambition de construire une approche scientifique du psychisme humain n'est pas nouvelle. Cependant, l'essor des techniques et des connaissances peut faire espérer à certains de pouvoir enfin construire des outils fiables, à valeur scientifique, de cette connaissance.

      Dès le début du XX ème siècle, parallèlement au développement des techniques et des sciences en général, la psychologie connaît un essor considérable, et marque de son empreinte les différents courants de pensée. L'hérédité apparaît comme un facteur important de la personnalité humaine. Cette importance est encore accentuée par la diffusion des études de Charles DARWIN concernant l'évolution des espèces. 42  Deux voies se dessinent:

  • l'apparition d'une ambition "scientifique" de mesure de la personne,
  • et une première organisation de la recherche, en vue d'une meilleure connaissance de l'enfant et de son éducation.

      Ces deux directions inspireront, plus tard, des approches radicalement différentes, de la difficulté scolaire de l'enfant. La conjonction des deux courants, avec un désir affirmé d'objectivité et de scientificité, donne naissance à la psychologie scientifique. C'est celle-ci qui sera interrogée en premier lieu quant à la difficulté scolaire de l'enfant.

      En 1890, le psychologue américain CATELL propose le premier "test". Le mot vient du latin testis qui désignait le pot utilisé par les alchimistes pour la transformation des métaux. En 1900, Ferdinand BUISSON crée "La société libre pour l'étude psychologique de l'enfant" qui deviendra en 1918 "La société Alfred Binet" 43  . Cette société se donne pour objectif "la recherche sur l'évolution physique, intellectuelle et morale de l'enfant, ainsi que sur les méthodes et procédés d'éducation". On va demander à la psychologie d'expliquer l'échec scolaire de certains élèves.

      Comment se pose la question de l'école au début du siècle? Il s'agit de généraliser et de rendre opérationnelle, plus efficace, l'instruction publique gratuite et obligatoire mise en place depuis seulement vingt ans, mais aussi de la légitimer aux yeux de tous. Cependant, certains élèves éprouvent des difficultés à suivre un cursus normal. La seule présence des « cancres », remet en cause le présupposé fondateur universaliste. L'école offre à tous les mêmes conditions d'instruction. Certains n'en profitent pas. Que se passe-t-il?


4-2-Vérification d'une première équation: « enfant égal élève ».

      Un choix est fait a priori: c'est "le cancre" qui est mis en cause. Dans cette optique, il est nécessaire de vérifier si "le mauvais élève" relève bien du système de l'école. La question de la norme et de la normalité, qui vont de pair, se trouve ainsi posée.

      En 1904, l'administration de l'Education Nationale, confrontée au problème de la pédagogie des "enfants anormaux", créé une commission chargée d'étudier cette question. La démarche adoptée, est logique par rapport à la manière dont est posée la question: il faut dans un premier temps évaluer les capacités des élèves afin de vérifier leur adéquation, ou non, à l'école. La suite de ce raisonnement est que si l'élève est reconnu "anormal", le système de l'école lui-même, tel qu'il se présente, n'est pas à remettre en cause, puisque la responsabilité se situe dans l'élève.

      La première préoccupation de cette commission consistera à repérer, à dénombrer les enfants qui ne s'accordent pas au système scolaire. On s'adresse à messieurs BINET et SIMON qui se trouvent d'abord déconcertés par ce problème.

      Alfred BINET (1857-1911), psychologue, écrivain, esprit encyclopédique, avait imaginé des petites questions à poser aux enfants des écoles. Son enquête, dans les écoles de Paris, ramène à 2% la proportion d'enfants rebelles à tout effort. Dans le langage de la caractérologie en usage alors, ces enfants étaient catégorisés comme "amorphes". Il avance une première hypothèse: "On ne naît pas paresseux, on le devient"

      Alfred BINET, aidé de Théodore SIMON, médecin, parvient à une deuxième hypothèse: les enfants en difficulté ne sont pas dépourvus d'intelligence. Leur intelligence correspondrait à celle d'enfants plus jeunes.


4-2-1- Mesure, catégorisation. "Des vitesses de développement différentes".

      En 1905, pour la première fois, les notions d'âge mental et d'échelle d'intelligence apparaissent. On évoque des "zones" correspondant à la nosographie de Esquirol: idiot, imbécile...En 1908, BINET procède à une tentative d'étalonnage par âge, et calcule l'âge mental à un an près (l'approximation passera à deux mois près, en 1911). Alfred BINET a fondé la psychologie scientifique en France, et créé la méthode des tests de niveau intellectuel par l'échelle BINET-SIMON ou "échelle métrique de l'intelligence".

      Dans une conception linéaire et continue du progrès, une question se pose avec insistance aux pédagogues: "Peut-on mélanger dans la même classe des enfants dont la vitesse d'acquisition n'est pas la même?". L'idée de mesurer leur vitesse d'acquisition et de les classer en différents niveaux, s'impose alors. Une stratégie s'instaure dans l'école afin de dépister et de diagnostiquer, les enfants arriérés mentaux:

  • l'élève en difficulté est soumis à des tests;
  • on constate son retard éventuel par rapport aux autres enfants;
  • s'il est catégorisé comme "anormal" ou "arriéré", la question se pose de la réponse à donner de la part de l'école.

      L'école en vient à penser, qu'un cadre spécifique et adapté aux difficultés et aux besoins de cet enfant, s'impose. On dénombrera, on classera, on catégorisera les enfants qui ne s'accordent pas au système universaliste de l'école, les élèves qui ne vérifient pas l'équation "enfant égal élève ». Un long processus de sélection, tri, catégorisation et exclusion de certains élèves du cursus scolaire "normal" est enclenché...


4-2-2-Naissance légale de l'enseignement spécialisé. Exclusion, ségrégation. Les classes de perfectionnement.

      L'idée de base est que tout enfant considéré comme anormal peut être scolarisé dans des conditions appropriées: un groupe moins nombreux que celui d'une classe, dite, par opposition, "normale", accompagné par un maître spécialisé formé à une pédagogie particulière. La loi du 15 avril 1909 44  crée des classes et des écoles spéciales de perfectionnement "pour les enfants arriérés des deux sexes" (article 1). Les classes annexées à des écoles primaires recevront des enfants âgés de six à treize ans, qui pourront, à leur âge de treize ans, et s'ils sont "reconnus incapables d'apprendre une profession au dehors" (id.) être reçus dans une école autonome de perfectionnement. Les écoles autonomes, elles, pourront accueillir les enfants jusqu'à seize ans, en leur assurant une instruction primaire et un enseignement professionnel. "Les enfants trop atteints pour que leur éducation puisse se faire dans la famille suivront de préférence le régime de l'internat" (article 2).


4-3- Deuxième équation à démontrer: « élève en échec égal déficient intellectuel ». Sélection (s). Le "QI".

      Comment s'opère la sélection pour ces classes nouvellement crées 45  ? Quelle évolution vont connaître les outils élaborés par BINET et SIMON? Les capacités intellectuelles, considérées comme héréditaires et immuables, en sont le critère retenu. Pour BINET, les qualités intellectuelles ne se mesurent pas comme des longueurs, et ne sont pas superposables. On peut simplement effectuer un classement dans une hiérarchie, permettant le repérage d'un individu à l'intérieur de son groupe.

      Cette mesure de l'intelligence, comme la méthode des tests, nourriront nombre de débats qui aboutiront beaucoup plus tard à une modification sensible dans le sens d'une relativisation de leur utilisation 46  . En 1912, le Quotient Intellectuel, ou QI, apparaît, avec William STERN, un allemand. La nosographie de ESQUIROL est reprise, et précisée.

      Le discours biologiste et scientifique apparaît alors comme dominant. La conception du caractère héréditaire et immuable de l'intelligence, ou la recherche de mesure des différentes capacités de l'individu, en sont des conséquences. D'autre part, l'accent est mis sur le développement de l'enfant, dans une conception toujours linéaire et continue de ce développement. En référence aux constatations "scientifiques" données par les tests, on considère alors, que certains enfants présentent "un retard" dans leur développement.

      Ces nouvelles classes, dites « de perfectionnement », vont devoir définir leurs objectifs et leurs méthodes. Ce ne sera pas sans soulever des questions difficiles, questions adressées à l'ensemble du système scolaire.


4-4- Des tensions générées par des objectifs contradictoires.

      La mise en place au sein de l'école, de classes spéciales de perfectionnement pour les inadaptés de l'école, procède d'une même logique et met en oeuvre des démarches qui seront similaires dans leurs grandes lignes à celles qui présideront à la création d'autres classes spéciales, dans le système scolaire.


Exclure pour intégrer?

      Il s'agit d'exclure dans un premier temps les enfants "en retard" ou "inadaptés", dans une structure d'aide collective. Mesures transitoires dans la mesure du possible, temps de mise à l'écart du cursus ordinaire. L'élève est toujours écolier, donc ne déroge pas à l'obligation scolaire, mais on l'autorise, de par son statut "d'inadapté" acquis par les tests, à "s'absenter" pour un temps, d'une scolarité régie de la même manière pour tous les enfants. L'objectif annoncé pour ces classes est de tenter de réinscrire une partie au moins de ces enfants, dans un système inchangé, lorsqu'ils auront "rattrapé" leur "retard", c'est-à-dire les autres.


"Normaliser" des "anormaux incurables"?

      Les tests, en particulier lorsqu'ils ont déterminé le handicap mental de l'enfant, décideront du caractère définitif de cette déficience (avant que ce caractère irréversible ne soit remis en question). En cataloguant ainsi l'enfant sans possibilité d'appel, les tests tendront à confirmer la nécessité d'exclure définitivement ces enfants des "filières normales".

      Pourtant, dans les intentions déclarées, rien ne s'opposait à ce qu'un enfant rejoigne les autres élèves dans une classe ordinaire, après un séjour plus ou moins bref en classe spéciale. Le passage théorique en était prévu. La mesure était donc conçue au départ comme transitoire, avec pour mission pour les maîtres de "normaliser" des "anormaux" définitifs. La contradiction n'a pas toujours été simple à porter, assumer, dépasser pour les enseignants de ces classes. La pédagogie des classes spécialisées va connaître la tension d'un paradoxe. Ce paradoxe concernera bientôt une grande partie de ce qui va devenir l'enseignement spécialisé, du moins la partie qui s'adresse à des enfants estimés "récupérables" par le système scolaire. C'est la raison pour laquelle nous devons l'interroger.


4-5- La pédagogie des classes spécialisées va connaître le poids d'un paradoxe.


Première proposition: du "toujours plus" pédagogique.

      Le nom même donné à ces classes en désignait l'objectif originaire: "perfectionner". Ces enfants sont considérés comme "arriérés", non seulement dans le sens de la nosographie psychiatrique déterminée par ESQUIROL, mais aussi dans le sens de, "ayant pris du retard" par rapport aux autres enfants, dans la ligne continue et chronologique du développement.

      Ce cadre est prévu comme transitoire, destiné à leur "perfectionnement", à leur "rattrapage" des autres. Dans la mesure du possible, il faut, et malgré le paradoxe qui apparaît vite aux maîtres comme évident, assigner à cette structure l'objectif d'apporter à ces enfants "du plus" - "allégé" (?), du "encore plus", entendu souvent, comme du "encore plus de la même chose", puisqu'il s'agit de "rattraper un retard". Le principe du renforcement pédagogique par la leçon particulière est ainsi systématisé, dans une politique compensatoire du décalage.

      Les classes de perfectionnement renonceront vite à cet objectif, par impossibilité avérée d'y répondre, mais une conception de l'enseignement spécial, dans un registre du "toujours plus" pédagogique, se met ainsi en place, conviction tenace, puisqu'on en retrouve encore des survivances aujourd'hui.


Deuxième proposition pédagogique: de "l'allégé". "Ils ne font pas, parce qu'ils ne peuvent pas". Un statut de "malade"?

      La deuxième position est liée au fait de reconnaître la dimension psychologique du handicap. Grâce à l'éclairage de la psychologie scientifique, l'explication de tous les échecs et retards par la seule paresse de l'enfant, ou par sa "mauvaise volonté", conception moralisatrice héritée des valeurs du XVII ème siècle, ne peut plus être soutenue. Du moins, elle est mise en doute, et l'on commence à penser que, si l'on ne veut pas renoncer complètement à ce système explicatif, la paresse ou la mauvaise volonté ne sont pas seules en cause. Certains enfants, on l'admettait, ne faisaient pas, non parce qu'ils ne voulaient pas et étaient paresseux ou butés, mais parce qu'ils ne pouvaient pas. On devait même admettre que certains enfants travaillaient, sans résultat. Certains enfants se révélaient "doués" ou "normalement doués" dans certains domaines moins directement liés aux acquis scolaires, alors qu'ils étaient en échec à l'école. Ces constatations permettaient d'ébaucher une dissociation, difficile dans les esprits, entre échec scolaire et échec dans la vie, entre intelligence et sottise.

      Cependant, comme les tests ont, non seulement considéré ces enfants "arriérés" comme "en retard" "par rapport à la moyenne des enfants de leur âge", mais qu'ils ont également catégorisé ces enfants comme "arriérés", au niveau psychologique, on ne peut exiger d'eux la même vitesse d'acquisition que pour les autres enfants. Il sera donc nécessaire de leur proposer un enseignement "allégé" dans son programme et dans ses exigences. Il sera nécessaire de mettre en place à leur égard une pédagogie tenant compte de leurs difficultés et de leurs besoins. Toujours selon le même paradigme explicatif d'un retard pris dans un développement linéaire et continu, on leur "donnera plus de temps" qu'aux autres enfants pour accomplir un parcours identique dans lequel, selon leurs forces et leurs capacités, ils s'arrêteront plus ou moins tôt. On réduit donc les exigences à leur égard, comme on peut le faire avec des malades. On pourrait dire qu'on les minorise, comme un malade peut se retrouver minorisé par le fait de confier son sort à un médecin. Entre les mains de spécialistes, il ne leur sera demandé en aucune sorte d'être responsables de leurs difficultés ou de leur changement.

      On va ainsi tenter de "normaliser" , adapter, ré-adapter, "rééduquer", ces "inadaptés", "anormaux", "déviants" au système, afin de tenter de réinscrire une partie de ces enfants dans un système inchangé, lorsqu'ils ont "rattrapé".


4-6- Problèmes posés: Norme (s), normalité et « a-normalité »; adaptation, inadaptation...

      La question de "la normalité" et de "l'anormalité " est ainsi posée pour la première fois au sein de l'institution scolaire, vis à vis d'enfants non atteints dans leur intégrité physique de manière visible, mais qui "résistent" à la scolarité obligatoire.

  • Ces enfants mettent le système en échec ainsi que leurs maîtres.
  • Leurs capacités intellectuelles sont incriminées.
  • Dans ce contexte, l'échec scolaire apparaît comme un handicap intellectuel ou affectif attaché à la personne de l'enfant.

      Mais de quelles normes parle-t-on, et qui les définit? Y a-t-il UNE norme, celle que définit l'école, entraînant déviance, inadaptation de celui qui ne s'y conforme pas exactement? Tout système définit ses limites, définit par là même un extérieur et un intérieur, un dedans et un dehors. A partir des lois de Jules FERRY, cette question se pose au sein même de l'école. Comment celle-ci va-t-elle définir ses propres normes, ses limites? L'école a commencé à exclure certains élèves de son centre, comment va-t-elle définir les critères de cette expulsion? Les limites du système seront elles étanches ou bien perméables? Elastiques, ou bien rigides? Comment va-t-elle assumer ce mécanisme d'expulsion qui est enclenché? Comment va-t-elle gérer le problème de ceux qui seront "hors-normes", donc inadaptés? Y a-t-il place, au sein de l'école, pour la différence, une différence articulée, acceptée et intégrée, une différence qui ne provoque pas immédiatement des processus d'exclusion vis à vis de celui qui n'est pas "conforme" aux attentes? Ou bien, trouve-t-on, dans la perpétuation d'un modèle imaginaire unique et universel, tous les processus d'identifications basés sur "le semblable", les mécanismes de projection, de rejet et d'exclusion, qui en sont l'autre face?

      Ce sont toutes ces questions, délicates, difficiles, qui s'amorcent ici, et auxquelles l'école va se trouver confrontée. Un mouvement "d'exclusion interne", c'est-à-dire un mouvement d'expulsion du centre vers la périphérie mais encore à l'intérieur du système, est enclenché. La pédagogie va interpeller les tests pour mieux comprendre ce qui se passe dans l'échec scolaire d'enfants de plus en plus nombreux à le vivre. On peut dire que "l'ère psychométrique" est née.

      Qu'est-ce qu'un test? Nous retenons la définition, devenue « classique », qu'en donnera René ZAZZO: "Un test est une épreuve strictement définie dans ses conditions d'application et dans son mode de notation et qui permet de situer un sujet par rapport à une population elle-même sociologiquement et biologiquement définie."

      Dans une politique de généralisation de la méthode des tests, que mesure-t-on? Tout ou presque, pourra faire l'objet d'une mesure par un test. On mesure l'intelligence, mais aussi les performances ou aptitudes spécifiques de l'individu, diverses capacités psychologiques et motrices bien définies à l'avance lors de la construction de l'épreuve: la discrimination visuelle, l'organisation spatiale, la latéralité, le niveau de langage, la mémorisation et les troubles de mémoire, l'apprentissage et la conceptualisation de rapports logiques, la fatigabilité, l'application au travail, le rendement,...On leur adjoint quelquefois des tests projectifs ou de personnalité...On entre dans "l'ère psychométrique". Pédagogues et psychologues semblent pris dans une frénésie de mesures, dans une préoccupation scientifique, d'opérationnalisation et de quantification, démarche qui s'étaye sur des références biologiques. L'approche psychométrique des élèves génère sélection et exclusion.


4-7- Des questions posées

      Si "la fonction défensive de l'illusion groupale, comme la sensibilité à toute "entame" narcissique amènent le rejet de membres du groupe considérés comme mauvais, perturbateurs, différents..." (KAES, in ANZIEU et al., 1972, p. 19), cette fonction défensive est une tentative vitale du groupe considéré pour sauvegarder son intégrité et éviter le morcellement, qui serait une mise en oeuvre de la pulsion de mort.

      L'idéologie universaliste, fondatrice de l'école devenue obligatoire pour tous les enfants, par la multiplication des élèves en échec, doit affronter désormais cette tension née de sa mise en doute. L'école entre alors dans une période de désillusion, d'errance, de tâtonnement, pendant laquelle elle va chercher d'abord à sauvegarder son idéologie de départ, quitte à expulser vers la périphérie tous ceux qui ne vérifient pas l'équation « enfant égal élève ». S'ils ne rentrent pas dans cette logique, c'est qu'ils sont "mauvais, différents", à rejeter...Les classes de perfectionnement correspondent à la mise en place d'une première structure ségrégative au sein de l'Education Nationale pour les enfants qui ne peuvent s'adapter à un enseignement ordinaire. Les fondations de l'enseignement spécialisé en direction des enfants inadaptés, sont posées au sein de l'Education Nationale.

      Ainsi, avec le développement de la méthode des tests et d'une approche "scientifique" et objectivante, non seulement de la difficulté mais aussi de la personne de l'enfant, surgit au sein du système scolaire, une série d'oppositions qui ne cesseront de faire tension entre des notions comme :

  • ordinaires ou pathologiques,
    dans la catégorisation des difficultés;
  • normaux ou malades,
    dans la catégorisation des enfants en échec scolaire;
  • pédagogie ou soins,
    quant au registre des remédiations 47  .

      Pédagogues des classes "ordinaires" et pédagogues des classes spécialisées, se verront "pris" dans ces contradictions, devront vivre et assumer ces tensions, et tenter de les articuler.

      Le souci d'objectivité et de scientificité ne s'assortit-il pas d'une objectivation de l'enfant en en faisant un objet d'observation? L'école tombera-t-elle dans le piège d'oublier le sujet, et, de ne pas entendre ce qu'il peut vouloir inconsciemment signifier par les difficultés qu'il exprime à l'école? L'enfant, quant à lui, pose désormais la question de sa difficulté à l'école. Il va se trouver "pris", lui aussi, dans ces logiques quelquefois contradictoires.

      La pédagogie va devoir trouver des réponses.


5- Une pédagogie qui cherche ses repères (1909-1945).

      En 1909, la création des classes de perfectionnement, signait la naissance de l'enseignement spécialisé. 1945 inaugurera une période de grande expansion démographique, entraînant une augmentation importante du public scolaire. Une transformation technologique s'accompagnera d'une modification notable des attentes vis à vis de l'école, et rendra plus cruciale encore, la nécessité de nouvelles réponses à la difficulté scolaire de l'enfant. Dès le début du siècle cependant, les questions de l'adaptation de l'enfant à l'école, adaptation jugée nécessaire pour qu'il tire profit de celle-ci, deviennent de plus en plus pressantes, dans la mesure où les exigences de la société industrielle, et, par conséquent, les attentes vis à vis de l'école, augmentent. La pédagogie "ordinaire" et surtout la pédagogie spécialisée, vont tenter de diverses manières d'intégrer les apports de la psychologie et de la psychanalyse, dans l'espoir de trouver de nouvelles pistes pour l'action pédagogique.


5-1- La pédagogie et la psychologie rêvent de scientificité.


5-1-1- Un rêve de pédagogie scientifique.

      Psychologues, médecins, et pédagogues, rêvent de construire une pédagogie rationnelle, "scientifique". Le pédagogue cherche à s'assurer du bien-fondé de son action. La psychologie, pense-t-on, permettrait de posséder enfin les éléments de base "scientifiques" qui ont toujours manqué à la pédagogie pour asseoir son action, et affirmer ses positions. Dépasser l'empirisme et la subjectivité qui ont toujours été le lot de l'action éducative et pédagogique, apparaissait comme enfin possible! Disposer de bases "scientifiques", "objectives", afin de savoir ce qu'il est bon de faire pour être dans le "vrai", "l'efficace", permettrait de donner à la pédagogie le statut d'une science de l'éducation. Celle-ci permettrait, pensent les pédagogues, de disposer de certitudes rassurantes, alors que l'intuition pédagogique habituelle porte la marque de l'angoisse, du vide, de la probabilité, du manque, de l'erreur, du sentiment de ne pas tout maîtriser, de ne pas tout comprendre.


5-1-2- L'enfant: "un objet à connaître" par la psychologie.

      Les outils privilégiés de la nouvelle psychologie scientifique, deviennent l'instrumentation requise par une école confrontée à l'échec scolaire. Les bases de la psychologie moderne sont jetées. On lui demande de diagnostiquer, et de prédire, la réussite ou l'échec des élèves. On pensera, vers le fin de la période considérée ici, que les travaux de Jean PIAGET, lesquels mettent en évidence les stades du développement intellectuel, ceux de Henri WALLON 48  , décrivant un développement plus global, émotionnel et relationnel de l'enfant, se conjuguant à ceux de BINET sur la mesure de l'intelligence, pourraient être des repères "objectifs" dans la connaissance de l'enfant.

      Sigmund FREUD "invente" la psychanalyse. Ses écrits seront traduits et connus en France à partir des années 1920. Ils feront s'interroger sur le mode d'approche des relations humaines, et la pédagogie se sentira peu à peu interpellée. FREUD fait de la petite enfance la clef du destin de la personne en affinant le rôle central du "complexe d'Oedipe". Il remet en question les limites entre la normalité et la pathologie. "...les névroses forment dans leurs diverses manifestations une chaîne ininterrompue qui va de la maladie à la santé", affirme-t-il en 1924, (p. 61). Une des conséquences capitale en ce qui concerne la compréhension de la difficulté de l'enfant, est le questionnement que cette difficulté suscite. Est-ce un symptôme? Le fonctionnement psychique de cet enfant relève-t-il d'un état pathologique? Qu'est-ce que la pathologie? Si la difficulté de l'élève peut être une inhibition ou un symptôme, toute la conception de l'aide à lui apporter, devrait s'en trouver radicalement transformée.


5-2- Réformer l'école? Des pédagogues "de la périphérie", ou "en marge" de l'école proposent des pédagogies pour les enfants "du centre" du système.

      On peut observer un phénomène nouveau. Des pédagogues, convaincus de l'urgence de modifier l'école dans ses méthodes actuelles, ne s'adressent plus seulement à des enfants marginalisés, déjà exclus du centre du système. Ils ont pour objectif de contribuer à la transformation de l'école pour tous les élèves 49  .

      Que ce soient, Francisco FERRER ( 1859-1909), qui fonda l'Ecole Moderne en Espagne en 1901, DEWEY (1859-1952), Ovide DECROLY (1871-1932), médecin et psychologue belge, ou Célestin FREINET (1896-1966), qui dut se "mettre en marge" de l'Institution scolaire pour mettre en oeuvre ses conceptions pédagogiques, tous ces pédagogues tentent de donner une nouvelle définition du mot "pédagogue" en retournant aux origines de ce terme. Le maître doit changer de place et accompagner l'enfant dans le développement de sa personne, comme dans ses démarches d'apprentissage.


5-3- Une idée d'un "médico-psycho-pédagogique"....

      Ovide DECROLY (1871-1932) est médecin et psychologue. Il tente une synthèse des conceptions rousseauistes et des développements et apports de la psychologie à visée scientifique des débuts du vingtième siècle. S'accommodant mal des méthodes d'éducation classiques, il dut changer plusieurs fois d'établissements au cours de sa scolarité. On peut penser que son histoire personnelle, l'avait sensibilisé aux difficultés scolaires, et l'a fait s'intéresser aux méthodes de l'Ecole Nouvelle.

      En 1901, il ouvre "L'Institut pour enfants irréguliers" ou enfants "retardés et anormaux". Deux ans après, en 1907, il se décide à appliquer à l'éducation des enfants normaux, l'expérience acquise auprès des anormaux, et fonde l'Ecole de l'Ermitage à Bruxelles. Sa méthode se répand dans un certain nombre d'écoles publiques belges.

      Il existe actuellement des Centres DECROLY. Le premier article de la Charte constitutive en est: "Reconnaissance de l'enfant tel qu'il est, avec ses besoins, ses capacités, ses faiblesses, ses désirs."


5-3-1- Confiscation du "savoir pédagogique" par la médecine.

      C'est en Suisse, dans le canton du Valais, que le Docteur André REPOND, en 1930, crée un premier Centre Médico-Pédagogique 50  . Il s'agit de mettre en oeuvre en éducation et en pédagogie, et dans une interprétation médico-pédagogique des apports de la psychanalyse, une nouvelle science qu'il nomme "hygiène mentale". Son idée est de "prévenir" des troubles par l'application des principes psychanalytiques.

      Parents et éducateurs sont déclarés, dans leur grande majorité, incompétents à exercer leur tâche. En contrepartie, le médical se pose en détenteur du "savoir" et confisque celui-ci à la pédagogie. En conséquence, médecins et psychologues doivent s'atteler à la tâche énorme d'améliorer le système éducatif et scolaire. "Vous accumulez bêtise sur bêtise; nous, nous possédons la méthode qui nous permet de réussir; vous devez changer, ne plus vous aveugler, dissiper votre ignorance". Ainsi parlait André REPOND en 1938 (CIFALI, 1994, p. 30). Les maîtres doivent disposer d'une meilleure formation psychologique. Le psychanalyste Charles ODIER écrira, dans la même veine: "la psychanalyse est en mesure de réparer les erreurs commises...les parents ou l'entourage n'ont qu'à s'incliner pour remettre la direction de leurs enfants aux mains des médecins." (CIFALI, id.).

      De tels discours, chargés d'hégémonie, en provenance d'une "psychanalyse" conçue comme toute-puissante, et interprétée dans un registre médical, ne pouvaient, semble-t-il, que déclencher de très fortes résistances et des réactions de rejet, de la part, à la fois, des éducateurs qui attendaient le plus des apports de la psychanalyse pour l'éducation, et de la part des autres, qui n'y croyaient pas.

      Une question va devenir insistante et générer des tensions:


5-3-2- La pédagogie doit-elle "s'assujettir à la médecine?"

      Un courant de pensée, qui apparaîtra par vagues successives, commence à s'élever contre l'intervention des médecins dans la pédagogie. Le philosophe ALAIN, en 1932, critique violemment l'intervention des médecins aliénistes dans l'éducation. "L'enseignement primaire est livré aux médecins aliénistes. On sait comment ils se trompèrent en reconstruisant l'homme raisonnable d'après le fou...il y a des enfants anormaux que l'on veut appeler arriérés; cette manière de dire n'est pas bonne." (p. 164).

      Cette prise de position d'ALAIN reflète tout un courant de pensée et ouvre la voie aux tensions qui ne cesseront plus désormais d'être actives, entre médecine et pédagogie. Ces tensions se manifesteront sous la forme d'oppositions duelles et souvent mortifères entre normalité ou pathologie, normalité ou anormalité, adaptation ou inadaptation, entre exclusion ou intégration, entre thérapie ou apprentissage, etc...


Conclusion: Des pistes pour avancer, sur plusieurs registres...

      Afin d'apporter des réponses à la question: "Par quelles voies l'école a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de "rééducateurs"?, nous avons suivi l'enfant dans ses premières difficultés scolaires. Cet "enfant-énigme", nombreux ont été ceux qui ont désormais cherché à le connaître. Si certains pensaient pouvoir se contenter, peut-être, des connaissances acquises, lorsque "tout se passait bien", la difficulté de cet enfant a renouvelé l'énigme, obligeant pédagogues, psychologues, psychanalystes, à reprendre encore et encore leurs investigations, leurs analyses.

      L'école, telle qu'elle avait été conçue au départ, s'est révélée inadaptée à un nombre grandissant d'enfants. Mise en crise par l'échec scolaire de certains enfants, l'école est entrée dans une période d'errance, de tâtonnement, et sa fragilité révélée se prête à toutes les tensions.

      Des "tiers" extérieurs à l'école, psychologues, médecins, pédagogues, en marge du système scolaire ordinaire, comme le sont les pédagogues des "méthodes nouvelles", vont tenter d'innover, de proposer des solutions réformatrices.

      Ils sont convaincus, par exemple:

  • de l'absolue nécessité de donner la parole à l'enfant et de l'écouter;
  • de l'indissociable relation entre activités intellectuelles et affectivité;
  • de l'importance du jeu dans la socialisation et dans le développement de l'enfant;
  • de l'absolue nécessité d'aller à la rencontre de l'enfant "là où il est", pour l'inviter à changer, à évoluer, à intégrer la communauté scolaire et sociale.

      Certains d'entre eux tentent de mettre en oeuvre leurs convictions auprès des enfants, que ceux-ci soient en difficulté, ou non.

      Dans un nouveau mouvement de balancier allant de la pédagogie pour "enfants irréguliers" à la pédagogie ordinaire, ne peut-on pas considérer que DECROLY, médecin comme ITARD, Maria MONTESSORI, Théodore SIMON ou CLAPAREDE, ont jeté les ponts de ce qui deviendra une conception "médico-psycho-pédagogique" de la difficulté de l'enfant? L'opposition signifiée par ALAIN, entre médecine et pédagogie, a pu aller ou va encore, jusqu'à prendre parfois, dépassant le champ des idées, des allures d'enjeu de pouvoir ou de territoires. Au XVII ème siècle, nous l'avons rappelé, la médecine s'est vue déléguer la gestion des "marges", que celles-ci soient sociales ou médicales. On peut penser que cette "tradition" la conduit à se sentir impliquée, d'emblée, par la difficulté scolaire de l'enfant. On peut faire l'hypothèse que cette présence, très prégnante, de la médecine et de ses approches, dans la gestion des "marges", contribuera, sans doute, pour une bonne part, au fait que l'école aura les plus grandes difficultés à prendre de la distance par rapport à ce regard médical, et à penser la difficulté scolaire de l'enfant comme "normale", c'est-à-dire, non pathologique, et ne relevant pas de soins. Mettre en évidence ce mouvement, cette tendance, était une des tâches de travail que nous nous étions donnée pour cette première partie. Cet éclairage devrait nous permettre de mieux comprendre, ensuite, ce difficile dégagement, cette difficultueuse prise de distance des positions pédagogiques, par rapport à un regard médical sur la difficulté de l'enfant à l'école.

      Ainsi, par l'interrogation de la difficulté de l'enfant hors et dans les murs de l'école, par l'analyse des réponses qui ont été prodiguées à cet enfant, en provenance d'horizons divers, nous connaissons d'ores et déjà des éléments qui expliquent comment l'école a compris, peu à peu, la diversité des difficultés de l'enfant, en connaissant mieux celui-ci. 51  Dans le même temps, l'institution scolaire prend conscience des limites de la pédagogie, face à ces difficultés.

      Après la seconde guerre mondiale, le rythme de la société va s'accélérer, sur tous les plans: démographique, scientifique, technique, législatif...Que va-t-il se passer pour l'école? Des pédagogues ont élaboré et proposé de nouvelles méthodes, et des approches différentes de l'enfant, à l'école. La psychologie, la psychanalyse, ont construit leurs bases. Comment l'école va-t-elle assumer, après 1945, la question de la difficulté des élèves?

"On pourrait étendre à l'exclusion ce que dit Denis Olivennes à propos du chômage: ce phénomène, avant d'être un problème, a d'abord été une solution, un choix de société, même si ce choix n'a jamais été formulé explicitement, dans toute sa crudité."
Le Canard enchaîné. (23 octobre 1996, p. 6). 52 


Chapitre III
L'école en crise, et à la recherche de solutions.
Exclusion(s), errance, tâtonnements, création. "L'identité reçue des géniteurs". Genèse et naissance de la rééducation.

      Pour répondre à la question: "Par quelles voies l'école va-t-elle être amenée à instituer la rééducation en son sein?", nous avons constaté qu'il nous fallait aller chercher, en premier lieu, du côté de la difficulté de l'enfant. Rechercher ensuite du côté des réponses apportées à cette difficulté, qu'elle soit scolaire ou non, donnait des directions, des pistes de réponses possibles, que ces pratiques et leur théorisation soient elles-mêmes intérieures à l'école, ou extérieures.

      Quel est le contexte scolaire entre 1945 et les années 1960-1970, période de création de la fonction des rééducateurs de l'Education nationale? Comment appréhende-t-on la difficulté de l'enfant? Quels choix va faire l'école? Quels vont en être les effets? Que devient l'aide dite, à présent, "spécialisée"?

      Une nécessaire réforme de l'école?

      Qu'en est-il de l'évolution des institutions scolaires entre 1945 et les années 1960-70, date de l'apparition des premiers "rééducateurs" de l'Education Nationale?

      Une forte expansion démographique, la nécessité de spécialisation accrue de la main d'oeuvre, l'échec scolaire grandissant, conduisent à vouloir réformer le système scolaire. Après 1945, la fréquentation des collèges et des lycées est en très nette progression. La scolarisation obligatoire connaîtra une nouvelle extension, puisqu'en 1959, une loi prévoit, à partir de 1967, la mise en application de la scolarité obligatoire jusqu'à seize ans. Des analyses soulignent la "véritable lame de fond de l'évolution de la société française" 53  , qui a pris son origine en 1945. L'expansion technologique et économique des années de l'après-guerre, l'accroissement de la population, font que l'école accueille plus d'enfants, et doit les préparer à un monde industriel en pleine transformation. Ce dernier réclame une main d'oeuvre importante et de mieux en mieux formée. Les nécessités socio-économiques, une nouvelle fois, déterminent des urgences au niveau du système scolaire.

      La Constitution du 27 octobre 1946 stipule: "La nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat." La devise de l'école devient: "L'égalité des chances".

      La problématique de l'échec scolaire devient l'enjeu de nombreux débats. L'école de 1945 n'est plus adaptée et connaît des situations en impasse face au développement considérable de ce phénomène. Un mouvement d'expulsion des élèves, du centre du système vers sa périphérie, s'intensifie. Un profond changement, une mutation du système éducatif, face à un public scolaire hétérogène, apparaît indispensable. Il s'avère urgent de renouveler l'approche pédagogique des élèves et de leurs difficultés. Le ministère de l'Education Nationale, conscient du problème, confie à une commission d'études la charge "d'une large enquête sur les problèmes relatifs à la réforme de l'Enseignement"  54  (p. 11). Ce sont Paul LANGEVIN, professeur au Collège de France, Président de la Société française de Pédagogie, et le psychologue Henri WALLON, qui en sont responsables. Le projet qui en résulta fut communiqué le 14 décembre 1944.

      Les propositions de Messieurs LANGEVIN et WALLON réaffirment les principes démocratiques de l'école de Jules FERRY: "Tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte." (1962, p. 17-18).

      Les idées émises par le Plan LANGEVIN-WALLON, ne seront jamais mises en application.

      L'Ecole se trouve au croisement d'un foisonnement d'idées qui préparent celles d'aujourd'hui. Des logiques quelquefois antagonistes s'opposent autour de la question de l'échec scolaire. Ces logiques tirent les conceptions de l'échec, et celles de l'aide, soit, vers le médical, soit, vers le pédagogique, soit encore, vers le psychologique.


1- Des propositions nouvelles pour connaître l'enfant, et pour l'aider dans sa difficulté scolaire.

      Les classes de perfectionnement ont été peu nombreuses jusqu'en 1945. Elles se sont multipliées depuis. Il s'avère qu'avoir "éliminé" des classes, le terme est péjoratif et utilisé sciemment, un certain nombre d'enfants, les avoir scolarisés dans des classes de perfectionnement, ne résout pas tous les problèmes de l'échec scolaire, puisque des enfants qui n'en relèvent pas, leur QI étant normal ou quasiment normal, sont pourtant en échec.

      Il y a tous ces enfants dont l'intelligence est mesurée comme approchant la normale, la limite. Il y a aussi, ce qui rend tout le monde perplexe, des enfants dont l'intelligence s'avère aux tests comme tout à fait normale, voire au-dessus de la normale, et qui sont en complet échec scolaire, ou, comme il est dit, "en échec scolaire sélectif", c'est-à-dire que leur échec se limite à une, deux disciplines: la lecture, par exemple, ou les maths, ou encore l'orthographe...Alors?

      Depuis l'éclairage apporté par la psychologie scientifique, sur les difficultés de l'enfant, l'explication de tous les échecs et retards par la seule paresse de cet enfant, ou par son manque de dons, ne peut plus être soutenue. On avait postulé, toujours dans ce présupposé universaliste que nous avons souligné, que si l'enfant n'est pas "paresseux", s'il remplit les conditions de capacités intellectuelles requises, il devrait apprendre comme les autres, suivre le cursus proposé par les programmes. ...Alors?

      A présent, on avance que ces enfants en échec, ne sont pas pour autant, tous "débiles"...Alors, on va chercher désespérément d'autres causes, d'autres explications, dans une quête effrénée de diagnostics armés de tests, afin d'envisager des remèdes de plus en plus spécialisés. Tout un espace incertain, rempli de contradictions et porteur de rancoeurs, voire d'angoisses, va prendre forme. Une lutte de territoires, subtile, faisant intervenir des enjeux complexes, souvent ambigus, va ainsi s'ouvrir entre la science médicale qui nourrit des prétentions pédagogiques, et ce qui voudrait être ou devenir une science pédagogique, ou la pédagogie "tout court". La première se targue de bases biologico-scientifiques, désirant parfois édicter les principes d'une "bonne éducation" ou d'une "bonne pédagogie". La seconde défend son territoire de l'intrusion des spécialistes, lâchant pourtant parfois de larges pans de ce territoire, et ce, justement, en ce qui concerne les enfants qui ne répondent pas à ses attentes, tentant de reprendre ce qu'elle avait cédé la veille, empruntant les conceptions médicales de la difficulté, et ses méthodes de remédiation...Les luttes institutionnelles autour du Centre Psycho-pédagogique Claude Bernard, en plusieurs périodes, à partir de 1945, en donnent une illustration très significative, qui est loin d'être unique.

      Les Sciences humaines connaissent un essor considérable et proposeront de nouvelles réponses à la difficulté de l'enfant, ainsi que des repères pour la transformation du modèle de l'école, tel que l'avait conçu la Troisième République.


1-1- La psychopédagogie comme carrefour des connaissances.

      Le développement de différentes approches psychologiques concernant l'enfant, l'appréhension radicalement différente de la personne, conceptualisée par la psychanalyse, les apports déterminants de la sociologie, de l'ethnologie, de la physiologie, de la médecine, de la réflexion philosophique, ont trouvé à l'évidence des résonances, sinon des prolongements, dans le domaine de l'éducation. Celle-ci ne peut plus prétendre, sans un parti pris de mauvaise foi, s'adresser uniquement au "sujet épistémique" issu directement des observations "en laboratoire" de PIAGET. Nul ne peut contester désormais que le psychisme de "l'enfant-élève" est constitué, non seulement de ses capacités cognitives, mais aussi de ses affects, de son inconscient, des conflits psychiques qui l'animent, de ce qu'il a constitué en lui à partir de son appartenance sociale et familiale. Nul ne peut théoriquement prétendre que la pensée et le corps sont séparés, et nul ne peut nier, que les deux sont inextricablement mêlés.

      Le pédagogue, confronté au problème de plus en plus important et angoissant de l'échec scolaire, connaît le doute sur la validité de sa pédagogie. Il rêvera de plus en plus de faire bénéficier son action des apports de ces sciences en plein essor, d'articuler ces derniers avec une approche pédagogique et éducative de l'enfant, que celui-ci soit, ou non, en difficulté. Il connaîtra également les plus grandes difficultés à le faire, et les doutes l'assailleront plus d'une fois.

      Ainsi naît un nouveau positionnement, un point de vue, plutôt qu'une science. La psychopédagogie, construite, dans une visée première d'aide aux enfants en difficulté à l'école, et afin de lutter contre leur exclusion du système, se verra requise pour asseoir l'action pédagogique et éducative en général.


1-1-1- Une définition difficile et non stabilisée.

      La psychopédagogie, concept aux limites floues, mal définies, puisque concept construit d'emprunts, puisque située par définition à un point de convergence, puisque variable suivant les contextes, a fait l'objet de bien des interrogations et incertitudes, lors d'une recherche de définition univoque qui la résumerait. Des cours de "psychopédagogie" ont fleuri, des "professeurs de psychopédagogie" ont vu le jour, chacun cherchant, à sa manière, à définir son objet d'étude. Etait-ce s'atteler à une tâche impossible, puisque l'approche psychopédagogique peut être adoptée en toute légitimité par des disciplines différentes, puisqu'elle peut conjuguer des référents divers ? L'Education Nationale elle-même, mettra en place, en 1970, des "rééducateurs en psychopédagogie" qui devront oeuvrer au sein des GAPP (Groupes d'Aide psychopédagogique) avec des "rééducateurs en psychomotricité" et des psychologues scolaires, auprès des enfants en difficulté à l'école. Nous tenterons de définir ce que recouvrait ce terme dans cette fonction, à ce moment là de l'histoire de la pédagogie.

      Il nous a paru que, parmi les ouvrages consacrés à la psychopédagogie, et dont nous avons eu connaissance, deux grandes tendances émergent. Nous choisirons Georges MAUCO comme "porte-parole" de la première tendance, qui cherche à articuler la pédagogie et les apports de la théorie psychanalytique 55  . Une deuxième grande tendance, recouvrant des options variées, cherche à articuler psychologie et pédagogie. C'est ici que se manifeste le plus la diversité, liée au type de psychologie auquel on se réfère 56  .

      Nous retiendrons deux de ces définitions qui nous paraissent traduire deux points de convergence parmi ceux les plus souvent rencontrés. La première définition, concerne directement une conception de l'aide à l'enfant en difficulté scolaire, mais les tentatives d'extension à la pédagogie "ordinaire" ont été nombreuses.


1-1-2- Mise en oeuvre d'une aide à l'enfant en échec scolaire, basée sur une psychopédagogie qui se référerait à la théorie psychanalytique.


1-1-2-1- Création d'un Centre psychopédagogique.

      En 1945, à la Libération, naît le projet de faire bénéficier l'éducation, parents et professeurs, des apports de la psychanalyse et de la psychologie moderne, en se centrant sur le problème posé par les enfants en difficulté à l'école. Il s'agit d'intégrer ce que l'on connaît à présent "de la vie affective et intellectuelle de l'enfant, et notamment de son inconscient à partir duquel il se construit." (MAUCO, 1975, p. 21).

      En avril 1946, est ouvert le Centre Psychopédagogique, au lycée Claude Bernard à Paris. Ses fondateurs, Georges MAUCO, Juliette BOUTONNIER, suivis bientôt d'André BERGE, Françoise DOLTO, Maud MANNONI, du Dr. LEBOVICI, du Dr. DIATKINE, de M. ANZIEU, de Jacques LEVINE, entre autres, mettent l'accent sur l'importance du travail psychique inconscient chez l'enfant et ses éducateurs. Le terme de "psychopédagogie avait ici le même sens que celui de "pédanalyse" utilisé alors par les pédagogues psychanalystes suisses Ffister et Zulliger", précise Georges MAUCO (1975, p.157).

      Ce dernier affirme fortement la position de son équipe, qui élabore une réponse psychopédagogique à la difficulté de l'enfant, dans un nécessaire et radical changement de l'approche de cette difficulté. Cette psychopédagogie intègre les conceptions psychanalytiques du symptôme, l'échec scolaire pouvant être entendu comme un symptôme. "Toute consultation qui ne serait que médicale ou pédagogique ne saurait être assimilée à un Centre psychopédagogique. Elle pourrait même dans certains cas renforcer les troubles de l'élève en agissant avec une connaissance incomplète de leur origine profonde. En particulier une pression éducative ou rééducative considérée comme efficace si elle supprime les symptômes non seulement ne résout rien en profondeur mais peut même accroître les causes d'inadaptation. Car le symptôme n'est généralement qu'une réaction par où se décharge symboliquement la tension intérieure inconsciente." (MAUCO, 1975, p. 21-22).

      Les causes de la difficulté de l'enfant étant essentiellement psychiques, le psychopédagogue doit agir sur les causes du symptôme, en profondeur, et ne pas viser la seule adaptation superficielle, qui ne serait que soumission à l'autorité, affirme Georges MAUCO.


1-1-2-2- Une lutte de territoires?

      Les psychopédagogues du Centre Claude Bernard veulent se situer résolument hors d'une médicalisation abusive de la difficulté de l'enfant. L'enfant en échec scolaire n'est pas un malade, affirment-ils. Les réponses de la pédagogie ne sont pas non plus adaptées pour l'aider.

      Selon ce qu'en rapporte Georges MAUCO, une tension va s'instaurer au niveau institutionnel, entre le ministère de la Santé et le ministère de l'Education Nationale, sous la forme d'un enjeu de pouvoir. C'est la psychopédagogie nouvellement élaborée qui va faire les frais de ce "jeu d'échec."

      En 1949, la Sauvegarde de l'enfance créé l'Institut Claparède à Paris. Ce centre a une orientation plus médicale et "rééducative", dans le sens de réparation. L'Education Nationale, de son côté, ouvre des consultations étroitement pédagogiques et retire tous les professeurs détachés à Claude Bernard. En 1956, les organismes de Sécurité Sociale reconnaissent les consultations psychopédagogiques. (Décret du 9 mars 1956). Mais le 18-02-1963, paraît au Journal Officiel l'Annexe XXXII", le texte officiel qui régit encore aujourd'hui les Centres Médico-Psycho-Pédagogiques, ou CMPP, et place ces consultations sous la seule direction médicale 57  . En 1964, une circulaire réintroduit la direction pédagogique, sous prééminence médicale cependant, confirmant officiellement la tendance à ramener l'aide à l'enfant en difficulté, soit à une action pédagogique, soit à une action médicale.

      G. MAUCO relate cette lutte de territoires qui aboutit à la substitution, en 1973, des centres psychopédagogiques par les consultations médico-pédagogiques, avec obligation de direction médicale psychiatrique. Une mainmise est donc réalisée ainsi, sur ces centres, par le secteur médical.

      Ce renversement vers le médical par une prise en charge médicalisante des difficultés de l'enfant, comporte les risques que soulignait et déplorait Georges MAUCO. Nous avons déjà souligné le risque de non prise en compte de la difficulté manifeste, observable, de l'enfant, comme un symptôme psychique, signe d'un conflit qui ne peut se dire autrement. Il n'est pas alors le signe d'une difficulté instrumentale ou fonctionnelle. Georges MAUCO en relève un autre, et non des moindres, qu'accompagne cette bascule: " Le titre même de psychopédagogie fut supprimé pendant que se multipliaient les consultations prenant en charge médicalement, comme malades psychiatriques, les élèves inadaptés scolairement." (1975, p 22). Pour l'équipe de Claude Bernard, la désignation de l'enfant en difficulté scolaire comme malade psychiatrique, afin qu'une prise en charge financière par la Sécurité Sociale soit possible, est la négation même de ce qui fut une position qui voulait à tout prix "bien marquer que le travail du Centre (n'était) pas médical, mais psychopédagogique en vue d'aider à la maturation affective de l'enfant et non de l'étiqueter comme malade mental." (1975, p. 30-31).

      L'évolution des centres psychopédagogiques, est révélatrice de deux tendances qui paraissent a priori opposées. La première tendance est une écoute clinique, analytique, de l'échec de l'enfant comme pouvant être un symptôme, et la mise en place d'une psychopédagogie qui prenne en compte la fonction et le sens de ce symptôme éventuel pour le sujet. Cette approche met au premier plan, une écoute de la parole de l'enfant. La seconde tendance est une prise en charge médicalisante des dysfonctionnements de l'évolution de l'enfant, dans une intervention de réparation des "ratés" de l'éducation avec une visée de comblement des manques.


1-1-3- La psychopédagogie comme convergence et perspective dialectique entre pédagogie et psychologie?

      Reconnaître les spécificités des deux champs, différencier pédagogie et psychologie, n'empêche pas de tenter de les articuler. "La pédagogie porte sur le déroulement des processus éducationnels, jugeant des programmes et des résultats, alors que la psychologie étudie les caractères généraux des fonctions mentales de l'enfant et de ses comportements. Ainsi elle reste une science de fait et la pédagogie une science normative, qui seule peut définir les fins et les méthodes....C'est dans une perspective dialectique que s'inscrivent désormais les rapports entre psychologie et pédagogie." déclare Jehanne DELONCLE en 1972 (p. 12).

      La psychopédagogie que présente Jehanne DELONCLE, par exemple, est plus proche des méthodes des pédagogues de l'école nouvelle et des méthodes actives, comme de la pédagogie institutionnelle. Comme ces derniers, son objectif est de favoriser la créativité de l'enfant, tout en articulant la pédagogie aux apports de la psychologie, en tant que connaissance de l'enfant (qui intègre la psychologie dite "scientifique" et la méthode des tests). Son "support" est, avant tout, relationnel. "Bénéficiant de l'apport des sciences humaines, la psychopédagogie ne peut être que relationnelle", dit-elle (id. 1972, p. 145).

      Une deuxième voie, à l'intérieur de cette même tendance, se veut plus nettement "expérimentale", "scientifique", et prend directement appui, en les prolongeant dans le domaine de la pédagogie, sur les méthodes de la psychologie expérimentale et sur les tests  58  .

      Appelée en étayage de l'action pédagogique "ordinaire", la psychopédagogie est considérée par certains comme LA science de l'éducation. C'est dire l'intrication entre les approches psychologique et pédagogique, et l'attente considérable des pédagogues à son endroit.


1-1-4- Méfiances...

      Cependant, une méfiance s'instaure et se perpétue quant aux relations entre la psychologie, et, une pédagogie affirmée comme nécessairement normative. Maurice DEBESSE 59  exprime ces limites de l'articulation entre les deux champs: "Certes la psychologie nous apporte une aide précieuse entre toutes: elle est l'instrument d'adaptation pédagogique par excellence. Il ne s'agit donc ni de nier ni de réduire la part qui lui revient, au contraire. L'éducation doit reposer sur une psychopédagogie: nous ne nous lasserons pas de le montrer. Mais il ne faut pas que la psychologie de l'enfant, qui a permis de libérer l'éducation du carcan de ses routines, nous cache l'aspect normatif de toute formation.".

      Si l'articulation entre psychologie et pédagogie pose problème, alors que la plupart reconnaissent les apports indispensables aujourd'hui de la psychologie dans la connaissance de l'enfant, celle entre psychanalyse et pédagogie, semble en poser plus encore. "La classe n'est pas le divan freudien...", déclarait Daniel HAMELINE en 1986: "...l'éducation n'est pas la thérapie, l'enseignement n'a pas à jouer les apprentis sorciers, l'analysant n'est pas l'analyste" (p. 94).

      La question de l'articulation entre pédagogie et psychologie, entre pédagogie et psychanalyse, est posée...Toujours est-il que le débat reste ouvert. Un pas en avant n'est-il pas réalisé lorsque les questions sont posées, et non pas évitées, fuies, rejetées a priori, peurs et résistances étant les deux faces d'une même attitude psychique, et débouchant sur l'impasse, le blocage des situations?


1-2- La pédagogie doit-elle s'armer d'une "technologie du comportement" ?

      Le rêve d'une pédagogie scientifique se poursuit. Héritière de SKINNER (né en 1904), psychologue américain, la psychologie béhavioriste ou comportementaliste, refuse toute approche qui mettrait en jeu l'introspection, les processus inconscients, le désir insaisissable. Elle prétend ne prendre en compte que des comportements observables, vérifiables, contrôlables et planifiables, du type stimulus-réponse. Conditionnement et renforcement positif en sont les deux méthodes de base.

      Une question se pose à l'évidence devant des positions aussi radicalement opposées à celles des pédagogues qui se sont toujours penchés sur l'instruction et les difficultés des enfants. Ce rêve de "scientificité" ne vise-t- il pas à remplacer des valeurs qui furent celles de ces pédagogues? Ceux-ci croyaient dans les ressources de l'homme, et référaient leur acte pédagogique à une éthique. Ils croyaient aux effets de la relation, de la rencontre. Ne s'agit-il pas de prôner d'autres valeurs, qui sont de maîtrise, de contrôle, de planification, d'efficacité, de rendement? L'objectif est-il de remplacer la rencontre humaine par la conjonction efficace d'une "machine à enseigner" et d'une "machine à apprendre"? SKINNER réclamait un "supplément de technique" et réfutait le besoin pour la pédagogie d'un "supplément d'âme" 60  . Cette technique pédagogique renforcée pourrait ainsi s'opposer, selon lui, à la "surpuissance technique" (id) de la société.


1-3- Des pistes multiples, en provenance de l'extérieur de l'école, pour la connaissance de l'enfant et de ses difficultés...


1-3-1- Le développement de l'enfant dépend de la qualité de l'articulation entre affectif, cognitif et relationnel.

      La psychopathologie infantile, éclairée par la psychanalyse, ouvre de nouvelles voies dans la connaissance de l'enfant, de son développement et de ses difficultés.

      Entre 1957 et 1968, René SPITZ (1887-1974), médecin et psychanalyste, réalise des observations sur les carences affectives et l'hospitalisme. Il met au premier plan l'importance des relations mère-enfant dans le développement affectif, intellectuel et social de l'enfant, et ce, dès les premiers moments de la vie. La psychologie et ses observations cliniques redécouvrent ainsi ce que COMENIUS ou ROUSSEAU avaient affirmé de manière intuitive bien des années auparavant. "On (...) voit se dessiner, dans les différentes structures psycho-pathologiques, déclare Michèle PERRON-BORELLI (1968), différents modes d'interaction liant le développement des conduites adaptatives et cognitives au développement psychoaffectif et à ses aménagements économiques et dynamiques." .WINNICOTT, BETTELHEIM, apporteront, chacun à sa manière, leur contribution à une conception globale du développement de l'enfant.


1-3-2- Postulat d'éducabilité revisité par des psychanalystes.

      Oui, "Il y a toujours quelque chose à faire", quel que soit "le diagnostic désespéré" qui a été posé pour un enfant, déclare Bruno BETTELHEIM, (1950, p. 3), médecin et psychanalyste américain. De plus, personne ne peut savoir pour l'autre. Il faut sortir des déterminismes d'un diagnostic. BETTELHEIM met en garde, contre des diagnostics précoces, qui catégorisent les enfants. Par ses écrits, il fait entrevoir aux éducateurs ce qu'entraîne une position psychanalytique, au niveau de la conception de l'éducation en général, et de l'aide aux enfants en difficulté en particulier.

      Nous pouvons dire, semble-t-il, que l'action de Bruno BETTELHEIM est un pas de plus par rapport à ceux que purent faire les médecins qui le précédèrent dans le domaine de l'éducation. Ceux-ci avaient, en premier lieu, cherché à améliorer le sort des aliénés. Ils avaient ensuite recherché des méthodes propres à les faire évoluer par rapport à eux-mêmes. Ces pionniers ne remettaient en question, ni le déterminisme de la maladie diagnostiquée, même si des améliorations pouvaient être réalisées, ni l'enfermement lui-même.

      Cependant; le Plan LANGEVIN - WALLON avait tenté "d'officialiser", de l'intérieur même du système, la nécessité d'une réforme profonde du système scolaire, et avait donné des directions précises, pour cette réforme. Des propositions sont faites, de l'extérieur de l'école, pour aider l'enfant en difficulté scolaire. Que va faire l'école?


2- Choix de l'école, face à la difficulté de l'enfant. Les filières scolaires en question....et leurs effets.


2-1- Multiplications...

      Depuis 1909, certains élèves se voient exclus de l'école primaire ordinaire, et dirigés vers une classe de perfectionnement. Une ordonnance du général De GAULLE prévoit, en 1959, la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à seize ans (rendue effective à partir de 1967) 61  .

      Les années 1960-1965, marquent un tournant décisif dans l'organisation générale de l'Education Nationale, au niveau de l'enseignement "ordinaire" et spécialisé 62  . Eric PLAISANCE (1994, p. 20), qualifie l'année 1960 de l'âge d'or des catégorisations des "enfants-problèmes". Il souligne la "fièvre ségrégative" qui agite le monde de l'éducation. Les modèles dominants sont:

  • l'explication défectologique;
  • les interventions ségrégatives, vis à vis des enfants "inadaptés", et dans les collèges.

      Un constat s'impose: la mise en place des classes de perfectionnement n'a pas répondu à tous les problèmes d'échec scolaire. Il s'est avéré très vite, que d'autres enfants en échec scolaire, ne répondent pas au critère d'arriération mentale selon les tests. L'échec de ces enfants échappe à la compréhension des pédagogues et des psychologues.


2-1-1- Des besoins constatés. Balbutiements pour des réponses "autres". Naissance "prématurée" des premiers "rééducateurs".

      Au cours des années 1960-1970, l'Institution Scolaire reconnaît la présence à l'école, d'enfants en échec, qui ne sont pas déficients intellectuels, et cherche des réponses qui éviteraient leur exclusion du centre du système. Elle commence à former, dès 1961, à Beaumont-sur-Oise, des "maîtres chargés de la réadaptation psychopédagogique" de ces élèves "intelligents" mais en échec 63  . Il est précisé que cet instituteur spécialisé est chargé de "rééducation des troubles dans le langage oral et le langage écrit" et de "la réadaptation des élèves" (id). Il est clair que cette formulation assigne à ces maîtres un objectif précis de lutte contre ce qui a été défini entre-temps comme "la dyslexie".

      Le décret du 12 juillet 1963 officialise la rééducation dans l'école, en créant le "Certificat d'Aptitude à l'Education des enfants déficients ou Inadaptés" (ou CAEI) qui remplace le CAEA (Certificat d'Aptitude à l'Enseignement des enfants Arriérés), qui sanctionne la formation.

      Ces premiers "rééducateurs" se voient adjoindre, en 1964, des "maîtres chargés de réadaptation psychomotrice". La mission de ceux-ci est de réadapter les "enfants d'intelligence normale ayant des difficultés dans le domaine psychomoteur". Des dysfonctionnements, au niveau de la construction de l'espace et du temps, sont incriminés dans la dyslexie, en particulier, et on va demander tout particulièrement aux rééducateurs, de se centrer sur l'élaboration par l'enfant de ces outils d'appréhension du monde. La circulaire du 28 octobre 1964 organise la première formation de rééducateurs en psychomotricité, au centre de formation de Beaumont-sur-Oise. On évoque, dans ce texte, concernant l'ensemble des rééducateurs, un "enseignement d'appoint et de rééducation destiné à remédier à un retard anormal de l'élève en certaines disciplines ou à des difficultés scolaires d'origines diverses". (id.).

      L'accent est donc mis sur une tâche d'enseignement "d'appoint", donc complémentaire, ou relevant de la reprise, ou de la répétition, apparenté à ce que serait une leçon particulière, du "plus de la même chose", mais le mot de rééducation y est adjoint. La rééducation est alors conçue comme un renforcement pédagogique. La référence à la conception linéaire du développement est explicite à travers la persistance du mot "retard". Un "retard" serait donc, encore une fois, à "rattraper"?

      La fonction de psychologue scolaire, elle, plus ancienne 64  , est reprise et développée.

      Pour quelle raison avoir utilisé le terme de "prématurée", à propos de la naissance des rééducateurs? C'est parce qu'il faudra attendre 1970 pour que des textes organisent ces professions.

      Outre la recherche de mesures de remédiation, on créé des catégories de plus en plus nombreuses de classes spéciales, pour tenter de répondre aux difficultés constatées chez les élèves..


2-1-2- L'école amorce une série de réformes de son organisation.

      Depuis 1962, une réforme générale de l'enseignement public est entreprise. Se succèdent de nombreuses tentatives de réorientation des politiques scolaires. Les classes et les établissements d'enseignement spécial se multiplient, dans l'objectif de scolariser et éduquer "des enfants dont le handicap est définitif et durable" 65  .

      D'autres classes, "spéciales", ne font pas pour autant partie de "l'enseignement spécialisé", et accueillent des enfants non handicapés, en échec scolaire. Philippe MEIRIEU souligne que, "de 1963 à la rentrée de 1977, le premier cycle de l'enseignement secondaire a compris quatre, puis trois filières. Ce chiffre doit être multiplié par deux ou trois, compte tenu de "l'inégalité" de deux filières selon l'établissement dans lequel elle s'effectuait." (MEIRIEU, 1985) 66  .

      Les "classes spéciales" se multiplieront peu à peu. Parallèlement aux Sections d'Enseignement Spécialisé des collèges, d'autres élèves se verront orientés en Classe de Transition 67  ou en Classe Pratique, ou encore en "Classe pré-professionnelle de niveau" ou en "Classe préparatoire à l'apprentissage", toutes ces sections recouvrant un enseignement court à visée professionnelle. Le public de ces différentes sections, dont la particularité commune est de vivre l'échec scolaire, est réputé "difficile". Un CAP ne vient pas toujours clore la scolarité obligatoire. Beaucoup d'élèves quittent l'école sans aucun diplôme.

      A partir de 1965 les élèves des classes de perfectionnement élémentaires, sauf très rare exception de réintégration dans un cursus dit "normal", seront admis au niveau du collège, dans une Section d'Education Spécialisée (SES) qui fera "suite" à la classe de perfectionnement primaire. La circulaire du 21-12-1965 réorganise l'enseignement spécial. Les enfants déficients intellectuels pourront être accueillis dans:

  • des classes maternelles de pré-perfectionnement;
  • des classes élémentaires de perfectionnement, (enfants de six à douze ans), groupées par deux (classe d'initiation et classe des acquisitions), et annexées à un groupe scolaire de dix classes sur deux groupes;
  • des classes correspondant au niveau d'âge du premier cycle: les SES, annexées au collège. Une SES est prévue pour un secteur de 2400 élèves. Elles reçoivent des enfants débiles légers, âgés de douze à seize ans. (le QI sera compris entre 65 à 80 par la circulaire du 27-12-1967).
  • Les Ecoles Nationales de Perfectionnement (ENP) accueillent des enfants débiles légers et moyens, avec troubles associés et/ou enfants cas sociaux. Ils fonctionnent en internat ou en externat.

      D'autres enfants sont orientés en SES seulement au niveau de l'entrée au collège, après un cursus ordinaire marqué par l'échec, à l'école primaire. La "SES" vise à faire obtenir à l'élève, un Certificat d'Aptitude Professionnelle (CAP). D'autres élèves, suite aux mêmes tests, en particulier si des troubles sont associés à leur déficit mental, (troubles du comportement, troubles sensoriels ou même caractériels), sont dirigés vers des établissements spécialisés: Instituts Médico-Pédagogiques (ou IMP). Ces établissements spécialisés relèvent du ministère de la Santé. 68 

      L'expérience montre que, malgré les déclarations d'intention préalables à leur constitution, ces filières sont quasiment étanches. Un enfant qui y est admis peut très difficilement en sortir et rejoindre un cursus ordinaire.

      Alexandre VEXLIARD (1967, p. 179), propose un schéma représentant la structure de l'enseignement après 1967 (date effective de la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans). Il fait ressortir, en particulier, les différentes "filières" possibles, dans l'enseignement, au niveau du premier cycle de collège, et de la scolarité obligatoire:

  • Au niveau des classes de 6 ème et 5 ème, trois cycles parallèles sont possibles.
  • Au niveau des classes de 4 ème et troisième, on passe à 5 filières.

      Est mise en évidence la présence de "filtres" à tous les niveaux: CP/ CE2/ CM1/ 6 ème/ 5 ème.

      Gaston MIALARET (1970) construit un graphique des répartitions des élèves, en 1968. Il apparaît que:

  • 25% des élèves du "cycle d'observation" (6 ème et 5 ème de collège), sont en classe de transition ou en classe appartenant à l'enseignement spécial;
  • 25% des élèves du "cycle d'orientation" (4 ème et 3 ème de collège, sont en section technique, considéré comme un enseignement terminal, court.
  • 45 % des élèves quittent l'école après 16 ans, fin de la scolarité obligatoire.

      Le journal "Le Monde de l'Education" du mois de septembre 1975, titrera: "Non, l'égalité des chances n'existe pas..." 69  . Cet article reprend le constat, devenu officiel, de l'échec de l'école, par rapport à ses propres objectifs, et de la sélection qui opère à tous les niveaux, depuis l'école maternelle jusqu'à l'université.

      La plus "étanche" de toutes les filières reste celle constituée à partir de l'école primaire, par la classe de perfectionnement. On peut considérer que c'en est l'exemple limite. C'est pourquoi c'est à partir de celle-ci, prise comme "prototype", que nous interrogerons les "filières scolaires", comme on les appelle désormais.


2-2- Des filières étanches.

      Les classes de perfectionnement, en élargissant peu à peu les critères de leur recrutement, se sont avérées constituer une filière parallèle et quasiment étanche à la voie de la scolarité "ordinaire". S'y voient relégués et réunis, dans une grande hétérogénéité, nombre d'exclus de l'école. Les raisons en sont des capacités intellectuelles insuffisantes aux tests, ou des difficultés caractérielles, ou encore comportementales, les limites de la "normalité" se resserrant comme un étau, autour de celui qui ne paraît pas "adapté". Ne peut-on pas y voir recréé, d'une certaine manière, et à l'échelle de l'école, s'assortissant à un processus d'exclusion massif, un phénomène un peu similaire à celui qui s'était exercé au XVII ème siècle à l'égard de tous les marginaux de la société, lorsqu'une exclusion sociale avait été suivie d'un "grand renfermement" ou relégation dans le cadre de l'hôpital?

      Les classes de perfectionnement semblent avoir joué, comme prototype de toutes les classes spéciales, d'une certaine manière, et pendant de nombreuses années, le rôle de "l'hôpital de l'école", accueillant les marginaux et blessés du système, sans grande distinction entre eux de ce qui avait pu les conduire à l'échec scolaire?

      Les tests avaient conduit à catégoriser l'enfant comme arriéré, ou comme débile, selon la terminologie de la période considérée. C'était le marquer d'un déterminisme dont il aura bien des difficultés à sortir. Ce déterminisme est biologique, et aucun soin n'est même envisageable, puisque son arriération est inscrite dans le corps. Ce déterminisme est social, puisque l'orientation de l'enfant dans un circuit parallèle revient dans les faits à une orientation professionnelle extrêmement restreinte. Ce déterminisme est psychique. L'enfant a entendu dire qu'il EST débile. D'ailleurs, s'il ne l'était pas vraiment, par le processus des attentes et de l'effet Pygmalion" 70  , il le deviendra, afin d'être conforme à la représentation que l'on a forgé de lui.

      Un constat s'imposait: le destin de certains enfants était quasiment joué dès les premiers échecs au Cours Préparatoire. L'admission en classe de perfectionnement, suivi quasiment automatiquement d'une admission en Section d'Enseignement Spécialisé de Collège, parcours qui ne parvenait pas toujours à déboucher, malgré les intentions affichées, sur un CAP professionnel, était un enfermement inéluctable de l'enfant, puis de l'adolescent, dans un cloisonnement étanche, sans lien avec les autres branches de l'enseignement. Certains enfants y entreront au CP pour en ressortir au collège, suivant en cela une filière dont l'aboutissement sera déterminé par l'évolution de la fin de la scolarité obligatoire. L'exclusion le désigne comme en échec aux yeux de sa famille, de ses copains, des autres élèves de l'école, à ses propres yeux: "il est débile, anormal, etc..." La classe de perfectionnement est quelquefois désignée par les élèves comme "la classe des dingues", assimilant folie et handicap intellectuel. Eux-mêmes intégreront très vite la stigmatisation que représente aux yeux des autres, le fait "d'être des perf", comme ils se nomment eux-mêmes, intériorisant et assimilant la structure à leur personne. On dénoncera ces déterminismes, non sans mal.


2-3- "Remédiations".

      La passation de tests par les enfants en échec scolaire, a contribué à remettre en cause des jugements à l'emporte-pièce à connotation morale, en expliquant leur "retard" par une déficience intellectuelle. L'écart possible, révélé par les tests, entre performances et aptitudes, entre autres arguments, nécessitait d'affiner la compréhension de l'échec de certains enfants. Les causes explicatives de l'échec scolaire étaient par conséquent à rechercher aussi ailleurs.

      Une ouverture, un écart, une béance, sans doute instigateurs de créativité pédagogique et remédiatrice, sont ouverts ainsi, dans le système sans faille de la pédagogie. Mais s'ouvre aussi une période d'errance, de tâtonnements, de "crise", qui mettra à contribution pédagogues, psychologues, et tous ceux qui s'intéressent de près ou de loin à l'éducation des enfants et à leur instruction.

      On ira rechercher dans un premier temps, tout naturellement, les outils d'investigation dont on dispose: les tests. On attendra d'eux informations, diagnostic, pronostics, et "ordonnances" quant aux remédiations les plus adaptées aux difficultés, de plus en plus fines, décelées chez l'élève. Cependant, la technique "scientifique" d'un test induit, par structure, des investigations de plus en plus analytiques, de plus en plus spécialisées.

      Si les mesures de remédiation ont porté leurs fruits, l'enfant, restauré dans son intégrité d'écolier, va quitter le statut d'inadapté. En portera-t-il les marques? Ceci est une autre histoire...Il va pouvoir rejoindre la cohorte des enfants de son âge, dans un enseignement dit "normal".

      Cependant, il s'avérera très difficile de réussir cette inscription dans une classe ordinaire, pour un élève qui a effectué un séjour dans une classe spéciale. Les raisons en sont sans doute l'importance éventuelle du handicap ou de la difficulté scolaire, et la réussite dépendra en grande partie du moment où l'aide lui a été prodiguée. Il est toujours plus difficile d'aider un enfant qui est en échec depuis plusieurs années, sans que rien n'ait encore été fait pour l'aider. Le "retard" s'est accumulé et, avec lui, l'intériorisation de son échec par l'élève.

      La difficulté à effectuer des "passages", des classes de perfectionnement ou autres classes spécialisées, aux classes "normales", est sans doute due également aux critères fluctuants des indications pour ces classes, qui accueilleront au fil des années, un public de plus en plus hétérogène, aux difficultés de plus en plus importantes, déjà ancrées dans la personnalité de l'enfant. Un écart irréductible ne cessera de se creuser entre "classes ordinaires" et "classes de perfectionnement", écart que l'on retrouvera généralisé bientôt entre la plupart des classes spéciales et les classes ordinaires, dans la mesure où leur fondement reposera sur les mêmes présupposés. D'où la grande difficulté à réinsérer les enfants orientés en "classe de perf", selon le jargon utilisé par les enfants eux-mêmes, dans une classe ordinaire.

      Ce paradoxe apparaît comme une constante, inscrite dans les enjeux, de la plupart des aides collectives qui prolifèrent en direction des enfants en difficulté scolaire. Aux pédagogues de gérer, comme ils le peuvent, ces contradictions...


2-4- Y a-t-il évitement d'autres questions et déresponsabilisation de l'école?

      On peut se demander si le fait de remettre en question l'élève lui-même en situant la cause de ses difficultés comme uniquement internes à sa personne, n'est pas prétexte à éviter certaines questions sur le système social lui-même, dont participent famille et école? C'est l'interrogation que formuleront les sociologues autour des années 1960-70.

      Dans la mesure où l'on estime, que l'on offre autant de moyens à tous les enfants, et que ceux-ci ont autant de chances au départ de réussir, on a souvent considéré que l'enfant "a-normal", ou l'enfant en échec, représente un scandale pour le système. Ne pas rejeter l'indignité ou la culpabilité sur l'élève, c'est risquer de les reporter sur le maître qui n'a pas été capable de faire réussir tel ou tel élève, et l'on comprend bien le mouvement de défense de celui-ci. Ce peut être encore éviter d'incriminer le fonctionnement même de l'école, ce qui pourrait aller jusqu'à envisager sa suppression dans son modèle actuel, ce que proposera Ivan ILLITCH par exemple (1971).

      Désigner un enfant comme anormal, handicapé, ou encore déficient, ou "simplement" "en échec", situer les causes de son échec comme inscrites dans sa personne même, dédouane en quelque sorte non seulement l'école, mais aussi la famille, de la responsabilité éventuelle qui leur incombe dans l'échec de l'enfant... Cette désignation risque de confirmer tous les partenaires éducatifs dans une position fataliste et désespérée. Position qui risque de faire considérer comme vains, par avance, les efforts des praticiens engagés dans une action de changement auprès de l'élève. En les menant vers un renoncement éventuel et une négation du postulat d'éducabilité, elle risque de renvoyer les "aidants" éventuels de l'enfant dans le registre imaginaire des vécus d'impuissance.

      D'où une question, insistante: quelle est l'instance à "sauver" quand un enfant est en échec scolaire?

      Que l'appellation adoptée soit celle de classe de "perfectionnement", qui a pris également d'autres habillages tels que classe de "rattrapage", de "transition", toutes formes différentes d'aides s'adressant à des enfants souffrant d'un "handicap", dans le sens de la métaphore hippique, on peut se demander si elles ne tentent pas de sauver, à la fois, le système concurrentiel, compétitif, et l'universalité d'une seule voie de développement et d'acquisition des connaissances pour tous les enfants.

      Cependant, les effets pervers qui ont accompagné l'histoire des classes de perfectionnement, comme de la plupart des classes "spéciales" qui se sont multipliées au cours de l'histoire scolaire depuis 1909, conduiront à en prévoir la suppression.


2-5- Expulsion (s).

      Un mouvement d'expulsion, de l'intérieur du système vers l'extérieur, semble s'être instauré durablement. Une gradation dans la "gravité du cas" semble s'imposer, depuis l'enfant qui s'adapte normalement au système, à l'enfant anormal, installé dans la pathologie, qu'il faut soigner, et pour lequel on fera appel au "savoir" médical.

      Le constat d'impuissance, au centre du système, de la pédagogie ordinaire vis à vis de certains enfants, renvoie au postulat que seule une pédagogie spécialisée, encore dans l'école mais en limite, à la jonction entre intériorité et extériorité, peut faire quelque chose pour ces enfants. Le constat d'impuissance du "spécialiste", à son tour, renvoie la question de l'enfant à l'intervention médicale ou à connotation médicale, en extériorité absolue, à l'autre bout de la chaîne. On en vient vite au "point où, selon Alain-Noël HENRI (1987, p. 59), tout espoir de restauration d'un minimum de conformité au modèle de l'enfant scolarisable étant usé, l'Ecole ne peut plus se reconstituer dans son image d'elle-même qu'en expulsant symboliquement l'enfant dans ce dehors absolu où règne le savoir psychopathologique.
Là, flottent les signifiants majeurs de la nosographie, psychose, shizophrénie, paranoïa, psychopathie, débilité profonde. Mais aussi plus confusément des vocables indéterminés et intensifs, "cas graves", "très touché", "irréversible", aboutissant au constat décisif: on n'est pas compétent pour ça"
. Et l'auteur d'ajouter: "Moment pathétique qui n'est pas sans rappeler la messe des morts jadis chantée sur les lépreux." (id.)

      "Moment pathétique", car ce mouvement ne se fait pas sans douleur, et pour tous. Le maître rencontre les limites de son action, et vit un éventuel sentiment de "responsabilité - culpabilité" lié à l'expulsion symbolique de l'enfant hors des murs de la classe. Le maître spécialisé vit la même expérience, mais de plus porte l'éventuel sentiment de "responsabilité - culpabilité" de l'expulsion symbolique de l'enfant hors de l'école. Au bout de la chaîne; le psychanalyste "ramasse les morceaux de l'enfant" qui, lui, a vécu toutes ces blessures accumulées de l'expulsion... Autant de "vécus de déliaison", ou de vécus douloureux de mises "hors-groupe" selon le sens que donne Jacques LEVINE au terme de "déliaison" 71  , expériences qui pèseront lourd pour son avenir scolaire et existentiel.

      C'est cependant grâce à ce mouvement excentrique, que l'école peut continuer à tenter de concilier l'universalisme fondateur de sa création et "les signifiants inintégrables renvoyés par l'enfant douteux." (id., p. 60)

      L'école confronte dès lors le psychanalyste auquel elle renvoie le problème, à un nouveau paradoxe: soigner, et prendre acte d'une impossibilité de restaurer.


2-6- Remises en cause...


2-6-1- La "pseudo-débilité".

      De nombreuses voix s'élèvent, dénonçant tout un phénomène de "pseudo-débilité". On reconnaît que l'enfant déclaré débile de par ses résultats aux tests, peut voir son efficience intellectuelle considérablement amputée par d'autres facteurs qui interfèrent. D'autre part, on reconnaît que de nombreux "biais" interviennent pour fausser la validité d'un test, c'est-à-dire que des écarts quelquefois importants existent, entre ce que prétend mesurer le test et ce qu'il mesure réellement 72  . Le facteur apprentissage, en particulier, est invoqué. L'enfant a-t-il bénéficié des meilleures conditions possibles pour que ces apprentissages se réalisent? Les tests utilisés offraient-ils des étalonnages différenciés selon le contexte urbain ou rural? selon le milieu socio-culturel du contexte? Le psychologue a-t-il tenu compte suffisamment de l'histoire de l'enfant? A-t-il pris en compte "l'importance des conditions sociales et relationnelles dans le développement psychologique de l'enfant"? (PERRON-BORELLI, 1968, p. 267). Le psychologue, trop confiant en la fiabilité et la validité de ses outils, n'a-t-il pas trop vite généralisé et interprété trop hâtivement les résultats des tests, oubliant les conseils de prudence de BINET lui-même? A-t-il envisagé l'influence éventuelle sur le développement mental de l'enfant, de carences affectives précoces, telles que SPITZ les a décrites 73  ? Michèle PERRON-BORELLI insiste sur le fait que "le développement mental de l'enfant ne peut plus apparaître que comme étant lui-même la résultante d'une histoire. Les variables qui pèsent sur cette histoire sont infiniment nombreuses et étroitement imbriquées." (PERRON-BORELLI, 1968, p. 270) 74  .

      Ces enfants "pseudo-débiles" font partie de ces enfants en échec ou en difficulté scolaires qui auraient été classés auparavant comme "débiles". Il font partie de ceux pour lesquels l'école sera contrainte d'inventer des réponses "autres".


2-6-2- Les "filières de relégation" mises en accusation.

      Des voix de plus en plus nombreuses accusent "les filières scolaires". Un rapport du "Centre pour la Recherche et l'Innovation de l'Enseignement" 75  , affirme: "Un processus moderne ne pourra naître que si l'on construit un nouveau modèle, fondé sur le principe que les institutions doivent s'adapter aux individus et non l'inverse 76  .".

      Ce même rapport souligne qu'en mai 1969, lors de la sixième conférence des ministres européens de l'Education à Versailles, le ministre suédois Olof PALME, a insisté sur la nécessité de reformuler et de concrétiser dans la pratique, l'égalité des enfants devant l'éducation. Pour cela, l'Education doit de prendre à sa charge et traiter elle-même, toutes les questions touchant à l'enseignement des enfants, dans une politique qui vise les mêmes objectifs fondamentaux. Olof PALME a reconnu en conséquence l'augmentation inéluctable des coûts de l'éducation, et de ce fait a mis en garde contre les effets de concurrence entre les différents secteurs ayant affaire à l'enfance, en particulier le médical et le pédagogique.

      Les difficultés de l'équipe du Centre psychopédagogique Claude Bernard, ont déjà témoigné de ces possibles oppositions en France, et ont pu (auraient pu?) alerter les autorités françaises.

      La mise en accusation du système des filières de relégation, par les pédagogues, les psychologues, les psychanalystes et les sociologues, comme nous devons l'évoquer à présent, n'est elle pas à rapprocher de la mise en accusation qu'avait formulé Bruno BETTELHEIM des effets de stigmatisation et des déterminismes liés au diagnostic médical?

      L'école déclarera vouloir instaurer une politique de non-ségrégation, non-exclusion, une école unique pour tous. La suppression des filières ségrégatives ou de relégation est annoncée, et l'école déclare vouloir tendre vers une filière unique.


3- Des "explications" et des réponses, à la difficulté scolaire des enfants.


3-1- En marge de l'école.

      Des pédagogues s'emparent de la théorie psychanalytique et tentent d'en éclairer leurs pratiques éducatives auprès des enfants en difficulté. Nous ne ferons que les citer ici. C'est ainsi que Alexander Sutherland NEILL (1883-1973) créé, dans la région londonienne, une école, pour recevoir d'abord des enfants délinquants, puis, des enfants en difficulté scolaire En réaction aux théories et positions psychanalytiques et au courant comportementaliste, une autre conception de la personne et de l'aide, est élaborée et expérimentée par Carl ROGERS (1902-1987), lorsqu'il conçoit ce que pourrait être "la relation d'aide en thérapie et en éducation". Il étend les principes d'une relation d'aide thérapeutique, au domaine de la pédagogie et des apprentissages 77  .


3-2- Des idées "marginales" au sein de groupes de pédagogues inscrits dans l'institution.

      Deux courants pédagogiques, dont les positions se situent en marge de l'enseignement traditionnel, se dressent, chacun à leur manière, contre la ségrégation et l'exclusion des élèves en difficulté. Tous deux mettent en avant la valeur socialisante, voire thérapeutique, du groupe. Ils vont nourrir la réflexion et le positionnement de nombreux pédagogues.


Des difficultés affectives sont à la base des difficultés scolaires,

      avance le Groupe Expérimental de Pédagogie active du vingtième arrondissement de Paris, se réclamant de Maria MONTESSORI, de CLAPAREDE et de WALLON, mis en place par un Inspecteur de l'Education Nationale, Robert GLOTON, en 1962. Cette équipe décide de mettre en application les idées pédagogiques du Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN).

      L'activité de l'enfant est considérée comme prioritaire. Elle doit être basée sur les besoins de l'enfant, sur ses ressources personnelles. Il s'agit de construire "une pédagogie active fonctionnelle", une pédagogie de la réussite, de la communication et de l'expression, prenant en compte les idéaux humanistes et démocratiques. Les attitudes éducatives de l'enseignant sont premières, ainsi que le rôle déterminant du groupe dans la triangulation maître-élève-groupe. Cette équipe pluridiscipliaire, constituée d'un psychologue, d'une rééducatrice en psychomotricité, d'enseignants, de chercheurs, avance que les troubles dont souffrent les enfants admis dans les filières de ségrégation comme les Classes de Transition ou les Classes Pratiques alors en vigueur, sont dus à des traumatismes affectifs et non à des incapacités intellectuelles. Elle réfute le postulat trop simpliste de "manque de moyens intellectuels" invoqué par les "sélectionneurs". Il faut "débloquer", revaloriser ces enfants et adolescents, grâce aux méthodes actives et viser à la suppression de telles classes de relégation des élèves.


Il faut redonner la parole à l'enfant.

      Nourrie par le mouvement de l'Education Moderne né en 1947 avec Célestin FREINET, par la pensée de Carl ROGERS, se situant en écart des méthodes pédagogiques traditionnelles, le courant de la Pédagogie Institutionnelle veut contribuer à la création d'une société plus démocratique en redonnant la parole à l'enfant. L'importance accordée à la fonction du groupe, est première, dans la conception de la Pédagogie Institutionnelle. Priorité est donnée à la transformation des personnes, et au changement des attitudes, dans l'objectif de changer la société. La classe autogérée constitue une cellule révolutionnaire de base. C'est "l'acte instituant minimal".

      Ce courant d'idées, quoique timidement, de l'enseignement spécialisé, gagne l'enseignement "ordinaire".


3-3- Une "explication" de l'échec scolaire: des déterminismes sociaux conditionneraient l'échec scolaire. Déterminisme social, ou postulat d'éducabilité?

      Autour des années 1960-1970, des sociologues et des psychosociologues s'intéressent plus particulièrement aux questions de l'éducation et de l'échec scolaire. Le système scolaire en place obéit-il à une logique d'oppositions duelles fondée sur le déterminisme et la sélection sociale? Le pédagogue doit-il constater son impuissance face à une "machine" sociale sur laquelle il n'a aucun pouvoir, de sa place de pédagogue?

      Le livre "Les Héritiers", de BOURDIEU et PASSERON, en 1964, aura l'effet d'une bombe dans le milieu éducatif, et les remous causés par ces écrits laisseront des traces durables. La culture marxiste de ces deux sociologues, les conduit à étudier le caractère symbolique des rapports de force entre les classes sociales. Ils se réfèrent d'autre part à Emile DURKHEIM (1858-1917), qui s'était intéressé à l'intériorisation des rapports sociaux par les individus, et à Max WEBER (1864-1920), qui avait étudié en particulier les modalités de relation de puissance d'un agent sur un autre. Leur réflexion, dans "La Reproduction", a pour point de départ l'échec scolaire. Le mouvement de mai 1968 cristallisera des débats déjà ouverts: les facteurs sociaux sont appréhendés comme facteurs déterminants, dans la genèse de l'échec scolaire.

      Avant l'entrée en scène des sociologues, et depuis la mise en place des lois instituant l'obligation scolaire, tout échec scolaire était plutôt référé à une cause individuelle attachée à celui qui était en échec: justification de l'échec par un manque de "dons", par la "paresse", ou l'incapacité"; tous ces facteurs personnels entraînant avec eux leur cortège de culpabilité. Les sociologues mettent en évidence, par des études statistiques, l'importance des facteurs sociaux et culturels dans le "terrain individuel" qui est celui de chaque enfant dès avant son entrée à l'école. L'importance de la maîtrise de la langue, outil privilégié de la pensée et de la culture scolaire; est soulignée. Ils insistent sur l'importance des attentes des parents vis à vis du devenir scolaire de leur enfant, attente transmise et intériorisée par l'enfant lui-même. Cette dimension dans la réussite ou l'échec scolaire de l'enfant, a été confirmée depuis, à maintes reprises. L'importance de l'écart entre les "habitus" 78  familiaux et scolaires, qui placent l'enfant dans une situation de facilité ou de difficulté quasiment irréductible pour acquérir le nouveau langage qui est celui de l'école, écart qui peut être source d'une très grande souffrance chez l'enfant, est mise en évidence, par les sociologues. "L'école est présentée comme sélective et sélectionniste", conduisant à "reproduire les structures sociales en condamnant à l'échec les enfants issus de milieux socioculturels modestes, rendus incapables de réussir scolairement." (Guy AVANZINI 1972) 79  .

      Dans les années 1970, le système des filières scolaires, instituant des "voies royales" ou des voies sans issue", confirmerait un système social organisé selon deux mécanismes opposés et complémentaires: bourgeois ou ouvriers et employés; réussite ou échec; diplômes ou aucune qualification. La sélection est reportée à un niveau supérieur que tous n'atteignent pas.

      Dans le même courant de pensée, deux autres sociologues, Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET (1971), ont sensiblement la même approche de l'échec scolaire. Ils dénoncent l'effet de division de l'école, un mécanisme de clivage prenant son origine dans la différence de départ entre les enfants, dans l'inégalité liée aux classes sociales, et soulignent l'inégalité entretenue par le système scolaire lui-même. L'école primaire joue tout particulièrement un rôle de sélection. Le dualisme du système en place est également mis en accusation par ces deux auteurs: au bon élève s'oppose le mauvais élève, au débile, à l'anormal, au déficient s'oppose celui qui est doué, au bon lecteur s'oppose le dyslexique...Cependant, ils pensent que les contradictions sont en même temps, inévitables, et normales, dans le système.

      Nier les différences, ou les difficultés, ne permet pas plus d'avancer, ni d'aider l'enfant en difficulté, que de conclure, comme trop souvent à la suite de la diffusion des travaux de ces sociologues, que "rien n'est possible...vu le milieu socioculturel de sa famille...", parole trop souvent entendue dans les milieux de l'aide, comme dans le milieu scolaire. C'est se justifier peut-être à bon compte de son propre échec, ou de l'impuissance imaginaire ressentie, que de se réfugier derrière de tels arguments.

      Par quelles voies cette école pourrait-elle éviter, ou du moins, réduire, ces biais? L'institution doit être au service de l'homme et non l'inverse; sinon, il vaut mieux l'éradiquer, affirme Ivan ILLITCH 80  , face à l'échec de l'école. Cette proposition a provoqué de vives réactions par la position radicale qu'elle soutenait. Beaucoup se sont retranchés derrière le fait "qu'il n'était même pas pédagogue"... Plutôt que de remettre en question l'école, on se tournera, à nouveau, vers une explication de la difficulté qui, en se centrant sur l'enfant, se réfère à un registre "scientifique".


3-4- L'ère du soupçon" et des "dys-"... Une nosographie complexe. Une autre "explication" de l'échec scolaire.

      "L'ère psychométrique", ouverte en 1911 avec le premier test BINET SIMON, née d'une volonté de positionnement scientifique de la psychologie, s'assortit d'une politique de classification non seulement des troubles, mais aussi des enfants. Ceux qui se reconnaissent dans ce courant, conçoivent la difficulté de l'enfant comme un dysfonctionnement, "un trouble instrumental", une "déficience", "une lacune", ou bien comme "un manque" que l'on cherche à cerner de plus en plus. Tout trouble, par la méthode des tests, peut être rapporté à la norme et mesuré dans son degré de déviation. Dès lors on pense enfin comprendre l'énigme posée par un grand nombre de ces enfants "non débiles" qui ne réussissent pourtant pas à l'école...On pense que l'on tient enfin "LA" cause, l'explication de la difficulté de l'enfant...

      L'enfant en échec scolaire, lorsque son "QI" 81  est "normal", va se retrouver suspecté a priori d'une "maladie en forme de "dys-", conceptualisée au début du vingtième siècle, et qui organise ses symptômes.

      Du préfixe grec dus, préfixe péjoratif, et construit sur le modèle de troubles médicaux comme la dysacousie (trouble de l'audition), la dysphasie (déficiences, troubles importants du langage parlé), la dysboulie (trouble du vouloir), la dyspepsie (trouble de la digestion), etc..., s'épanouit en un florilège de termes spécifiques, une nosographie qui vise à catégoriser, classifier, cerner les difficultés des élèves, conduisant du même coup à des réponses exigeant la formation de professionnels de plus en plus spécialisés. C'est l'ère des dys-lexiques, dys-orthographiques, dys-calculiques, etc... Parmi ces troubles, c'est la dyslexie qui fera le plus l'objet de débats et de questionnements. De quoi furent constitués ces débats?


3-4-1- Comment définir la dyslexie?

      Nous ne prétendrons pas ici rapporter tout ce qui concerne la question de la dyslexie. Les écrits ont été très nombreux, les hypothèses explicatives et les remédiations proposées également. Aussi nous nous limiterons à quelques repères qui éclaireront les premières conceptions de la rééducation à l'école.

      Le terme fut proposé en 1887 par le Docteur BURNS, qui décrit ainsi la perturbation: "Troubles rencontrés dans la lecture chez un sujet ayant été muni auparavant d'un langage normal et doté de la plénitude de sa fonction linguistique, le parler, l'écrire, le lire." 82  C'est dire que les recherches sur la dyslexie furent d'abord médicales, et liées aux travaux sur l'aphasie.

      Le Professeur DEBRAY-RITZEN (1979, p. 14), la définit ainsi: "La dyslexie est une difficulté durable d'apprentissage de la lecture - et d'acquisition de son automatisme - chez les enfants intelligents, normalement scolarisés, indemnes de troubles sensoriels."

      Simone BOREL-MAISONNY, orthophoniste, donne cette définition des dyslexiques 83  :

      "On appelle "dyslexiques" les enfants qui éprouvent de grandes difficultés à apprendre à lire. Les caractéristiques les plus marquantes de la dyslexie sont:

  • la confusion entre des lettres dont les graphies sont voisines (m et n; b et d; etc...);
  • des inversions de lettres dans les syllabes (clo pour col);
  • ou encore des inversions de syllabes dans les mots (branche pour chambre).".

      On en vient à considérer, d'une manière générale, que "la dyslexie" caractérise les troubles en lecture d'enfants qui, ayant une intelligence normale, éprouvent des difficultés à apprendre à lire.


3-4-2- Quelles en seraient les causes? Faut-il "dépister" la dyslexie?

      Simone BOREL MAISONNY relie les troubles de l'orientation et de structuration spatio-temporelle, les troubles de la perception et du langage, à la dyslexie. Roger MUCCHIELLI et Arlette BOURCIER (1971), parmi d'autres facteurs en jeu, insistent sur les liaisons entre l'apparition de cette "maladie" et les troubles de la relation dans l'espace et le temps, entre l'enfant, et le monde environnant, d'une part, et avec les troubles de la construction de son schéma corporel, d'autre part.

      En 1896, KERR et MORGAN 84  faisaient l'hypothèse d'une "insuffisance cérébrale" de ces enfants, insuffisance acquise ou congénitale, très proche de ce qui a été nommé "aphasie" ou incapacité verbale liée à une lésion du système nerveux central. Les hypothèses dans le sens d'une explication biologique ou constitutionnelle, ou encore héréditaire, de la "dyslexie", n'ont jamais pu être établies, à ce jour.

      Le professeur DEBRAY-RITZEN (1979 p. 37), opte pour quatre propositions:

  1. "Le facteur génétique est de loin le plus souvent noté;
  2. Des souffrances cérébrales majeures ou mineures sont relevées dans un bon nombre de cas;
  3. En dehors de ces deux causes, toutes les allégations impliquant des causes affectives ne peuvent être valablement retenues;
  4. La méthode d'apprentissage de la lecture n'est pas en cause."

      Claude CHASSAGNY avance que "Si l'on renonce à s'en tenir au symptôme, si toute conclusion n'est exprimée qu'après une étude complète de la personnalité, on s'aperçoit qu'il est possible que la dyslexie soit le résultat des conflits de l'enfant par rapport aux adultes...qu'elle peut être un trouble instrumental lié à des troubles du langage oral, de l'articulation, de l'audition, de la vue ou de la motricité, lesquels, d'ailleurs, peuvent être à leur tour imputés à des problèmes psychologiques".(1975, p. 18) 85  .

      A la seule lecture de ces définitions, on voit combien la conception d'un "terrain" constitutionnel, donc irréversible, de la dyslexie, combien l'intervention du facteur affectif et relationnel dans ce trouble, font l'objet de controverses. On peut en déduire la manière générale dont on concevra l'aide, une prophylaxie de ce trouble et une "réparation" de ces enfants, d'un côté, ou une approche plus relationnelle, de l'autre.

      On a pensé, dans la logique d'une approche médicalisante, qu'il vaudrait mieux "prévenir" cette maladie avant son apparition. D'où l'organisation de méthodes qui visaient à traquer "les premiers signes" d'une dyslexie éventuelle chez l'enfant, et ce, dès l'école maternelle. Des tests furent mis au point dans ce but 86  . Des critiques nombreuses ont été formulées à propos de cette action de "dépistage" de la dyslexie. Nous retiendrons celle de Bernard ANDREY 87  : "S'il y a trouble, ce sera d'abord et surtout un trouble de la notion apprentissage, plus que de la fonction lecture", avance Bernard ANDREY, "Ceci entraîne évidemment qu'il ne peut y avoir dyslexie avant qu'il y ait eu apprentissage ou essai d'apprentissage, suffisamment durable, de cette activité nouvelle pour l'enfant. Il n'y a pas de signes de dyslexie avant la lecture. On ne peut la dépister avant l'apprentissage. C'est une absurdité. Cela poserait que les enfants sont dyslexiques avant de savoir lire! et que la pédagogie consiste à les guérir...de cette maladie." Et le même auteur d'ajouter que si l'angoisse devant l'activité lecture est une composante fondamentale que l'on peut retrouver d'une manière constante dans la personnalité des "dyslexiques", que si "le phénomène affectif et émotionnel qui accompagne la dyslexie devient rapidement d'une telle importance qu'il suffit à lui seul à maintenir le trouble, (alors), la dyslexie ressemble davantage à une névrose d'échec qu'à un trouble fonctionnel dans de très nombreux cas."

      Dans ce sens, la "dyslexie" devient un trouble second, le symptôme d'un conflit psychique, ou le signe de difficultés à communiquer, de la part du sujet.


3-4-3- S'agit-il d'une "épidémie"? Dépistage, "réparation", "comblement"... Quels sont les "effets secondaires" de ce phénomène "dyslexie"?

      Puisque la dyslexie est catégorisée par beaucoup comme une maladie, y aurait-il eu un "virus" qui expliquerait la prolifération des "dyslexiques" autour des années 1970-1980?

      De nombreuses voix se sont élevées contre une extension abusive de cette maladie nouvelle, et en particulier de ces termes pseudo-scientifiques utilisés souvent abusivement autour des difficultés de lecture rencontrées par l'enfant, de cette étiquette à consonance médicale collée sur lui.

      Pour le professeur DEBRAY RITZEN (1979, p. 34), qui soutient la thèse héréditaire de la dyslexie, seulement 5 à 8% d'enfants au plus sur 33% d'enfants en difficulté, seraient dyslexiques, selon la définition qu'il en donne. "La fréquence de la dyslexie - trouble, comme on le verra, relatif - n'est pas facile à établir. Des chiffres de 5 à 10 % voire davantage ont été envisagés. Il semble que la proportion intermédiaire de 8 % corresponde mieux à la réalité. Cela signifie qu'un peu moins d'un écolier intelligent sur dix présente une dyslexie- dysorthographie plus ou moins importante. Et que, contrairement à une opinion trop souvent répandue dans le corps enseignant, il ne s'agit pas d'une curiosité neurologique " .

      Et pourtant, comme un phénomène récurrent, celui de la dyslexie réapparaît périodiquement, pour tenter d'expliquer, de justifier peut-être (?) le taux d'échec en lecture. Il est parfois avancé que 15 %, voire 30% des enfants en difficulté en lecture, seraient dyslexiques! Alibi médical et recherche de réassurance pour certains, la responsabilité des uns et des autres étant diminuée devant une maladie? Regret d'un "marché" qui fut florissant, pour d'autres?

      Si aucun accord n'a pu s'établir quant à la nature de cette "maladie", héréditaire, congénitale, maturative (maturation neurologique insuffisante), relationnelle, affective, ou encore pédagogique (liée à une méthode "douteuse" d'apprentissage de la lecture), cette conception de la difficulté, demande des dépistages précis et une nouvelle classification "rationnelle" des enfants. Elle appelle des réponses spécifiques et adaptées. La mise en place d'aides basées sur le "redressement", la réparation, le comblement, suivant le modèle médical, apparaissent. De nouvelles méthodes, de plus en plus spécialisées, de plus en plus "techniques" sont élaborées.

      Un exemple paraît particulièrement significatif de l'appréhension des problèmes à cette époque. En 1965, on peut lire, en tête d'un document diffusé par un centre de formation des maîtres spécialisés 88  : "Ce que peut et doit faire un instituteur CAEI dans une classe de perfectionnement en vue de limiter, de compenser ou de guérir les troubles les plus fréquents du langage oral." Indépendamment de la forme d'injonction, propre à une "instruction pédagogique", une telle formulation reflète bien une conception de la difficulté de l'enfant, s'inscrivant dans un registre médical. Suivent alors des informations anatomiques de l'appareil phonatoire, une description succincte des troubles articulatoires les plus fréquemment rencontrés et des rudiments de techniques de rééducation de ces troubles.

      Lorsque "la gravité" des troubles dyslexiques de l'enfant dépasse la réponse que peut apporter l'école, il est demandé aux "rééducateurs" que l'Education Nationale commence à former 89  , de faire appel à des rééducations paramédicales, extérieures à l'Institution Scolaire, et en particulier à la rééducation orthophonique. Ces rééducations orthophoniques, le Professeur DEBRAY-RITZEN en évoque les méthodes: elles s'inspirent "soit de la méthode de Mme BOREL-MAISONNY, soit de celle de M. Claude CHASSAGNY". (DEBRAY-RITZEN et DEBRAY, 1979, p. 76). On perçoit déjà à quel point "la rééducation à l'école", subira cette influence.

      Chez l'écolier, confusions de lettres, inversions, vont être traquées par les maîtres, mais aussi par les parents, déclenchant aussitôt l'inquiétude: "Et s'il était dyslexique?". L'espace scolaire connaît une période où tout enfant butant sur l'apprentissage de la lecture, commettant quelques confusions lors de ses premières tentatives, est suspecté de dyslexie. L'enseignant conseille aux parents de consulter pour cela le médecin. Dans la plupart des cas, le médecin, dans le doute, et sous prétexte que, "de toutes façons cela ne pourra pas lui faire de mal", lui prescrit une série de séances d'orthophonie. L'orthophoniste voit sa clientèle augmenter en nombre impressionnant, et les listes d'attente s'allonger démesurément.

      Sommes-nous vraiment sortis de cette "ère du soupçon", et d'une conception systématiquement médicalisante de la difficulté scolaire de l'enfant? On peut en douter, lorsque l'on voit périodiquement celle-ci revenir en force, lorsque cette fameuse dyslexie, "maladie du siècle" comme le titraient Roger MUCCHIELLI et Arlette BOURCIER (1971), resurgit dans les discours...

      Nous sommes bien confrontés, à propos de cette question de la "dyslexie", dans cet effet de balancier que nous avons rencontré à plusieurs reprises, au long d'une histoire pédagogique centrée autour de la difficulté de l'enfant: oscillation du médical au pédagogique, du médical au psychologique, puis retour en force du médical...

      Peuvent apparaître deux effets opposés chez les enseignants:

  • une éventuelle déresponsabilisation, "puisque le trouble est pathologique, puisque c'est une maladie, on n'y peut rien, ce n'est pas de notre ressort, c'est du domaine des spécialistes". L'orthophoniste se retrouve avec la mission d'apprendre à lire à ces enfants;
  • dans le même temps, d'éventuels sentiments d'infériorité et de culpabilité liés à une "non maîtrise" de son métier, à un renvoi à son incapacité à apprendre à lire à certains enfants, à ne pas avoir rempli "son contrat", sa mission, peuvent se développer chez l'enseignant, alors que des "spécialistes" sont sensés "détenir LE savoir".

4- Une obligation de créer.

      L'école se voit donc touchée au plus haut point, entre autres "causes" de la difficulté scolaire de l'enfant, par un "fléau nommé dyslexie", qui se conjugue avec des difficultés scolaires plus globales. Il lui faut réagir, car elle est attaquée de toutes parts, et le malaise s'accroît, tant au niveau des utilisateurs de l'école, élèves et parents, que de la part des enseignants, qui ont le sentiment de ne plus pouvoir assumer leur tâche, vis à vis d'un nombre croissant d'élèves. La solution de l'exclusion a pris de telles proportions, qu'elle ne peut perdurer.

      Entre une approche psychopédagogique de la difficulté de l'enfant, une écoute de celui-ci, et la "chasse à la dyslexie", que va choisir l'école? Des propositions, nombreuses et variées, en provenance du centre de l'Institution ou de l'extérieur, ont été faites à l'école, en vue d'une réforme tant attendue. Diverses voies, quelquefois contradictoires, pour aider spécifiquement l'enfant en difficulté, lui ont été proposées. De quels matériaux dispose l'Institution scolaire pour construire ce qui serait une aide à l'enfant en difficulté à l'école?

      Nous proposons ci-après, une synthèse réalisée à partir des principes éducatifs et pédagogiques, qui se réfèrent souvent à des positionnements idéologiques, des pratiques mises en oeuvre, qui intègrent, la plupart du temps, une connaissance de l'enfant, sous la forme d'un "savoir d'expérience" ou d'un "savoir théorique" 90  , en provenance de ceux qui, pédagogues, médecins-pédagogues, théoriciens de la pédagogie, psychologues ou psychanalystes, se sont consacrés à la lutte, ou qui ont pris position, contre l'exclusion ou la marginalisation de l'enfant. Leur préoccupation avait été, au cours de l'histoire, de contrer, ou bien de prévenir ces phénomènes. "La seule existence d'un exclu discrédite mon projet éducatif..." (MEIRIEU, 1991, p. 74), telle aurait pu être leur devise. Nous y intégrons les propositions de ceux qui ont voulu proposer des réformes du système, dans la mesure où ils agissaient alors dans un souci de prévention des difficultés de l'enfant ou de son exclusion possible. Ce repérage serait incomplet si nous n'y intégrions pas les principaux théoriciens qui ont impulsé l'évolution de la pensée éducative, pédagogique et thérapeutique. Ces propositions passées constituent un "corpus culturel commun" vers lequel peuvent se retourner les pédagogues pour "inventer", ancrer, asseoir leur pratique d'aujourd'hui, et inventer celle de demain. Leurs conceptualisations, leurs expériences, leurs prises de positions, constituent autant de repères possibles à une théorisation et à une mise en forme, des ancrages, pour une pratique d'aide à l'enfant, qui s'est constituée au fil des années, et qui reste à inventer au quotidien.

      Ce corpus, l'école en dispose. Il constitue le "réservoir" dans lequel elle pourra puiser pour créer les structures nécessaires à la lutte qu'elle a décidé d'entreprendre, contre l'exclusion et la marginalisation des élèves en difficulté scolaire. Nous le présentons sous deux formes: celle d'une synthèse linéaire, qui reprend les principales caractéristiques des positions avancées: "Le fil d'Ariane de la pédagogie "de la marge", de la pédagogie "des limites"...", et sous la forme de "tableaux synoptiques" qui ont pour objectif de mettre en évidence la "progression historique", et la répétition, de certaines positions "idéologico-pratiques" et théoriques 91  .


"Le fil d'Ariane de la pédagogie "de la marge", de la pédagogie "des limites"...et "Tableaux synoptiques des interventions, dans les marges, dans les limites du système."

      Bref aperçu des actes posés et des positions prises pour enrayer ou contrer les processus de marginalisation et d'exclusion de l'enfant.


COMENIUS (1592-1670). Philosophe, pédagogue, théologien.

      L'instruction ne doit exclure aucun enfant.

      Tout être humain est éducable, depuis son état d'embryon à sa mort. Le postulat fondamental d'éducabilité, est annoncé.

      L'école s'adresse à la globalité de l'enfant.

      La différence est une richesse et ne doit pas être éradiquée.

      Le respect de l'enfant dans ce qu'il est, constitue la base de toute éducation.

      La qualité de la relation primordiale mère-enfant favorise la capacité de développement de celui-ci.

      Il est nécessaire de se connaître pour pouvoir aller vers les autres.


ROUSSEAU (1712-1778). Philosophe.

      L'enfant est différent de l'adulte. On doit respecter cette différence.

      L'enfant a besoin d'amour pour vivre et se développer.

      L'élève construit lui-même ses connaissances.

      Le maître doit stimuler la curiosité de l'élève, mettre en oeuvre les conditions l'incitant à s'instruire, éviter de penser à sa place.

      Le maître doit être un guide et un accompagnateur du développement de l'enfant.

      Il doit respecter l'autonomie et le désir de l'enfant , tout en le guidant.

      Une pédagogie du contrat doit lier le maître et l'élève.


PESTALOZZI (1746-1827). Pédagogue. Italie.

      Influences: COMENIUS, ROUSSEAU.

      Enfants pauvres et orphelins.

      "Faire oeuvre de soi-même"

      Il s'agit d'éduquer et d'instruire ces enfants marginalisés par leurs conditions de vie.

      PESTALOZZI est un pionnier, parmi les pédagogues, d'un enseignement "spécialisé" qui n'existe pas encore.


Jean-Marc Gaspard ITARD (1775-1838). Médecin.

      Influences: CONDILLAC, ROUSSEAU.

      L'homme est un être social.

      L'enfant ne devient pas homme sans la stimulation de l'environnement.

      L'humain a un statut d'être de langage.

      La pensée se construit.


Fiedrich FRÖBEL (1782-1852). Pédagogue. Allemagne.

      Il s'agit de développer le potentiel de l'enfant.

      Pour cela, il est nécessaire de le placer dans les conditions les plus favorables à son activité.

  • il doit manipuler les objets pour intégrer le monde extérieur;
  • il doit se connaître lui-même.

      Le jeu est éducatif.

      Importance de la relation adulte-enfant dans le jeu.

      Nécessité pour l'enfant de prendre conscience de ses capacités intellectuelles, de faire confiance en ses propres capacités et dans celles de l'autre.


Don BOSCO (1815-1881). Prêtre. Italie, Turin.

      En 1841, enfants pauvres et orphelins.

      Réadaptation par le groupe.

      Importance décisive de la qualité affective de la relation éducative.


Maria MONTESSORI (1870-1952). Médecin.

      Influences: ITARD, CONDILLAC, SEGUIN.

      1898 à 1900, clinique psychiatrique: enfants arriérés "idiots".

      1907 Casa dei bambini. Rome. Italie.

      Intérêt pour le jeune enfant.

      "Périodes sensibles".

      Le milieu éducatif doit stimuler l'enfant.

      Présence en tout enfant d'une force de croissance ou "d'auto-réparation".

      IL s'agit d'apprendre à l'enfant à écouter, respecter l'autre, en s'écoutant soi-même, en se connaissant et en se respectant soi-même.


Pédagogues de l'Ecole Nouvelle:

      Que ce soient, Francisco FERRER (1859-1909), qui fonda l'Ecole Moderne en Espagne en 1901, John DEWEY (1859-1952), Ovide DECROLY (1871-1932), médecin et psychologue belge, tous ces pédagogues tentent de donner une nouvelle définition du mot "pédagogue".


Adolphe FERRIERE (1879-1960) théorise les idées fédératrices au sein de l'Ecole Nouvelle.

      Il reprend l'idée ancienne d'un "élan vital", inconscient pour sa plus grande part, qui pousse tout être vivant à se conserver et à s'accroître.

      L'enfant seul peut savoir ce qui est bon pour lui.

      Le savoir, qui était supposé être situé dans le maître, est restitué au sujet.

      Un changement de place radical du pédagogue dans la relation pédagogique, doit se traduire par un accompagnement de l'enfant dans le développement de sa personne.

      On ne peut forcer l'élève à apprendre. Seul l'intérêt peut l'inciter à entrer dans une activité qui lui permettra de construire ses apprentissages.

      La parole, par la communication et l'expression de l'élève, est un outil de partage des idées et des sentiments, un outil de construction de la pensée.

      L'éducation est conçue comme un acte sous-tendu par des valeurs. Elle a une portée politique dans le changement de la société.

      Pacifiques, défenseurs de la liberté individuelle, les pédagogues de l'Ecole Nouvelle luttent pour un autre présent.


John DEWEY (1859- 1952). Philosophe et psychologue. Etats Unis.

      Influences: ROUSSEAU, DARWIN, PESTALOZZI, HERBART, FRÖBEL.

      Ecole expérimentale du Département de pédagogie de l'université de Chicago.

      DEWEY donne une perspective sociale à sa philosophie, dans une dialectique entre le développement de la personne et celui de la société.

      L'être humain a besoin de l'éducation pour se développer, s'adapter et évoluer dans la société. L'éducation est avant tout un processus social et l'école offre une forme de vie communautaire qui permet à l'enfant de développer ses ressources et d'utiliser ses capacités à des fins sociales.

      Il est nécessaire de réconcilier les dualismes traditionnels de l'éducation, causes des difficultés rencontrées par l'éducation entre le corps et la raison, l'esprit et l'action, l'individu et la société, etc...

      On ne peut séparer affectif et intelligence qui sont un tout indivisible: "Le facteur psychologique est un fondement important du processus éducatif puisque les instincts et les capacités de l'élève sont le matériau de base et le point de départ de toute éducation", affirme DEWEY (In HOUSSAYE, 1994, p 128).

      L'enfant recherche la continuité entre ce que lui propose l'école et sa vie personnelle, dans une reconstruction continuelle de son expérience.


Célestin FREINET (1896-1966). Pédagogue.

      FREINET met en place, bien avant l'heure, une école centrée sur l'enfant, opposée à une école de la transmission des savoirs et à une école dans laquelle la socialisation est préétablie par l'adulte, dans des règles imposées.

      L'attention est portée aux racines et aux ressorts de la motivation de l'enfant.

      Intellect et affectif sont indissociables.

      Il s'agit de donner la parole à l'enfant et de l'écouter.

      Le pédagogue doit aller à la rencontre de l'enfant "là où il est", pour l'inviter à changer, à évoluer, à intégrer la communauté scolaire et sociale.

      Une toute première place est donnée à la socialisation de l'enfant.

      Le jeu est d'une importance capitale dans le développement de l'enfant.

      L'enfant construit ses connaissances et se construit, par "tâtonnement expérimental".


Anton Semenovitch MAKARENKO (1888-1939). Educateur. Russie.

      Enfants délinquants. Rééducation et réadaptation.

      Il n'y a pas "par nature", des enfants difficiles.

      MAKARENKO s'élève contre la "testomanie". Il revendique le droit, pour l'enfant, d'être considéré comme une personne, comme un sujet en pleine évolution, et non comme un objet.

      Tous les registres de la vie de l'enfant doivent être pris en compte.

      Importance du facteur familial dans le développement de l'enfant, et dans ses difficultés.


August AICHBORN (1878-1949). Pédagogue. Autriche. Vienne.

      Maison de rééducation. Jeunes délinquants.

      Application du concept psychanalytique de transfert, à la rééducation.


Alexander Sutherland NEIL (1883- 1973). Pédagogue. Angleterre.

      Influences: pédagogie de l'Ecole Nouvelle.

      1921: enfants délinquants puis enfants en difficulté scolaire.

      Tentative de synthèse des approches psychanalytiques et pédagogique.

      Il s'agit de mettre au premier plan, la recherche du bonheur.

      Autogestion, et développement de l'autonomie de l'enfant. Limitation des pouvoirs de l'adulte.

      Respect de l'inconscient de l'enfant.

      "Théorie de l'épuisement de l'intérêt", qui s'oppose à un système fondé sur des obligations.


Equipe du groupe expérimental de pédagogie active. Robert GLOTON. 20ème arrondissement de Paris. 1962.

      Influences: Maria MONTESSORI, CLAPAREDE, WALLON, Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN).

      L'activité de l'enfant est prioritaire.

      Elle doit être basée sur les besoins de l'enfant, sur ses ressources personnelles.

      "Pédagogie active fonctionnelle", pédagogie de la réussite, de la communication et de l'expression.

      Les idéaux humanistes et démocratiques doivent guider l'éducation.

      Importance accordée aux attitudes de l'enseignant, et au groupe.

      Remise en cause du "manque de moyens intellectuels" de l'enfant, invoqué par les "sélectionneurs". Il s'agit la plupart du temps, de causes affectives.

      Il faut "débloquer", revaloriser l'enfant, grâce aux méthodes actives, et viser la suppression des filières de relégation des élèves.


La pédagogie institutionnelle. Michel LOBROT.

      1966: "La pédagogie institutionnelle: l'école vers l'autogestion".

      Influences: FREINET, ROGERS.

      Redonner la parole à l'enfant.

      Fonction capitale du groupe.

      Il s'agit de viser la transformation des personnes, le changement des attitudes.

      Autogestion.

      L'éducation doit contribuer à instituer une société plus démocratique.

      
Tableau synoptique des interventions, dans les marges, dans les limites du système. (1)
repères chronologiques définition du problème de société et/ou éducatif réponses du système Théoriciens et pédagogues actions ou positions en direction de: que proposent-ils ?
17e siècle Aliénés
augmentation mendiants marginaux, déviants
mauvais penchants des enfants
nombreux exclus de l'instruction
exclure
enfermer
châtier
redresser
éducation autoritaire
réprimer extirper
COMENIUS (1592-1670)
(philosophe, pédagogue, théologien)
enfants Ecrits
postulat d'éducabilité
18e siècle déformations physiques prévention par contention physique BUFFON (1749-1882)
(naturaliste)
Bébés
filles
mise en accusation
  Education des enfants   ROUSSEAU (1712-1778)
(philosophe)
  L'Emile (1762)
      PESTALOZZI (1746-1827)
(pédagogue)
enfants pauvres(1771)
orphelins(1789)
enseignement spécialisé agricole et professionnel
enseignement mutuel
18e/19e siècle nombreux enfants exclus de l'instruction manque de moyens financiers locaux, maîtres instruction :
Etat, Eglise
OBERLIN (1770-1830)
(pasteur)
jeunes enfants pauvres 1770- salles d'asile
  le fou :
-un étranger
-un enfant
régulation sociale
enfermement
Hôpital , maisons de correction.
PINEL (1745-1826)
(médecin)
aliénés 1795- "libère les fous de leurs chaînes"
      ESQUIROL (1772-1840)
(médecin)
  nosographie psychiatrique

      
Tableau synoptique des interventions, dans les marges, dans les limites du système. (2)
repères chronologiques définition du problème de société et/ou éducatif réponses du système Théoriciens et pédagogues actions en direction de: que proposent-ils ?
19e siècle Colonisation
intérêts pour les "sauvages"
part de "sauvage" dans l'enfant
besoin d'unification du pays
conception linéaire du développement
châtiment
force de l'exemple
ITARD (1744-1838)
(médecin)
"enfant sauvage" (1801-1806) éducation instruction
      SEGUIN (1812-1880)
(médecin)
enfants déficients mentaux écoles
      FRÖBEL (1782-1852)
(pédagogue)
jeunes enfants pauvres 1837-"Jardins d'enfants"
      Marie PAPE-CARPENTIER (1815-1878)   salles d'asile
      DON BOSCO (1815-1881)
(prêtre)
1841-orphelins  
      Ecrivains enfance  
DICKENS   1838 - Les aventures d'Oliver TWIST
ANDERSEN   1835-1872- Contes
La comtesse de SEGUR   1858 - Les petites filles modèles
1864 - Les malheurs de Sophie
Lewis CAROLL   1865 - Alice au pays des merveilles
Victor HUGO   1832 - Les misérables
Hector MALOT   1877 - L'art d'être grand père
1878 - Sans famille
Emile ZOLA   1871 -1893 -Les ROUGON-MACQUART
Mark TWAIN   1876 -Tom SAWYER
Jules VALLES   1882 - L'enfant
COLLODI   1882 -Pinocchio
R.L.STEVENSON   1883 -L'île aux trésors
Rudyard KIPLING   1894 - Le livre de la jungle
Jules RENARD   1894 - Poil de carotte

      
Tableau synoptique des interventions, dans les marges, dans les limites du système. (3)
repères chronologiques définition du problème de société et/ou éducatif réponses du système Théoriciens et pédagogues actions en direction de: que proposent-ils ?
1833 instruction des enfants Loi GUIZOT      
1841-1874 enfance au travail Lois limitant le travail des enfants      
1881-1882 instruction de tous les enfants Lois de Jules FERRY
1881 - gratuité, laïcité
1882 - obligation
1881 - Ecoles maternelles
Pauline KERGOMARD
(1879-1917)
Jeunes enfants  
  échec scolaire   E. BERILLON enfants "rebelles", "méchants", en échec scolaire 1886- Hypnose
20e siècle     Maria MONTESSORI (1870-1952)
(médecin)
enfants idiots
(1898-1900)
jeunes enfants
1907-Casa di bambini (Rome)
1905-1908     Alfred BINET (1857-1911) (psychologue-écrivain)
Théodore SIMON ( médecin )
enfants en échec scolaire 1908-Echelle métrique de l'intelligence
1911-test BINET-SIMON
1909   classes de perfectionnement      
      CLAPAREDE ( 1873-1940 ) (psychologue médecin)
FERRER ( 1859-1909 )
DEWEY ( 1859-1952 )
DECROLY ( 1877-1966 ) (médecin psychologue )
FERRIERE ( 1879-1960 ) (psychologue)
FREINET ( 1896-1966 )
FREUD ( 1856-1939 )
enfants retardés et anormaux
Ecole primaire
pédagogie scientifique
1901-Ecole moderne (Espagne )
1901-"Institut pour enfants irréguliers"
1907-centres DECROLY projet école nouvelle
1947-ICEM. Pédagogie active.
1924 - Trois essais sur la théorie de la sexualité.

      
Tableau synoptique des interventions, dans les marges, dans les limites du système.(4)
Repères chronologiques définition du problème de société et/ou éducatif réponses du système Théoriciens et pédagogues actions en direction de: que proposent-ils ?
1920- Russie.
grand nombre de délinquants.
Enfants abandonnés
  MAKARENKO ( 1888-1939 )
( éducateur )
enfants abandonnés 1917.colonie GORKI collectivité scolaire
1930-1931 Colonie DZEJENSKI
1925-     AICHBORN ( 1878-1949 )
( pédagogue )
délinquants "maison de rééducation", Vienne. application théorie psychanalytique
1921-     A.S NEIL ( 1883-1973 ) 1921- délinquants
1960-1970
autogestion, respect inconscient, autonomie.
1930 - 1941     PIAGET ( 1896-1980 ) ( psychologue )
H. WALLON ( 1879-1962) ( psychologue )
  1930- Le langage et la pensée chez l'enfant.
1941-L'évolution psychologique de l'enfant.
      A. REPOND prévenir les troubles par l'application des principes psychanalytiques. 1930- Centre médico-pédagogique.( Suisse )
1945 augmentation de la population scolaire.
Collèges.Echec scolaire
1945- éducation surveillée.   enfants en difficulté scolaire
Jeunes délinquants.
1945- centre psychopédagogique Claude BERNARD. Paris. rééducation psychopédagogique.
1960
1970
    SPITZ ( 1887-1974 ) ( médecin et psychanalyste )
WINNICOTT ( 1896 -1971 ) ( médecin et psychanalyste )
BETTELEHEIM ( 1903-1990 )
ROSENTHAL & JACOBSON
J. LACAN
C. ROGERS ( 1902-1987 )
SKINNER
premières années de l'enfant
l'enfant
enfants psychotiques
enfants
éducation
Psychanalyse.
Aide, thérapie, éducation.
apprentissage.
1968 - De la naissance à la parole
1969 - De la pédiatrie à la psychanalyse.1950 - Le traitement des troubles affectifs chez l'enfant.
1968 - Pygmalion à l'école
1956 - Ecrits
"Thérapie centrée sur le client."
"conditionnement opérant."
      LOBROT   pédagogie institutionnelle

      
Tableau synoptique des interventions, dans les marges, dans les limites du système. (5)
repères chronologiques définition du problème de société et/ou éducatif réponses du système Théoriciens et pédagogues action en direction de: que proposent-ils ?
1960-1970 échec scolaire Filières ségrégation exclusion Robert GLOTON tous les enfants 1962 - GFEN pédagogie active
      BOURDIEU-PASSERON (sociologues)
BAUDELOT-ESTABLET (sociologues)
critique du système scolaire 1964 - Les héritiers
1970 - La reproduction
1968 - L'école capitaliste en France
1979 - L'école primaire divise
      Ivan ILLITCH   1971 - Une société sans école.
           
1961
1964
1970
troubles du langage oral et écrit.
"dys-lexie"
"dysorthographie
"
1960- CAEI RPPcertificat d'aptitude à l'éducation des enfants déficients et inadaptés
RPM
Mise en place des GAPP
  enfants intelligents présentant des troubles dans le langage oral et écrit.
enfants d'intelligence normale ayant des difficultés dans le domaine psychomoteur.
"réadaptations psycho-pédagogiques"
"réadaptations psycho-motrices"
    1987- CAPSAIS
Certificat d'aptitude aux actions pédagogiques spécialisées d'Adaptation et d'Intégration scolaires
     
1989   Loi d'orientation sur l'éducation      
1990   Mise en place des RASED (réseaux d'aides spécialisées aux enfants en difficulté ).   enfants "en difficulté" Intervenants spécialisés

      


5- Une nouvelle réponse dans l'école, face à la difficulté scolaire. "Naissance officielle" des premiers rééducateurs.

      Pour tenter de répondre à la question de l'échec scolaire, l'Institution Scolaire, on le sait, a implanté dans l'école, depuis 1961, quelques "rééducateurs" formés dans un, puis deux centres de formation. Un diplôme, le Certificat d'Aptitude à l'éducation des enfants déficients et inadaptés, option rééducation psychopégagogique, en 1960, et option rééducation psychomotrice, en 1964, sanctionne une formation d'une durée d'une année, en Centre de Formation spécialisé. Ils n'ont pas de statut pour définir leur profession. Leur apparition, à ce stade, semble de l'ordre d'une expérimentation, plutôt que de l'institution d'un corps professionnel. D'où, peut-être, sa relative confidentialité. Peu d'enseignants semblent au courant de leur existence. Leur nombre très limité, leur isolement et le manque de textes officiels qui les instituent dans l'école, est, sans doute, la raison de la grande discrétion de ces "pionniers". Quel usage l'école fera-t-elle de ce corpus de "principes et de pratiques d'aides"? La question est d'autant plus importante que sont apparus, en son sein, des rééducateurs, dont la fonction et la place dans l'école pourraient être définies en puisant dans ce "corpus culturel commun". Qui sont ces "rééducateurs"? Quels enfants sont-ils censés aider? Quels sont les objectifs de leur action? Quelles vont être leurs méthodes? Sont-ils des "orthophonistes" "au rabais", convoqués dans la lutte contre la dyslexie, comme le pensent de nombreux orthophonistes qui voient arriver d'un mauvais oeil ces "concurrents" qui vont leur "prendre leurs clients", puisqu'ils sont directement dans l'école? Il s'avère urgent que des textes régissent cette profession. En 1970, le texte qui institue les GAPP va constituer ces "rééducateurs" comme un corps professionnel. Quelle va être la définition de leur tâche? Quelle va être leur place dans l'école? Comment ces rééducateurs, à leur tour, vont-ils s'emparer des connaissances antérieures de l'enfant et de sa difficulté, comment vont-ils définir leur propre action "rééducative"?


5-1- La rééducation, structure de prévention et de "réadaptation". Les classes d'adaptation et les GAPP.

      La circulaire du 9 février 1970 met en place, des classes d'adaptation, et des GAPP (Groupes d'aide psychopédagogique), au sein du système de l'Education Nationale 92  Cette circulaire créée officiellement la rééducation à l'école.

      Ce texte déclare comme prioritaire, l'objectif de prévention des inadaptations. Il s'agit d'organiser, dans une politique d'ensemble, les moyens qui existent.

      Le groupe d'aide psychopédagogique est constitué de un psychologue scolaire, et de un ou deux rééducateurs. Un GAPP devait être implanté, dans les projets, pour un secteur de 1000 élèves 93  . L'action de ces structures de prévention s'exerce prioritairement en direction d'élèves en difficulté relative ou sélective, c'est-à-dire ne s'exprimant que dans certains domaines des apprentissages. Ces difficultés ne peuvent, théoriquement, s'expliquer par un déficit ou un handicap avéré, "définitif et durable" (BO, 1970, p. 689), que celui-ci soit mental ou physique. Il s'agit bien de ces élèves en échec que nous avons qualifié "d'autres", par rapport aux enfants "arriérés", par exemple, désignés à présent par le qualificatif de "déficients intellectuels".

      Deux missions incombent aux GAPP:

  • une observation continue (BO, 1970, p. 689) (id.) des enfants en vue de la prévention des difficultés et des inadaptations.
  • des rééducations psychopédagogiques ou psychomotrices "dès les premiers signes des troubles" (id).

      Les rééducations se font individuellement ou en petits groupes, et, dans ce cas, l'enfant continue à fréquenter une classe ordinaire. C'est le rééducateur qui se déplace. Un secteur, qui peut comprendre plusieurs groupes scolaires, lui est attribué 94  .

      Une remarque s'impose aussitôt. Ce texte marque le début d'une transformation profonde des pratiques institutionnelles: au lieu d'exclure le déviant, le "non-conforme", celui qui ne s'adapte pas aux attentes de la classe "ordinaire", on va l'y maintenir, tout en tentant parallèlement et ponctuellement, de l'aider à résoudre ses difficultés, dans une aide spécifique et individualisée, provisoire et en marge de cette classe.

      Le texte du 9 février 1970 prévoit encore la création de classes d'adaptation à petit effectif (douze ou quinze élèves maximum selon les cas). Ces classes sont destinées à "un placement temporaire" d'enfants dont la situation scolaire est jugée "plus grave" (BO, 1970, p. 690), que celles des enfants auxquels s'adresse une rééducation individualisée. Ces sections ou classes d'adaptation sont instaurées à l'école maternelle, lieu privilégié de la prévention, et à l'école primaire.

      Ce texte reconnaît que les interventions pédagogiques classiques se révèlent impuissantes face à ce type de problème. L'appel à la compétence médicale est explicite, car la mise en place de ces classes nécessite la collaboration d'une équipe médicale compétente et en particulier la présence d'un Centre médico-psycho-pédagogique à proximité. Les enfants bénéficient souvent d'autres rééducations, soit à l'intérieur de l'école, soit dans des organismes de soin extérieurs.


5-2- Une conception renouvelée de la difficulté scolaire?

      Il est reconnu que des enfants se trouvent en difficulté dès l'école maternelle. Pourront être accueillis dans une classe d'adaptation des "enfants présentant des retards de maturation, enfants subissant des blocages affectifs, des troubles psycho-moteurs divers, enfants dont le milieu familial ou social a retardé le développement, principalement sur le plan de la communication, enfants présumés déficients intellectuels, handicapés moteurs ou sensoriels légers, déficients physiques..." (BO, 1970, p. 690).

      A relire cette liste mêlant symptômes et causes éventuelles de ceux-ci, on peut y reconnaître des éléments apportés par la psychologie, la psychanalyse, la sociologie et la psychosociologie. Est-ce une ouverture à une compréhension élargie du phénomène d'échec scolaire?

      Les classes d'adaptation sont de trois types, à l'école maternelle:

  1. Celles qui scolarisent les handicapés physiques. Nous ne développerons pas ici ce qui les concerne, car cette approche dépasse notre sujet d'étude.
  2. Celles que l'on nommait souvent auparavant "classes d'attente", s'adressant à des enfants qui connaissent "un retard de développement".
    Les enfants qui y sont admis, par commission, sont "des enfants que leur quotient intellectuel conduirait à classer dans la catégorie des débiles légers mais pour lesquels l'anamnèse permet de formuler l'hypothèse que des causes circonstancielles ont provoqué une détérioration qui peut ne pas être définitive." (BO, 1970, p. 692).
    Ces classes sont une précaution prise contre une orientation massive et trop rapide. Ce n'est que si la difficulté intellectuelle se confirme, que ces enfants seront orientés en classe de perfectionnement.
    Ainsi, on admet que le QI n'est pas une donnée définitive, que d'autres causes, affectives et liées à l'histoire de l'enfant, peuvent fausser son efficience intellectuelle. Quelles sont ces "causes circonstancielles"? Il est fait explicitement référence à l'histoire de l'enfant. Cette histoire sera-t-elle entendue comme globale, ou bien seulement scolaire? Le mot "anamnèse", directement issu du registre médical, est utilisé. Le terme "détérioration" appartient très explicitement au registre défectologique: quelque chose a été endommagé, qu'il va falloir "réparer". A quelles réponses d'aide, cette approche de la difficulté de l'enfant va-t-elle conduire?
  3. Les sections pour enfants rencontrant des difficultés relationnelles ou de comportement, "en situation d'échec scolaire total ou partiel non imputable à des déficiences intellectuelles, sensorielles ou physiques caractérisées et dont les difficultés ne peuvent être réduites par des interventions éducatives ou rééducatives compatibles avec leur maintien dans une classe normale." (BO, 1970, p. 692).
    On admet que l'échec de ces enfants peut être imputable à des causes psychologiques (bien que le mot ne soit pas prononcé). Il peut s'agir de "comportements réactionnels à des situations familiales ou scolaires", de "troubles du comportement déjà structuré au niveau de la personnalité". (id.). Cependant, il s'agit, dans tous les cas, de "réduire" les difficultés de l'enfant.

      Ces classes seront au nombre de deux à l'école primaire, recouvrant tous les "niveaux", du Cours préparatoire au cours moyen deuxième année. Cependant, les situations sont variables d'un département à l'autre, c'est-à-dire interprétées d'une manière différente, d'un Inspecteur d'Académie à l'autre. Les "classes d'attente" n'ont, théoriquement, plus lieu d'être.

      Deux inconvénients majeurs surgissent très rapidement au regard de la mise en place et du fonctionnement de ces classes. On n'échappe pas, d'une part, à une ségrégation des élèves à l'intérieur de l'école, quelles que soient les précautions prises. Les élèves d'ailleurs le vivent ainsi, rapportant souvent de récréation: "Madame, il m'a traité de débile" ou bien "On nous traite de classe des fous, et ils veulent pas jouer avec nous" 95  .....Il s'est avéré d'autre part que l'indication de classe d'adaptation, prévue par les textes lorsque "le cas" de l'enfant est "plus grave" (BO, 1970, p. 690), rendait bien difficile la réinsertion en classe "ordinaire" de certains enfants en très grande difficulté, ou d'un enfant de cours moyen qui a intériorisé son échec au point d'en faire une composante de sa personnalité 96  .

      La reconnaissance des risques renouvelés de ségrégation, sous couvert d'une volonté d'intégration, conduiront plus tard à rechercher d'autres formules plus ouvertes, tout en conservant le principe des classes d'adaptation. Le fonctionnement en "prises en charge" individualisées ou en petits groupes, d'enfants qui continuent à fréquenter une classe "ordinaire", semble permettre d'échapper à cet inconvénient majeur.


5-3- La présence des rééducateurs de l'Education Nationale dans d'autres structures que l'Ecole.

      Le texte de 1970, prévoit de mettre à la disposition d'établissements spécialisés, certains de ses rééducateurs, comme elle l'avait fait auparavant pour les enseignants ordinaires dans les établissements spécialisés. C'est ainsi que certains rééducateurs vont intervenir dans les IMP (Instituts Médico Pédagogiques), auprès des enfants déficients mentaux légers et moyens. Les rééducateurs peuvent également avoir leur place dans des établissements plus spécifiquement médicaux comme les Hôpitaux de jour, et les CMPP.


En guise de conclusion de ce cheminement à la recherche "des origines" de la rééducation...

      L'école offre désormais une nouvelle aide à l'enfant en difficulté scolaire: la rééducation, qui offre à l'enfant deux formes d'aide possibles: une sous la forme "protégée" d'une classe à petit effectif, et l'autre, sous la forme originale d'une rencontre singulière.

      A la question: Par quelles voies l'institution scolaire a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?, nous disposons à présent d'éléments de réponse. Nous avons constaté que l'école, qui s'était voulue unique, a dû, pour se préserver peut-être comme telle, exclure successivement d'elle-même, tout ce qui n'entrait pas complètement dans sa logique. Une conception globalisante, unitaire, totalisante, sur le modèle du "UN-TOUT" imaginaire, ne conduit-elle pas inéluctablement vers des fonctionnements duels, sources de clivages et de rejets 97  ?


Besoin, manque, et création.

      L'école est partie d'un constat: un grand nombre d'élèves dont l'intelligence est normale, subissent pourtant l'échec scolaire, et sont exclus de fait, par leurs difficultés, du centre du système. Le nombre croissant d'élèves en échec scolaire, a fait ressortir le manque de structures de "remédiation" adaptées à l'intérieur de l'école, pour ces élèves. Un besoin insistant met en évidence une faille, un manque, du système, quant à ses réponses d'aide, à l'enfant en difficulté à l'école.

      La rééducation pourrait-elle être une alternative au seul mouvement d'exclusion envisagé jusque là? Il s'agit d'enrayer d'urgence ce processus d'exclusion, car son accélération atteint profondément l'intégrité du système, voire, menace son existence, si l'on en croit les études des sociologues de l'époque, ou les positions extrêmes d'un Ivan ILLITCH.

      L'école est entrée dans une phase de recherche, et des tiers, extérieurs ou en marge du système, pédagogues, médecins, psychanalystes, sociologues,...sont venus apporter la contribution de leur regard sur la question. Les conditions sont réunies pour qu'une création se réalise. Ce sera en l'occurrence à ce moment-là, "l'invention" d'une nouvelle structure dans l'école: la rééducation.

      La rééducation, comme toute création, émerge d'un contexte et s'origine dans ce qui l'a précédé, dans le courant des idées pédagogiques mais aussi philosophiques, sociales, politiques qui en constituent la préhistoire et qui ont nourri les conceptions pédagogiques des "ancêtres" en leur temps. Elle est née d'un long cheminement, d'un long tâtonnement, de questions posées, résolues d'une certaine manière, puis reposées, car toujours présentes, insistantes.

      On peut donc avancer que la rééducation, comme toute création, est née d'un besoin, suivi d'une demande non satisfaite, laquelle a révélé un manque, qui a fait surgir le désir d'autre chose. Nous disposons des éléments qui nous permettent d'affirmer que:

  • La rééducation a été créée pour répondre à un besoin de l'institution scolaire. Elle était un des moyens mis en place pour enrayer un mouvement d'exclusion généralisé. C'était notre première hypothèse de travail.

Qu'avons-nous appris, concernant cet échec scolaire de l'enfant? Qu'avons-nous appris, quant à la conception des réponses qui pourraient lui être apportées?

      Il apparaît à l'évidence, à la suite de ces différentes approches, que l'échec scolaire est un "phénomène multifactoriel", et le parcours que nous venons d'effectuer au sein de la construction des idées pédagogiques, psychologiques, psychanalytiques, sociologiques, nous le rappelle. Il apparaît également, que chacun des facteurs intervenant dans les difficultés scolaires d'un enfant, et mis en évidence par les uns ou les autres, porte sa part de pertinence et de "vérité". La rencontre avec tous ceux qui ont lutté contre les processus d'échec, de marginalisation et d'exclusion, conforte le pédagogue, contre les tentations toujours renaissantes de laisser choir certains "cas" jugés "désespérés", comme les qualifiait Bruno BETTELHEIM. "Désespérés" pour qui et de quel point de vue?

      Depuis 1909, les Sciences Humaines ont élaboré de nouvelles réponses à la difficulté de l'enfant, et ont proposé des repères pour la transformation de l'école. Des propositions, plurielles, d'élaboration psychopédagogiques, n'ont pas réussi à s'imposer. La pédagogie doit-elle s'étayer sur une théorie du comportement? La psychologie scientifique doit-elle lui offrir ses repérages? La psychologie et la psychanalyse peuvent-elles lui apporter les connaissances nécessaires en ce qui concerne l'enfant et sa difficulté? L'articulation entre affectif, cognitif, et relationnel, dans le développement de l'enfant, et l'importance de cette articulation dans l'accès aux apprentissages de celui-ci, est mise en évidence, en particulier, par tous ceux qui s'affrontent à la difficulté de l'enfant. Il est répété, comme l'avaient déjà avancé à maintes reprises, et depuis fort longtemps, les pédagogues, que des troubles affectifs peuvent être à l'origine de difficultés scolaires. Il est avancé que la difficulté de l'enfant peut être entendue comme un symptôme. Il est répété, qu'il s'agit d'écouter cet enfant. Il est affirmé que l'histoire de l'enfant a une importance capitale dans son développement intellectuel, et qu'il existe des "pseudo-débilités". Il est dit et répété qu'une "rééducation technique", adaptative, ne peut répondre aux besoins de l'enfant en difficulté, ni avoir des effets à long terme.

      L'éducation spécialisée, qui se consacre, en particulier, aux jeunes délinquants, souligne, autour des années 1970-1975, la nécessité d'un espace individuel complémentaire, pour le jeune en difficulté, à l'intérieur même de l'espace collectif des établissements spécialisés, habituellement régis par des objectifs et des stratégies collectives 98  . Il semblerait que la réflexion au sein de l'école, confrontée au problème de l'échec scolaire, ait abouti aux mêmes conclusions. Celles-ci l'ont amenée à créer en son sein un espace et un temps pour des rencontres singulières avec l'enfant-élève en difficulté à l'école, alors que cet enfant continue d'appartenir à un groupe-classe.


La rééducation dans l'école: une pratique, une place, des positions et une identité à définir.

      Nous avons à nous interroger à présent sur la manière dont va être conçue la pratique rééducative à l'intérieur de l'école, nous centrant sur la démarche d'aide individualisée à l'élève en difficulté. Parallèlement, nous pourrons suivre désormais le rééducateur dans l'élaboration conjointe de cette pratique et de son identité professionnelle.

      On peut considérer que l'école a fait intervenir d'ores et déjà, en 1970, une "instance tierce" entre le maître et l'élève en difficulté, entre le maître et les parents de cet enfant, en créant les GAPP. A cette instance de définir sa place, sa position et ses pratiques. Cette "instance tierce", comme toute instance médiatrice, sera-t-elle appelée à analyser les échecs, à réguler les tensions, les conflits, à faire jouer sur un mode métaphorique ce qui est bloqué, ce qui ne peut plus être dit, représenté, élaboré? Si oui, comment va-t-elle pouvoir tenir ce rôle et cette fonction?

      La terminologie utilisée dans ce texte fondateur de 1970, semble orienter cette aide rééducatrice qui s'instaure, vers une conception réparatrice, comblante, médicalisante de l'aide, envers une difficulté conçue comme défaut, manque, dysfonctionnement, "détérioration". Que va-t-il se passer au niveau de la pratique? Quelle sera la distance entre "le prescrit" du texte, et l'interprétation qu'en feront les instances hiérarchiques qui l'interpréteront et le répercuteront, puis les praticiens qui le mettront en oeuvre? A quel "modèle" de rééducation va-t-on aboutir?

      Nous devrons à présent nous interroger sur la manière dont ces rééducateurs concevront leur pratique, à ce moment-là, et, parallèlement, comment ils construiront leur identité professionnelle.

"L'identité narrative, soit d'une personne, soit d'une communauté, serait le lieu recherché dans ce chiasme entre histoire et fiction... (p.138)...en maints récits, c'est à l'échelle d'une vie entière que le soi recherche son identité...il n'est pas de récit éthiquement neutre" (p. 139).
Paul RICOEUR (1990).


Chapitre IV.
Etre rééducateur.
"D'une identité reçue à une identité construite dans une histoire commune, en passant par une "adolescence contestataire" (1970-1990).

      Il semble que, en réponse à la première grande question de notre problématique, nous pouvons affirmer qu'en 1970, la création de la rééducation à l'école, a répondu à une nécessité, à un besoin institutionnel. En réponse à une nécessité urgente d'enrayer un mouvement d'exclusion des élèves, du centre du système, l'école a donc créé un instrument pour la lutte contre l'échec scolaire: les GAPP, et, en leur sein, un nouveau corps professionnel, les rééducateurs.

      Mais quelle va être la place de cette rééducation? Comment les textes officiels vont-ils la définir? Comment les rééducateurs eux-mêmes vont-ils s'emparer des directives données, comment vont-ils construire leur identité professionnelle? Cette place est-elle stabilisée, reconnue par l'ensemble?

      Par une analyse "historique", de l'émergence et de l'évolution des pratiques et des idées d'ordre rééducatif, nous devrions disposer d'éléments de réponse à cette question, mieux connaître et comprendre la place du rééducateur d'aujourd'hui. Suivre le rééducateur dans la construction de sa pratique et de son identité, nous permettra de suivre parallèlement l'évolution des conceptions concernant la difficulté scolaire de l'enfant, et celles relatives aux réponses apportées.

      De quels matériaux disposons-nous, pour les analyses de ce chapitre? Les textes officiels (lois, circulaires, décrets, notes de service...) sont abondants pendant cette période. Nous choisirons ceux qui peuvent concerner, de près ou de loin, notre domaine de recherche. Notre choix de départ, de procéder dans une présentation ordonnée des idées et des événements d'ordre pédagogique ou éducatif, ou encore thérapeutique, nous a amenée à utiliser ces textes officiels comme fils directeurs, et comme repères de grandes "périodes". Ici, les années 1970 et 1990 sont marquées, de notre point de vue de rééducatrice, par deux textes qui concernent directement les rééducateurs. Parmi les écrits des praticiens et des théoriciens que nous continuerons à interroger, apparaissent des écrits qui théorisent cette nouvelle pratique dans l'école: la rééducation. Ce sont des écrits en provenance, surtout, de formateurs de Centres nationaux de formation de l'enseignement spécialisé, ou bien de psychanalystes qui se sont toujours intéressés à la rééducation à l'école.

      Notre démarche devient plus nettement clinique, et consiste en un métissage entre des écrits et l'expérience professionnelle. Nous ne cherchons pas seulement à décrire ou à expliquer ce qui se passe. Il s'agit non seulement de rendre compte, mais de tenter de comprendre. Il s'agit d'interpréter la réalité d'un texte, d'une expérience pédagogique ou thérapeutique, les implications d'une idée émise, les effets d'un acte. Il s'agit d'interpréter une "réalité" scolaire et sociale qui devient la nôtre, désormais, à partir de 1970, puisque, en tant que rééducatrice, nous avons connu la période que relate ce chapitre. A partir de 1970, nous pouvons dire, comme ces anciens combattants qui racontent "leur" guerre: "J'étais là"...


1- De "L'identité reçue" aux "premiers pas"...

      Bien avant sa naissance, le bébé est dans le langage, celui de ses parents, qui font des projets à son sujet, qui anticipent sur sa personne et sur sa vie, qui le définissent. Il reçoit à sa naissance non seulement leur réalité, mais aussi leurs fantasmes, leurs désirs, et les projets qu'ils ont conçus pour lui. Ce sera une tâche délicate et difficile, mais une difficulté banale, ordinaire et commune, pour les parents, de faire le deuil de cet enfant idéal, et pour l'enfant de se séparer de cette prise dans le désir de ses parents, afin d'ETRE, en tant que sujet, mu par son propre désir.

      Comme un enfant, une création institutionnelle a des "géniteurs" qui ont conçu plus ou moins de projets pour elle, qui ont anticipé sa nature et son fonctionnement. Sur quels concepts repose "l'identité reçue" ou le modèle théorique de la rééducation en GAPP des années 1970? Qui sont ces "géniteurs"? Ce sont à la fois des textes officiels, émanation d'hommes, ceux d'une équipe ministérielle, relayés par les instances hiérarchiques qui interprètent ces textes. Les textes qui instituent, puis reprécisent ou modifient, ont trouvé leur semence dans les présupposés idéels du contexte d'une époque.

      Le constat d'échec d'une instruction égalitaire, le constat d'une accélération inquiétante des processus d'exclusion qui se resserrent d'une manière inexorable autour de tous les enfants "non conformes" aux attentes de l'école, ont fait interroger la conception universaliste de celle-ci. L'expression de besoins identifiés, reconnus, les questionnements qui surgissent face à eux, ont conduit certains à rechercher d'autres voies pour aider ces enfants, ou pour modifier le système lui-même. Les premières expériences tentées, les différents courants d'idées pédagogiques, psychologiques, politiques, etc, prégnants autour des années 1970 dans l'histoire de la pédagogie, ont amené à concevoir, entre autres initiatives, la création de ce corps professionnel spécialisé de rééducateurs, au sein même de l'école. L'institution créé pour la première fois en son sein un corps d'enseignants "qui n'enseignent pas", dont la mission de diagnostic, de prévention et de "réparation", se situe "en écart" d'une classe, dans la frange constituée par la limite du système, pour ramener "vers le centre", les enfants qui s'en écartent ou risquent de s'en écarter. Dès son institution, on peut dire que cette position en "intra-extra-territorialité", sur la marge, sur la limite, sur la frontière d'un système qui resserre ses clôtures, cette place entre un "dedans" et un "dehors", va être, par définition, une position exposée, en équilibre instable, à redéfinir sans cesse. Les oppositions et les tensions que les rééducateurs auront à assumer et à articuler, ne sont-elles pas liées à cette position en marge?

      L'instabilité de cette situation, se manifestera en premier lieu, dans la dénomination même des "rééducateurs"...


1-1- Difficulté de nomination, difficultés d'identité?


1-1-1- Une profession en difficulté de nomination, à la recherche de son identité.

      Quand on sait l'importance de la nomination dans la construction de son identité par l'enfant, on peut, par analogie, anticiper sur ce que seront les problèmes d'identité professionnelle du rééducateur. La nomination par ses parents est la marque de la première inscription sociale d'un nouveau-né. Puis elle devient confirmation, reconnaissance de l'existence de son être séparé, comme le souligne par exemple Christian GUERIN (1984, p. 96): "La nomination est bien l'instrument de séparation de la relation fusionnelle à la mère, l'instrument de l'objectivation, de la mise au dehors, de la pensée."

      Depuis 1960 99  , et la circulaire de 1970 le confirmera, il a été nommé "rééducateur", "chargé de rééducations", mais son diplôme porte la dénomination d'une option de "réadaptations psychopédagogiques" ou de "réadaptations psychomotrices". Le terme de "réadaptation" coexiste en particulier avec celui de "rééducation" puisque c'est ce dernier qui continue à figurer alors dans la dénomination du CAEI, diplôme professionnel 100  . En 1964, une circulaire évoque la fonction d'un "enseignement d'appoint" 101  . Dans la circulaire du 25 mai 1976 102  , l'intention évidente est de rappeler au rééducateur ses attaches et ses origines, voire ses fonctions enseignantes. Il devient un "maître chargé des réadaptations psychopédagogiques" ou un "maître chargé des réadaptations psychomotrices".

      Ouvrons une parenthèse anticipatoire, afin d'éviter des redites plus loin, puisque la question du nom se reposera plus tard....Lors du décret du 15 juin 1987, et de l'Arrêté du 7 janvier 1988 qui précise les programmes et l'organisation du CAPSAIS (Certificat d'Aptitude aux actions Pédagogiques Spécialisées d'Adaptation et d'Intégration Scolaire) 103  et remplace le CAEI, le terme de "rééducation" réapparaît. La circulaire de 1990 104  enfin, qui substitue les RASED ou Réseaux d'Aides Spécialisées, aux GAPP, désignera des "maîtres chargés d'aide à dominante rééducative", seule option G qui remplace les deux options RPP et RPM. Une seule lettre, pour désigner une fonction, c'est réduire au minimum la spécificité, et surtout la rendre incompréhensible aux "non-initiés". Certains enseignants "ordinaires" eux-mêmes, huit années après, interrogent encore sur le sens de cette lettre, ou l'ignorent, la lettre G correspondant en effet à une classification et n'étant pas porteuse de sens.

      Même si elle ne leur convient pas tout à fait, les rééducateurs ont choisi de conserver leur premier nom, pourtant équivoque, et de se présenter ainsi à leurs partenaires. Ils ont renoncé à proposer autre chose, peut-être pour ne pas risquer de voir redilué dans une nouvelle appellation les constructions identitaires laborieusement élaborées 105  .

      Nous pouvons nous demander si cette difficulté de nomination d'un corps d'enseignants "intermédiaires", et les fluctuations même de cette nomination, ne sont pas liées à la difficulté de définir un "entre-deux"? Ne sont-elles pas liées également à la difficulté éprouvée par les praticiens à se définir eux-mêmes? Etre nommé est un acte de reconnaissance sociale et symbolique. Les difficultés à nommer les "rééducateurs" sont-elles liées aux difficultés à reconnaître ce qui devrait être nommé et reconnu par l'ensemble? "La nomination constitue un pacte, par lequel deux sujets en même temps s'accordent à reconnaître le même objet. Si le sujet humain ne dénomme pas - comme la genèse dit que cela a été fait au Paradis terrestre - les espèces majeures d'abord, si les sujets ne s'entendent pas sur cette reconnaissance, il n'y a aucun monde, même perceptif, qui soit soutenable plus d'un instant. Là est le joint, la surgissance de la dimension du symbolique par rapport à l'imaginaire. " (LACAN, 1954-1955, p.202).

      Comment exister lorsqu'on n'a pas, ou plus, de nom? "Le sujet est ce qui se nomme", dit encore Jacques LACAN. Comment se différencier de l'autre, quand on n'a pas, ou plus, de nom? "Le nom opère comme ce qui ouvre les clôtures imaginaires; il désigne l'Autre de l'image, le trait de la différence.", énonce Francis IMBERT (1994, p. 35).


1-1-2- "La rééducation", mot porteur de représentations équivoques très prégnantes.

      L'enfant qui naît, hérite des fantasmes, des projections de ses parents, mais aussi de tout ce qui a pu se former comme représentations à son égard. Le nom même de "rééducation" est source de confusions, d'ambiguïtés, parce que porteur de représentations diverses, quelquefois connotées négativement, lorsqu'elles ne relèvent pas du domaine médical. Il est souvent associé à des pratiques dans lesquelles il n'y a pas de place pour que le sujet advienne.


Dans son registre médical,

      le mot "rééducation" semble orienter les représentations vers une remédiation ou une correction de l'instrument ou de la fonction déficitaire ou déficiente. Il rappelle à certains le souvenir d'une fracture ou d'une entorse et évoque tout l'aspect fonctionnel de la rééducation, dans ses objectifs et ses méthodes. C'est cette représentation qui dominera la rééducation à l'école autour des années 1970. On peut noter que le parallèle est vite fait avec l'enfant "en rupture" (ou fracture?) d'école et d'apprentissage, ou avec celui qui "fait des entorses" à la règle ou à la norme scolaire...

      Au niveau européen, le terme "rééducateur" évoque le registre médical et fonctionnel.


Se situant dans le domaine éducatif,

      le mot "ré-éducation", est associé aussitôt à quelque chose à "re-faire", à "re-prendre", à "re-commencer" d'une éducation qui se serait mal passée, comme si on pouvait réellement "repartir à zéro" en matière humaine. Illusion, imaginaire, sont à l'oeuvre.


Connoté par le registre de la justice,

      la confusion est fréquente entre "ré-éducateur" et "éducateur". Lorsque cette confusion appelle les représentations actuelles de la mission et des méthodes des éducateurs spécialisés, elles ne sont pas trop contradictoires avec ce qui peut se passer en rééducation. Cependant, l'image évoquée est souvent beaucoup plus ancienne, et s'ancre dans des représentations des premières conceptions de la "rééducation", quand on considérait le sujet comme coupable, et lorsque les méthodes de rééducation étaient conçues comme coercitives. Cette représentation est elle-même directement issue des méthodes en usage dans les hôpitaux et les "maisons de correction" du XVII ème siècle, telles que nous les avons évoquées.


"Extirper les mauvais penchants" de l'enfant, par de "bonnes corrections", était un principe d'éducation, directement issu des conceptions du XVII ème siècle.

      L'enfant étant assimilé à "un sauvage", il s'agirait de le conduire d'un état "d'incivilisation" à un état d'homme civilisé. S'agissait-il d'une "ré-éducation" des "penchants naturels"?


On peut assigner la rééducation à donner à l'enfant ce qui lui a manqué.

      Le sujet est alors considéré comme une victime, à laquelle son environnement familial et/ou scolaire, a fait manquer de quelque chose, ou bien l'a privé, ou encore "dé-privé" 106  .


Une représentation évoque une certaine idée de la "rééducation" à des fins politiques.

      Certains pouvoirs politiques en place n'ont pas hésité à user de méthodes autoritaires et disciplinaires. Les exemples en sont nombreux. Lorsque nous lisons, en date du 9 avril 1994, dans le journal "Le Point", et dans un article relatant les méthodes de Saloth Sar, dit Pool POT, en 1975: "POL POT (...) veut rééduquer le "peuple nouveau", il interdit les baisers hors mariage, ordonne le massacre des intellectuels". De quelle "rééducation" s'agit-il?...


Vis à vis des malades mentaux.

      Dans certains hôpitaux psychiatriques, on trouve des "rééducations" de malades qui ne sont pas éloignées des méthodes coercitives. On a vu souvent les médicaments ou la chirurgie être utilisés pour "faire se tenir tranquille" le patient. Au Canada, il y a seulement vingt ans, des "Instituts de rééducation" proposaient de redonner à des malades psychotiques et autistes une attitude sociale adaptée. Les "rééducateurs" étaient chargés d'actionner des électrodes. Ce "conditionnement opérant" inspiré directement des études de PAVLOV ou de SKINNER avait, paraît-il, "des effets"...


1-1-3- Les rééducateurs sont-ils englués par leur nom et les représentations qui s'y rattachent?

      Yves de La MONNERAYE exprimait (1994) qu'il peut être heureux que les rééducateurs n'aient pas trouvé un mot qui résumerait ou décrirait complètement ce qu'ils font. De l'écart subsistant entre leur nom et leur pratique, ils ne peuvent faire ainsi l'économie de DIRE leur pratique. D'autre part, "les autres", ne comprenant pas ce que recouvre ce mot dans le cadre scolaire, continuent à les interpeller, à les interroger, à leur faire préciser, et donc les incitent à se définir.

      Les représentations immédiates que nous venons d'évoquer, préfabriquées, risquent de se plaquer sur une pratique et de faire écran. Ces représentations sont encore et toujours à reprendre, à retravailler, car elles resurgissent toujours au moindre détour du chemin. Peuvent-elles être dépassées, dans un échange, un partage, gages d'un meilleure compréhension réciproque, et d'une clarification de ses propres pratiques, pour le rééducateur? Elles permettent, quoi qu'il en soit, par les interrogations qu'elles suscitent, que la recherche, l'investigation, se poursuivent. Dans la mesure où la vie est une quête, c'est la vie qui continue, se transmet, lorsque le rééducateur transmet à la génération professionnelle suivante, non pas ses certitudes, mais ses "in-certitudes", ses interrogations, ses doutes, souhaitant en même temps que personne ne l'enferme dans des principes rigidifiés, fermés, mortifères.


1-2- "Premiers pas", et premiers questionnements.


1-2-1- Un flou institutionnel et "une obligation de créativité".

      Les textes définissaient un cadre à l'action rééducative: des intervenants, des objectifs et le contexte: l'école. Le vide institutionnel concernant les pratiques elles-mêmes, les stratégies à mettre en oeuvre dans l'aide rééducative, que celle-ci s'adresse à une classe, à un petit groupe d'enfants, ou encore à un enfant en relation individuelle, l'absence de "doctrine rééducative" précise, laissait un flou propice aux innovations, mais nécessitait pour le praticien de créer, de construire peu à peu sa propre pratique et son identité professionnelle. Poussés par les uns, tirés par les autres, et en particulier par eux-mêmes, ils étaient convoqués à se définir. Se présenter et trouver des mots pour expliquer exactement ce qu'ils faisaient, était un exercice difficile. Comment y parvenir, lorsqu'on est en pleine recherche, et que les idées ne sont pas claires pour soi-même?

      Pendant quelques années, et en l'absence de définition officielle administrative stabilisée, le rééducateur ne parvenait à se définir que par la négative: "ni pédagogue, ni thérapeute...". Il était nécessaire et urgent de trouver enfin des définitions positives concernant cette "troisième voie", entre pédagogie et thérapie, telle que la définissait Jacques LEVINE par exemple, dans laquelle ils sentaient bien qu'ils devaient s'inscrire 107  . D'où la grande difficulté, pour les premiers rééducateurs sans expérience et sans prédécesseurs, sans "maîtres", de se définir.


1-2-2- Sur quelles bases construire une pratique en 1970?

      Autour des années 1960-1970, l'échec scolaire de l'élève est expliqué majoritairement:

  • par un manque de capacités intellectuelles, dans une optique de "don";
  • par un défaut dans le développement ou l'acquisition des apprentissages. La dyslexie en représente un des défauts majeurs.

      Un manque appelle logiquement une réponse compensatrice et de comblement, qui pourrait appartenir prioritairement au registre pédagogique. Un défaut appelle une réponse remédiatrice, réparatrice, rectificatrice, qui semble relever plutôt d'un registre médical. Tous deux se situent dans un registre instrumental ou fonctionnel, qui exige la répétition des exercices. Quelle va être la référence de la rééducation qui est ainsi instituée? La répétition, dans son aspect quantitatif, sera-t-elle sa méthode privilégiée?

      Les termes de "maturation", de "retard", encore très présents dans le texte de 1970 108  , laissent penser que l'on ne s'est pas encore dégagé d'une conception linéaire et continue du développement de l'enfant. Cette conception, tenace, n'entraîne-t-elle pas à son tour à concevoir tout "défaut", tout "ratage", comme un "retard" dans la vitesse du développement? Il semble que l'école ne se soit pas dégagée de ce système de pensée. Faudra-t-il dès lors réparer, rattraper, comme le cycliste rattrape le peloton après la réparation de défaillances mécaniques?

      Les moyens thérapeutiques dont on dispose, en 1970, en réponse aux enfants en difficulté à l'école, sont de deux ordres:

  • des moyens en priorité orthopédiques, apparentés à une conception médicale de la difficulté et de la réponse apportée, comme les rééducations prodiguées par les établissements relevant du ministère de la Santé, ou les cabinets para-médicaux privés,
  • des moyens psychothérapeutiques qui seront obligatoirement dispensés hors institution scolaire.

      Existe-t-il "une troisième voie", et laquelle? Pourra-t-on l'inventer et la tenir?


2- Des "premiers pas" à "une adolescence contestataire". Une identité reçue, théorique, confrontée à la réalité de l'école, et à la réalité de la rencontre avec l'enfant.

      La question se pose donc de ce qui a été compris de ce premier texte, à partir des années 1970. On se demandera comment, à partir des critiques émises, à partir des réflexions des praticiens et des théoriciens, la rééducation a pu trouver de nouveaux fondements et de nouvelles théorisations, qui seront entérinés par le texte de la circulaire de 1990 109  , pour une pratique repensée en profondeur. Nous nous proposons de suivre l'évolution de la pratique rééducative, et de tenter de comprendre ce qui, l'ayant menée rapidement de ses premiers pas à une "adolescence contestataire", pour reprendre notre métaphore annoncée, a été facteur de changement, par rapport à une identité reçue des "géniteurs".

      Le rééducateur est dans l'école. C'est ce qui fonde son originalité par rapport à d'autres aides. Un système, quel qu'il soit, fonctionne en interférence avec le contexte. Il n'est pas de praticien sans pratique, cela paraît un truisme de le dire. Comme il n'y a pas de médecin sans malade, d'enseignant sans élève (s), il n'y a pas de rééducateur sans "enfant rééduquant" 110  . Construire son identité, pour un professionnel, suppose que ce qui est lui est donné a priori par les textes officiels, par les conceptions diverses qui constituent le contexte idéel de l'époque, et dont il a hérité, dont il a été, consciemment ou inconsciemment, lui-même, imprégné, modelé, est confronté à la pratique, et remodelé, reconstruit, en fonction de celle-ci. C'est l'enfant, au sein même de la rencontre, par ses paroles si révélatrices, si justes sur lui-même parfois, par ses remarques souvent pertinentes concernant ce qu'il convient de faire pour l'aider, qui nous apprend notre métier.


2-1- Premières tensions, au coeur du "modèle originaire".

      Il est nécessaire que nous interrompions un moment notre marche en avant, pour faire une pause. Nous mettrons à profit cette halte pour interroger la situation telle qu'elle se pose au rééducateur, dans les années qui suivent immédiatement 1970. Que se passe-t-il? Que vit le rééducateur? Comment asseoit-il cette pratique toute nouvelle dans l'école? Quelles sont les relations entretenues avec le contexte de l'école, et avec le contexte extérieur à l'école? Quelle est l'articulation possible entre les objectifs et les structures mises en place par les textes instituants, et ce qu'il pressent de sa pratique, dans la rencontre avec l'enfant, dans la confrontation avec les difficultés de celui-ci? Comment, enfin, pourrons-nous construire une représentation de cette rééducation instituée par les textes de 1970, dans un "modèle descriptif"?


2-1-1- Une place et une fonction d'interface, lieu de rencontre d'oppositions duelles.

      A la reconnaissance de la déviance de certains enfants, correspond la constitution d'un corps d'enseignants spécialisés situés dans une certaine "marge", dans un certain écart de la conduite habituelle d'une classe. Le terme d'interface, utilisé ici pour désigner la place et la fonction de la rééducation, nous semble rendre compte, en tant que désignant une zone limite commune à deux systèmes, de la possibilité de mouvements et d'échanges rendus possibles entre ces systèmes. La rééducation, créée pour que des élèves en menace d'extériorité, puissent réintégrer le centre du système, paraît bien correspondre à cette fonction d'interface, pour les enfants eux-mêmes. Cependant, sa place institutionnellement définie dans la marge intérieure du système, qui met la rééducation en contact direct entre intériorité et extériorité de ce système, comme un "tissu conjonctif", va lui faire adresser toutes les tensions qui s'accumulent toujours dans "les bordures" , dans les franges, dans les limites. Certaines tensions actuelles au sein de l'école, ou entre l'école et l'extérieur, s'éclairent ou sont les survivances de ce qui a précédé. Dès son "acte de naissance" officiel, la rééducation a dû assumer un certain nombre d'oppositions. Certaines ne la concernaient pas directement mais faisaient partie de "l'héritage", comme ces vieux secrets de famille que l'on se transmet de génération en génération. Elle s'y trouvait "prise" de par son existence même, de par sa fonction ou sa position, ou encore, par la manière dont on concevait ses présupposés, et son fonctionnement. D'autres étaient plus directement en lien avec son fonctionnement propre. Elle a dû assumer et élaborer les tensions qui y étaient attachées.


2-1-1-1- Ce sont des oppositions entre l'extérieur et l'intérieur du système.

L'opposition médical-pédagogique. Comment l'école s'affirme-t-elle, dans cette oscillation?

      Avec son acte de naissance, la rééducation a reçu en héritage cette vieille querelle. Le philosophe ALAIN, en 1932 s'insurgeait déjà contre la pédagogie confiée aux "médecins aliénistes". (ALAIN 1932, p. 164). L'échec scolaire, au cours des années 1960-1970, avait été l'enjeu d'un conflit entre le pouvoir médical et une approche thérapeutique de la difficulté de l'élève, et l'approche psychopédagogique de cette même difficulté. Nous avons vu 111  que l'équipe du Centre Claude Bernard voulait faire profiter le traitement de l'échec scolaire, des nouvelles connaissances concernant la vie affective, relationnelle, intellectuelle et inconsciente de l'enfant, élaborées en particulier par la psychologie de WALLON et par la psychanalyse. Ce traitement psychopédagogique s'adressait à des enfants pour lesquels, compte tenu du statut symptomatique éventuel de leurs difficultés scolaires, une réponse pédagogique s'avérait non seulement inadaptée, mais dangereuse. Il visait, dans le même temps, à les préserver de la médicalisation abusive de leurs troubles. La circulaire de 1963, rappelons-le, avait donné une direction médicale au Centre psychopédagogique Claude Bernard. Les années 1970 sont au coeur de l'oscillation entre médical et psychopédagogique en ce qui concerne le traitement de l'échec scolaire. La bascule vers le médical sera confirmée en 1973, lorsque le Centre psychopédagogique Claude Bernard deviendra Centre médico-psycho-pédagogique.

      Nous faisons l'hypothèse que:

  • l'école a voulu se garder, d'une part, d'une psychopédagogie qui risquait de s'éloigner trop, à ses yeux, d'un registre pédagogique, en intégrant, dans le traitement de la difficulté, les apports d'une psychologie et d'une psychanalyse qui soulignent la globalité du développement de la personne, et qui mettent en relief l'importance de la relation;
  • elle a voulu éjecter, d'autre part, de son sein, tout ce qui ne serait pas "normal", tout ce qui rappellerait de près ou de loin la pathologie, et a renvoyé le "traitement" des enfants aux services médicaux.

      Pour cela:

  • l'école se réaffirme normative, par essence: sa position vis à vis de l'échec scolaire sera elle aussi normative.
    "L'école n'est pas la médecine, dira-t-on; elle n'a ni à réparer ni à guérir, elle se définit en premier lieu par la norme" (CIFALI, 1995). Mais existe-t-il un apprentissage "normal", un maître "normal", un élève "normal"? demande également Mireille CIFALI. Par conséquent, campée sur des positions à dominante défensive qui incitent plutôt à la fermeture qu'à l'ouverture, l'école tente d'ancrer ses positions et les actions qu'elle met en oeuvre, sur le clivage normal/pathologique, pourtant largement remis en question par la psychanalyse, et refuse de voir la difficulté autrement que comme un retard à rattraper, des lacunes à combler, des mauvaises habitudes à rectifier, toutes ces difficultés appelant une réponse pédagogique.
  • De ce fait, elle assigne à la rééducation des positions pédagogiques et adaptatives. Mais, au coeur du paradoxe, et ne parvenant ni à articuler, ni à maintenir la position d'un "entre-deux" dans la gestion d'enfants qui se marginalisent ou risquent de le faire, elle demande à des professionnels qu'elle situe entre pédagogie et thérapie, d'emprunter des modes d'approche et des stratégies de traitement qui ont fait leurs preuves dans le domaine médical. La rééducation devra réparer des difficultés considérées dans une optique "défectologique" (Si nous nous permettons ce néologisme qui apparenterait cette approche autant à un constat de "défaite" qu'à celui de "défaut").
  • Par analogie à un registre didactique, la rééducation sera clivée en deux "disciplines": psychopédagogie et psychomotricité.

      Comment comprendre cet assemblage de concepts qui fait coexister l'appel au médical et la crispation sur le pédagogique?

      La référence à une psychologie dualiste dépassée, s'accommode d'une logique médicale classique qui "découpe" la personne en éléments malades qu'il faut soigner indépendamment les uns des autres. Elle est à la base de la conception des deux options rééducatives comme réponses clivées selon la traditionnelle dualité du corps et de l'esprit. Dans un registre pédagogique, cette conception rejoint celle d'un découpage classique de l'enseignement en disciplines, les disciplines intellectuelles "de base" étant opposées aux disciplines dites plus "globales" ou "d'éveil" selon les terminologies du moment, utilisées dans le domaine de la pédagogie.

      Cette première approche nous permet d'entrevoir les difficultés qui seront celles des "ancêtres" des rééducateurs d'aujourd'hui, avec la difficulté de l'école à assumer un "entre-deux" entre médical et pédagogique. Mais d'autres tensions, d'autres oppositions, d'autres questionnements, vont surgir.


L'opposition "monde de la famille", "monde de l'école". Par son existence même, une instance de "réparation" met en évidence les failles d'une système.

      De par leur fonction d'aider des enfants en difficulté scolaire, de par leur position en marge, mais en limite interne de l'école, les rééducateurs sont bien placés pour recevoir les revendications éventuelles des parents, déçus par cette école qui "n'a pas su" rendre leur enfant "élève". L'ampleur de la revendication est souvent à la mesure de la blessure narcissique ressentie suite à l'échec de leur enfant, et à la mesure des attentes que les parents avaient investies dans l'école.

      La rééducation se situe dans une position d'interface entre la famille et l'école. Ne peut-on pas considérer qu'elle joue également un rôle d'interface, entre la vie personnelle et familiale de l'enfant, et sa vie scolaire?

      Depuis Jules FERRY, l'école se veut universelle. Tous les enfants doivent pouvoir en "suivre avec fruit l'enseignement" 112  . Constater qu'un nombre croissant d'enfants est en échec, vient pourtant démentir ce postulat. Instituer la rééducation dans l'école, lui donner comme objectif de ramener vers le centre du système, de "prévenir l'inadaptation" et de "veiller à l'adaptation" (id., p. 690), des enfants qui risquent de s'en écarter, ou qui s'en écartent déjà, sans le "motif valable" 113  de handicap ou de déficience, signe en quelque sorte les défaillances, et l'impuissance du système pour ces enfants. La seule présence du rééducateur, est stigmatisation de l'échec, comme un bouton au milieu du visage peut devenir la seule chose que l'on voit quand on se regarde dans un miroir. On comprend à quel point la présence des rééducateurs, tout en répondant à un besoin réel, et à une demande exprimée d'aide à la résolution d'un échec scolaire massif, peut en quelque sorte déranger. Ajouter que cet échec n'est pas systématiquement pathologique, ce peut être, dans une certaine mesure, remettre en question le fonctionnement du système lui-même, en pointant ainsi ses insuffisances, ses défaillances, ses dysfonctionnements.


2-1-1-2- Ce sont des oppositions à l'intérieur du système.

Ambivalence d'une demande d'aide. Demande et rejet vis à vis "d'enseignants qui n'enseignent pas".

      La fonction de "réparation" des difficultés de l'enfant, met rapidement le rééducateur dans une position fantasmatique de réussir, là où le maître a échoué, et là où il n'a pas su faire. "L'échec" de sa fonction, constatée par le maître en l'élève, risque de provoquer en lui une entaille narcissique, une blessure, et, par voie de conséquence, des mécanismes de défense 114  . Pour chacun de nous, l'échec de l'action qu'il a entreprise, risque d'atteindre tout ce qui touche à nos limites, à notre propre castration. Notre fantasme peut nous conduire à attribuer à un autre qui est "supposé savoir" 115  une toute puissance imaginaire qui nous renvoie en retour à notre propre impuissance, tout aussi imaginaire.


Le savoir est du côté du rééducateur, un fantasme à la source de bien des malentendus.

      Lorsque le rééducateur, conformément à la tâche d'observation qui lui est demandée par la circulaire officielle 116  , mais surtout dans l'interprétation qui en est faite, vient "observer" dans la classe, le maître ne risque-t-il pas de se sentir lui-même observé par un "supposé" "super-instit"? Celui-ci ne va-t-il pas, peut-être, non seulement le juger sur son "incompétence", mais aussi peut-être, s'il "prend l'enfant", réussir là où, lui, a échoué, et de plus dans SON domaine, celui des apprentissages?

      Le rééducateur ne risque-t-il pas de se présenter d'emblée comme "celui qui sait" lorsque, armé de sa batterie de tests, ou de ses grilles d'observation, il est LE spécialiste qui va, comme le plombier, diagnostiquer la défaillance avant de réparer la "fuite...de savoir", et, du même coup, risquer d'être compris comme celui qui pourrait dispenser le maître de sa responsabilité dans le registre des apprentissages? Risque d'illusion de toute-puissance, de la part du rééducateur, celle-ci s'inscrivant dans le règne de l'imaginaire? Risque d'illusion d'impuissance, de la part du maître, tout aussi imaginaire? Risque de mise en concurrence illusoire et mortifère, sans issue autre que la disparition, la mort fantasmatique de l'un des deux?

      On peut considérer que ce fantasme de "savoir" ce que l'autre ne sait pas, est nécessaire dans un premier temps et dans une certaine mesure pour qu'une demande existe, même entre adultes. Cependant, s'il est perpétué, on peut penser qu'il constitue un obstacle à la communication et au travail en collaboration. Si le rééducateur parvient à ne pas entrer dans ce fantasme, ou à s'en dégager, en en prenant conscience et en l'analysant, les autres partenaires éducatifs l'y placent quelquefois, avec toute l'ambivalence que cela comporte: demande d'aide et rejet. Le rééducateur semble tenu à une vigilance constante pour ne pas se laisser piéger dans ces illusions toujours sous-jacentes. On ne commande pas les fantasmes de l'autre. L'échange, la clarification des objectifs, la définition des places et des fonctions de chacun, dans un souci de respect mutuel, le travail personnel du rééducateur sur lui-même et donc la clarification de sa place et de sa fonction à ses propres yeux, parviendront-ils à aider les partenaires éducatifs à surmonter ces obstacles?


Quelle est la place du rééducateur vis à vis de l'équipe des maîtres "ordinaires"?

      Quand l'administration, en 1976 117  , insiste sur le fait que l'aide à l'enfant n'est pas séparable d'une aide aux enseignants et à l'école dans son ensemble, le GAPP devient un facteur de modification de l'école elle-même. Le manque d'explicitation quant à cette mission, a été l'occasion d'interprétations diverses et a soulevé de nombreuses polémiques. Le rééducateur doit-il être un "super-instit"? "Doit-il assumer un redoublement de la fonction de conseiller pédagogique?", se demandait-on avec quelque inquiétude, de part et d'autre. Les maîtres ont vu d'un mauvais oeil cette position possible, et à juste titre. Les rééducateurs se sont défendus de vouloir jouer ce rôle. Cependant, il faudra attendre la recommandation de mise en place des projets d'école en 1983 118  , puis son obligation en 1989 119  , précisée en 1990 120  , l'organisation de différentes instances de l'école qui organisent la collaboration entre les personnels et reconnaissent à chacun une place spécifique, et en particulier les précisions apportées par la circulaire de 1990 organisant les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté, pour clarifier enfin ces questions d'une manière officielle.

      Incompréhension, méfiance, rejet. La boucle est bouclée. Les processus se répètent, à l'identique. Comment la rééducation pourra-t-elle assumer ces tensions et se dégager de ces oppositions? Il lui faudra élaborer certains de ses propres outils, clarifier et affirmer ses propres positions.

      Ces questions, soulevées ici, sont encore aujourd'hui à la source de nombreux malentendus, de difficultés d'intégration, non plus cette fois de l'enfant dans l'école, mais du rééducateur dans l'équipe des maîtres. Nombreux sont les rééducateurs qui se plaignent de ces difficultés, dans les premières années de la création de la structure GAPP. Ces obstacles s'estompent souvent et sont dépassés, grâce à une meilleure connaissance réciproque, grâce aux échanges et au travail en collaboration.

      Quoi qu'il en soit, ces échanges sont d'autant plus aisés que l'on parvient à se définir soi-même. On peut y être aidé par des textes, mais cela ne suffit pas. C'est aussi à chaque professionnel de définir l'éthique à laquelle il adhère, de clarifier sa place et sa fonction. Ses référents théoriques aussi. N'est-ce pas en redéfinissant également les places et les fonctions de chacun, non dans une concurrence, mais dans une complémentarité et un partenariat, que l'on parviendra à dépasser, au sein d'une équipe enfin possible, ces "fausses oppositions"?

      Le chantier reste ouvert, aujourd'hui encore. Le lieu de "l'entre-deux" ou de "l'interface" est par définition un lieu fragile, son équilibre est instable et toujours à réassurer. Périodiquement, resurgissent des remises en question, des projets de transformation ou d'éradication "pure et simple" de la fonction même de rééducateur. D'angoisses en réassurances, l'oscillation vécue par les professionnels est économiquement lourde en dépense d'énergie. Une meilleure connaissance de la fonction et des méthodes rééducatives, une volonté d'écoute des difficultés réelles de l'enfant à l'école, pourront-ils avancer des arguments suffisants sur la nécessité de cet "entre-deux" au sein même de l'école? Un des paradoxes, et non des moindres, que vit le rééducateur, n'est-il pas de devoir justifier de sa fonction auprès de l'instance qui l'a instituée, et de la place dans laquelle il a été mis?...


La tension de l'urgence et l'opposition entre temps scolaire et temps rééducatif.

      L'échec scolaire, en 1970 préoccupait tous les partenaires éducatifs: enseignants, parents et enfants, comme il continue de le faire aujourd'hui. L'échec génère une situation souvent d'urgence, génératrice d'angoisse, souvent accompagnée de culpabilité, et en particulier pour les maîtres. Cette situation a conduit les psychopédagogues, surtout, parce que ressentis par les enseignants, comme plus proches des apprentissages, à se sentir pressés, mis dans l'obligation de répondre, et en même temps à éprouver des difficultés à se dégager des démarches strictement pédagogiques centrées sur les apprentissages fondamentaux, dont les maîtres assortissaient leurs demandes. Nous connaissons tous ces situations catastrophiques d'enfants pour lesquels "si on ne fait rien maintenant, et tout de suite, c'est fichu..." Appel à la "corde sensible" et maniement du "chantage affectif" sont monnaie courante envers les milieux de l'aide.

      Les maîtres avaient des difficultés à concevoir que quelque chose de radicalement différent de leur pratique, de l'ordre d'une "stratégie de détour" 121  , reconnue incontournable aujourd'hui par ceux qui adoptent un référent théorique dans lequel la difficulté scolaire est envisagée comme pouvant être un symptôme, pouvait aider l'enfant dans ses apprentissages. Par contre ils croyaient voir et apprécier dans le psychopédagogue une reprise de leur action, d'où certains malentendus, que beaucoup de rééducateurs ont connus, au sein des équipes. Une tension ne pouvait que se faire sentir entre ce qu'il souhaitait faire et ce qu'on lui demandait de faire. "Il est nul en lecture, fais-le lire, toi...tiens, je lui donne son cahier et son livre..."

      Les rééducateurs se sont souvent sentis tiraillés par un flot de demandes, toutes urgentes, et se sont souvent vus considérer comme des "dépanneurs" de "SOS urgence!". Le traitement dans l'urgence, aujourd'hui comme hier, rend quasiment impossible d'instaurer un temps rééducatif, temps plus souple, ajusté au rythme de l'enfant, lui laissant du temps pour se construire, pour exprimer, pour élaborer, pour dire et redire, ou pour "reprendre son souffle", temps en écart du temps scolaire, de ses rythmes, de ses échéances, des impératifs du programme et des contraintes liées simplement à la gestion d'un groupe, par le maître.

      Il apparaîtra vite, pourtant, que différencier le temps collectif de la classe et le temps individuel, personnel, en rééducation, fait partie intégrante et structurante, du cadre et du processus.


2-1-1-3- Oppositions au sein de la pratique rééducative elle-même.

Tension entre "prévenir" et "guérir". "Prévention primaire" et "prévention secondaire".

      Le texte de 1970 annonçait que la prévention serait un objectif prioritaire pour l'école et pour la rééducation. De quelle "prévention" parlait-on, et comment la concevait-on? L'observation continue des enfants, en particulier, prévue par le texte de 1970, devait permettre une intervention la plus précoce possible, dès l'apparition des premiers signes de troubles 122  .

      Cette question de l'observation des enfants, et par là même, celle de faire de celui-ci "un objet" du "VOIR", a toujours soulevé de nombreuses questions, des prises de positions diverses, selon les références éthiques et théoriques des professionnels. Le concept de "prévention", soulève également de nombreuses questions. Peut-on "prévenir" les difficultés de l'enfant? Il semble bien que le texte de 1970 évoque l'action préventive comme une action qui éviterait l'aggravation des troubles existants. Ce registre "préventif" est présent dans tous les textes suivants, la rééducation étant elle-même qualifiée avant tout "d'action de prévention" 123  . Cette prévention permettrait de mettre en oeuvre des moyens pour lutter contre l'exclusion de certains enfants de la classe ordinaire, comme conséquence de leurs difficultés. N'est-ce pas cette prévention que les auteurs s'accordent à nommer "prévention secondaire", parce qu'intervenant après l'apparition des premières difficultés? Dans cette acception, la prévention recouvre donc tout le champ de ce que nous avons décrit comme étant la rééducation, y compris l'action du rééducateur au sein d'une classe d'adaptation. Ces actions constituent une lutte contre la marginalisation et contre l'exclusion des enfants, du système scolaire.

      Parallèlement, les rééducateurs ont mis en place, dès 1970, certaines actions à médiations souvent langagières ou psychomotrices, plus collectives, s'adressant à des enfants d'école maternelle, qu'aucune difficulté particulière ne conduisait en rééducation 124  . Ces activités, en collaboration avec les enseignants, pouvaient permettre une meilleure connaissance de tous les enfants et pouvaient faire bénéficier l'équipe pédagogique d'un autre regard, "tiers", sur les enfants 125  . Ces activités avaient des visées strictement éducatives: développement harmonieux, épanouissement de l'enfant, socialisation, meilleure maîtrise du corps et de ses pulsions, meilleure maîtrise du langage. Il s'agissait d'aider l'enfant à développer des compétences dont la construction insuffisante peut être source de difficultés. C'est ce que l'on nomme la "prévention primaire", complémentaire ou parallèle à celle que peut et doit réaliser le maître avec ses élèves, c'est-à-dire une action éducative ou pédagogique globale, avant qu'aucune difficulté particulière ne se soit manifestée chez l'enfant. La question se pose, dans ce cas, de la différenciation claire des fonctions et des places des différents intervenants, le rééducateur n'étant pas le "maître supplémentaire" dont certains rêvent. La référence du praticien à un cadre professionnel précis, à une éthique et à une déontologie, la clarification de sa place dans l'école, et la définition de sa position vis à vis de tous les partenaires éducatifs, et vis à vis de l'enfant, devraient lui permettre de se repérer et de faire des choix qui lui sont personnels, dans la multiplicité des possibles.


Observation, diagnostic,...

      Approche médicalisante et approche pédagogique de la difficulté, sont conjuguées. Nous en avions évoqué les présupposés. Il nous faut envisager ici leur incidence sur la conception de ce qui pourrait se constituer en un premier "modèle" de la rééducation.

      La psychologie scientifique née avec BINET et SIMON, le rêve de pédagogie scientifique qui lui coexistait, imprègnent en 1970 la conception que l'on se fait:

  • des difficultés de l'enfant, considérées comme des dysfonctionnements, une défaillance, une déficience, un manque instrumental et fonctionnel, qu'il s'agit de faire disparaître;
  • de leur approche: le "regard médical" se traduit par des démarches d'observation, de dépistage, de mesure. On recherche la genèse des troubles: on part de l'anamnèse, ou historique de la vie de l'enfant et de sa "maladie".
  • de la réponse qui sera "réparation", correction, répétition, comblement.

      Le secteur médical avait démontré depuis longtemps sa compétence en matière de gestion de l'exception, et "des marges" du système. Il disposait de stratégies et de méthodes éprouvées, face aux difficultés de l'enfant. Aussi, on fait naturellement appel à lui, et on importe ses stratégies et ses méthodes dans l'école, dans une démarche qui peut apparaître aujourd'hui comme en contradiction avec la volonté d'indépendance de l'école à son égard. Les troubles du développement, les difficultés scolaires, sont envisagés dans une conception fonctionnaliste, instrumentaliste. On cherche à cerner l'élève en difficulté, à diagnostiquer la défaillance, la déficience, les lacunes des fonctions langagières, des fonctions motrices ou de repérage corporel. Il va être nécessaire de dépister les difficultés dès leur apparition, en s'aidant de l'observation continue de l'enfant, et l'équipe du GAPP se voit confiée cette mission d'observation des troubles manifestes. Puis, il faudra mesurer l'écart de l'enfant à la norme, le degré de déviance de son trouble. Les tests seront l'appareillage tout indiqué de ces mesures. Résultats des examens et anamnèse feront alors décider de l'indication. L'équipe du GAPP décidera si le trouble est "grave" 126  , et relève d'un traitement par des structures médicales extérieures, ou "moins grave" et peut être traité à l'intérieur de l'école. Une différence de degré dans la "gravité" des troubles fera décider à l'étape suivante de l'indication de classe d'adaptation ou de rééducation individuelle 127  . Selon la nature des troubles de l'enfant, c'est à dire selon le symptôme dominant, une aide à dominante corporelle ou une aide à dominante cognitive et langagière, lui sera proposée.


La rééducation sera fonctionnelle et instrumentale, réparatrice et correctrice.

      Edouard CLAPAREDE (1905) avait utilisé ce qualificatif de "fonctionnelle" à propos de l'éducation dans un projet de pédagogie "scientifique", reposant sur une psychologie, elle aussi scientifique. La rééducation, dans une stratégie dominante de reprise et de répétition des exercices, "reprendrait les bases défaillantes", "corrigerait" les déviances, "réparerait" les "dys-fonctionnements", "comblerait" des lacunes, des manques, "boucherait les trous",...afin de "remettre droit" l'élève. Un peu comme un kinésithérapeute rééduque un membre ou une fonction, en faisant répéter au malade le même geste, jusqu'à une meilleure aisance de celui-ci, en graduant les exercices, du plus facile au plus difficile, le rééducateur du dyslexique, du dysorthographique, réduirait le trouble de la lecture en multipliant les exercices de lecture, ou les dictées.

      Prise à la lettre, cette logique pourrait se schématiser ainsi:

      

      ce qui, dans notre champ d'investigation, se traduirait par:

      

      La réponse à l'enfant en difficulté, peut dès lors se présenter sous la forme d'une alternative: supports langagiers ou supports corporels, correspondant au clivage corps-esprit, et l'indication d'aide, correspondre aux deux options: "RPP ou RPM". Cela ne correspond-il pas au modèle stimulus -> réponse, que propose la théorie behavioriste?

      Très vite, les rééducateurs se sont rendu compte que la répétition, même différente, que le renforcement quantitatif, que "l'acharnement pédagogique", ou "le gavage", c'est-à-dire, faire plus de lecture quand on a des difficultés en lecture, multiplier les dictées ou les exercices d'orthographe devant l'impossibilité d'un enfant à entrer dans ces conduites d'apprentissage, ne résolvaient pas les difficultés de certains enfants, renforçaient même quelquefois les résistances, ou déplaçaient le problème, et que la question, non posée, était ailleurs  128  . Cette question se devait d'être élucidée, en s'y prenant autrement. Cet autrement, correspondait, dans les années 1970, à prendre conscience de ces contradictions, telles qu'elles se posaient dans la pratique rééducative. Elle invitait à repenser la conception même de cette aide proposée à l'enfant. C'est à cette tâche que se sont consacrés les rééducateurs.


Une visée "adaptative"?

      Une visée strictement adaptative ne risque-t-elle pas, si elle n'est pas référée à une éthique, de s'assortir d'un paradigme comportementaliste qui renvoie lui-même à une conception linéaire causaliste? Le texte de 1970 est clair sur ce point: il s'agit de rechercher l'adaptation des élèves. "L'aide (rééducative) reçue leur permettra de mieux s'adapter à leur classe" (p. 690). Le CAEI, ou Certificat d'Aptitude à l'Education des enfants et adolescents déficients ou Inadaptés, ne portait-il pas l'appellation explicite: option "Réadaptations psychopédagogiques" pour le RPP (ou rééducateur en psychopédagogie) et "réadaptations psychomotrices" pour le RPM (rééducateur en psychomotricité)?

      S'adapter à son milieu, est une nécessité vitale pour le sujet. Tous les pédagogues qui se sont consacrés au problème des enfants exclus de la société, ont oeuvré dans le sens d'une réintégration, d'une adaptation de l'enfant inadapté, du jeune délinquant, de l'enfant pauvre ou orphelin, dans une société qui les rejetait. ITARD (1774-1838), lorsqu'il tentait l'éducation de Victor, "l'enfant sauvage", affirmait déjà à quel point l'homme est un être social, à quel point il ne devient pas homme sans un environnement humain stimulant. Le lien social, un minimum de socialisation, l'inscription dans une culture, conditionnent non seulement l'avenir de tout sujet humain, mais aussi son statut d'homme, reconnu et se reconnaissant comme tel. Encore faut-il définir ce que l'on entend par "adaptation" et les critères de cette adaptation. La rééducation étant située au coeur de cette question, nous tenterons de clarifier ce concept qui concerne également toute équipe éducative et pédagogique 129  . Quoi qu'il en soit, assigner à un professionnel une visée adaptative, ne définit en aucune sorte ce que l'on entend par là ni les stratégies qu'il pourra mettre en oeuvre pour ce faire.

      Ce genre de débats est une illustration de ce qui a toujours animé les rééducateurs dans leur recherche d'identité et de définition de leurs fonctions, de leurs pratiques. Il en montre la force, la vigueur, en un mot, la vie. Peut-il y avoir meilleure démonstration de ce en quoi les rééducateurs peuvent se retrouver dans une filiation avec les pédagogues "des marges", "des limites"?

      La démarche d'ensemble de notre recherche, a rejoint, à présent que l'école les a créés, la deuxième grande question qui guide les analyses de cette première partie: "Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle?". C'est dans les premiers repérages liés à cette pratique, que leur identité a pu trouver ses premiers étayages, quelles que soient les critiques que l'on puisse adresser à ces conceptions aujourd'hui. "L'animal est un être là. En s'exposant par l'expérience, l'homme entre dans le temps et l'ouvre. Pas d'humain sans expérience.", souligne Michel SERRES (1991, p. 60). Pas d'expérience sans tâtonnement, et sans risque d'erreurs, pouvons-nous ajouter.

      Comment rendre compte de ce que fut cette rééducation des années 1970, balbutiements nécessaires d'une nouvelle relation d'aide adulte-enfant dans l'école? Nous nous proposons de construire, sous la forme d'un schéma, un "modèle explicatif" de cette rééducation, à partir de l'analyse que nous venons de réaliser. Nos matériaux sont constitués:

  • des éléments issus de la circulaire de 1970,
  • des présupposés théoriques qui l'accompagnaient,
  • des modèles dominants de l'aide, de la période considérée, modèles adoptés, nous venons de le constater, par les premiers rééducateurs.

2-1-2- Un premier "modèle rééducatif" sous forme de schéma.

      Si tout modèle est réducteur de la complexité de la réalité dont il veut rendre compte, un schéma présente on ne peut plus cet inconvénient. Nous sommes bien conscient qu'une forme visuelle, même si elle est d'une saisie plus rapide, même si elle peut être clarifiante par rapport à un développement verbal structurellement linéaire, est encore plus réductrice de cette réalité. Nous avons déjà souligné la dimension obligatoirement réductrice de tout modèle, de tout schéma 130  . Un "modèle" n'accepte pas les nuances. N'y apparaissent pas, bien évidemment, toute la dimension relationnelle, émotionnelle, tout ce qui peut faire que la rencontre entre deux sujets soit un moment unique, bien que répété temporellement. Nous devons souligner également que, malgré toutes les tensions vécues par les professionnels au sein de leur pratique, malgré toutes les méconnaissances théoriques concernant l'enfant et la nature éventuelle de ses difficultés, la qualité de la relation entre cet adulte rééducateur et cet enfant "rééduquant" au sein de ce premier "modèle" de la rééducation, a pu être féconde, aidante

      

Schéma : 1970, "Modèle" "adaptatif", fonctionnel ou instrumental, par la reprise des apprentissages.(Texte de 1970: Les GAPP).


2-1-3- Où l'on retrouve la difficulté de la psychopédagogie, comme carrefour entre disciplines diverses, à se définir...

      Nous avions souligné combien il était difficile pour la psychopédagogie de se définir elle-même. Les "rééducateurs en psychopédagogie" se trouveront confrontés à ces difficultés, tirés par l'institution Education Nationale, vers "le pédagogique", tentant des avancées plus psychopédagogiques malgré tout. Ils tenteront d'innover, d'articuler déjà une approche plus psychologique et relationnelle à leurs tâches de remédiation. L'absence de directives officielles, l'absence d'une théorisation préalable de la pratique et du cadre rééducatifs, faisaient que tout était à inventer, avec toute la liberté, mais aussi tous les risques d'errements que l'invention comporte. Cette difficulté de définition concernera les deux options de la rééducation.

      Nombre de psychopédagogues, par leurs propres conceptions plus ou moins bien dégagées de leur première fonction enseignante, par la date de leur formation initiale de spécialisation, et le courant pédagogique dominant à ce moment là dans leur Centre de formation, ont pratiqué des activités de soutien ou de reprise des apprentissages, s'apparentant plus de la leçon particulière que d'une "stratégie de détour" proprement dite. Leur action était de toutes façons conçue comme une action intensive, directement centrée sur les apprentissages fondamentaux.

      Les rééducateurs en psychomotricité ont peut-être éprouvé moins de difficultés à prendre une certaine distance vis à vis des apprentissages. Bien que leur approche était elle aussi centrée sur les symptômes, leurs références étaient plus "corporelles". Leur approche de l'enfant était déjà plus "globale" et faisait obligatoirement entrer en ligne de compte tout le registre des émotions, des sentiments, et l'importance de la relation de l'enfant au monde. Le plaisir et le déplaisir, l'activité comme source de créativité et de construction intellectuelle, telle que les avaient expérimentés et théorisés les pédagogues de l'Ecole Nouvelle ou des méthodes actives, étaient l'assise de leur intervention. Leur fonction "officielle", les incitant à faire intervenir le corps comme médiation à la base des activités de l'enfant, leur permettait, par exemple, de mettre en oeuvre ce que FRÖBEL (1782-1852) ou Maria MONTESSORI (1870-1952), avaient préconisé: placer l'enfant dans les conditions les plus favorables à son activité, l'inciter à développer son potentiel, en manipulant pour intégrer le monde extérieur, en se connaissant mieux soi-même, dans un jeu considéré comme éducatif.

      On peut faire l'hypothèse que c'est sans doute par la confrontation avec des situations en contradiction avec le "modèle" présumé de la rééducation de 1970, dans des situations "impossibles", que la rééducation a été contrainte d'inventer, d'évoluer. Le constat "clinique" d'un rééducateur confronté aux problèmes posés par sa pratique, conduit à retrouver une question déjà rencontrée, que l'on pourrait formuler ainsi: "En quoi les marges, les limites, au delà des oppositions et des tensions qu'elles supportent, et grâce à elles sans doute, sont stimulations à la créativité, à l'invention, à "aller de l'avant"?

      Si l'on considère, comme FREUD l'affirmait, que l'on peut retrouver sensiblement les mêmes processus en jeu dans le domaine de la psychologie individuelle et dans celui de la psychologie collective, on peut faire un parallèle entre les processus en jeu sur le plan professionnel, et sur le plan du sujet "privé". Or, "c'est par la crise que l'homme se créé homme, et son histoire transite entre crise et résolution, entre rupture et suture. Dans cet espace "entre", de vivantes ruptures en mortelles sutures, de fractures mortifiantes en unions créatives, dans cet espace du transitionnel - éventuellement espace transitionnel -, se jouent tous les avatars du social, du mental et du psychique qui tissent ensemble, quand on se place au lieu du sujet singulier, la singularité d'une personne." (KAES, 1979, p. 3).


2-2- Mise en doute du modèle originaire. Des "situations impossibles" sont-elles sources d'inventivité?...

      Nous avons appris que la confrontation, avec la pratique, des présupposés théoriques de la rééducation conçue en 1970, remet rapidement en cause ces présupposés. Rapidement, les rééducateurs se verront pris entre des logiques contradictoires et tenteront de les dépasser en allant chercher d'autres outils en vue d'une nouvelle conception et de nouvelles voies de mise en oeuvre de leur tâche. Ces emprunts à des théories extérieures, généreront à leur tour bien des conflits internes à la pratique rééducative elle-même, bien des remises en question, entre ce qu'apportaient au rééducateur ces outils éprouvés par ailleurs, et la manière dont il était supposé accomplir sa tâche dans le cadre du premier "modèle" implicite, de la rééducation des années 1970. S'ouvre une période de "crise", de recherche intense de nouveaux repères, de nouveaux ancrages de la pratique.

      Qu'est-ce qui va inciter, d'une manière si impérieuse, les rééducateurs des années 1970 à rechercher la transformation de leur pratique, et qu'est-ce qui va permettre cette élaboration?


2-2-1- Conflits.


Conflits entre besoins globaux et réponses clivées.

      Nous venons de constater que les présupposés théoriques de la pratique rééducative reposent, en 1970, sur une conception dualiste du psychisme et du développement, dans un clivage corps et esprit. Cette conception est elle-même obsolète à l'époque, et la psychologie elle-même a connu bien des difficultés à s'en désengluer. Ce que l'on sait de la personne et de son développement, et ce qui a été mis en évidence du fonctionnement global du psychisme, entre en conflit avec l'héritage culturel d'une psychologie dualiste.

      Depuis fort longtemps, les pédagogues avaient plaidé pour la prise en considération, par la pédagogie, du fonctionnement global du psychisme, et pour la nécessité de prendre en compte les registres affectifs, cognitifs, émotionnels, relationnels. RABELAIS avait pris position pour un développement global de la personne, retrouvant en cela les conceptions grecques de l'éducation. COMENIUS (1592-1670) insistait sur la nécessité pour l'école de s'adresser à la globalité de l'enfant. Des pédagogues comme DEWEY (1859-1952) voulaient réconcilier les dualismes traditionnels de l'éducation, causes selon eux des difficultés rencontrées pour concilier le corps et la raison, l'esprit et l'action, l'individu et la société, etc... Tous les pédagogues qui croyaient aux méthodes actives insistaient pour que l'école ne "découpe pas " l'enfant, pour que l'on ne sépare pas affectif et intelligence qui forment un tout indivisible. Les psychologues et les psychanalystes l'avaient confirmé. WALLON par exemple, ou WINNICOTT, avaient pu démontrer la complexité du développement de l'enfant, de l'interférence entre les aspects émotifs, affectifs et cognitifs de sa personne, dans son développement et sa relation au monde. Les études de VYGOTSKY 131  concernant les relations étroites entre développement, apprentissage et interactions sociales, qui seront connues seulement entre 1985 et 1989, apporteront une confirmation de ces conceptions.

      Les "remédiations" reposent, en 1970, sur des médiations, soit corporelles, soit langagières. Nous avons évoqué les tensions que généraient ce clivage. Le corps, dans ses difficultés spatio-temporelles, graphiques, motrices, et tout ce que l'on juge en relever, devient l'objet de la rééducation psychomotrice, tandis que "l'esprit", lorsque les troubles d'apprentissage sont cognitifs ou touchent le langage, devient celui de la rééducation psycho-pédagogique. Ces activités motrices, ou ces activités intellectuelles et langagières, en complémentarité ou en opposition, entrent à l'évidence en contradiction et en tension avec les besoins de l'enfant dans leur globalité. Les rééducateurs tenteront de dépasser, à leur manière, cette situation dans laquelle leur statut professionnel les place.

      Il est bien évident que, si les rééducateurs en psychopédagogie (RPP), dans leur grande majorité, faisaient peu intervenir le corps dans les séquences rééducatives, le rééducateur en psychomotricité (RPM) accompagnait par la parole les déplacements et jeux corporels, mettant en oeuvre ce que tous les pédagogues des méthodes actives avaient prôné. Mais son "objet de travail" n'était pas la rééducation de la parole ou du langage, contrairement à son collègue RPP.

      Le problème se posait dans toute son ampleur au moment de la recherche de l'indication d'aide la plus ajustée pour l'enfant, et soulevait bien des problèmes. La dimension quantitative de la question de l'indication en était la moindre, bien qu'apportant son lot de tensions, liées aux "situations d'urgence". Selon la logique en vigueur, on comprend que la demande massive des enseignants, concernait prioritairement les problèmes scolaires d'apprentissage. Cette demande revenait "logiquement" au "RPP". D'une manière plus limitée, "les troubles" concernant des difficultés de comportement, ou encore des difficultés se rattachant à l'espace, au temps, au graphisme par exemple, "relevaient" de la compétence du "RPM" 132  . Le problème de l'indication, c'est-à-dire du choix de l'aide la plus appropriée aux difficultés de l'enfant, était délicat, et pouvait conduire à certaines incohérences, le clivage corps-esprit ne correspondant à aucune réalité psychique. Cette appréhension de la difficulté de l'enfant, correspondait à ignorer délibérément le sens du symptôme tel que l'a théorisé la psychanalyse. Les troubles dépistés, observés par le maître ou une personne du GAPP, sont considérés comme expliquant les difficultés scolaires. Leur "réparation" doit donc logiquement permettre la réussite de l'enfant et son adaptation à l'école et aux apprentissages 133  . Quelquefois, "cela marchait", mais pas toujours...Il est vrai que pour pouvoir apprendre à lire, il est important que l'enfant maîtrise le langage oral, mais l'absence de troubles de l'articulation, de la parole ou du langage ne garantit pas la réussite en lecture. Cela semble banal de dire cela, mais il est nécessaire de reconnaître les limites du système de causalité. Si l'on peut partir d'une cause et en trouver des effets, on peut rarement établir le lien contraire, avec certitude. Rappeler cette "évidence", permet de chercher plus loin, ailleurs, et permet donc de progresser, de dépasser les modes de pensée trop simples, voire simplistes qui s'imposent toujours à nous, parce que rassurants. Cela permet surtout de renvoyer à l'écoute du sujet qui seul, peut-être, pourra en dire quelque chose.

      La nécessité d'un "détour" par rapport au symptôme de l'enfant s'imposait souvent, au regard de ce que l'on pressentait du sens de la difficulté de cet enfant. Le détour par rapport à l'apprentissage, lorsqu'il y avait impossibilité pour l'enfant à entrer dans la démarche d'apprentissage par exemple, pouvait se traduire par un passage par le jeu, le dessin, ou par toute autre médiation, et quel que soit l'intervenant RPP ou RPM qui alors rejoignait son collègue dans son intervention. Les deux "options", il est vrai, utilisaient les médiations du graphisme ou du langage, des histoires et du jeu, rabotant dans la pratique les clivages institutionnels, et ce, d'autant plus que l'enfant était jeune. Les rééducateurs sentaient bien, en particulier, que leurs interventions avec des enfants d'école maternelle, adoptaient de plus en plus les mêmes directions.

      Cependant, lorsque la pratique se trouve en décalage avec ce que l'on est "censé faire" selon les instructions ou directives officielles, ou encore avec les modèles dominants du contexte, cet écart peut rapidement générer un malaise chez le praticien, accompagné de la crainte de "faire n'importe quoi", et du sentiment de perdre ses repères. En l'absence de théorisation suffisamment étayée sans doute de la part des professionnels, l'explicitation de la remise en cause des positions adoptées, n'était pas chose aisée. Les rééducateurs ont ressenti le besoin d'une réassurance sur la validité et la légitimité de leur action. Ils sont allés les chercher dans les rencontres entre pairs, dans les livres, les stages, les conférences, à l'université, etc...

      Quoi qu'il en soit, une situation présentée comme "urgente", ,une demande de "réparation", de "comblement", assigne celui à laquelle elle s'adresse, à "savoir".


Conflit de positionnements: aide réparatrice, ou "auto-réparation" du sujet.

      L'enfant est rarement demandeur d'une aide. Ce sont quelquefois les parents, directement, qui en font la demande, mais le plus souvent le maître, "dès les premiers signes qui font apparaître chez un enfant le besoin d'un tel apport", avons-nous relevé 134  .

      Une conception scientifique et médicalisante, de la difficulté et de la réponse, ne risque-t-elle pas de conduire les adultes concernés, à considérer l'enfant comme "objet" de la demande, puis comme "objet" de ses troubles, "objet" à restaurer, ces positions ayant comme effet, que lui-même se laisse définir comme cet objet? Cette approche ne conduit-elle pas ces mêmes adultes, à penser détenir un savoir sur l'enfant en ce qui concerne sa difficulté et les moyens d'y remédier? Cette aide réparatrice et la position qu'elle entraîne de la part de "l'aidant", ne va-t-elle pas à l'encontre d'une possible "auto-réparation" par le sujet, c'est-à-dire une prise en charge de ses difficultés, et la recherche de solutions EN lui-même, avec l'aide d'un autre?

      Un sujet qui subit un trouble instrumental ou fonctionnel, suite à un traumatisme ou à une lésion, pense n'y pas pouvoir grand chose. Lorsqu'il "s'en remet au médecin", c'est comme à un spécialiste, qui est, dans ce cas, indispensable comme tel. Les thèses soutenues par les tenants de la causalité physiologique ou génétique de la dyslexie par exemple, peuvent toujours, nous l'avons envisagé, conduire le sujet et son entourage à une sorte de fatalisme qui dédouane tout le monde et conduit le sujet à se démettre de toute responsabilité. C'est oublier que, quelles que soient les conditions de vie d'un sujet, son contexte et les événements qu'il traverse, sa part de liberté et de responsabilité consistent dans ce qu'il met en place pour lui-même, face à ces circonstances. Une autre position consiste à avancer que l'enfant "est pour quelque chose", dans tous les cas, dans sa difficulté scolaire, même si ce n'est pas par "paresse" comme on l'en accusait auparavant. Cette conviction ressort en particulier d'une position psychanalytique. C'est bien souvent le seul moyen que l'enfant a trouvé pour tenter d'exprimer à l'école son malaise, son mal-être, qui s'originent souvent ailleurs.

      Le vide du texte officiel, concernant la mise en oeuvre de la rééducation, a très rapidement confronté les rééducateurs à l'absence de cadre de leur intervention, et les a incités à s'en construire un, définissant des règles fondamentales, mais aussi instituant la nécessité d'un "contrat" avec l'école, les parents et l'enfant 135  . Rien ne précise, dans la circulaire de 1970, les modes de relations avec les parents. L'accord de s'engager dans un travail le concernant, de la part de l'enfant, l'autorisation des parents, et l'accord du maître, seront reconnus indispensables, plus tard, par une grande majorité des rééducateurs, pour qu'un quelconque travail puisse être réalisé. Ces deux accords et cette autorisation, représentent le triptyque de base de toute l'institution rééducative actuelle.


2-2-2- Un nécessaire dépassement des conflits. Une indispensable projection dans le temps.

      Selon Piera AULAGNIER (1975, p. 194), il est nécessaire que le Je renonce aux "attributs de la certitude" pour advenir. Cependant, la possibilité de se représenter un avenir est une condition indispensable pour l'enfant, pour avoir le désir de poursuivre le parcours vers un "grandir", vers un "apprendre", etc.... Le projet identificatoire concerne ce que le Je espère devenir. "Cet espoir ne peut faire défaut à aucun sujet, plus même, il doit pouvoir désigner son objet dans une image identificatoire valorisée par le sujet et par l'ensemble.". Pouvoir s'inscrire dans un devenir, dans une image idéale, tout aussi bien que pouvoir faire référence au passé, est une condition indispensable pour pouvoir "énoncer sur un temps actuel." (id., p. 195) En absence de réponse, " le Je se dissout dans l'angoisse" (ibid). Quel est ce projet? C'est la "construction d'une image idéale que le Je se propose à lui-même." (ibid).

      Qu'en est-il pour un "Je professionnel"? Comment échappera-t-il aux angoisses d'un présent qui ne le satisfait pas, comment se construira-t-il un avenir qui soit plus en accord avec ses connaissances et ses convictions? De quelle manière pourra-t-il renoncer à ce qu'il est aujourd'hui, comment pourra-t-il se lancer, sans savoir ce qu'il deviendra demain? Situation étrangement connue, qui est celle de tout "apprenant", et celle de tout enfant...

      Le devenir de la rééducation dépendra étroitement des oppositions rencontrées, des tensions qu'il aura fallu assumer, dépasser. Quels repères le rééducateur va-t-il se donner pour prendre une route, selon quelle direction? George MAUCO (1975) reportait ses espoirs déçus, sur la création des GAPP à l'intérieur de l'école. Il pensait que ce GAPP pouvait être l'occasion d'une articulation possible entre difficulté et normalité, faisant échapper ainsi l'échec scolaire à une médicalisation abusive des troubles. Cependant, en 1975, il exprime ses craintes envers la forme prise par cette nouvelle structure d'aide, en constatant que les "GAPP, s'ils sont restés dans le cadre de l'Education Nationale, celle-ci leur a imposé le carcan d'une action pédagogique de réadaptation traditionnelle, et de psychologie primaire n'apportant pas aux maîtres et aux parents la nécessaire compréhension de la vie affective inconsciente." (p. 20)

      Tout espoir reste possible selon lui, à certaines conditions cependant. Les rééducateurs, pense-t-il, peuvent reprendre à leur compte cette approche psychopédagogique, et non médicale, des troubles scolaires de l'enfant, à condition d'une formation adéquate, à condition également que l'Education Nationale ne leur impose pas une "chasse aux débiles" (id., p. 20), ou la recherche d'une adaptation ou réadaptation scolaire à tout prix, si elle ne leur impose pas le carcan d'une action pédagogique. Ils devraient pouvoir assurer la relève des centres psychopédagogiques dans le cadre scolaire. Il leur sera nécessaire pour cela d'étayer leur action, sur une connaissance de la vie affective et intellectuelle de l'enfant, et notamment de son inconscient, à partir duquel il se construit.

      Si les GAPP ne répondent pas, dans leur forme première, aux attentes du responsable de l'ancienne équipe du Centre psychopédagogique Claude Bernard, leur "devenir" correspondra-t-il plus à ce qui était espéré?


2-2-3- Les rééducateurs face à une "obligation": rechercher des outils d'élaboration de la pensée rééducative.

      Après 1970, les connaissances concernant l'humain ont continué à faire leur chemin. Par exemple, les conceptions sur la dyslexie, et sur les "dys", en général, ont évolué. Le paradigme systémique est venu éclairer d'un jour nouveau la complexité des situations éducatives. La psychologie cognitive a renouvelé la connaissance des processus d'apprentissage. Des techniques de remédiation ont été connues, se sont développées, dans et hors l'école.

      Les rééducateurs vont tenter de transformer peu à peu la conception de l'aide rééducative. Quel sera l'emprunt réalisé dans les pratiques déjà existantes? Quel sera l'apport de tous ceux qui ont lutté contre les exclusions de toutes sortes, de ceux qui se sont intéressés à la gestion des marges du système, ou de tous ceux qui ont voulu réformer, améliorer le fonctionnement de celui-ci, dans cette élaboration d'un nouveau cadre pour la pratique? Ce dernier intégrera-t-il les connaissances psychologiques sur l'enfant et sa difficulté? Il nous faudra connaître ce cadre rééducatif nouveau, afin de pouvoir répondre à la plus grande partie de ces questions.

      L'incertitude quant à "une doctrine officielle" de la rééducation, qui s'était avérée pour les praticiens source d'interrogations quelquefois angoissantes, qui avait ouvert un temps d'errance, devenait peu à peu une richesse. Le texte fondateur de 1970 136  indiquait des objectifs: prévenir les inadaptations, permettre aux enfants "aidés" de "mieux s'adapter" (à leur classe), "et, par la suite, d'en suivre avec fruit l'enseignement sans avoir besoin d'une aide extérieure" (p. 690). Il définissait un cadre d'action, l'école, mais laissait aux rééducateurs le soin de définir les stratégies et les moyens à mettre en oeuvre.

      Les élaborations de cette "adolescence contestataire" aboutiront-elles à une mise en oeuvre, non seulement renouvelée, mais construite sur des bases radicalement différentes, d'une praxis rééducative? Les rééducateurs parviendront-ils à définir leur identité professionnelle?

      Des réflexions, des échanges et des analyses entre rééducateurs, donneront naissance, au sein de la FNAREN 137  , à des textes internes, posant des bases reconnues comme fédératives de leurs pratiques par un grand nombre de praticiens, en posant un cadre de référence, comme le "Texte sur l'éthique des rééducateurs". (29-01-1989) par exemple 138  . Une circulaire, en 1990 139  , modifiera la structure d'intervention de GAPP en "réseau d'aides spécialisées aux élèves en difficulté" (RASED). Dans quelle mesure cette évolution conditionnera la teneur de la circulaire de 1990 concernant les réseaux d'aides? Toujours est-il, que dans un contexte d'idées radicalement différent de celui de 1970, ce texte de 1990 indiquera des directions pour guider les praticiens, et les inciter à consolider leurs repères théoriques et leurs positions pratiques. Par les voies ainsi ouvertes, ils se sentiront assignés à poursuivre leurs recherches, tant en ce qui concerne la définition d'une nouvelle identité professionnelle, que dans la recherche d'une cohérence à ce qui pourrait devenir une praxis rééducative.

      Cette perspective ouverte, nous invite à nous interroger sur l'évolution du contexte scolaire entre 1970 et 1990, et sur l'évolution "officielle" de la rééducation pendant cette même période, signifiée par les textes en provenance du ministère.


3- L'évolution du contexte idéel et législatif de la rééducation entre 1970 et 1990.

      Que se passe-t-il dans l'école - et hors l'école -, entre 1970, date de création des GAPP, et 1990, date de leur transformation en réseaux d'aides spécialisées?

      On assiste à une diminution de l'importance accordée au "phénomène dyslexie" et "dys" en général. Le concept de handicap intellectuel évolue, ainsi que les modes de réponses aux enfants handicapés. Les années 1970-1975, après un paroxysme des phénomènes d'exclusion, semblent marquer la fin d'une politique prioritairement ségrégative dans l'éducation. Deux lois, en 1975, signent une volonté radicale de changement de politique. Ce sont, d'une part la Loi d'orientation en faveur des personnes handicapées, et celle qui supprime les filières de collège, en instituant le Collège unique  140  . Entre 1989 et 1990, une série de textes fondamentaux vise à mettre en oeuvre une réforme profonde du système scolaire. 1990 verra les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED), remplacer les GAPP.


3-1- On affirme que la relation est première, dans le développement de l'enfant.


3-1-1- Nécessité de prendre en compte la dimension relationnelle des troubles instrumentaux.

      Les troubles instrumentaux étaient considérés jusque là en pathologie, comme des troubles fonctionnels et corporels. On les entend désormais comme témoignant d'un mauvais engagement dans la construction de la relation du sujet avec les objets. Des troubles du narcissisme, de l'agressivité, sont invoqués.

      La "dimension relationnelle" du psychisme, est constituée de ce qui appartient à la composante sociale, et à la composante affective, des relations du sujet au monde. Elle se construit par tous les échanges entre le sujet et les objets, et en premier lieu ceux qui se produisent entre la mère et l'enfant. En insistant sur l'importance, dans le développement du sujet, de la relation, et de l'adaptation au milieu, les psychologues mettent en évidence l'interaction fondamentale, entre le programme génétique et les stimulations par l'entourage humain. Ils reprennent en particulier les travaux de WALLON, lequel insistait sur la médiation relationnelle et interpersonnelle, nécessaire au sujet, pour entrer en relation avec son environnement. La connaissance des écrits de VYGOTSKY permettra de mettre au premier plan, ce passage nécessaire de l'interpsychique à l'intrapsychique dans le développement du sujet et dans tout processus d'apprentissage. Ces positions ne sont pas contradictoires avec ce que met en avant la psychanalyse, lorsqu'elle avance que les premières relations objectales du nourrisson se construisent dans une relation à la mère ou au substitut maternel.

      On reconnaît que l'élaboration de ces processus, est semée d'embûches. Le niveau de leur élaboration peut influer d'une manière décisive l'efficience intellectuelle de l'enfant 141  .


3-1-2- "Débilité": nécessité d'interroger l'histoire du sujet, dans la construction de ses relations au monde.

      Le manque de capacités intellectuelles est un concept renouvelé et relativisé. Le concept de "débilité" remplace celui "d'arriération" en ce qui concerne les "degrés les moins importants". (MIDENET et FAVRE, 1975). La définition du mot "débilité", du latin debilis, renvoie à une "faiblesse" de la constitution physique, à un manque de vigueur. Par extension, en psychiatrie, c'est un état dû à l'insuffisance du développement intellectuel. Le terme d'arriération est conservé comme terme générique, mais on distingue alors, selon le critère du quotient intellectuel, différentes gradations:

      
de 0 à 30 arriération mentale profonde
de 30 à 50 débilité mentale profonde
de 50 à 65 débilité mentale moyenne
de 65 à 75 débilité mentale légère
de 75 à 85 niveau mental limite

      Les psychologues sont avertis du "caractère fallacieux et du quotient intellectuel et d'une étude psychologique s'intéressant exclusivement au développement de l'intelligence." (MIDENET et FAVRE 1975, p. 60). Il est précisé en outre que "de moins en moins d'auteurs et de médecins admettent que le quotient intellectuel est quelque chose de constitutif de la personnalité." (id.). L'intégration progressive des apports de PIAGET et de WALLON , ou de ceux de la psychanalyse, concernant la construction de son intelligence par l'enfant, fait admettre d'une manière généralisée, que cette élaboration s'effectue sous l'action conjuguée des forces personnelles de l'enfant, et de la stimulation de son entourage. Elle contribue de ce fait à réfuter la conception d'un caractère inné et définitif de l'intelligence.

      Il devient de même couramment admis que les résultats d'un patient aux tests peuvent varier, d'une part avec le genre de test utilisé, et, d'autre part, avec les conditions de la passation. Des facteurs comprenant la part d'émotivité du patient, celle de sa volontaire participation ou non au test, la qualité relationnelle entre le psychologue et le patient, etc,...peuvent intervenir et modifier considérablement les résultats obtenus. René ZAZZO met l'accent sur l'hétérochronie possible des capacités intellectuelles 142  , et MISES développe des travaux sur la dysharmonie évolutive. Ces deux approches mettent en évidence la dimension dynamique de la conception de l'intelligence.

      Selon René ZAZZO (op. cité, p. 1), trois facteurs caractérisent la débilité: un déficit intellectuel global, congénital, irrécupérable. Dès que l'un des facteurs manque, on a affaire à une pseudo-débilité. Citant Edgar DOLL (id. p. 5), il rappelle que, selon celui-ci, quatre critères définissent la débilité:

  • l'incompétence sociale (critère de PORTEUS),
  • le retard intellectuel,
  • l'arrêt prématuré du développement,
  • l'origine congénitale du déficit.

      C'est dire que ce déficit est "pratiquement incurable" (id., p. 6).

      Il existe une diversité de formes de débilités. René ZAZZO insiste pour que l'on prenne en compte "toute une série de causes qui tiennent au jeu des lois physiologiques et à la diversité des situations plus ou moins défavorables dans lesquelles l'enfant a vécu" (ibid. p. 16), avant de poser un diagnostic de débilité. Un enfant avec 70 de QI n'est pas forcément débile 143  .

      Reconnaître les limites de la méthode des tests, la prive du caractère de scientificité absolue que l'on aurait souhaité lui voir prendre. Le rêve de psychologie scientifique, dans un registre médical qui a besoin de nosographies précises et bien répertoriées, y rencontre ses limites. La rencontre clinique et les informations obtenues à travers celle-ci, retrouvent la première place de toute thérapeutique ou de toute aide à la personne en difficulté.

      Remettre en question les nosographies établies, concernant les troubles mentaux ou la catégorisation des enfants débiles, contribue à remettre en cause l'exclusion de certains enfants, du centre du système.

      Hors Education Nationale, les orthophonistes "rééduquent" les enfants en difficulté scolaire, et tout particulièrement lorsque leurs difficultés touchent le langage oral et écrit. Un orthophoniste, Claude CHASSAGNY, tente de prendre en compte la dimension relationnelle du langage et de ses troubles.


3-1-3- Hors Education Nationale, un nouveau "modèle de rééducation": une "pédagogie relationnelle du langage".

      Claude CHASSAGNY propose une rééducation différente, se dégageant de la conception strictement instrumentale du trouble, se séparant de la conception d'une rééducation qui irait dans le sens d'un renforcement pédagogique. Il écrit en 1975 (p. 6): "Le symptôme est toléré parfois même ignoré": "la rééducation est le fait de l'enfant et non plus seulement celui de l'adulte"(p. 6). Ces positions conduisent le rééducateur à privilégier la relation. Claude CHASSAGNY met au point une méthode médico-psychopédagogique qui intègre un "plan thérapeutique" de la rééducation des troubles du langage oral et écrit 144  .


3-2- La lutte contre l'exclusion scolaire devient un objectif prioritaire.

      A partir des années 1975 -1980, des textes officiels réaffirment le droit à l'éducation pour tous. L'intégration devient un maître-mot de la politique éducative.


3-2-1- Volonté d'intégration scolaire des enfants et adolescents handicapés (1975-1983).

      La Loi d'orientation du 30 juin 1975 en faveur des handicapés, met au premier plan des objectifs nationaux, leur scolarisation dans l'école "ordinaire" et leur intégration dans la vie sociale 145  . Cette loi affirme et étend les missions de l'Education Nationale dans la scolarisation de tous les enfants. Cette dernière s'efforce de pallier ses carences en ce qui concerne l'instruction de ces enfants handicapés, scolarisés auparavant, pour la plupart, dans des établissements privés créés sous le régime de la Loi de 1901.

      Comme l'affirmaient les lois organiques de Jules FERRY, il est rappelé que tout enfant relève de l'éducation publique. Sont soumis à l'obligation scolaire, et prioritairement dans une classe ordinaire, "tous les enfants susceptibles d'y être admis malgré leur handicap." (art. 5-I-1). Seuls les enfants réputés handicapés, c'est-à-dire "malades", échappent à l'obligation scolaire dans le cadre de l'Education Nationale, et relèvent d'établissements placés directement sous la juridiction du ministère de la Santé. Ce sont les enfants dont la débilité mentale est avérée, les handicapés sensoriels et physiques, les cas sociaux, les délinquants. Les enfants handicapés, reconnus comme tels suite aux examens médicaux, "pourront être accueillis dans des structures d'action médico-sociale précoce en vue de prévenir ou de réduire l'aggravation de ce handicap." (art L 164-3)

      A partir de 1975, les éducateurs scolaires des établissements spécialisés, devraient tous être des instituteurs spécialisés, dépendant du ministère de l'Education Nationale. Cependant, un fort courant contre cette "ingérence" s'oppose à l'Education Nationale, au sein des établissements spécialisés. Assiste-t-on à une résurgence de l'opposition entre le domaine médical et le domaine pédagogique ? Une lutte d'influence opiniâtre, se joue au sein des établissements spécialisés, entre ministère de la Santé, et ministère de l'Education Nationale. Son enjeu est la scolarisation des enfants handicapés, et leur intégration dans la société. La Loi ne peut être appliquée dans son intégralité, et se trouve détournée, faisant naître une dualité au sein des établissements. Le corps des éducateurs scolaires, primitivement en place, demeure tel quel, lorsque l'établissement opte pour une école privée sous contrat, en son sein. Ils sont remplacés par des enseignants spécialisés, lorsque le Conseil d'Administration de l'établissement, opte pour l'école publique. L'instituteur sera intégré, ou seulement agréé, dans l'établissement.

      Des circulaires, en 1982 et 1983 146  , définissent les conditions d'intégration des handicapés dans les écoles ordinaires, les "modalités pratiques" de l'intégration scolaire des enfants et adolescents handicapés.

      Interrogée de toutes parts, mise en accusation, l'école se demande comment elle pourrait mieux assumer sa mission d'enseignement. C'est au niveau du collège que l'exclusion s'exerce le plus. Si, à l'école élémentaire, les GAPP ont été institués pour lutter contre l'échec des enfants, il est sans doute d'autres actions à mener. D'autre part, aucune structure d'aide n'existe au collège.


3-2-2- 1975: vers une fin déclarée, des structures ségrégatives, dans l'école.

      L'Institution scolaire reconnaît officiellement:

  • son échec relatif dans la scolarisation de tous les enfants
  • qu'une sélection s'opère à tous les niveaux.

      Le Monde de l'Education de septembre 1975 (p. 15-16), sous le titre, "Non, l'égalité des chances n'existe pas", constate: "Ce n'est pas parce qu'on unifie le système scolaire que se produit un brassage entre les classes sociales. A l'intérieur d'un cadre unique, des courants parallèles continuent à se côtoyer sans se mélanger."

      L'origine socio-professionnelle des parents, apparaît encore comme un facteur déterminant dans la réussite, quant à la poursuite ou l'arrêt des études, ou les ambitions des jeunes, concernant leur avenir professionnel. C'est ce que confirment, en particulier, les études du CRESAS 147  , qui analysent le devenir scolaire de la population de l'enseignement spécialisé, constituée d'élèves "en retard". L'apprentissage de la lecture apparaît comme étant le facteur déterminant de ce retard, et le redoublement du Cours Préparatoire semble difficile à combler par la suite. La compétition, surnommée "course d'obstacles", régit le système scolaire.

      En 1975, la réforme HABY instaure le Collège unique et met fin aux filières de collège. Est-ce une résurgence de l'idéal républicain unificateur et universaliste? Il semblerait que les fondements en soient différents. La terminologie relative aux filières est abandonnée. "Il ne sera plus fait de distinction entre les élèves orientés en type I ou II. (Pour les élèves) qui ne pourraient pas suivre avec profit les programmes" de ces classes, "il est souhaitable de les regrouper en divisions d'effectifs limités (24 en moyenne) et de leur proposer un programme allégé." 148  .

      Un mouvement semble donc se dessiner d'une manière forte et irréversible en faveur d'une lutte contre la sélection prématurée des élèves, contre leur exclusion de l'école ordinaire, et contre leur relégation dans des filières sans issue. Trouver des méthodes adaptées à l'accueil de tous les élèves et à l'hétérogénéité des classes devient une nécessité urgente.


3-2-3- Tutorat, groupes de niveaux et rythmes différenciés: des stratégies d'aide aux élèves en difficulté au collège, et à l'école primaire.

      Des heures de soutien sont mises en place, puis, après le rapport de Louis LEGRAND 149  , des groupes de niveau-matières provisoires.

      Le système des groupes de niveaux s'avère présenter des effets pervers de nivellement par le bas, du manque de stimulation des élèves dans les groupes les plus faibles en particulier. Ainsi, le "collège unique" se heurte aux mêmes obstacles que "l'école unique". Le système est dénoncé, et peu à peu abandonné, au profit de la mise en place de "classes lentes", tant à l'école primaire qu'au collège. Des établissements de l'enseignement primaire proposent à certains élèves un Cours Préparatoire en deux ans, et certains Collèges organisent un Cycle d'Observation (sixième et cinquième) en trois ans. Des classes de quatrième et de troisième technologique sont mises en place.

      Ces solutions ne reviennent-elles pas, à jeter un voile pudique sur un nouveau moyen de sélection des élèves en difficulté scolaire, que l'on exclut en réalité du cursus ordinaire, en créant de nouvelles filières? L'instauration du tutorat 150  , ou aide pédagogique et méthodologique personnalisée à l'élève par un professeur, ou un adulte faisant partie de l'équipe pédagogique, ou encore par un pair, ainsi que la mise en place d'une pédagogie différenciée, devraient permettre de mieux gérer la situation éducative complexifiée par la présence d'un public hétérogène. "La différenciation de la pédagogie est le seul espoir de faire atteindre à l'ensemble des élèves le niveau cognitif souhaité, tout en répondant de façon tactique aux aspirations et capacités spontanées des apprenants" 151  .

      Au niveau de l'école primaire, une structure existait déjà: les GAPP. Que devient-elle?


3-2-4- 1976, mission de "réadaptation" des élèves, pour les GAPP. 1882-1983, des stratégies pour les GAPP: dépistage, recherche et intervention sur "la cause" des difficultés.

      Une circulaire, en 1976 152  , précise "les conditions" et "l'esprit" du développement des GAPP. Les instituteurs spécialisés qui les composent doivent réadapter les enfants et répondre aux besoins des groupes scolaires concernés, c'est-à-dire que l'on attend d'eux une action au niveau même de l'école et de son organisation pédagogique. Nous avions évoqué les réactions peu favorables provoquées par cette demande, de la part, aussi bien des rééducateurs, que des enseignants.

      Une Note de Service 153  en 1982-1983, redéfinit les actions à mener dans les zones prioritaires. Il s'agit de "poursuivre la politique de prévention, d'intégration et de soutien spécialisé" (p. 19). L'Education Nationale se donne comme objectif de fédérer l'ensemble de ses actions dans une seule politique, "la novation pédagogique, la lutte contre les inégalités, l'intégration." (id).

      Il est rappelé que l'équipe du GAPP, parmi tous les acteurs de l'action éducative, a une mission de "dépistage précoce des causes de handicaps, assistance pour éviter l'aggravation des difficultés légères, effort pour éviter l'exclusion de l'école des enfants en situation d'échec plus grave par la recherche de méthodes susceptibles de limiter ces échecs" (p. 20). On peut entendre que le GAPP participe à l'effort pour ramener au centre du système les enfants en risque de marginalisation.

      Il est question ici d'agir sur "la cause" de la difficulté. L'accent est bien mis sur une action précoce, et le plus en amont possible de la difficulté. Nous avions souligné que la prévention est comprise ici comme "secondaire" c'est-à-dire dans le sens d'une action qui vise à empêcher l'aggravation de difficultés manifestes. On peut cependant se demander, une nouvelle fois, de quel "modèle" procède cette mission de "dépistage"?

      Fidèle à une action strictement centrée sur "le pédagogique", l'école lance trois mots d'ordre: intégration, prévention, soutien.


3-3- Intégration, prévention, soutien.

      Si le GAPP est une instance de recours, que peuvent, et que doivent faire les enseignants eux-mêmes pour que les enfants "non-handicapés", que leur difficulté scolaire risque de marginaliser, et, à terme, d'exclure du centre de l'école? La question se pose d'abord au niveau européen.


3-3-1- L'intégration: un problème qui ne concerne pas seulement les handicapés...

      En 1985, le Symposium du Conseil de l'Europe à Rome a pour thème: "Quelle contribution peut apporter l'école primaire à la prise en charge des enfants à besoins particuliers?" 154  Lors des échanges, un consensus se dégage: "L'intégration scolaire doit être recherchée pour tous les enfants (et adolescents) à besoin particulier, l'intégration scolaire des jeunes handicapés n'est qu'un cas particulier de l'effort que doit faire le système éducatif pour reconnaître et accepter les différences, s'adapter à son public et satisfaire les besoins particuliers des élèves, quelles qu'en soient les origines." (op. cité, p. 4)

      Cette déclaration, situant le problème de l'échec scolaire dans un cadre européen, semble importante à plusieurs égards:

  • elle s'inscrit à contre-courant du mouvement qui exclut du système les élèves "dérangeants". Elle interroge l'école quant à ce qui pourrait être mis en place quant aux "besoins particuliers" de certains enfants qui sont en difficulté sans être pour autant handicapés.
  • affirmant une approche différenciée et non plus globaliste, universaliste, qui a été prioritairement celle de l'école depuis Jules FERRY, elle insiste sur les différences inévitables entre les élèves, en particulier entre les élèves non-handicapés, ceux dont on a justement voulu nier les différences.
  • elle insiste sur la nécessité pour l'école de reconnaître et d'accepter ces différences, de mettre en place de nouvelles stratégies, afin de les articuler au mieux.

      L'école, et "la pédagogie" dans son ensemble, en France, est-elle prête à intégrer ces différences entre les enfants?


3-3-2- 1987, intégration, adaptation: double objectif assigné aux GAPP.

      Le décret du 15 juin 1987 remplace le Certificat d'Aptitude à l'Education des Enfants et adolescents déficients ou Inadaptés (CAEI) par le CAPSAIS, ou Certificat d'Aptitude aux actions Pédagogiques Spécialisées d'Adaptation et d'Intégration Scolaires. 155 

      On peut constater que le mot "éducation", plus global, a été remplacé par celui de "pédagogique". Est-ce volonté réaffirmée de "recadrer" ces enseignants spécialisés qui n'en font qu'à leur tête et qui ont trop tendance à se prendre pour des "éducateurs", dans une globalité de leur action, plutôt que pour des enseignants? Le mot "adaptation scolaire" apparaît, alors qu'il n'était pas présent dans la dénomination générale du CAEI. Il l'était, par contre, nous l'avons rencontré, dans celle de la spécificité "réadaptation psychopédagogique" ou "réadaptation psychomotrice".

      Si le concept d'intégration concerne ici d'autres catégories que les handicapés et déficients, il serait lié à la reconnaissance de difficultés non pathologiques entre les enfants, que ces difficultés peuvent exclure. Ce concept va se préciser et prendre forme dans toute une série de textes, dont la Loi d'orientation de 1989, et dans la circulaire d'avril 1990.


3-3-3- 1987: une évaluation des "effets" de la rééducation.

      Une évaluation d'ensemble, et officielle, concernant "le dispositif d'aide aux enfants en difficulté: GAPP et classes d'adaptation" effectuée en 1985-1986 156  , a fait le constat de certains effets indéniables, liés à la présence de ces structures dans l'école. Une enquête a été effectuée à la demande de l'Inspection Générale, et a fait l'objet d'un rapport au ministre, en septembre 1987. Ce rapport a ensuite été diffusé auprès de tous les Inspecteurs d'Académie. Le responsable de l'enquête était Jean-Louis DUCOING, Inspecteur-professeur au CNEFASES de Beaumont sur Oise 157  . L'étude portait sur 345 GAPP (13,5 % de l'ensemble des GAPP en France métropolitaine), appartenant à huit départements. La population scolaire concernée par l'ensemble des GAPP, correspondait à 33% de la population scolaire totale de ces huit départements (il est noté par le rapporteur que cette situation semble correspondre à la situation nationale). Des questionnaires, sous forme de propositions à choisir (QCM), ont été adressés aux enseignants utilisateurs des GAPP (13 par GAPP, dans l'échantillon retenu). Des questionnaires étaient adressés aux membres des GAPP.

      Quels ont été les résultats? Il ressort nettement de cette enquête que les interventions des GAPP s'adressent prioritairement à l'école maternelle, comme le demandait la circulaire de 1976.


Les attentes:

      Jean-Louis DUCOING souligne qu'elles sont "intenses", de la part des maîtres, comportant peut-être une part "d'irrationnel" (p. 27).

      · Les maîtres attendent qu'on les aide à mieux comprendre les difficultés des élèves qui les inquiètent (point 21, p. 4). Cette demande est largement prévalente sur une demande de prise en charge. L'auteur souligne que les réponses des enseignants sont très nettes.


Les objectifs prioritaires:

      Les objectifs choisis prioritairement pour l'aide apportée par le GAPP (question posée à l'ensemble des partenaires) sont ciblés sur:

  • aider l'enfant à accéder au statut social d'écolier, le rendre capable d'efforts, l'aider à trouver du plaisir dans cette accession à la culture, en un mot, l'aider à donner un sens à l'école ( point 231, p. 5).
  • s'occuper uniquement, dans un premier temps du moins, de l'enfant qui est dans l'écolier lorsque son immaturité affective ne lui permet pas de s'intéresser à ce qui se fait à l'école, ou lorsque des difficultés personnelles actuelles ne lui laissent aucune disponibilité pour se décentrer de lui-même et de sa propre souffrance (point 231, p. 5).
  • "Le GAPP doit d'abord se consacrer aux élèves en difficulté" (point 51, p. 12).
  • "C'est en matière de prévention que le GAPP est le plus efficace....il semble que le GAPP joue un rôle très secondaire en tant que dispensateur du savoir." (point 51, p. 13)

      (Réponses unanimes des membres des GAPP, des enseignants et des inspecteurs).

      Le rapporteur souligne que ces objectifs déclarés apparaissent très éloignés des objectifs proposés en première place par le questionnaire: "Combler des lacunes scolaires", peu choisi par les partenaires. "Nous parcourons ainsi la distance qui va d'une relation maître-élève proche de celle de la classe, à une relation à visée nettement curative", commente Jean-Louis DUCOING (p. 5).

      A l'appui de ses affirmations, l'auteur cite les trois exemples les plus choisis par l'ensemble des partenaires:

  • "faire découvrir à un enfant qu'il est capable de réussir,
  • lever les blocages psychologiques qui empêchent un enfant d'être efficient, notamment en classe,
  • apporter à un enfant, souvent malmené dans son développement personnel, une relation gratifiante avec un adulte." (p. 5).

Les modalités de l'aide psychopédagogique:

      Les GAPP prennent en charge en moyenne 7 % de la population de leur secteur, individuellement ou en petits groupes. (p. 6).


Les effets de l'aide psychopédagogique.

      Les effets sur le comportement en classe et sur l'attitude devant les apprentissages, apparaissent comme les plus positifs. "Très nettement les maîtres se prononcent (...:): s'il y a eu amélioration, c'est parce que l'enfant va psychologiquement mieux." ( point 233, p. 9). Les directeurs ajoutent que les enseignants sont plus tolérants et respectent mieux la personnalité de leurs élèves. Les maîtres confirment ce point, en déclarant "mieux connaître les enfants, mieux ajuster leurs exigences aux élèves en difficulté, et aussi être plus tolérants et plus patients avec ceux-ci". ( point 35, p. 11).

      Une rubrique concernait le rôle du GAPP entre l'école et les institutions extérieures. Il est défini comme médiateur (p. 11 et 12), et comme régulateur des institutions médico-sociales (p. 28), dans leurs prises en charge.


Le GAPP comme institution.

      Il est rappelé que le travail du GAPP comporte généralement deux registres:

  • " l'aide aux élèves en difficulté
  • des actions en direction de l'école". (p. 3) 158  .

      Les objectifs généraux sont définis prioritairement par rapport aux élèves en difficulté (avant de se centrer sur le fonctionnement de l'école). (point 51, p. 12). Il s'agit "d'aider les enfants en difficulté à être plus heureux à l'école, à y trouver leur place".( réponse la plus choisie, dans tous les cas). (id., p. 13).


Contrôle des effets et perfectionnement des personnels.

      "Les IDEN 159  jugent que les qualités les plus importantes pour les trois membres du GAPP sont dans l'ordre:

  1. la qualité du contact avec les enfants;
  2. la compétence technique;
  3. la qualité des contacts avec les enseignants." (point 53, p. 13).


Disparités et série de constats:

      Partant d'une série de constats:

  • les deux circulaires de 1970 et de 1976 contiennent des consignes très générales;
  • les centres de formation bénéficient d'une très large autonomie;
  • les IDEN qui assurent le contrôle des institutions ne sont pas tenus à partager une doctrine commune;

      "On pouvait donc s'attendre à rencontrer une grande diversité de formules, déclare l'auteur du rapport, or il se dégage de l'ensemble une sorte de modèle autour duquel, bien entendu, se situent des variations." (p. 24) 160  .

      Ce "modèle" comprend principalement:

  • les stratégies menant à l'indication d'aide;
  • les modalités de prise en charge.

La prise en charge des élèves en difficulté: nature, attentes, effets.

      Les 7 % d'enfants pris en charge par les GAPP correspondent au pourcentage moyen d'enfants réellement en difficulté, pour lesquels l'aide du maître ne peut suffire.

      Les maîtres "n'attendent pas de l'aide psycho-pédagogique qu'elle soit un apport de connaissances scolaires ni même la construction des outils de la scolarité (langage et lecture) mais qu'elle agisse surtout en amont pour aider les élèves à acquérir une attitude plus réceptive et constructive devant ce que leur offre la classe. Ils attendent même, éventuellement, qu'elle tente de lever les blocages psychologiques qui gênent leur développement. Il ne s'agit donc pas d'un soutien mais d'une véritable aide psycho-pédagogique." (p. 26).

      Quant aux effets de l'aide apportée, si les enseignants considèrent qu'ils sont "nettement plus positifs dans les domaines du comportement en classe et des attitudes...tout se passe comme si chacun admettait qu'il appartient au maître ordinaire (d'apporter les acquisitions scolaires) dans la situation ordinaire de la classe ordinaire." (p. 26).

      Et Jean-Louis DUCOING de conclure, sur ce point::

"L'échec scolaire est un phénomène complexe, multifactoriel. S'il suffisait d'apporter un peu plus d'orthographe, il y a beau temps qu'on n'en parlerait plus." (p. 26). "Ce serait une erreur de croire qu'il peut aisément céder à un simple surcroît d'instruction." (p. 27). Quant au GAPP, et à un "des noyaux du malentendu" en ce qui le concerne,"... l'enquête révèle que ni dans les objectifs, ni dans ses effets, ni, ce qui est plus important, dans l'attente des enseignants, il n'est centré prioritairement sur les acquis scolaires". (id.).


La prise en charge respective des élèves en difficulté par les différentes structures.

      Un GAPP prend en charge en moyenne 7 % de la population de son secteur. Les consultations (CMPP ou Dispensaires), sur le même secteur (de l'échantillon), prennent en charge 2,5 % des écoliers.

      Les deux populations se recouvrent pour moins de 1 %. "Il existe donc bien un champ d'intervention propre à l'école, qualitativement différent et quantitativement nettement plus important que celui du domaine médico-psychologique" (p. 27).

      Que conclut l'auteur du rapport? " Sauf cas exceptionnel (l'échec scolaire) trouve rarement son origine à l'école exclusivement. Un élève en situation d'échec scolaire a, le plus souvent, de bonnes raisons d'aller mal indépendamment de l'école, mais les exigences (normales) de celle-ci les révèlent...Le traitement de l'échec scolaire ne peut être que double: à la fois pédagogique et psychologique" (p. 27).

      Pour répondre à la nécessité d'intervenir auprès de l'enfant en difficulté, à la fois sur le plan pédagogique et psychologique, les personnels concernés doivent être compétents dans les deux domaines. "Ils doivent être capables de comprendre et traiter l'aspect psychologique et capables d'intervenir sur le milieu." (p. 27). Leur appartenance au milieu scolaire, peut seule leur permettre de mener à bien cette double action (p. 28). Leur formation doit être non seulement maintenue, mais renforcée "si on veut répondre à la demande des maîtres telle que la révèle l'enquête." (id.).

      En ce qui concerne la prévention, la présence et l'action des GAPP permet d'éviter dans un grand nombre de cas, l'aggravation des troubles de l'enfant. D'autre part, cette intervention permet à la société d'économiser ce qu'entraîneraient des prises en charges plus lourdes." Même si les efforts n'aboutissent pas à éviter qu'un jour se manifeste l'inadaptation, le fait d'avoir retardé au maximum ce moment, permet au sujet de mieux se construire et d'éviter le pire pour lui et pour la société qui, en cas de besoin, devrait l'assister. Les gains acquis jeune comptent plus que les autres." (id., p. 28).

      Ainsi, en 1987, et par une enquête auprès de tous les partenaires, Jean-Louis DUCOING constate qu'un "modèle" de la rééducation, émerge du terrain. Il souligne le consensus des partenaires à son sujet. Ce "modèle", bien que non explicité, s'est peu à peu élaboré, quittant les présupposés issus en particulier de l'approche de la dyslexie, et du trouble conçu comme manque "à combler", ou comme défaut "à réparer". D'une rééducation conçue comme instrumentale ou fonctionnelle, centrée sur le symptôme, les rééducateurs construisent peu à peu un nouveau "modèle" rééducatif qui pourra, peut-être, être qualifié de psycho-pédagogique. L'écoute de l'enfant dans sa difficulté, dans "ses blocages", "en amont des apprentissages", semble pouvoir être première 161  .

      Le rapport de Jean-Louis DUCOING présente le mérite important d'officialiser la transformation des pratiques rééducatives. Est-ce de ce "modèle" que vont émerger les nouvelles instructions officielles remplaçant les GAPP en réseaux d'aides spécialisées, en 1990? On pourra constater que, du moins, la circulaire officielle ne le contredira pas, voire, permettra que s'en poursuive l'élaboration.

      Cependant, cette enquête et ce rapport étaient inscrits dans un contexte scolaire en pleine mutation. Cette transformation du système éducatif français, engagé à partir des années 1975, se poursuit, et sera signifiée par des textes décisifs.


3-4- 1989, les débuts d'une réforme profonde du système scolaire.

      A partir de 1989, une série de textes fondamentaux vise à mettre en oeuvre une réforme profonde du système scolaire. Des textes réaffirmeront la volonté d'intégration des handicapés dans l'école "ordinaire", et en préciseront les modalités de mise en oeuvre. Ils. mettront en place une série de mesures d'aides aux enfants en difficulté dans l'école, et manifesteront une préoccupation de prévention des difficultés de l'élève.

      Peut-on penser que l'école est enfin sortie d'une politique d'expulsion, du centre du système vers sa périphérie, d'un grand nombre de ses élèves? Quels moyens va-t-elle se donner pour accueillir des enfants dont la difficulté est plus marquée? Les moyens de mise en oeuvre vont-ils permettre la réalisation des intentions? Comme en écho aux questions du Symposium européen de 1985, l'école française met en place des mesures visant à rénover profondément le système éducatif.

      La Loi d'Orientation sur l'Education du 10 juillet 1989 162  tente de renverser la logique en cours depuis la naissance de l'école publique. L'ensemble des mesures annoncées, affirme que ce n'est plus l'élève qui doit s'adapter au système, mais l'inverse.

      Lionel JOSPIN, alors ministre de l'Education Nationale, définit un objectif à l'école: en l'an 2000, 80% des élèves devront poursuivre leurs études jusqu'au baccalauréat. La mission de l'école est réaffirmée: "L'école a pour rôle fondamental la transmission des connaissances". (p. 14). Le contrat école-famille repose sur cette fonction prioritaire de l'école. Cette affirmation forte, implique que tout enfant doit pouvoir s'instruire, et doit pouvoir réussir à l'école. Lorsque cela n'est pas le cas, l'institution scolaire doit s'interroger sur les causes de l'échec ou de la difficulté de cet enfant, et mettre en oeuvre ce qui apparaît le plus approprié pour l'aider, dans une optique de partenariat.


3-4-1- Nouvelles structures dans l'école pour l'intégration des enfants handicapés (1989-1992).

      La Loi d'orientation du 30 juin 1975 163  , complétée par les circulaires de 1982 164  et de 1983 165  l'affirmaient, la Loi d'orientation de 1989 le confirme: "L'accueil des enfants et adolescents handicapés répond à une exigence exprimée de plus en plus fortement... L'intégration scolaire des enfants et adolescents est d'une importance capitale dans le processus d'intégration sociale et professionnelle des personnes handicapées" (1989, p. 17-18) 166  .

      En 1991 et en 1992, deux circulaires mettront en place dans l'école les "Classes d'Intégration scolaire" (CLIS) pour enfants atteints d'un handicap 167  .

      Seront intégrées dans l'école primaire, avec accompagnement médical et/ ou éducatif:

      
des enfants atteints d'un handicap mental CLIS 1
des enfants atteints d'un handicap auditif CLIS 2
des enfants atteints d'un handicap visuel CLIS 3
des enfants atteints d'un handicap moteur CLIS 4

      La circulaire du 31 mars 1992 réaffirmera "La mission d'insertion des établissements scolaires" 168  .


3-4-2- Pédagogie différenciée et mise en place des cycles à l'école primaire (1989).

      Mettre "l'élève au centre du système éducatif", telle est la volonté affirmée, dont la formulation alimentera de nombreux débats. Les positions attendues de la part des enseignants, en appellent à leur créativité, à l'ouverture. Elles leur enjoignent de prêter attention à chaque enfant dans la singularité de ses démarches d'apprentissage, et de ne pas faire "la même chose" encore et toujours, avec tous les élèves, dans un registre de la répétition "du même".

      C'est ce que devraient permettre la pédagogie différenciée qui est mise en place officiellement à l'école primaire, en même temps que les cycles. Il est reconnu que tous les enfants n'abordent pas les apprentissages de la même manière. Il existe des stratégies et des méthodes d'apprentissage différentes, et valables, selon les personnes. Il s'agit pour l'enseignant de les connaître, de les respecter, de leur permettre d'exister, de les favoriser, de les encourager, et d'aider l'enfant à les améliorer, le cas échéant. Si les méthodes adoptées par les "apprenants" peuvent être variées, les compétences à acquérir au cours d'un même cycle, par tous les élèves, doivent être les mêmes 169  .

      Cet ensemble représente une réforme profonde du système de l'enseignement qui se donne comme objectif dans les cinq années à venir de:

  • "diminuer de moitié le nombre de jeunes qui sortent du système sans qualification;
  • conduire 65% des élèves au niveau du baccalauréat (pour atteindre 80 % dans les dix ans à venir et tous les autres élèves à un niveau au moins minimum de qualification professionnelle;
  • réduire de moitié au moins le nombre de décisions d'orientation qui ne sont pas acceptées par les élèves et les familles." (p. 15) 170  .

      Ces mesures signent-elles la reconnaissance et l'acceptation des différences au sein de l'école?


3-4-3- Prévention de l'échec, lutte contre l'exclusion scolaire, deux objectifs prioritaires, qui ne concernent pas seulement les structures d'aide.

      "L'école ne peut négliger aucun élève" 171  (p. 16). Il s'agit de "prévenir les situations d'échec".(id.). L'enseignant est incité fortement à mettre tout en oeuvre pour éviter les difficultés des élèves, et à apporter, de sa place et dans sa classe, une première aide à l'enfant, lorsque des difficultés apparaissent.

      Les "zones d'éducation prioritaires", déjà définies antérieurement, la scolarisation précoce des élèves, les aides et remédiations proposées à l'élève en difficulté, sont les moyens mis en oeuvre pour cette prévention:

  • La collaboration renforcée avec les parents et avec tous les partenaires éducatifs intérieurs ou extérieurs à l'école, est préconisée. Ceux-ci seront sollicités dans la construction d'un projet éducatif global.
  • Le dépistage précoce des handicaps, mais aussi des difficultés sensorielles, motrices ou intellectuelles, l'analyse des causes d'échec scolaire, sont une nécessité, afin de mettre en place toute action de remédiation ou de traitement précoce.
  • Le premier février 1990, Une circulaire 172  confirme et précise la politique des zones d'éducation prioritaires.

      Par un discours en date du 15 février 1990 173  , le ministre de l'Education Nationale définit "Une nouvelle politique pour l'école primaire" .En mai 1990, une circulaire 174  définit les conditions de mise en oeuvre du projet d'établissement, prévu par la loi d'orientation sur l'éducation du 10 juillet 1989. Un arrêté 175  fixe les horaires des écoles maternelles et élémentaires. Il prend en compte les nécessités de la mise en place des cycles, et ménage en particulier des temps de concertation pour les enseignants. Un décret 176  reprend l'Organisation et (le) fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires, prenant en compte les nouvelles dispositions.

      On constate aujourd'hui, les nombreuses difficultés de mise en application des cycles et de la pédagogie différenciée, dans les écoles primaires. Quels sont les moyens qui pourraient rendre possible leur réalisation effective et opérationnelle? On pourrait s'interroger et analyser les raisons d'une telle difficulté. On sait la difficulté de l'école à passer des textes à leur réalisation sur le terrain. Faut-il invoquer le peur du changement? Des résistances? La lourdeur du système? Le manque de formation des personnels? De réelles difficultés voire impossibilités, dues à des obstacles matériels, au manque de personnel? Toujours est-il que peu de choses changent, au niveau du "terrain", en de nombreux endroits. Les enseignants "ordinaires" et spécialisés s'interrogent.


3-4-4- Mieux accepter les différences entre les enfants, mieux définir les différents champs des aides possibles.

      Une des préoccupations de Jean-Louis DUCOING, dans son enquête, était de savoir si le GAPP était seulement conçu par les enseignants, comme une "instance de recours" qui "prendrait en charge" "les enfants à problèmes", les libérant ainsi de cette responsabilité. Les réponses obtenues ont largement démontré que, si cette dimension pouvait exister, les attentes globales des maîtres "ordinaires" étaient bien autres, vis à vis de l'équipe du GAPP. Les enseignants attendent de la collaboration avec cette instance d'aide dans l'école, de mieux comprendre l'enfant, de mieux l'accepter, de mieux l'aider au sein de la classe. En un mot, de mieux faire leur métier.

      Si la Loi d'orientation sur l'éducation a demandé à l'école de respecter et d'utiliser au mieux les différences entre les enfants, si la pédagogie différenciée et la mise en place des cycles à l'école élémentaire, pouvaient devenir des moyens privilégiés pour y parvenir, il s'avère nécessaire de préciser la place des différents partenaires de l'éducation, dans cette réorganisation. Un texte va y contribuer. C'est la circulaire du 9 avril 1990 qui met en place et organise "les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté". Ce texte se révélera important pour les rééducateurs, parce qu'il réorganise la structure GAPP. Il est important également pour tous les partenaires de l'école, parce qu'il précise la fonction et les responsabilités de chacun dans l'école, vis à vis des enfants en difficulté.

      Mais, auparavant, les rééducateurs devront vivre une nouvelle crise, grave, menaçant leur devenir.


3-5- Un avenir menacé. "L'aide psychopédagogique est-elle utile?"

      Le rapport DUCOING, en 1987, avait rendu, semble-t-il, des conclusions favorables, vis à vis de la pratique rééducative. Contre toute attente, au cours des années 1988-1989, certains proclamaient: "Le GAPP est mort!", sans savoir ce qui le remplacerait, ou s'il serait même remplacé. "Des échos" inquiétants et répétés, en provenance du ministère, concernant son éradication, parvenaient jusqu'aux rééducateurs. Ces informations n'en étaient pas. Cette volonté de suppression de la structure GAPP, ne fut pas exprimée d'une manière officielle, au cours de ces années, mais "connue", à la manière de ces non-dits, qui sont plus souvent des "mi-dire" au sein des familles.

      Quelle logique a donc présidé à cette volonté manifeste, de la part du ministère, de supprimer la rééducation, alors que l'enquête menée en 1987 sur ordre du même ministère, avait conclu à "des effets" indéniables de cette action auprès des enfants en difficulté à l'école, à la satisfaction des partenaires? Il est vrai que ces effets, de l'avis de tous, étaient plus psychologiques que pédagogiques... Etaient-ils donc, de ce fait, suspects et indésirables? Une fois de plus, on pouvait se demander si la psychologie, et la psychopédagogie, avaient droit de cité dans l'école?

      Cette période a été marquée par un second rapport, que beaucoup ont qualifié "d'explosif", resté "confidentiel", mais suffisamment connu pour que paraissent des articles dans les journaux 177  .

      En décembre 1990, est rédigé, ce qui est très vite nommé "le rapport MINGAT", et qui s'intitule en fait: "Evaluer les activités de ré-éducation GAPP à l'école primaire." Dans un contexte d'austérité budgétaire, Alain MINGAT, chercheur à l'Institut de Recherches sur l'Economie de l'Education 178  , a été chargé de cette enquête par le ministère.


Quelle est la méthodologie adoptée?

      L'enquête a lieu en Côte d'Or, sur une population de 2000 élèves de Cours préparatoire, répartis en 102 classes. Alain MINGAT se propose d'analyser les résultats en classe, et le devenir scolaire, pendant une période de trois années, d'enfants qui ont été suivis par le GAPP, à un moment donné. Le choix est fait d'une analyse des dossiers scolaires, concernant ces élèves, pendant cette même période de trois années. La question centrale est: "Parmi ces 2000 élèves, ceux qui ont été pris en charge par les GAPP, ont-ils vraiment bénéficié de cette mesure?"


Quels ont été les résultats?

  • 15 % des élèves entrant au CP ont été suivis par le GAPP.
  • Ce sont les élèves qui étaient le plus en difficulté, en début d'année.
  • Alain MINGAT relève que les enfants "rééduqués" restent en difficulté en fin d'année, même si leur niveau s'est amélioré par rapport à eux-mêmes.
  • Il en conclut que l'intervention du GAPP aurait eu des effets plutôt négatifs, et en donne deux raisons principales:
  • - retirer pendant un moment l'enfant de sa classe, lui fait perdre le bénéfice de ce qui s'est fait pendant ce temps-là avec le groupe-classe.
  • - l'aide aurait eu un effet "d'étiquetage" de l'enfant.
  • Il existe cependant quelques GAPP dont les effets s'avèrent positifs (?).

La conclusion s'impose:

      Pourquoi ne pas supprimer cette structure qui coûte cher, qui est inutile, et dont les effets peuvent même être nocifs?


Quelles ont été les réactions à cette enquête?

      On se doute que les rééducateurs ont réagi fortement, non seulement contre les conclusions de ce rapport, mais aussi contre la méthodologie adoptée pour l'enquête qui y avait conduit. Quels ont été les arguments 179  ?

      La première critique concernait l'échantillonnage: comment tirer des conclusions tirées des informations d'un échantillon aussi réduit, un seul département, au regard d'une politique menée, inégalitairement sur le plan des moyens, sur l'ensemble du territoire français?

      La seconde critique concernait directement la possibilité de tirer de telles conclusions, dans un domaine aussi subjectif que "les progrès" d'un enfant, d'informations obtenues d'une manière purement statistique, non tempérée par d'autres sources d'informations. Enumérons les principaux arguments évoqués:

  1. Lorsque l'on sait les politiques différentes adoptées par les équipes, par les enseignants eux-mêmes dans leur individualité, lorsque l'on a conscience de la subjectivité qui préside aux "passages" ou aux "doublements" de classes, se baser sur ceux-ci pour juger des "progrès" d'un enfant, n'offre aucune garantie de scientificité. On peut douter de la valeur de tels chiffres.
  2. Ces conclusions sont contradictoires. Comment affirmer que le GAPP est inutile, lorsqu'on reconnaît qu'il y a eu progrès?
  3. Que devient l'analyse des "effets positifs"?
  4. "L'effet de marquage", si souvent dénoncé également, par d'autres que l'auteur du rapport, "ne tient pas" à l'épreuve des faits. Quiconque a vu fonctionner un GAPP et entendu les enfants réclamer "Je veux aller travailler avec toi, quand est-ce que tu me prends, moi aussi?", réalise que cette crainte est plus théorique qu'elle ne correspond à une réalité. Par leur présence dans l'école, les personnels des GAPP sont connus des enfants. Une aide ponctuelle dans la semaine, stigmatise beaucoup moins l'enfant que sa présence en continu dans une " classe spéciale".
  5. Un autre argument, classique, lui aussi, est lié à la crainte de "faire manquer" à l'enfant une activité de la classe, pendant le temps de "sa" rééducation. Ce questionnement est souvent une inquiétude, normale, des parents, en particulier. Cet argument "ne tient pas plus" à l'épreuve des faits.
    • L'enfant est en difficulté. Quelle est l'urgence?
    • Une négociation très simple avec le maître de la classe, permet de s'accorder sur le choix d'un moment de rééducation non pénalisant pour l'enfant. L'enseignant, de son côté, peut organiser son emploi du temps de la journée en tenant compte des "absences" momentanées d'élèves, de sa classe.
    • Le temps d'une rééducation à l'intérieur de l'école, raccourcit considérablement le temps d'absence de la classe, par rapport à toute aide extérieure à l'école.

      La troisième critique concernait directement les conclusions elles-mêmes. Si les enfants étaient en telle difficulté avant une aide du GAPP, comment ne pas comprendre que leur difficulté, reconnue moindre pourtant en fin d'année, n'ait pu être totalement résorbée? Les autres élèves de la classe, sans problème majeur, ont continué à progresser. Il était prévisible que, dans la majorité des cas, cet écart ne pourrait se combler totalement en une année.

      Le "rapport MINGAT" n'a jamais été rendu officiel. Il aura fallu attendre avril 1990, après une période de complète incertitude sur la définition de nouvelles fonctions, puis sur le devenir de la fonction même de rééducateur dans l'école, pour qu'une profonde réforme intervienne, et que les rééducateurs puissent à nouveau oser émettre des projets professionnels, et réinscrire leur pratique dans le temps futur.


4- Circulaire du 9 avril 1990: du GAPP au réseau d'aides. Cadre législatif pour "une nouvelle rééducation".

      Le "texte d'avril 1990", tel que le nomment désormais les professionnels, est constitué par la circulaire du 9 avril 1990: "Mise en place et organisation des réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté", et par la circulaire du 10 avril: "Missions des psychologues scolaires" 180  . Le réseau d'aides spécialisées se substitue dorénavant au GAPP.

      Ce texte définit un cadre législatif pour la rééducation. Qu'apporte-t-il de nouveau par rapport à la circulaire de 1970? Jean-Louis DUCOING, lors de son enquête, en 1987, avait souligné la présence d'un "modèle" rééducatif implicite, déjà présent dans ses grandes lignes, une sorte de consensus, entre les praticiens. Ce "modèle" va-t-il être compatible avec les instructions officielles? Si oui, comment va-t-il s'articuler avec elles?

      Nous nous limiterons ici aux grandes lignes du texte officiel de 1990. Il va désormais constituer une référence pour les rééducateurs. La conception actuelle de la pratique rééducative, a pris naissance dans les années précédant 1990, et son élaboration se poursuit aujourd'hui. Nos analyses nous conduiront à en reprendre les différents points dans les détails, tout en cherchant à en construire la représentation, sous la forme d'un "modèle compréhensif".

      Parmi les actions d'aide à l'enfant en difficulté à l'école, le réseau d'aides spécialisées offre à présent (en principe), deux types d'aides:

  • l'aide spécialisée à dominante pédagogique,
  • l'aide spécialisée à dominante rééducative",
  • auxquelles se conjugue l'intervention du psychologue scolaire.

      Un seul rééducateur (le nom est absent, on parle "d'intervenant spécialisé", dit encore, par un raccourci que réfutent les rééducateurs, "maître G"), remplace désormais les deux "rééducateurs" du texte de 1970.


4-1- La prévention est l'affaire de tous. "Les aides spécialisées ne se substituent pas à l'action des maîtres" 181  (p. 1042, point 1-2). Des places et des fonctions différentes: maître, rééducateur, parents.

      La mise en place des réseaux d'aides spécialisées s'inscrit dans une volonté générale de mise en place d'actions de prévention, et de lutte contre l'exclusion scolaire. "L'école, qui accueille tous les enfants, doit permettre à chacun d'eux de tirer le meilleur profit de sa scolarité. Adapter l'action pédagogique et le fonctionnement de l'institution scolaire aux caractéristiques des élèves, notamment de ceux qui éprouvent des difficultés particulières dans l'acquisition et la maîtrise des apprentissages fondamentaux, s'impose comme une nécessité et un devoir." (p. 1040) 182  .

      Il est rappelé que les actions de prévention des difficultés de l'élève, comme les actions d'aide à l'élève en difficulté, concernent, en premier lieu, le maître de la classe.

      L'organisation des réseaux d'aides se fait dans le contexte de la mise en place de la pédagogie différenciée et des cycles à l'école primaire et maternelle. Le maître est le premier acteur de la prévention, le texte le rappelle: "... la première aide à apporter aux élèves relève de leurs propres maîtres, dans le cadre d'une pédagogie différenciée...L'aide spécialisée n'est requise que lorsqu'une réponse pédagogique suffisamment efficiente n'a pu être apportée ou que le recours à l'aide spécialisée s'impose, d'emblée, comme une évidence..." (id., p. 1042, point 1-2).

      Insister sur l'urgence dans laquelle le maître se trouve de devoir dépasser une pédagogie "unique", c'est inviter celui-ci à reconnaître les différences entre les enfants, c'est l'inciter à les accepter, et c'est lui enjoindre d'ajuster son enseignement en fonction de ces différences. Réaffirmer la seule légitimité du maître dans la fonction d'enseignement, c'est aussi affirmer la nécessité de reconnaître à chacun des partenaires éducatifs, dans l'école, sa place et sa fonction spécifique, et c'est enjoindre à tous d'éviter la confusion des rôles. Seule une place reconnue pour chacun des partenaires, peut permettre que se mette en place une véritable collaboration, et que se constitue une équipe, au delà de la collection des personnes.

      Nous avons pu montrer que des "nécessités", un besoin, avait présidé à la création de la rééducation à l'école. La question: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?, nous demande, de plus, de préciser la place de chacun de ces partenaires éducatifs, vis à vis de l'enfant, et de définir la place spécifique que doit assumer la rééducation dans l'école.

      Lorsque l'on est en place d'instance de recours, comme l'est structurellement le rééducateur, comme peut l'être à partir de 1990 cet autre maître spécialisé qui est chargé de "l'aide spécialisée à dominante pédagogique", on peut être assigné fantasmatiquement par l'autre qui est en difficulté, à l'obligation de miracle, avec toute l'ambivalence que ceci comporte de la part du demandeur d'aide, et l'illusion de toute puissance de la part de l'aidant. La question, soulevée dès l'institution des "instances d'aide" dans l'école, et que nous avons déjà rencontrée, reste présente. Une des voies possibles pour sortir de cette impasse imaginaire n'est-elle pas de reconnaître à chacun sa responsabilité et sa compétence, dans le respect de sa place et de sa fonction? Resituer la pédagogie et l'aide spécialisée, dans un paradigme d'acceptation des places et des limites de chacun, mais aussi de ses compétences, n'est-ce pas affirmer la nécessaire introduction de relations symbolisées au niveau des partenaires éducatifs? N'est-ce pas soutenir la "conscientisation" de l'altérité et de la différence, dans des relations qui ont tendance à "s'imaginariser" dans l'impasse de la difficulté, de l'échec? Le texte d'avril 1990 concernant la mise en place des réseaux d'aides a été et reste une référence importante pour aider à "recadrer" les différentes interventions auprès de l'enfant.

      Les parents se trouvent eux aussi resitués dans leurs indispensables et irremplaçables rôles et fonctions de parents auprès de l'enfant, puisque l'aide rééducative "est entreprise avec l'accord des parents et si possible leur concours." (ibid., p. 1042, point 2-2).

      Face à l'énigme posée par les difficultés de l'enfant, tous les partenaires éducatifs doivent nécessairement joindre leurs efforts pour analyser cette difficulté, tenter d'en comprendre quelque chose, et mettre en oeuvre "des activités appropriées" (ibid., p. 1041, point 1-1). La nécessité de concertation et de collaboration entre les intervenants spécialisés et enseignants des classes, est affirmée dans le texte, ainsi que celle avec tout autre partenaire du contexte éducatif (services extérieurs, parents,...). Reste à définir les modalités de cette collaboration.


4-2- "Les aides spécialisées se font à l'école." (ibid., p. 1041, point 1-4). A qui s'adresse la rééducation?

      Le texte souligne l'importance revêtue par le lieu d'intervention de ces aides. Celui-ci les différencie profondément de toutes les autres aides à l'enfant en difficulté, lorsqu'elles sont extérieures à l'école. L'aide à l'école n'est pas un obstacle à l'existence des secondes, il lui arrive même de les préparer et de les favoriser, si elles s'avèrent nécessaires pour l'enfant. Le mot "aide" qualifie toutes les interventions en provenance de l'école, auprès de l'enfant en difficulté. De là à évoquer la "relation d'aide", il n'y a qu'un pas à franchir. Nombre de rééducateurs s'inscrivaient dans une "relation d'aide", au sens rogérien du concept.

      Un des points fondamentaux de cette circulaire est la reconnaissance d'une difficulté scolaire qui ne relève pas de la pathologie. "D'autres élèves, cependant, éprouvent des difficultés à satisfaire aux exigences d'une scolarité normale, difficultés qui ne peuvent être considérées comme des handicaps avérés. Les actions qui visent à les prévenir ou à les réduire, lorsqu'elles sont installées, ont été organisées en 1970 et précisées en 1976." (p. 1040) 183  . La référence aux deux circulaires, de 1970 et de 1976, renvoie, sans la nommer, à l'aide rééducative, donnant par là même, une indication importante sur le profil des enfants auxquels va être proposée une rééducation. En le différenciant nettement de "l'élève handicapé", le texte laisse entendre que "l'élève en difficulté" est un élève qui a pu rencontrer "une difficulté normale". C'est en particulier de cette définition, que s'empareront les rééducateurs pour se donner des repères à l'indication d'aide rééducative. A la lecture du texte officiel, nous venons d'apprendre que, la plupart du temps, l'enfant auquel s'adresse la rééducation, ne présente pas "un handicap avéré". Il est précisé que l'intervention s'effectue auprès d'élèves d'école maternelle et élémentaire, "en difficulté scolaire, globale ou particulière" (p. 1042, point 2-2). Le texte n'en dit pas plus.

      En clarifiant les caractéristiques de ce public "en difficulté", on pourra commencer à entrevoir plus précisément, de quels types de difficultés il s'agit. C'est de la définition du "public" auquel va s'adresser la rééducation, qu'une praxis rééducative, au sens plein du terme, pourra s'élaborer. L'objectif de la deuxième partie de cette recherche, sera de préciser la nature des difficultés de l'enfant, et, en particulier, ce que pourrait être "une difficulté normale", qui permettrait de proposer une aide rééducative à un enfant, et ce qui pourrai relever d'un registre "pathologique", qui conduirait à conseiller à ses parents de lui faire prodiguer des soins.

      A partir du texte de la circulaire, c'est à partir de l'analyse des objectifs spécifiques assignés à l'intervention rééducative, que l'on peut tenter d'obtenir des informations complémentaires.


4-3- Une conception radicalement différente de "l'aide rééducative"?


Des objectifs bien spécifiques.

      Si nous énonçons ici ces objectifs, c'est pour pouvoir poser les questions qui s'imposent par rapport à ceux-ci. Nous devons avancer dès à présent ce dont il va être question, dans ses grandes lignes, quitte à en reporter l'analyse plus approfondie dans la suite du développement. Nos analyses ultérieures reprendront ces formulations, lorsque nous nous interrogerons en particulier sur la question de la meilleure indication à proposer à un enfant en difficulté à l'école 184  .

      Que dit le texte? "Ces interventions ont pour objectif, d'une part de favoriser l'ajustement progressif des conduites émotionnelles, corporelles et intellectuelles, l'efficience dans les différents apprentissages et activités proposés par l'école et d'autre part de restaurer chez l'enfant le désir d'apprendre et l'estime de soi.

      Ces interventions doivent permettre un engagement actif et personnel de l'enfant dans les différentes situations, la construction ou la reconstitution de ses compétences d'élève." (p. 1042, point 2-2).

      S'il s'agit toujours d'aider un enfant à devenir ou à redevenir un élève, les stratégies et les méthodes que supposent l'atteinte de ces objectifs, peuvent apparaître d'emblée comme nécessairement très différentes de celles qui s'étaient dégagées, dans un premier temps, après la circulaire de 1970. On pourra penser, en particulier, alors que ce n'est pas explicite, que l'aide rééducative est indiquée lorsque l'aide pédagogique "différenciée" par le maître de la classe se sera avérée inopérante, et lorsque l'aide pédagogique du maître spécialisé ne s'avère pas appropriée.

      Les rééducateurs se demanderont si les objectifs qui leur sont assignés sont compatibles avec une démarche qui tiendrait compte de la globalité de la personne de l'enfant, celle de son fonctionnement psychique, et le sens de ses difficultés.

      A la lecture de ce texte, on s'aperçoit que l'élève n'est plus considéré comme un objet qui dysfonctionne, qu'un "spécialiste" "du langage" ou "du corps" va réparer, comme une horloge qui ne fonctionne plus. On pense que "ses conduites émotionnelles, corporelles et intellectuelles", que son "désir d'apprendre" et son "estime de soi " 185  , interviennent, dans sa difficulté à s'engager dans les apprentissages. Des effets thérapeutiques sont attendus de l'aide rééducative, puisqu'on en attend un effet de changement et de mieux être, de mieux vivre, de mieux apprendre. Cet objectif n'est pas sans soulever de nombreuses questions, liées notamment au cadre institutionnel de l'école. Nous devrons y revenir.

      Cette circulaire, dans son ensemble, est apparue aux rééducateurs, comme un véritable cadre de référence pour leur réflexion, et leur pratique. Ce texte a été, pour ceux-ci, porteur de l'espoir de pouvoir enfin articuler les connaissances apportées par la psychologie et la psychanalyse, et une pratique "véritablement" psychopédagogique....Georges MAUCO aurait-il été rassuré?...

      Comment va-t-on pouvoir concevoir cette pratique? A partir de quelles directions données par le texte officiel?


Quelles stratégies et quelles méthodes, selon les textes, pour atteindre ces objectifs?

      On sait que l'intervention se fait "individuellement ou en très petits groupes, auprès d'élèves de l'école maternelle ou primaire." 186  . C'est tout ce que précise le texte. Il est dit que "pour atteindre ces objectifs, les intervenants spécialisés compétents du réseau d'aides choisissent et mettent en oeuvre, dans chaque cas, les stratégies, les méthodes et les supports les mieux adaptés à leur démarche professionnelle."(ibid.).

      A partir de ce qui est donné par la circulaire, et afin de construire "une démarche appropriée", les rééducateurs auront donc pour tâche de préciser le type de difficultés auxquelles la rééducation peut prétendre apporter une aide.

      Ils devront clarifier et préciser les objectifs spécifiques que le texte officiel assigne à leur action, puis les stratégies qui permettront de les mettre en oeuvre. Quelle va être la place et la fonction de cette rééducation dans l'école? Comment va-t-elle pouvoir s'inscrire, dans une articulation symbolisée, fondée sur l'altérité et la différence, dans l'équipe pédagogique? Quelles finalités visent ces objectifs? Quels vont être les référents théoriques nécessaires pour se repérer dans une pratique sous-tendue par eux? Quelle praxis rééducative concevoir et mettre en oeuvre pour atteindre ces objectifs et pour répondre aux besoins de cet enfant en difficulté à l'école? Comment pourra-t-on évaluer les effets de l'intervention, et se rendre compte que les objectifs auront été atteints?

      Nous devrions être en mesure, par nos analyses, de contribuer à apporter des éléments de réponses à ces questions 187  .


Vous avez dit...le maître "G"...? Une formule "deux en un"...

      Comme dans tout changement, et même s'ils n'étaient pas satisfaits de la situation antérieure, les rééducateurs se sont d'abord inquiétés de voir réduire les deux "options RPP et RPM" en une seule. Seront-ils réputés "capables" d'exercer les deux fonctions précédentes avec l'enfant, comme notre allusion à la publicité des produits "deux en un" le laisse supposer, ou bien s'agit-il de tout à fait autre chose, d'un recadrage complet, d'une nouvelle conception de la rééducation? Une inquiétude immédiate se situait sur un plan quantitatif. Un seul rééducateur serait-il censé "faire le travail" des deux précédents? En profiterait-on pour ne pas remplacer du personnel partant à la retraite, et pour "redéployer", pratique "dans l'air du temps", le personnel existant, pour dissimuler des carences? 188 

      Leur nom cette fois, était la plupart du temps "raccourci" au point de devenir une énigme: "intervenant, option G" (?). L'amalgame entre la fonction et l'option "G" de l'examen, n'était même plus porteur de sens, en le réduisant à une lettre: "les G"... Il devenait difficile, pour les partenaires, de se repérer!...Le nouveau changement de nom apportait son lot d'interrogations, d'inquiétudes. Nous avons abordé cette question de la nomination et certains des problèmes qu'elle soulève, au début de ce chapitre. Nous assistons en 1990, à la dernière des étapes, à ce jour. Une "option G" se retrouve ainsi, dans la rubrique des différentes options d'enseignants spécialisés (A, B, C...), correspondant aux différents handicaps des enfants, jusqu'à eux, "les G", ...qui ferment la liste. N'y a-t-il pas un risque de dilution de l'identité, à la fois dans le "rabotage" des spécificités RPP et RPM et dans la perte radicale d'un nom signifiant? Cette fois, la perte des repères risque de concerner les rééducateurs eux-mêmes.

      Lorsqu'ils apprennent qu'en tant que "G" ils sont réputés "intervenants spécialisés" ou encore (les deux appellations sont répétées dans le texte) "enseignants spécialisés chargés de rééducation" ou encore "enseignants chargés d'aide à dominante rééducative", ils peuvent constater qu'une nouvelle fois, leur nom subit des fluctuations, mais que, bien qu'atténué, le terme de "rééducation" est encore présent. Ils continueront à se nommer, et à se présenter à leurs partenaires, comme des rééducateurs 189  .

      En contrepartie, la formule "deux en un", qui avait suscité des inquiétudes, dans un premier temps, s'est révélée mieux répondre à l'identité que tentaient de se forger les rééducateurs, en se dégageant de la première interprétation de la circulaire de 1970. Nous avons vu que les deux "options", non seulement n'étaient appropriées ni à la globalité du fonctionnement psychique, ni aux difficultés des enfants rencontrés, mais qu'elles étaient devenues un obstacle à l'élaboration de leur identité professionnelle. La rééducation était devenue beaucoup plus globale, et se définissait peu à peu, à la suite du livre de Yves de LA MONNERAYE (1991), comme "relationnelle". Cette transformation permet actuellement, en fin de compte, de clarifier les positions professionnelles des différents intervenants éducatifs.

      Quant à la lettre "E", elle désignera, par le même "raccourci", ce nouvel "intervenant chargé d'aides spécialisées à dominante pédagogique". Quelle place et quelle fonction va avoir ce "maître E"? Quelle contribution, la présence de ce nouvel intervenant, par la définition même de ses fonctions, va-t-elle apporter à la définition de l'identité et de la fonction du rééducateur?


4-4- Assiste-t-on à la naissance d'une nouvelle opposition entre la pédagogie et une aide psychopédagogique? Quelle "identité" pour ces pratiques?


Le maître "E"...?

      L'enseignant "chargé d'aide spécialisée à dominante pédagogique" s'adresse à des classes ou à des regroupements temporaires d'enfants en difficulté . Ces groupes ont un effectif réduit. Ces actions visent à "'améliorer la capacité de l'élève à dépasser les difficultés qu'il éprouve dans ses apprentissages scolaires, à maîtriser ses méthodes et ses techniques de travail, à prendre conscience de ses progrès, en suscitant l'expérience de la réussite..." (p. 1041, point 2-1) 190  .

      Jean-Louis DUCOING (1987) avait souligné la forme psychopédagogique adoptée par la rééducation. Un nouvel intervenant, au sein du réseau d'aides, est chargé d'apporter à l'enfant une aide plus orientée vers le pédagogique. Comment vont pouvoir s'articuler ces deux aides, au sein du réseau?

      Une nouvelle opposition duelle, entre une démarche pédagogique d'un côté, et une démarche psychopédagogique plus "psychologique" de l'autre, va-t-elle se substituer, au sein même du réseau d'aides, à l'opposition pédagogique/médical, souvent exprimée sous forme d'oscillations pendulaires ? Assiste-t-on à de nouvelles oppositions radicales, à de nouveaux clivages? Les oppositions duelles sont-elles structurellement attachées à l'éducation et à l'aide  191  ? Pourra-t-on au contraire y découvrir, y définir, une complémentarité d'actions ouvrant l'éventail des aides possibles à l'enfant? Une nouvelle fois, le flou des textes, s'il offre peu de repères rassurants, ouvre le champ à l'inventivité des professionnels. Les rééducateurs, comme les "intervenants chargés d'aide à dominante pédagogique" seront tenus de se définir, d'affiner la spécificité de leur intervention. Cette contrainte supplémentaire ne peut-elle pas devenir source de créativité à son tour?


Articulation des aides.

      S'il est question de "construction " ou de "reconstitution des "compétences" de l'élève dans l'énoncé des objectifs du rééducateur, si son action est située prioritairement au niveau du "désir d'apprendre" et de "l'estime de soi" de l'enfant, "l'intervenant spécialisé chargé de l'aide à dominante pédagogique" a pour objectif "d'améliorer les capacités de l'élève" 192  . Il s'adressera donc à un élève qui "peut parler apprentissages", selon l'expression de Yves de La MONNERAYE (1994), c'est-à-dire avec un élève qui est encore (ou déjà) dans une dynamique d'apprentissage, fut-elle marquée de l'échec. Cet élève éprouve des difficultés à "maîtriser" ses "méthodes" ou certaines "techniques" d'apprentissage 193  .

      Cela revient-il à dire que l'action du rééducateur pourrait être située "en amont" de l'aide apportée à l'enfant par le maître de la classe, et en écart de l'aide spécialisée à dominante pédagogique, apportée par l'intervenant concerné, du réseau?

      Articuler les actions entre elles, définir leurs places respectives, suppose que chacune d'elles ait assuré suffisamment son identité. Si nos analyses ont pris pour objet principal, jusqu'à présent, le rééducateur dans sa quête d'identité professionnelle, nous n'oublions pas que celle-ci est inséparable de la manière dont il conçoit sa pratique. Il n'est pas de médecin sans malade, de pédagogue sans élève, de rééducateur sans "enfant rééduquant". Les différentes questions que nous nous posons, et les réponses que nous avançons, même lorsqu'elles paraissent concerner directement "le rééducateur", le sont toujours référées à sa pratique professionnelle. La raison d'être de celle-ci, est l'enfant et sa difficulté. Il n'y pas de réponse sans question préalable, même lorsque celle-ci n'est pas explicitement posée. Dans le cas présent, c'est l'enfant en difficulté à l'école qui pose les questions, qui apporte l'énigme de ses difficultés. Si la rééducation a une place, "légale", donnée par les textes officiels, quelle place va-t-elle pouvoir, et devoir prendre, dans l'école, au niveau de ses méthodes, et au niveau de l'articulation de son intervention avec celles des autres partenaires, pour pouvoir répondre, d'une manière spécifique, aux besoins de certains enfants en difficulté à l'école?. Toutes ces questions, le rééducateur se les pose. Elles lui sont posées avec insistance par les enseignants, par les partenaires extérieurs et par les autorités hiérarchiques. Elles lui sont posées également, quoique d'une manière différente, par les parents. Si la circulaire de 1990 donne une existence légale à la rééducation dans l'école, elle laisse aussi au rééducateur la responsabilité de répondre à ces questions. Il devient urgent, pour y répondre, de redéfinir avec plus de précision les identités professionnelles et les places respectives, de chacun des intervenants possibles, auprès de l'enfant. Il s'avère nécessaire de clarifier les fonctions de chacun. La manière d'appréhender et de comprendre, au sein de l'Institution Scolaire, la difficulté de l'enfant, pourrait être le nouage de cette nouvelle articulation des aides à mettre en place. Les stratégies adoptées pour écouter cette difficulté de l'enfant, celles qui conduisent à poser l'indication d'aide à lui proposer, dépendent étroitement, dans leur conception et leur mise en oeuvre, de la manière d'entendre l'énigme que l'enfant pose à l'école, par sa difficulté. D'où les questions: "Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre?" Ces questions peuvent se traduire, dans un premier temps, par: Comment les rééducateurs vont-ils, à partir de 1990, entendre la difficulté d'un enfant, à l'école?. C'est à ces questions que nous nous attacherons à répondre, dans la deuxième partie de cette recherche.


5- Qu'en est-il de la rééducation, en 1990? Construire une "pratique rééducative". A partir de quels "matériaux"?

      Jean-Louis DUCOING avait rendu compte, en 1987, de la présence d'une pratique consensuelle et implicite, chez les rééducateurs. Celle-ci émerge peu à peu, à travers les échanges, les écrits professionnels, sans avoir vraiment pris forme. Les rééducateurs interrogeront le texte de la circulaire de 1990 au regard de cette pratique qui s'élabore. Cependant, des modes d'interventions rééducatives divers, semblent coexister.

      L'élaboration de sa pratique, doit-elle être le fait de chaque praticien, individuellement, alors qu'il est immergé dans l'action quotidienne, alors qu'il est "pris" dans une équipe pédagogique qui apporte ses représentations particulières de l'enfant, de ses difficultés, de l'aide à lui apporter? Peut-il effectuer seul le travail de mise à distance nécessaire, alors qu'il est assigné à répondre aux difficultés spécifiques d'un contexte donné, toujours particulier, alors qu'il est "pris" dans la relation, et confronté aux difficultés toujours singulières d'un enfant? Si cette élaboration n'était que singulière, n'y aurait-il pas risque de pratiques hétéroclites, risque de "dilution" de la profession, et, à court terme, disparition? Une identité professionnelle du rééducateur, pourrait-elle se dégager? Y aurait-il "une identité" de la pratique rééducative?

      Les rééducateurs ressentiront fortement le besoin de se donner des repères communs. Afin de pouvoir construire, il est nécessaire de bien connaître les matériaux disponibles, utilisables. Quels sont-ils, pour l'élaboration d'une pratique consensuelle, en 1990?


Les directives du texte de la circulaire de 1990: cadre législatif pour la pratique rééducative.

      L'analyse du texte de la circulaire du 9 avril 1990, a relevé les directions données par le texte officiel. Elle en a également relevé les lacunes.


Les "acquis" de l'expérience rééducative, depuis 1970.

      Depuis l'institution de la rééducation dans l'école, les rééducateurs ont cherché à élaborer leur identité professionnelle et à donner forme à leur pratique. Nous avons tenté de rendre compte de leurs questionnements, des problèmes qu'ils ont dû affronter et ceux qu'ils ont tenté de résoudre. Ils ont entrepris de se dégager des premières interprétations qui avaient fait suite au texte de la circulaire de 1970, comme en témoigne le rapport de Jean-Louis DUCOING. Des Associations départementales de Rééducateurs de l'Education Nationale (AREN) se sont peu à peu constituées, selon la "loi 1901" qui réglemente les associations. Ces associations se sont fédérées en 1984, en une Fédération Nationale des Rééducateurs de l'Education Nationale (FNAREN), qui s'est toujours voulue instance de recherche, de réflexion, d'information et d'analyse de la pratique rééducative. L'existence de ces associations, qui ont produit des brochures professionnelles, organisé des rencontres, des conférences, des congrès, des formations internes, a permis que l'information et la pensée circulent. Leur vitalité a été le meilleur gage de l'évolution de la profession 194  .

      1985 avait connu les premières journées de la FNAREN. En 1986, lors du Congrès de Valence, étaient élaborés des textes qui se voulaient fédérateurs, et qui le furent. Parmi ceux-ci, le texte "Principes de base communs aux rééducateurs de l'Education Nationale" affirme, entre autres directions 195  :

      "Les rééducateurs de l'Education Nationale considèrent qu'ils ont en commun...

  1. De prendre en compte ces difficultés complexes sous leurs aspects psychologiques, relationnels, affectifs, instrumentaux ou constitutifs....
  2. D'estimer que ces difficultés peuvent évoluer favorablement.
  3. De viser par un travail relationnel fondamental, que l'enfant arrive à s'affirmer comme SUJET, plus à l'aise en lui-même et vis-à-vis des autres, de sorte qu'il parvienne à développer ses facultés d'autonomie, de communication, de socialisation et ses potentialités d'apprentissage.
  4. De reconnaître l'enfant dans sa globalité en prenant en compte son vécu et susciter l'implication des parents dans la mise en place et la réalisation du processus rééducatif..."

      Un deuxième texte, fondamental; constitue aujourd'hui une référence commune pour les rééducateurs. Il s'agit du "Texte sur "l'éthique" des rééducateurs" élaboré au cours d'une assemblée générale extraordinaire de la FNAREN, le 29-01-1989 196  .

      Hormis ces textes, datés, démêler avec précision ce qui est apparu d'une "nouvelle rééducation" avant ou après 1990, présenterait une grande complexité et dépasserait le cadre de cette recherche. Nous nous contenterons de considérer comme faisant partie d'un "consensus actuel" de la rééducation, les pratiques et les théorisations de cette pratique que l'on peut reconnaître comme présents dans "la" pratique rééducative actuelle, et dont on peut retrouver, épars, les différents éléments, dans les écrits professionnels 197  . Ce sont eux que nous tenterons de regrouper en une ensemble, un "Modèle rééducatif (2)" 198  , puis un "Modèle explicatif de la rééducation (3)" 199  , complété et précisé, grâce aux analyses précédentes.


L'expérience et les théorisations des prédécesseurs: des matériaux pour "inventer" la pratique d'aujourd'hui.

      Marcelle BRICAIRE (1994, p. 35) rappelait à Nîmes, que l'on "ne pense et ne parle qu'à partir, avec, la pensée et la parole d'autrui", et que "toute parole comme acte créateur suppose l'Autre, c'est sa condition d'existence, tout langage est "entre". "(id, p 37). A l'opposé, le discours "hors discours" de l'aliéné nie l'existence de l'Autre. Dans quel(s) domaine(s) de "savoirs constitués" les rééducateurs sont-ils allés chercher prioritairement les outils de connaissance pour comprendre la difficulté de l'enfant et pour tenter d'y remédier? Auprès de quelle(s) pratique(s) les rééducateurs sont-ils allés puiser, d'une manière implicite ou explicite, les outils nécessaires à la construction de leur propre pratique?

      On peut avancer qu'ils avaient à leur disposition les ressources constituées par les principes pédagogiques issus des pratiques éprouvées des pédagogues antérieurs, et les conceptualisations des sciences humaines, comme la sociologie, la psychosociologie, la psychologie, la psychanalyse, les Sciences de l'Education, etc., réservoirs de "savoirs constitués" 200  . A partir des "données", du "prescrit", du texte de la circulaire, et lorsque nous rechercherons les grandes lignes de la praxis rééducative, nous devrions pouvoir repérer les filiations. Nous devrions pouvoir appréhender s'il s'agit d'une "psychopédagogie", comme l'avançait Jean-Louis DUCOING en 1987, par exemple, ou comme l'affirme aujourd'hui Yves de LA MONNERAYE (1993), et de quelle psychopédagogie il s'agit, quant à ses attaches théoriques.

      L'entreprise était commencée, la circulaire de 1990 n'en avait pas contredit les balbutiements, il fallait donc poursuivre. Il aura fallu cependant vingt années d'une évolution des pratiques, sanctionnée par des textes, pour intégrer des connaissances actualisées sur l'enfant, sur son développement et sa difficulté.


Des matériaux actuels, pour mettre en oeuvre et théoriser la pratique.

      Les écrits de maîtres formateurs et théoriciens de la rééducation, des écrits de psychanalystes, en particulier, qui s'intéressaient à la rééducation, ont eu un impact considérable. Ils ont eu, et ont encore, un statut de véritable outil de conceptualisation de la pratique et ont jalonné l'évolution de celle-ci. Ils ont été des repérages quant à l'évolution de la rééducation et constituent des références pour les praticiens.

      Dès 1975, Georges MAUCO 201  exprimait son espoir que la fonction de rééducateur, nouvellement créée dans l'école, reprendrait les conceptions et les approches spécifiques de la difficulté scolaire qui furent celles de l'équipe du Centre psycho-pédagogique Claude Bernard, en 1946. Si le livre de Jean-Jacques GUILLARME: Education et rééducation psychomotrices, paru en 1982, ou celui de Bernard AUCOUTURIER, Ivan DARRAULT, Jean-Louis EMPINET: La pratique psychomotrice, rééducation et psychothérapie, en 1984, paraissaient concerner les "rééducateurs en psychomotricité", d'autres écrits annonçaient ce que pourrait être une approche rééducative globale. Celle-ci prendrait en compte la totalité de la personne de l'élève dans ses dimensions affectives, cognitives, relationnelles et motrices. En 1980, Jacques LEVINE, collaborateur de l'équipe du Centre Claude Bernard, considérant "la" rééducation comme une entité, tentait de définir les champs respectifs de la Pédagogie, psychologie, rééducation, psychothérapie. Ivan DARRAULT soulignait, dès 1986, la question du "paradoxe institutionnel" posé par la présence des rééducateurs dans l'école 202  . La nécessité de définir la spécificité de ces différents champs était reprise en 1986 par Jean-Jacques GUILLARME dans un article portant le titre: "Education, rééducation, psychothérapie". Le livre de Yves de LA MONNERAYE, La parole rééducatrice, publié en 1991, proposait un "cadre rééducatif", en accord avec les directives données par la circulaire du 9 avril 1990, et intégrant des directions allant dans le sens d'une approche globale de l'enfant en difficulté scolaire. Il donnait à la parole de l'enfant le statut d'outil central d'une rééducation, conçue comme une relation d'aide à l'émergence de cette parole. En étayage sur des référents psychanalytiques, Yves de LA MONNERAYE proposait en particulier de rencontrer l'enfant comme un sujet mû et divisé par son inconscient. Il avançait la nécessité de libérer l'enfant d'une parole qui n'avait pu se dire. La difficulté de l'enfant, son non-désir d'apprendre, entendue comme un symptôme, conduisait à proposer un détour par rapport aux apprentissages, c'est-à-dire par rapport au symptôme. Yves de LA MONNERAYE proposait un cadre régi par des règles garantissant les conditions de sécurité nécessaires à l'émergence de cette parole, des conditions de la re-présentation, de la symbolisation des difficultés de l'enfant, de ses questions et d'une histoire insuffisamment élaborée. Il proposait de reconnaître les effets de cette parole: c'est elle qui est « rééducatrice ». Yves de LA MONNERAYE présentait cette rééducation comme « relationnelle », en la différenciant nettement d'une rééducation fonctionnelle ou instrumentale qui se centrerait sur le symptôme, telle qu'elle avait été conçue à partir des années 1970. Le cadre rééducatif qu'il définissait alors, était adopté par une large majorité de rééducateurs.

      Ces directions proposées par Yves de LA MONNERAYE ont été complétées, précisées, par d'autres auteurs. D'autres directions se sont dessinées depuis. Ces positions sont déterminées par des référents théoriques différents, qui sont principalement la théorie systémique et la psychologie cognitive.

      Les rééducateurs, dans leur grande majorité, se sont peu à peu approprié les propositions de Jacques LEVINE, de Ivan DARRAULT, de Alain GUY ou de Yves de LA MONNERAYE  203  . Ils les ont remaniées, réajustées, à titre personnel, et en particulier au sein de la FNAREN, et dans les centres de formation. Des analyses nouvelles sont venues s'articuler aux premières propositions, en provenance souvent des mêmes auteurs.

      Un des axes principaux des analyses actuelles, concerne les relations entre les médiations, et les processus de symbolisation 204  . L'analyse que propose Augustin MENARD (1994), qui concerne un « changement de place » radical de la part du rééducateur 205  peut être considérée comme essentielle, tant pour déterminer ce qu'est, ou ce que pourrait être ce changement de place, dans la pratique actuelle, que pour en analyser les effets.

      Cependant, l'intrication de ces analyses et de ces apports, en provenance des différents auteurs, est telle qu'il est parfois difficile aujourd'hui d'attribuer la paternité de telle ou telle position, de telle ou telle piste, à un auteur précis. Nous devons nous en excuser auprès du lecteur qui cherche des références précises, et auprès de leur auteur. Ces différents écrits constituent aujourd'hui les points d'ancrage principaux de ce que l'on pourrait considérer comme un « corpus professionnel commun » des rééducateurs, dans lequel ceux-ci vont puiser les différents éléments de leur pratique.

      Notre choix méthodologique général, clinique, et notre inscription dans une démarche psychanalytique, qui implique l'observateur dans son analyse, limite nos analyses à ce que nous avons vécu.

      Toute pratique comporte une partie préconçue par l'adulte, sous la forme d'un "cadre" plus ou moins explicite, avant la rencontre avec l'enfant, même lorsque cette rencontre est définie comme clinique. S'il existe un "consensus rééducatif" aujourd'hui, c'est sur le cadre proposé à l'enfant, c'est-à-dire sur la partie fixe de la pratique rééducative, mise en place par le rééducateur avant même la rencontre avec l'enfant, grâce à la connaissance qu'il a de sa fonction. Si le cadre proposé par Yves de LA MONNERAYE (1991), a rallié une grande majorité des rééducateurs, ce cadre n'est pas figé. Cet auteur se défend, d'ailleurs, avec force, d'avoir présenté un "produit fini".

      C'est la direction générale proposée par Yves de LA MONNERAYE qui ancre notre pratique de rééducatrice, délimitant ainsi notre champ d'investigation concernant « la » rééducation, mais ne la fermant pas à d'autres apports, à la condition qu'ils respectent la cohérence de l'ensemble. Cette position, subjective, suppose des choix, dont nous affirmons la nécessité. C'est ce cadre, pris comme fondement et grandes directions donnés à une pratique, mais auquel nous tentons d'articuler principalement les apports de Jacques LEVINE et de Augustin MENARD, qui imprime sa marque à une conception possible, parmi d'autres, de la rééducation. C'est celui-ci dont nous tenterons de rendre compte, en un "modèle" rééducatif explicatif. C'est ce cadre, pris comme référence à notre pratique rééducative d'aujourd'hui, que nous interrogerons, cherchant à en approfondir certains concepts qui le sous-tendent, afin de vérifier la cohérence, la pertinence et la validité, de ce qui est proposé à l'enfant, au regard de ce que nous aurons appris au préalable des difficultés de cet enfant auquel est proposée une rééducation. C'est donc ce cadre également, que nous mettrons ensuite à l'épreuve de la pratique, dans la rencontre avec l'enfant.

      Yves de LA MONNERAYE (1991) affirme: "C'est la parole qui est rééducatrice. Augustin MENARD (1994) ajoute: "Mais c'est grâce au changement de place du rééducateur". Une question s'impose et nous guide: Qu'est-ce qui, (en fin de compte), est « rééducatif »? Une question, capitale, subsiste. Cet effet (de la parole) et ce positionnement de "l'aidant" (changement de place), appartiennent d'abord au champ thérapeutique. Ils en sont des caractéristiques. FREUD et LACAN se sont employés à le démontrer. Admettre, sans examen et recherche d'autres éléments constitutifs, que ces éléments caractériseraient l'intervention rééducative, ne justifie en rien que cette aide doive nécessairement se situer dans le cadre de l'école. Cette mise en doute rejoint, dans une de ses autres dimensions, qui est celle du processus rééducatif de l'enfant et de ce qui le favorise, la question fondamentale que nous posons: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique, pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?"

      Le rééducateur définit pour lui-même et pour sa pratique, une fonction et une place à l'intérieur et à l'interface de l'école. Il construit et propose un cadre à l'enfant, pour que celui-ci puisse réaliser son processus rééducatif. Nous avons vu que le rééducateur est contraint de le faire, puisque rien n'est "donné", d'emblée, institutionnellement. C'est l'analyse du processus rééducatif de l'enfant, au-delà des besoins institutionnels que nous aurons pu dégager, au-delà de ce que prescrit le texte officiel, au-delà de ce que met en place l'adulte pour l'enfant, et de ce qu'il attend de ses propositions, qui devrait nous permettre d'apporter des réponses décisives à cette question.

      A l'aune de la clinique, et de la restitution de moments considérés comme significatifs de "changements" de l'enfant, nous interrogerons ces "effets" supposés, des propositions faites à l'enfant. Cette interrogation devrait nous permettre d'évaluer ce qui a pu, entre autres, "être rééducatif", et nous permettre de répondre plus précisément à la deuxième grande question de notre problématique: Qu'est-ce qui, (en fin de compte), est « rééducatif »?


Des étayages à la création.

      La création aurait besoin d'un étayage, afin de faire face à la tension, à l'angoisse du vide. Par analogie avec ce qui se passe pour le jeune enfant, peut-on considérer que tout étayage relèverait d'un registre contenant, ou "maternel"? Cependant, la création ne devient création, et non délire, que si elle élabore, articule la rupture sur du symbolique. Pour l'enfant, cette élaboration symbolisée peut être réalisée grâce à l'effet de l'intervention d'un registre "tiers" ou de ce que Jacques LACAN a conceptualisé sous le nom de "métaphore paternelle". Quelle est l'instance tierce qui va aider les rééducateurs à "inventer" leur pratique?

      La recherche de leur identité professionnelle par les rééducateurs, comme l'élaboration de leur pratique, ont été soutenues par les Centres de Formation et les parutions de ceux-ci, par des chercheurs, par des psychanalystes, que cette question intéressait. Les théoriciens que nous avons cités, comme Jacques LEVINE, Yves de LA MONNERAYE, Jean-Jacques GUILLARME, Ivan DARRAULT, ou Alain GUY, Augustin MENARD, et bien d'autres, ont accompagné les rééducateurs dans leur recherche. Ils leur ont apporté leur soutien dans les nombreux moments de "crise" de la profession. Les rééducateurs, pour un grand nombre d'entre eux, ont participé à des supervisions ou "groupes de contrôle" qui leur permettaient de "mettre du tiers" dans leur relation avec l'enfant et d'en comprendre mieux les processus. Ces "lieux tiers" facilitaient la prise de distance nécessaire avec la clinique quotidienne, et les incitaient à élaborer une articulation entre théorie et pratique, à compléter leur formation, etc 206  ...

      Tenter de rendre compte de "la rééducation" c'est tenter de rendre compte de la spécificité du cadre rééducatif, de l'identité professionnelle du rééducateur qui construit ce cadre, le met en oeuvre et en est garant. Rendre compte de la rééducation à l'école, ce sera également tenter de rendre compte du processus rééducatif réalisé par l'enfant, tous ces registres étant indissociables et intriqués étroitement dans la réalité de la clinique 207  .


Comment en rendre compte?

      Toute représentation est une reconstruction du "réel". Comment appréhender "le réel" de la rééducation aujourd'hui? Comme nous l'avions fait pour le "modèle" de la rééducation issu des textes de 1970, nous proposons de rendre compte, de synthétiser, et de représenter, sous la forme d'un "modèle", la réalité de la rééducation d'aujourd'hui. Nous procéderons cependant d'une manière différente.

      Le premier schéma proposé, prenait en compte les interprétations qui avaient été faites de la circulaire de 1970. Il rendait compte d'une pratique qui s'était élaborée à partir d'un texte fort peu explicite. Nous nous proposons à présent de considérer la circulaire du 9 avril 1990 comme un point de départ, la fondation "officielle" de cette construction qui doit se faire. Nous représenterons, dans un premier temps, sous forme d'un schéma, le cadre proposé par cette circulaire. Respectant notre "position clinique", nous nous placerons dans la situation du rééducateur engagé dans une pratique rééducative, en 1990, lorsqu'il prend connaissance, avec beaucoup d'intérêt, de ce texte. Nous ne chercherons pas à combler, pour l'instant, ces manques. Ils sont là, et font partie de la réalité rééducative de 1990. Nous référant aux différents types de modèles décrits par Charles HADJI (1992), il semble que ce soit un modèle descriptif "qui dégage et décrit des formes", qui convienne le mieux pour répondre à la question: "Qu'est-ce qui est donné aux rééducateurs, concernant leur pratique, par la circulaire de 1990?". Il n'est question à cette étape, ni d'expliquer, ni d'interpréter. Cette explication et cette interprétation, le rééducateur tentera de les réaliser à partir de 1990, et nos analyses tenteront de le faire, progressivement et de notre place, dans cette recherche. Comment construire ce schéma, ce "modèle", afin qu'il soit un repère pour la suite de nos analyses?

      Nous nous sommes interrogée sur ce que doit être une pratique pour pouvoir être considérée comme une praxis. Philippe MEIRIEU et Michel DEVELAY (1992, p. 45) proposent trois axes d'analyse:

  1. Le pôle axiologique qui "renvoie à la définition des fins et mobilise la réflexion philosophique et politique". Yves de LA MONNERAYE insiste sur la nécessité de la référence à une éthique: "Une théorie se juge à sa pertinence quant au champ d'investigation qui est le sien et à sa cohérence interne. Dans le domaine qui nous concerne, le domaine humain, de la rééducation, elle ne peut me semble-t-il éviter d'être articulée à une éthique." (LA MONNERAYE 1991, p. 238).
  2. le pôle scientifique constitué des "étayages scientifiques des connaissances élaborées par les sciences humaines ou les sciences expérimentales" (MEIRIEU et DEVELAY, 1992, p.45). "Toute pratique éducative nécessite une base théorique pour prétendre à être une praxis et non une démarche à l'aveuglette ou un tâtonnement arbitraire." 208  . Reconnaître au mot praxis le sens étymologique d'action, ainsi que celui donné par la philosophie, d'une action coordonnée vers une certaine fin (par opposition à connaissance, théorie), conduit à y inclure la dimension de "pratique qui génère et intègre une réflexion sur elle-même" 209  . En accord avec cette définition, nous concevons le rapport pratique-théorie comme un aller et retour constant, l'un étayant l'autre, l'un éclairant l'autre, l'un permettant de comprendre l'autre.
    Le positionnement éthique, le choix des finalités, le repérage personnel du rééducateur dans des référentiels théoriques spécifiques, la cohérence entre ces différentes dimensions et leur pertinence par rapport aux besoins repérés chez l'enfant auxquels l'action est supposée répondre, devraient constituer le fondement de la praxis rééducative.
  3. "le pôle praxéologique qui renvoie à l'instrumentation possible et au registre de l'action régulée, tenant compte des contraintes et des ressources dont on dispose. Tentative d'articuler des champs radicalement hétérogènes" (MEIRIEU et DEVELAY, 1992, p. 45).

      Les grands axes d'une praxis recouvrant respectivement ses finalités, ses référents théoriques, ses objectifs, ses moyens, ses méthodes, et ses techniques, nous faisons donc figurer ceux-ci sur notre représentation des éléments fournis par le texte officiel d'avril 1990. Les lacunes du texte, que nous avons relevées, apparaissent clairement sur le schéma. Les "manques" indiquent les premières grandes directions de recherche pour les rééducateurs, et pour nous-même, ici. C'est le cadre qui est donné au rééducateur par les textes. Il lui faudra le compléter 210  . Nos analyses devraient nous permettre de compléter ce schéma, afin qu'il devienne une représentation la plus fidèle possible d'une praxis qui s'est élaborée peu à peu. Nous chercherons à compléter les bases du "modèle théorique" construit à partir de la circulaire d'avril 1990, à partir des élaborations qu'ont pu en faire les rééducateurs, et de ce qu'ils se sont approprié d'autres champs, à partir de 1990. Nous trouverons ces élaborations dans les écrits professionnels d'une part, et nous chercherons à compléter les connaissances qu'ils supposent, en recherchant dans des écrits théoriques, d'autre part. Nous tenterons de dégager la présence éventuelle des trois pôles d'une praxis, la cohérence de leur articulation, la pertinence des divers éléments constitutifs, au regard de la connaissance des besoins de cet enfant en difficulté scolaire, avant d'en interroger leur traduction en termes de propositions faites à l'enfant par le rééducateur. Comme le tisserand qui monte "la chaîne" du futur ouvrage, notre intention est d'utiliser les grandes directions données par le texte de la circulaire du 9 avril 1990, pour continuer à nouer patiemment les fils de chaîne nécessaires pour qu'un quelconque ouvrage puisse se faire.

      De descriptif, le modèle devrait pouvoir devenir explicatif, et correspondre à un deuxième niveau de représentation du "réel rééducatif", constitué des idées et des pratiques rééducatives 211  : "Que propose le rééducateur à l'enfant, et pourquoi? Quels sont, chez l'enfant, les effets attendus des propositions?" Nous pourrons ainsi interroger la cohérence et la pertinence de la praxis au regard des difficultés de l'enfant, dont nous aurons pris connaissance au préalable. Nous devrions aboutir, en fin de parcours, à une modélisation, c'est-à-dire à une représentation synthétique, compréhensive et interprétative, de la rééducation actuelle dans ses "effets" sur l'enfant, telle qu'elle est mise en oeuvre par une très grande majorité de praticiens.

      Nous éprouverons, à l'aune de la clinique rééducative, dans notre troisième partie, l'instrumentation d'un certain nombre d'outils et de principes retenus pour la praxis rééducative. Nous en interrogerons les effets éventuels sur l'enfant. Inversement, nous chercherons si un lien existe entre un changement constaté chez l'enfant, et ce qui a pu être, à un moment donné, une circonstance, un événement de la rencontre rééducative. Selon la métaphore du tisserand, si le rééducateur est "l'aide" qui prépare le métier et tend la chaîne, à partir des matériaux et des outils dont il dispose, le maître d'ouvrage est l'enfant, la trame dont il est responsable est le processus rééducatif, et le tissage en tant que production, création, est ce qu'il fait de sa vie d'enfant et d'écolier. Ce modèle se doit d'être alors non seulement explicatif: "Qu'est-ce qui se passe, et pourquoi?", mais aussi interprétatif: "Quel sens cela peut-il avoir eu pour l'enfant?", "Pourquoi tel effet? Peut-on faire le lien entre telle proposition et l'effet de changement constaté chez l'enfant?" Nous devrions pouvoir rendre compte, sous la forme d'un modèle interprétatif qui tente de comprendre, et non de prescrire, à travers des cas cliniques toujours singuliers, certains "effets" que l'on retrouve fréquemment en rééducation.

      Nous devrions pouvoir répondre à la grande question qui guide cette recherche: Qu'est-ce qui est « rééducatif »? Dans notre premier chapitre, méthodologique, nous avons qualifié notre projet à la fois de modeste et d'ambitieux. Quel est-il? Il vise à chercher à rendre compte de l'existant, tenter de le représenter, mais aussi tenter de réaliser une synthèse a minima des connaissances que, de sa place, le rééducateur doit pouvoir avoir à sa disposition pour entendre la difficulté de l'enfant, pour tenter de la comprendre, pour argumenter la manière dont il conçoit sa place, sa fonction, ses méthodes, pour tenter de repérer les "effets" de son action, sur l'enfant, dans son devenir d'écolier et d'élève.

      

Schéma : 1970, "Modèle" "adaptatif", fonctionnel ou instrumental, par la reprise des apprentissages.(Texte de 1970: Les GAPP).


Conclusion.

      A partir de la question: "Comment les rééducateurs ont-ils construit historiquement leur identité ?", nous avons vu comment, à partir des textes officiels qui l'instituaient dans l'école et qui lui assignaient des objectifs, il a dû construire (à partir de 1970), et reconstruire (à partir de 1990), de toutes pièces, sa fonction précise, ses méthodes, son identité, et tenter de définir sa place. Nous pouvons "en conclure" que, à partir de tensions, de conflits, de doutes et de questions, cette construction s'est souvent faite par des processus qui pourraient s'apparenter au "tâtonnement expérimental" tel que Célestin FREINET décrivait la méthode d'apprentissage de l'enfant. Nous avons insisté sur le fait que cette construction n'est pas "achevée" aujourd'hui. Qu'avons-nous appris qui étaye cette affirmation?

      Nous sommes à présent à même de comprendre les problèmes qui se posent, non seulement aux rééducateurs, mais aussi à l'école. La recherche de leur identité par les rééducateurs, question qui nous a conduite à aller chercher les origines même de la profession, puis son évolution, apparaît comme une des dimensions d'une question plus large, qui est celle de la possibilité même d'une aide "intermédiaire", ni pédagogique, ni thérapeutique, au sein de l'école.

      Poussée de toutes parts par un problème qui la dépassait, l'école a dû inventer de nouvelles solutions pour lutter contre l'échec scolaire. La rééducation en fait partie. Instituée sporadiquement à partir des années 1960, officialisée en 1970, transformée en 1990, qu'est-ce que la rééducation à l'école? Quelle est l'identité du rééducateur, cet enseignant "qui n'enseigne pas"? Nous avons constaté que, hormis une existence légale donnée par les textes, et la formulation d'objectifs tels que: "adapter, intégrer, prévenir", tout était à construire, à inventer, aussi bien en 1970 qu'en 1990: les stratégies et les méthodes rééducatives.

      Nous avons relaté les nombreuses tensions que les rééducateurs ont dû assumer, gérer. Ces tensions provenaient, soit de l'extérieur, soit de l'intérieur du lieu rééducatif. Une de ces tensions, toujours actuelle, et non des moindres, est celle de la recherche de la définition de son identité par le rééducateur, élaboration complexifiée par les fluctuations des textes officiels, et par son intrication avec une pratique qui se cherche.

      La profonde transformation de la structure GAPP, en 1990, rendait obligatoire la remise sur le chantier des élaborations antérieures.


Le vide, la béance des textes a constitué une source de tensions, d'angoisse éventuelles. Peut-elle être une condition de créativité?

      C'est une situation paradoxale d'être mis dans une position "d'obligation de créer". C'est pourtant ce que les textes instituants ont toujours demandé implicitement ou explicitement aux rééducateurs.

      Cependant, si contrainte et liberté s'avèrent être deux composantes nécessaires du processus créatif, du fait même des tensions qu'elles génèrent et de la nécessité dans laquelle se trouve le sujet de dépasser ces tensions, encore faut-il que celles-ci restent dans les limites du supportable. Le risque, sinon, est d'inhiber la pensée, et toute possibilité de recherche. Le vide, la béance, l'écart, s'ils sont nécessaires à la création, n'en sont pas des conditions suffisantes. L'angoisse ne doit pas être trop forte. Les diverses crises vécues par la rééducation, les mises en question de son existence, ont marqué des hésitations, voire des arrêts de la recherche, de l'élaboration de la pratique: "A quoi bon?" se demandaient les rééducateurs. Il s'agissait alors pour les professionnels de se mobiliser et de tenter de mobiliser les partenaires, pour argumenter de son utilité, pour survivre.

      Une deuxième raison a toujours poussé les rééducateurs à tenter d'aller au-delà du "donné", que ce soit celui du contexte, ou celui de l'héritage laissé par les prédécesseurs. Cette raison, c'est l'énigme posée par l'enfant en difficulté, interlocuteur de la rencontre rééducative. La rééducation était une tâche inconnue, éloignée de leur fonction d'enseignement précédente, puisqu'avoir enseigné auparavant est toujours une condition de la formation spécialisée des rééducateurs. Ces derniers sont allés, et continuent à aller chercher, dans leur grande majorité, et au delà de leur formation spécialisée, des outils conceptuels et des pratiques déjà éprouvés ailleurs, des informations, des formations complémentaires. La restructuration de la profession par les textes, les y contraignait d'une certaine manière, mais c'est surtout la confrontation avec des problèmes nouveaux et difficiles, toujours différents, toujours spécifiques, car issus de la rencontre singulière avec chaque enfant, qui leur a imposé très vite, de chercher d'autres voies pour comprendre et aider cet enfant, souvent en grande difficulté, à l'école. Ces modifications progressives ont pu se faire en premier lieu grâce à la volonté de recherche personnelle des praticiens sur leur pratique, mais aussi grâce aux étayages divers qui ont pu soutenir leur processus créatif.

      Jean-Louis DUCOING, dans le rapport de son enquête sur les GAPP, destiné au ministère de l'Education Nationale, relevait, en 1987, la présence d'un consensus rééducatif implicite. Cette pratique, confirmée dans son "esprit" par la circulaire d'avril 1990, a continué à se construire petit à petit, changeant profondément les modes d'approche de l'enfant et de sa difficulté, et les modes de réponses qui lui sont proposés. C'est cette pratique rééducative, qui s'est élaborée peu à peu, "inventée" par les uns, ou plutôt "trouvée-créée" 212  , car née d'emprunts qui ont été ré-élaborés, affinés, précisés, dévoyés, car pris dans un champ pour être utilisés dans un autre, dont nous proposons de rendre compte sous la forme d'une représentation: un "modèle explicatif" 213  .


La rééducation: une place spécifique à occuper et à tenir, celle d'un "tissu conjonctif", d'un interface, d'un "entre-deux". Est-ce un lieu de "crise"... ?

      Nous avons appris que les "crises" n'ont pas manqué, provoquées par les géniteurs eux-mêmes, c'est-à-dire l'Institution scolaire. Depuis la création des GAPP, aucune année scolaire, peut-être, n'a pas connu des rumeurs, des "bruits"...éradication radicale des structures, transformations, réformes en cours d'étude, de la fonction elle-même, ou de la formation des rééducateurs...

      Nous avons relaté la crise, profonde, qui a marqué les années 1988-1990, menaçant l'existence même de la rééducation, jetant le désarroi parmi les rééducateurs. D'autres crises, d'autres menaces, l'ont précédée, d'autres suivront. L'année 1996-1997 sera marquée par de nouvelles menaces, par des "mi-dires" tout aussi précis et imprécis à la fois.

      La crise est-elle endémique d'une position "en marge", et la fonction "d'instance de recours" met-elle structurellement ces instances dans une situation périlleuse? C'est ce que semble affirmer Jean GUILLAUMIN (1979), par exemple. Cet auteur qualifie les lieux de l'aide, de la formation, du soin, ou de l'aide sociale, de "tissus conjonctifs", "interstitiels". ou de "cartilages de conjugaison", destinés à créer des liens entre des structures fixes, rigides. Pour accueillir une "marginalité largement entendue", ils doivent être "relativement mous et à peine esquissés, effervescents" et offrir "une plasticité" suffisante (id.). "Rien d'étonnant dès lors à ce que la crise puisse être ici latente en permanence, ou endémiquement manifeste. Ni à ce que les forces intérieures et extérieures y agissent pour faire craquer ou au contraire pour souder les berges séparées de l'espace conteneur déboîté, c'est-à-dire les parties ossifiées du squelette social", poursuit l'auteur (ibid.).

      Les praticiens parviendront-ils à ne pas se laisser "prendre" dans des mouvements oscillatoires mortifères qui relèvent directement du registre des dualités imaginaires? En ce qui concerne les rééducateurs, cette bascule qui les menace, est de rejoindre un "plus pédagogique", voire "un TOUT pédagogique", comme l'institution scolaire leur enjoint régulièrement de le faire. Les circulaires en provenance du ministère de l'Education Nationale, que nous avons relatées, nous en apportent le témoignage "officiel". Cette bascule les entraînerait à renoncer à aider des enfants pour lesquels la nature des difficultés impose d'interroger des connaissances psychologiques ou psychanalytiques, laissant à d'autres, extérieurs à l'école, le soin de le faire, d'une manière différente de ce qui peut - et doit? nous aurons à le montrer,- être fait à l'école.

      Les rééducateurs parviendront-ils à articuler une troisième voie qui, en rendant effective la symbolisation de leur place et de leur fonction dans l'école, leur permettra d'échapper à de nouvelles bascules, préjudiciable pour tous, mais en premier lieu pour les enfants en difficulté à l'école?

      Si nous nous référons à ce qu'ont démontré tous ceux qui se sont consacrés aux périphéries du système, la tension née des oppositions, l'écart qui y est corrélé, sont conditions de créativité. Si la pulsion de mort fige et immobilise, ces oppositions et ces tensions, même si les praticiens s'en plaignent parce que sources d'inconfort et d'inquiétudes, même s'ils s'efforcent de les gérer, de les élaborer, et de les dépasser, restent toujours sous-jacentes et prêtes à resurgir. Ne sont-elles pas garantes que les choses continuent, ne s'immobilisent pas, que la lutte entre la pulsion de vie et la pulsion de mort se poursuit? Ne témoignent-elles pas que la créativité des hommes l'emportera sur l'immobilisme des cadres institutionnels ? Dans "une marge" fragile, d'entre-deux, d'interface, en écart, la nécessité de définition constante de leur pratique et de leur identité peut-elle être propice à la créativité des rééducateurs?

      La nécessité pour le rééducateur d'argumenter de sa spécificité, de sa fonction, de son rôle, de sa place, de son identité, "auprès des différents partenaires du système", comme le lui rappelle le "référentiel de compétences" publié en avril 1997, sous-entend qu'il doit aussi justifier de l'efficacité de son action. Le ministère de l'Education Nationale a tenté à trois reprises cette évaluation. Nous en avons relaté deux, la troisième datant de 1996-1997 214  .


Evaluer les "effets" de l'aide rééducative.

      Deux tentatives d'évaluation des "effets" de la rééducation ont été menées, entre 1987 et 1990. Si, pour son enquête, Jean-Louis DUCOING avait adopté une méthodologie qui tentait d'analyser finement les effets psychologiques et relationnels de la rééducation, en interrogeant directement les partenaires éducatifs, la méthode statistique d'Alain MINGAT cherchait à éviter l'intervention du "facteur humain". Dans un paradigme scientifique, Alain MINGAT décidait de juger de l'efficacité de la rééducation sur des résultats concrets, visibles, observables, mesurables et immédiats. Les résultats obtenus, en termes d'acquisitions, de rendement et d'efficacité de l'élève, suivant un critère de non-redoublement de sa classe par exemple, devaient démontrer, ou non, l'efficacité de la rééducation.

      Cette "tension évaluative" est toujours actuelle. Avec insistance, les autorités hiérarchiques demandent aux rééducateurs, de procéder à l'évaluation des effets de leur intervention. Quelle position adopter face à cette demande? C'est une question délicate, qui interroge les praticiens.

      Nous nous étions donnée comme tâche, dans ce chapitre, de rechercher de quelle manière a pu s'élaborer historiquement l'identité du rééducateur. Mais comment définir son identité, quand sa place n'est pas assurée, reconnue? Lorsque l'on ne sait pas si on existera encore l'année suivante? Le "pari de la rééducation à l'école", tel que certains l'ont nommé 215  , en considérant "le pari" de son effet sur l'enfant, n'a-t-il pas été aussi, bien souvent, "le pari de l'existence de la rééducation à l'école"? Nous avons pu commencer à arguer la nécessité de la présence de la rééducation à l'école, en montrant le besoin ressenti par l'institution scolaire, d'une alternative à l'exclusion de l'enfant en difficulté. Cette place de la rééducation dans l'école, nous parviendrons sans doute à la définir, à la préciser, à partir de l'analyse des besoins spécifiques des enfants auxquels va pouvoir être proposée une rééducation, et, par voie de conséquence, à partir de l'analyse de la pratique rééducative. Cette analyse devrait en retour nous permettre de mieux connaître QUI est ce rééducateur.

      Mais auparavant, il nous faut faire le point sur ce que nous avons appris en interrogeant les origines de la rééducation, l'émergence des idées et des pratiques rééducatives, leur évolution, et les tentatives du rééducateur pour élaborer son identité professionnelle. Avons-nous obtenu les matériaux espérés pour la suite de notre recherche?

"L'illusion est nécessaire pour entreprendre. La désillusion est nécessaire pour construire."
Claude VEIL (1995, p. 54).


Conclusion de la première partie.

      Si le questionnement constant sur sa propre pratique est facteur de créativité, comme nous venons de l'évoquer, il devient aujourd'hui urgent pour le rééducateur de pouvoir se libérer des craintes, des doutes, des angoisses, des peurs, des frilosités, des émotions, liées aux remises en question trop fréquentes de sa fonction. Il devient plus que jamais urgent d'affirmer clairement ce qu'il fait et pourquoi il le fait. Il devient nécessaire de pouvoir démontrer les effets de la rééducation, et en quoi ils consistent.

      Nous avons décliné, dans cette partie, notre question générale: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?" en plusieurs questions complémentaires: "Pourquoi ce fait de la rééducation?", qui a pu se traduire ainsi: "la rééducation à l'école a-t-elle répondu à une "nécessité" dans l'école, et laquelle?". Ces questions appelaient une analyse des conditions de la création de la rééducation à l'école, en écho aux menaces toujours renouvelées d'éradication ou de transformation de la fonction. Si nous pouvions démontrer à quel besoin de l'école, la rééducation pouvait prétendre répondre, nous disposerions de premiers arguments pour argumenter de sa place, et de sa fonction, au sein même de l'Institution scolaire.

      Nos analyses ont montré nettement que, non seulement ce besoin existait, mais qu'il imposait l'urgence d'une réponse "autre" dans l'école. Nous avons pu, ainsi, montrer la validité de notre première hypothèse de travail: La rééducation a été créée pour répondre à un besoin de l'institution scolaire. Elle était un des moyens mis en place pour enrayer un mouvement d'exclusion généralisé. Il faudra bien répondre de la persistance de cette nécessité, avant même de pouvoir définir QUELLE PLACE la rééducation devra occuper et assumer dans l'école.

      Qu'avons-nous appris, pour étayer cette affirmation? Nous avons constaté que la marginalisation ou l'exclusion de l'enfant du système social, les questions de l'adaptation ou de l'inadaptation de celui-ci aux normes admises, ont largement précédé l'instauration des lois scolaires. Dès lors que l'école est devenue obligatoire, les exigences scolaires ont défini pour le système mis en place, des limites et un centre, qui est celui dans lequel les élèves apprennent, "réussissent" ou sont considérés comme "adaptés" à l'école. Ces limites se révèlent être en étroite dépendance avec le contexte historique et les choix de la politique éducative. Les critères de l'adaptation ou de l'inadaptation de l'élève sont en étroite corrélation avec la définition de ces limites.

      Les réponses apportées à la difficulté de l'enfant à l'école se sont trouvées considérablement modifiées au cours de l'histoire de la pédagogie. L'école a longtemps choisi une politique d'exclusion se traduisant par un mouvement d'expulsion du centre vers l'extérieur, de ceux qui ne s'adaptaient pas à ses attentes. Le postulat d'éducabilité, "double exigence, logique et morale, de l'activité éducative" (Guy AVANZINI), s'est souvent vu mettre en échec par le "il n'y a rien à faire pour cet enfant" de l'impuissance, du renoncement. A l'enfant, qui n'éprouve aucune difficulté notable, et qui est considéré comme "normal", on oppose l'enfant qui rencontre des difficultés, que l'on considère dès lors comme "inadapté". Lorsque ces dernières sont considérées comme une pathologie, l'enfant devient anormal, déficient ou malade. Des compréhensions aussi clivées des difficultés de l'enfant déterminent des réponses tout aussi clivées dans lesquelles "normalité" et "adaptation" riment avec pédagogie, tandis que pathologie, rime avec médicalisation et marginalisation, voire exclusion.

      La situation peut se schématiser sous la forme d'oppositions duelles,

      
normalité ou pathologie  
réponses pédagogiques ou médicales
effets adaptation ou exclusion

      Lorsque l'école décidera de "traiter" elle-même certaines des difficultés des enfants au lieu de les renvoyer à d'autres, selon ce même schéma, une seule alternative à la réponse pédagogique sera envisagée. Il s'agira d'une prise en charge sur le modèle médical, dans un registre qui se veut "scientifique". Une aide instrumentale et fonctionnelle, sera mise en place, lorsque la difficulté fera considérer la réponse pédagogique du maître comme inefficace. Il s'agira de "réparer", de combler un manque, un déficit ou bien au contraire de "réduire" un trouble.

      Qu'avons-nous appris en ce qui concerne les origines de la rééducation, la raison d'être de son existence? Quelles réponses avons-nous obtenu relativement à la question: "Par quelles voies l'école a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?"

  1. Quels que soient les enjeux souvent contradictoires et les tensions qui se sont manifestées, les lois scolaires dites de Jules FERRY concrétisaient une idéologie universaliste et unificatrice, dans l'élan des lois de la nouvelle République, l'héritage des rêves républicains et de l'humanisme, inaugurant une phase d'illusion. Une école, instituée pour tous les enfants sans différence, se mettait en place, école qui se voulait "UNIQUE", "TOUTE", comblante, qui devait apporter l'instruction à tous les enfants, considérés comme semblables 216  .
  2. Cette idéologie a rapidement été mise en échec parce qu'elle n'avait pas tenu compte de l'altérité, de la différence. Des enfants en difficulté ont constitué les éléments déclencheurs d'une crise du système lui-même, marquant l'écart, la marge, entre l'idéologie et sa mise en oeuvre, mettant du même coup en échec l'idéologie fondatrice et signant la fin de l'illusion, confirmant la réalité de la mise en place d'un système élitiste 217  .
  3. Une crise en est advenue, longue et difficile à vivre pour l'Institution Scolaire comme pour les enfants qui ne répondaient pas aux attentes de l'école, et qui manifestaient un écart par rapport à la norme. Des clivages sont apparus entre les enfants, les "bons" ou les "mauvais élèves". Puis ce furent des clivages à l'intérieur de l'école: la pédagogie "normale" et la pédagogie "spécialisée". Cette crise a été accompagnée de mécanismes de défense de la part du groupe constituant l'école: mécanismes de projection, de rejet vis à vis de celui qui est ressenti comme différent, donc dangereux. Des mouvements "dépressifs" de remise en cause du système lui-même, avec un sentiment accru des limites, et un resserrement frileux de celles-ci dans un ultime réflexe de défense, ont vu le jour. Clivages, marginalisation et exclusion ont marqué de leur empreinte cette crise, appelant l'urgence d'autres issues, d'autres réponses.
  4. Des personnages extérieurs à l'école, des "tiers": pédagogues en marge de l'école, psychologues, sociologues, psychanalystes, ont tenté d'analyser les dysfonctionnements du système et d'apporter de nouvelles idées pour le transformer, tentant de comprendre la difficulté des élèves et de proposer des remédiations, prouvant à quel point leur position "en écart" était fructueuse pour leur créativité.
    L'Institution Scolaire a reconnu ses limites et ses échecs dans sa mission d'instruire. Elle a accepté de ne plus se considérer comme un TOUT imaginaire, de ne plus s'identifier à une image maternelle toute puissante, comblante. En étayage sur ces instances, l'école a tenté de trouver en elle-même les ressources pour inventer de nouvelles solutions, pour élaborer de nouvelles formes d'aide à l'enfant et pour dépasser, élaborer cette période de crise. Elle a cherché à mettre en place des formes d'aide afin de tenter d'éviter que des processus de marginalisation ou d'exclusion ne s'enclenchent pour ces enfants, allant jusqu'à créer en son sein des "enseignants qui n'enseignent pas" pour aider dans un premier temps les enfants qui "dysfonctionnent dans leurs apprentissages".
    L'institution de la rééducation, par la circulaire de 1970, nous l'avons vu, ne définissait ni les stratégies, ni les méthodes de cette rééducation. Tout était à construire. D'où l'importance d'une deuxième question, ouvrant à une deuxième tâche de recherche: "Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle?"

      De quelles informations disposons-nous à présent?

  1. En l'absence d'une approche spécifique préexistante de ce type d'aide dans l'école, on va importer un modèle existant: le modèle médical, prégnant dans le contexte idéel de l'époque. Cette "importation" va s'articuler sur une conception linéaire et continue du développement humain, conception héritière de celle qui avait prévalu à la mise en place des lois de la Troisième République.
    L'approche de l'enfant et de ses difficultés, se situe alors délibérément dans un dualisme corps-esprit, pourtant combattu par la psychologie et la psychanalyse, concrétisé par la mise en place d'un "spécialiste" du "corporel", le "rééducateur en psychomotricité" et d'un "spécialiste" des "apprentissages cognitifs et du langage", le "rééducateur en psychopédagogie". Les rééducateurs des années 1970 intègrent ce modèle, et tentent de le transposer à leur pratique selon ce qui pourrait s'apparenter à des "identifications primaires". Dans cette approche médicalisante, "scientifique", il va s'agir de repérer, de diagnostiquer des troubles instrumentaux observables, d'agir sur ceux-ci, en réparant les défaillances, en comblant les lacunes, en restaurant et en entraînant intensivement des fonctions défaillantes.
    Pendant cette période de son histoire, le rééducateur assoira les bases de son identité professionnelle, intégrant dans un premier temps les modèles qu'on lui proposait, s'y identifiant en quelque sorte, même s'il en contestera par la suite les présupposés et les positions qu'ils entraînaient.
  2. De nombreuses contradictions apparaissent très rapidement au sein de l'école et des modèles d'aides apportées à l'enfant en difficulté. Ces contradictions, sources de tensions, sont liées au dualisme des "spécialistes", au dualisme supposé du fonctionnement du psychisme de l'enfant qui lui correspond, mais aussi à une inadéquation vite reconnue entre le type de réponses apportées et la difficulté d'un certain nombre d'enfants. On réaffirme que la difficulté est rarement fonctionnelle ou instrumentale, qu'elle n'est pas non plus toujours pathologique, et donc qu'un modèle médical "réparateur" qui s'opposerait à une intervention psychothérapeutique, ne convient pas à son "traitement". Nous proposions, comme deuxième hypothèse de recherche: En absence de directives précises, les rééducateurs ont dû construire leur identité professionnelle, et leur pratique, dans un mouvement de "tâtonnement expérimental". Il semble que nous ayons pu apporter les éléments qui confirment cette hypothèse.
  3. Au cours des années 1975-1990, une période de contestation du modèle en place, une période d'argumentation, vise à remettre ce modèle en question. Les conceptions concernant l'enfant et sa difficulté, ont considérablement évolué, et, avec elles, les manières d'envisager l'aide à cet enfant. On va constater qu'un certain nombre des difficultés des enfants à l'école, ne paraissent pas correspondre à des difficultés instrumentales et fonctionnelles, mais peuvent être considérées comme des symptômes d'autres difficultés de l'enfant, difficultés dont on fait l'hypothèse qu'elles sont liées à son histoire personnelle et/ou scolaire. On admet que le psychisme a un fonctionnement global, et que la dimension relationnelle (sociale et affective), est fondamentale dans le développement des capacités et de l'efficience intellectuelles du sujet (les analyses de René ZAZZO à propos de "la débilité mentale" par exemple). En dehors de l'école, Claude CHASSAGNY, par exemple, a expérimenté une "pédagogie relationnelle" qui respecte, si besoin est, un détour par rapport au symptôme. Nous avancions également que (hypothèse de travail 3), la présence, très prégnante, de la médecine et de ses approches, dans la gestion des "marges", contribuera sans doute, pour une bonne part, dans le fait que l'école aura les plus grandes difficultés à prendre de la distance par rapport à ce regard médical, et à penser la difficulté scolaire de l'enfant comme "normale", c'est-à-dire, non pathologique, et ne relevant pas de soins.
    L'école, en reconnaissant l'altérité, en intégrant la différence, peut réinventer à l'intérieur même de son sein, des voies diverses pour accéder au savoir, voies qui, en reconnaissant la possibilité de créer des liens fondés sur l'altérité et la différence, appartiennent à un registre symbolique. L'Institution Scolaire instituera des "cycles pédagogiques", une "pédagogie différenciée". La "mise en place des réseaux d'aides aux enfants en difficulté", qui remplacent les GAPP, en 1990, ouvre à de nouvelles conceptions de l'aide rééducative. Articulant plus finement la différence à l'intérieur même de l'aide, en même temps que sont intégrées d'autres approches des difficultés de l'enfant, certains intervenants spécialisés se voient confier un accompagnement plus pédagogique vis à vis d'un certain nombre d'enfants pour lesquels cette aide paraît appropriée, tandis que les autres, les rééducateurs, vont avoir pour mission d'aider "les enfants qui n'apprennent pas" ou qui n'entrent pas dans les apprentissages, ou encore pour lesquels le comportement compromet la réussite scolaire. Les rééducateurs vont devoir réorganiser leur fonction, ré-élaborer leur identité professionnelle, redéfinir et clarifier leur place nouvelle au sein d'une équipe pédagogique élargie, repenser leurs méthodes rééducatives. Rien d'étonnant, dans cette difficulté à trouver et à faire reconnaître sa place, que la construction de son identité par le rééducateur, soit si laborieuse...
  4. Nous avons relevé la mise en tension du premier modèle rééducatif, la crise qui s'en est suivi, ouvrant au doute et aux errances, à la recherche d'autres références, d'autres identifications, que nous avons désignées du terme de "secondaires"; l'aide des tiers, l'étayage des théoriciens, ouvrant à l'élaboration de nouvelles pratiques rééducatives. Les rééducateurs, guidés et aidés en cela par les théoriciens de la rééducation, et principalement par le livre de Yves de LA MONNERAYE en 1991, véritable "déclencheur" d'une "autre rééducation", vont tenter d'intégrer et de mettre en oeuvre dans leur pratique les conceptions actuelles de l'appréhension du développement et des difficultés de l'enfant.

      La rééducation à l'école est, comme la mise en place des cycles ou la pédagogie différenciée, une création de l'Institution scolaire. Cette création qui fonctionne dans un registre symbolique de liens ré-inventés sur un fond de différence, intègre le principe de réalité, l'acceptation de l'altérité, de la différence entre les enfants, elle suppose le deuil d'une partie d'elle-même par l'Institution, d'une partie du moins de ses fantasmes de toute-puissance, l'acceptation de sa castration au sens de limites.

      Nous avons souligné à quel point le rééducateur était mis dans l'obligation de créer: sa pratique, sa fonction, sa place, son identité.


Des processus créatifs.

      Un rapprochement peut être fait, nous semble-t-il, entre ce qui s'est passé dans l'école et qui a amené à créer des instances d'aides à l'élève comme la rééducation, et les processus qui ont conduit, et conduisent encore, les rééducateurs à inventer leur pratique et leur identité.

      On constate qu'un besoin ressenti, un manque constaté, une tension née de l'écart entre l'objectif recherché et les réalisations, lorsqu'ils atteignent un niveau difficilement supportable, peuvent déclencher des processus qui seront peut-être des processus de création. Se trouvent ainsi réunies et réalisées les conditions d'émergence et les différentes phases d'un processus créatif tel que le décrivent WINNICOTT (1971, p 19 à 24), ou KAES (1979), par exemple...

  1. Une phase d'illusion, de certitudes, marquée par l'imaginaire, est interrompue par
  2. un écart, un manque, une rupture, une défaillance, qui ouvrent à
  3. une phase de désillusion, de crise, d'errance, traversée de tensions qui doivent être suffisantes pour contraindre à la recherche d'une issue à la crise.
  4. Peut alors s'ouvrir une phase de reconstruction, d'élaboration, marquée d'une nouvelle "capacité à s'illusionner" (WINNICOTT, 1971).

      Le texte de la circulaire de 1990 semble indiquer que c'est à un enfant qui ne parvient pas à devenir élève, qui ne parvient pas à apprendre, que s'adresse l'aide rééducative. Nous proposons de considérer que cet enfant qui ne parvient pas à devenir élève, qui ne parvient pas à assumer le statut social d'écolier et d'élève qui est le sien, est "en difficulté d'identité scolaire". Nous devons "mettre en réserve" pour l'instant, ce que nous avons appris en ce qui concerne les processus en jeu dans l'élaboration de son identité par le rééducateur. Ils pourront peut-être éclairer ce qui se joue pour "l'enfant en difficulté d'identité scolaire".

      Nous le rappelions dans l'introduction de cette première partie: un "savoir des origines" est toujours une reconstruction de l'après-coup, qui exige une certaine distanciation par rapport au passé, et au présent. C'est ce "savoir" qui donne son ancrage à un futur possible. Notre propre cheminement, qui a suivi l'évolution de la rééducation, à partir de ses origines, nous confirme dans la nécessité, pour le rééducateur d'aujourd'hui, de réaliser, à un niveau collectif et pour son propre compte, la démarche de se "(re) trouver" dans sa pratique, d'élaborer son identité professionnelle en l'ancrant et la reconnaissant dans une histoire qui intègre le passé, le présent et l'avenir.

      Evoquer l'histoire de la rééducation dans sa généalogie et ses origines, retracer son évolution depuis sa naissance, c'est-à-dire:

  • l'inscrire dans le temps passé et présent tout en la projetant dans le futur par son projet identificatoire,
  • y retrouver l'empreinte des identifications primaires puis secondaires,
  • Reconstruire cette histoire dans une élaboration
    • qui tente de s'abstraire, de se distancier de ses attaches trop émotionnelles,
    • qui libère l'énergie liée dans le registre émotionnel,
    • qui élabore les émotions en affects,
    • qui se constitue en un récit,

      peut aider le rééducateur, nous semble-t-il:

  • à se séparer de ses premières attaches idéologiques et des premiers habitus 218  ,
  • à s'en désengluer, en symbolisant cette séparation.
  • à le rendre plus disponible à l'accueil de l'autre, cet élève en difficulté qu'il va rencontrer, dans la réalité psychique et dans la réalité des difficultés et de l'histoire de celui-ci,
  • à ouvrir l'espace à son inventivité, à la création d'un espace-temps rééducatif destiné à accueillir et accompagner cet "enfant-élève- écolier" en difficulté.

      Nous nous sommes engagée, dans cette première partie, sur ce chemin, en analysant le parcours passé. Il nous faut à présent nous consacrer au présent de la rééducation.


De l'identité du rééducateur...

      QUI est le rééducateur? Cette question, nous ne l'avions pas posée, nous intéressant aux processus en jeu dans une élaboration identitaire. Mais le rééducateur se la pose, et on la lui pose. Nous nous apercevons que, si nous avons pu relater ses doutes, ses craintes, ses conflits, ses interrogations, ses tentatives pour construire son identité et sa pratique, nous ne savons toujours pas QUI il est.

      Nous n'encourons donc pas pour l'instant les critiques de Yves de LA MONNERAYE (1994), lorsqu'il avance 219  : " ...il serait évidemment tout à fait catastrophique que l'on arrive à construire un modèle de rééducation aussi parfait que possible, une identité du rééducateur aussi transparente que l'on peut souhaiter parce que l'on oublierait alors que chaque rééducateur aussi est un sujet." L'identité du rééducateur n'est pas "trop transparente". D'autres nous le reprocheront.

      "Ni pédagogue, ni thérapeute...", c'est ainsi que le rééducateur s'est défini pendant longtemps. Un "ancien enseignant qui n'enseigne pas", avons-nous dit. On lui a reproché, à juste titre, de se définir par la négative. Un "aidant", terme flou, est un terme qui ressort de champs divers, qu'il s'agit bien de préciser. Alors, qui est le rééducateur? Possédons-nous "LA" réponse? Non, sans doute, mais peut-être pouvons-nous contribuer à apporter des éléments complémentaires en vue de cette définition. N'est-ce pas à partir de sa pratique que pourra se dégager son identité professionnelle? N'est-ce pas en continuant de clarifier à la fois sa pratique et sa place dans l'école, au présent, avant de le conjuguer au futur, dans un projet professionnel, que le rééducateur parviendra enfin à se définir lui-même?

      Quelle est cette pratique aujourd'hui? Nous nous proposons d'en rendre compte, étape indispensable pour pouvoir juger de "ses effets".

      Afin de pouvoir rendre compte "des effets" sur l'enfant, des propositions rééducatives actuelles, élaborées historiquement par l'ensemble, "trouvées- crées" par les rééducateurs d'aujourd'hui, il est nécessaire de connaître plus précisément, à quels enfants la rééducation s'adresse, et d'analyser à quels besoins de l'enfant, cette rééducation prétend répondre. Nous avons annoncé attendre de la confirmation de ces besoins actuels, des arguments décisifs quant à la place et à la fonction de la rééducation dans l'école. La connaissance de ces besoins devrait constituer en même temps pour nous le matériau qui nous permettra ensuite, en construisant une représentation explicative de cette rééducation, telle qu'elle est mise en oeuvre par le plus grand nombre de praticiens aujourd'hui, de vérifier la cohérence et la pertinence des propositions faites à l'enfant, et de rendre intelligible le processus rééducatif de cet enfant.

      Nous avons besoin de connaître cet enfant et ce qui constitue ses difficultés, afin de pouvoir envisager pour quelles raisons une rééducation peut lui être proposée, et de quelle nature devra être cette aide. La question qui s'impose à présent à nous est donc: "Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? Elle a comme corollaire: A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre?"

      


Deuxième partie.
L'enfant "rééduquant".
Un enfant "en panne" sur le chemin de l'école...à la recherche de son identité d'élève...

"Ce n'est que ces dernières années que les RAS 220  ont commencé à tirer les leçons des obstacles qu'ils rencontraient sur le terrain. Ils ont pu dépasser, dans leur majorité, le technicisme routinier dans lequel ils s'étaient trouvés initialement enfermés et se sont inspirés, tout en restant très honnêtement dans leur créneau, des principes les plus reconnus de la psychologie clinique et de la relation psychothérapique. Mais, ce faisant, ils ont fait apparaître un "regard" sur les enfants en difficulté, très différent, voire contradictoire, de celui que l'école porte sur ces mêmes enfants." 221 
Jacques LEVINE (1993-2, p. 6).


Introduction de la deuxième partie. De l'enfant "rééduquant".

      Existerait-il des rééducateurs, sans "enfants-rééduquants"? Nous nous sommes interrogée, dans une première phase de cette recherche, sur ce qui a conduit l'institution scolaire à créer ce corps professionnel de rééducateurs, en son sein, en formulant: "Pourquoi ce fait de la rééducation?" Une première réponse était donc ainsi apportée à la question: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle? Nous avons pu établir que cette création avait répondu à un besoin réel et urgent, dans un mouvement général qui tentait d'enrayer un processus d'exclusion systématique des enfants en difficulté à l'école. La réponse apportée nous invitait à nous interroger sur la persistance de ce besoin, et sur la manière dont il se pose aujourd'hui. L'institution scolaire a connu une évolution, les textes qui la régissent l'ont réorganisée, même si la réalité du terrain est toujours "décalée" par rapport à ces textes. Nous avons rapporté comment les rééducateurs s'étaient trouvés confrontés à la question de la définition de leur tâche, dans une obligation de précision par rapport à la définition donnée par les textes officiels. Nous avons avancé qu'ils ne peuvent répondre, aujourd'hui, qu'en définissant le profil des enfants auxquels leur intervention s'adresse, et les limites de leur champ. Quel est donc le "besoin de rééducation" aujourd'hui, et quels sont les enfants dont les besoins justifient une rééducation? Ce n'est plus sur le plan institutionnel que nous souhaitons nous placer à présent, mais par rapport à l'enfant, dans la singularité de son parcours et de sa difficulté. Quel est donc cet enfant auquel va être proposée une rééducation? Autrement dit: Existe-t-il, dans l'école, un public relevant spécifiquement d'une rééducation?

      Le texte officiel de 1990 222  donne mission aux rééducateurs d'adresser leur intervention en direction d'enfants en difficulté à l'école. Cependant, il apparaît aussitôt qu'affirmer cela, ne précise en aucune manière, ni ce que l'on entend par "difficulté", ni de quel type de difficultés il s'agit, qui justifie une rééducation plutôt qu'une autre forme d'aide. Il nous faut démêler ce qu'il en est de "ces difficultés". Il apparaît très vite, que ce terme recouvre un champ suffisamment vaste pour qu'il ne soit pas possible d'y répondre en quelques mots. Nous avons vu que ce texte, tout en indiquant de grandes directions à l'action rééducative, était peu explicite. Nous savons que la rééducation a pour objectifs, parmi les autres actions d'aide à l'enfant dans l'école, de lutter contre la marginalisation de l'enfant, et d'oeuvrer pour sa réussite à l'école. En tant que "prévention secondaire", elle doit mettre en oeuvre une aide qui évite l'aggravation des difficultés de cet enfant: "...L'attention aux comportements et aux conduites des enfants à l'école, le repérage et l'analyse de leurs éventuelles difficultés permettent de concevoir et d'organiser des interventions nécessaires. Ces interventions prennent effet avant que des difficultés, quelquefois mineures, ne s'accentuent et ne deviennent durables..." (point 1-1, p. 1041). Quels sont les moyens dont dispose, dans l'école d'aujourd'hui, l'élève qui ne réussit pas, pour échapper à la marginalité et à l'exclusion?

      Des réponses diversifiées existent. La rééducation en est une. Comment se situe-t-elle parmi les autres actions d'aide qui peuvent être proposées à l'enfant, en réponse à sa difficulté à l'école? Quelle place doit-elle assumer? Quelles sont les limites, les frontières, entre ces différentes interventions d'aide auprès de l'enfant? Comment déterminer l'aide la plus appropriée pour un enfant donné, avec ses difficultés spécifiques actuelles, et comment poser l'hypothèse que, parmi ces aides possibles, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'école, la rééducation apparaît alors comme la plus pertinente? A quels besoins de l'enfant cette aide rééducative devrait-elle pouvoir répondre?

      La question posée est celle de l'échec ou des difficultés scolaires de l'élève, ou encore d'un comportement de sa part, qui compromet son efficience scolaire ou ses possibilités d'intégration dans la collectivité. La restructuration des formes d'aides à l'école, par l'institution des réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté, exige de les différencier, afin de les adapter "à chaque cas" auquel elles s'adressent. Se forgeant par la comparaison, par la mise en évidence des points communs et des différences, cette explicitation préalable des différents cadres de l'aide, va permettre aux uns et aux autres, en retour, d'affiner et d'affirmer les positionnements, les identités. Etape capitale du travail. Il est nécessaire également de les différencier des aides extérieures à l'école, auxquelles le réseau peut conseiller aux parents de s'adresser, lorsque cela s'avère nécessaire. Par ailleurs, la complexité de l'analyse de la situation globale d'un enfant, qui permet de poser une indication d'aide, nécessite un travail de collaboration, d'échanges, de mise en regard des différents points de vue. Il apparaît donc indispensable de tenter de définir, d'une part, les difficultés spécifiques des enfants pour lesquels une forme d'aide serait plus appropriée qu'une autre, et d'autre part, ce que chacune de ces aides propose de mettre en oeuvre auprès de l'enfant. Les rééducateurs, au sein des réseaux d'aides spécialisées, ont besoin de repères, pour pouvoir proposer une aide rééducative à un enfant. Il s'agit de mettre en place, en partenariat, et face aux obstacles rencontrés et reconnus, les meilleures stratégies possibles pour que l'échec de l'enfant, quel que soit le moment de son cursus scolaire, ne soit pas rédhibitoire. Instituer une démarche de recueil et d'analyse des données concernant la situation de l'enfant, en collaboration avec les différents partenaires éducatifs, préalablement et dans l'objectif de rechercher l'indication d'une aide éventuelle à proposer à celui-ci, paraît apporter certaines garanties:

      Cette démarche fondamentale de recueil et d'analyse de données, apparaît comme un des moyens les plus appropriés et efficaces:

      dans le respect des compétences, des spécificités, des fonctions et des places de chacun, dans une relation symbolisée, caractérisée par des liens professionnels noués sur fond de séparation, de différence.

      Ainsi, définir le public spécifique auquel s'adresse la rééducation, devrait permettre d'apporter des arguments décisifs quant à la pertinence de l'aide rééducative, dans l'école, et quant à la place qu'elle doit y assumer, questions fondamentales de la problématique de cette recherche. Nous sommes conduits à poser une série de questions, face à la réalité scolaire actuelle.

      Dans le chapitre V, nous tenterons de répondre à la question:

      En quels termes se pose la question de l'échec scolaire, aujourd'hui? On constate que ce terme "d'échec" a pratiquement disparu pour laisser la place à celui de "difficulté scolaire". De quel sens est porteur ce changement? Comment les partenaires éducatifs vont-ils appréhender la difficulté de l'enfant à l'école? Seule une approche progressive de ce qui constitue "la", ou plutôt "les" difficultés scolaires d'un enfant, peuvent nous permettre de nous y repérer. Mieux connaître ces difficultés, mieux les situer dans le contexte de l'école, nous permettra de clarifier ensuite les différentes propositions d'aide à l'enfant.

      Dans le chapitre VI, nous interrogerons:

      Un travail de clarification avec les différents interlocuteurs, de différenciation de ce qui appartient à l'adulte lui-même en difficulté (le malaise, le mal-être de l'enseignant mis en difficulté dans sa fonction pédagogique par les difficultés de cet enfant, par exemple), et de ce qui appartient à l'enfant lui-même, constitue le premier objectif des différentes rencontres. Si l'écoute est l'attitude première et indispensable, il apparaît nécessaire de tenter d'aller jusqu'à un ENTENDRE, qui est recherche de compréhension de ce qui se passe pour l'autre qui est là: le maître qui apporte la demande, l'enfant qui en est l'objet, les parents qui s'inquiètent pour le devenir scolaire de leur enfant. Cet "entendre" est sous-tendu par deux questions: "Comment chacun d'eux vit-il cette difficulté?" "Que signifie-t-elle pour lui?" Si on peut espérer disposer d'éléments de réponse à la première question, se référer à une théorie qui admet le sujet et l'inconscient, doit sans doute faire admettre que la deuxième question restera en grande partie, pour l'aidant, sous la forme d'une énigme. Ceci ne dispense pas de la poser, et avec insistance. Les rencontres avec l'enseignant, les parents et l'enfant, préalables à toute pose d'indication, donc à toute aide, l'analyse de la demande dont elles font partie, les conditions dont elles s'instituent et sont conduites, constituent les fondations de l'aide qui s'en suivra, le cas échéant.

      La tentation est toujours grande de rechercher "les causes" de la difficulté de l'enfant, de son échec, dans tous les cas. La "chasse aux causes" de l'échec se rattache à la croyance en une causalité toujours directe entre la cause et son expression: la difficulté visible, observable. Elle fait preuve d'une croyance persistante et infaillible entre un "savoir" sur les causes et un "savoir" sur les remèdes adéquats. La tentation des réponses instrumentales ou fonctionnelles à tout échec, à toute difficulté, est toujours présente. Ne faut-il pas accepter de changer radicalement de point de vue lorsqu'il s'avère que les réponses habituelles et "normales" de l'école, c'est-à-dire les réponses pédagogiques, se sont révélées inutiles, malgré leur répétition qui, dans certains cas, pourraient être suspectées "d'acharnement pédagogique" prodigué à quelqu'un qui pourrait être qualifié, lui, "d'anorexique" scolaire"... 224  ?

      Ces premières paroles sur l'enfant ont une grande importance dans l'indication, dans le choix de l'aide que l'équipe du RASED proposera, ou dans le fait qu'il apparaîtra plus judicieux peut-être, d'emblée, de conseiller à l'enfant et sa famille un lieu de soin, extérieur à l'école.

      Pouvoir écouter, entendre le tout donc, mais prendre suffisamment de distance pour:

      Cette "mise à distance" permet également de pouvoir apprécier:

      Cependant, la difficulté à l'école de certains enfants, ne semble pas pouvoir être résolue par un apport pédagogique supplémentaire, de la part de son maître, ni même différent, sous la forme d'une aide pédagogique spécialisée. Cette difficulté apparaît comme étant d'une autre nature, et le sens de cette difficulté se présente comme une énigme. L'enfant est "intelligent", on lui suppose, ou bien il fait preuve, dans certains domaines, de capacités réelles. Pourquoi ne réussit-il pas? Pourquoi ne s'investit-il pas dans les activités scolaires, ou pourquoi refuse-t-il, manifestement, ce qui lui est proposé? Quelle est la nature de ses difficultés? Quels sont ses besoins? Quelle aide lui serait nécessaire pour répondre à ses besoins, pour s'investir à l'école, pour y réussir? Une rééducation serait-elle pertinente? A quelles conditions? Serait-elle à même de l'aider à dépasser ses difficultés, ou bien faut-il envisager une aide thérapeutique, extérieure à l'école? Des "séances préliminaires" sont mises en place, avec l'accord de son maître et l'autorisation de ses parents, afin de mieux le connaître, afin de mieux comprendre sa difficulté. Temps de connaissance réciproque, temps d'évaluation du travail possible, temps de réflexion avant la décision, de part et d'autre, enfant et rééducateur.

      Trois séries de questions vont guider le rééducateur, tout au long de ces séances:

  1. De quelle nature est la difficulté de cet enfant? Quel sens et quelle fonction a-t-elle? Qu'est-ce qui se joue pour cet enfant dans le lieu de l'école?
  2. Quels sont ses besoins?
  3. Quelles sont les ressources de cet enfant? Quelles sont ses capacités "d'auto-réparation"?

      Des réponses à ces questions dépendra l'indication d'une aide proposée à l'enfant et à sa famille: rééducation à l'école, ou une autre aide, et, en particulier, soin, à l'extérieur de l'école. Des connaissances, des "savoirs constitués", sont nécessaires au rééducateur pour "lire", analyser, interpréter, la réalité de la situation de cet enfant rencontré dans la singularité de son parcours et de ses difficultés. Il lui faut étayer ses observations et ses analyses de "l'après-coup" des rencontres avec l'enfant. La référence à une théorie s'avère indispensable. Un "savoir sur le parcours" de tout enfant, permet de situer où en est cet enfant, dans son cheminement singulier.

      Confrontés, dans cette recherche, à la question de la présence, ou non, dans l'école, d'enfants relevant spécifiquement d'une rééducation, nous avons besoin de connaître ce qui est nécessaire à un enfant pour s'adapter au contexte scolaire, et pour apprendre. C'est l'objet du chapitre VII. Nous attendons de ces connaissances, une meilleure compréhension de ce qui en constitue à la fois les processus, les obstacles inévitables dans tout "grandir", dans toute inscription dans un nouveau contexte, dans tout "apprendre", et de ce qui peut se transformer en difficultés persistantes, pour certains enfants. Ces difficultés peuvent conduire un enseignant (ou un parent), démuni devant elles, à solliciter une aide pour un enfant. Choisir délibérément une approche par les processus "normaux", et non par la difficulté, devrait également nous éclairer, d'une manière plus pertinente, sur les besoins à satisfaire pour que ces élaborations puissent se faire. Ces éclairages devraient nous être utiles pour mieux comprendre la nature de l'aide à mettre en oeuvre pour aider cet enfant à dépasser ses difficultés, en réponse à la question: A quels besoins de l'enfant cette aide devrait-elle pouvoir répondre? Des pédagogues seront interrogés, des psychologues, comme le seront des "écrits rééducatifs", ou ceux issus des Sciences de l'éducation. Notre référence théorique sera, principalement, la psychanalyse, en ce qui concerne la compréhension du fonctionnement de "la boîte noire".

      Cependant, les difficultés ou l'échec, le sont toujours par rapport à des normes. On ne peut parler d'échec ou de difficultés scolaires, sans s'interroger sur ce qui était attendu de l'élève. On est toujours en échec par rapport à des performances attendues, par rapport à une norme.

      ne pas faire fonctionner sa pensée est une souffrance pour l'enfant. (hypothèse de travail 3).

      Cette hypothèse s'accompagne d'une question: Est-ce, pour autant, et systématiquement, une pathologie?

      La question du désir d'apprendre dirige notre attention sur le parcours que doit effectuer tout enfant pour se détacher de son appartenance familiale exclusive, pour s'inscrire dans le contexte de l'école, pour assumer un rôle social d'écolier et d'élève.

      Nous constaterons que la construction de ces préalables renvoie à trois axes de l'organisation psychique de l'enfant, qui sont intriqués dans la construction d'une capacité telle qu'elle est attendue de cet enfant, par l'école. Pour la clarté de l'exposé, nous avons choisi de présenter les informations obtenues, en les regroupant, d'une manière globale qui n'exclut pas les recoupements. Nous organiserons donc notre développement selon trois grandes directions, dégagées des analyses qui auront précédé:

  1. La nécessité pour l'enfant de se séparer;
  2. L'articulation du réel, de l'imaginaire, et du symbolique;
  3. La construction de son identité par l'enfant.

      Nous devrions disposer des éléments nécessaires pour pouvoir vérifier notre quatrième hypothèse de travail:

      Il y a un rapport entre la construction de l'enfant, et celle de l'élève.

      Nous aurons à préciser la nature de ce rapport.

      Nous proposerons des tableaux récapitulatifs dans lesquels nous tenterons d'ordonner la complexité des processus. Nous y ferons ressortir en particulier, la correspondance entre une capacité spécifique requise de l'enfant par la classe, et les préalables multiples qui ont participé à l'élaboration de cette capacité.

      Nous devrions être alors en mesure d'apporter des éléments de réponse à la question:

      Certains enfants, dont la difficulté peut être considérée comme "normale", ne sont pas disponibles pour les apprentissages. Pour les aider à rendre leur pensée "disponible", l'école doit pouvoir leur proposer un lieu "entre-deux", entre pédagogie et soin. (hypothèse de travail 5).

      Si la difficulté de l'enfant est "normale", il semble important de ne pas entrer dans une logique de soins, en ce qui le concerne. L'école doit pouvoir offrir à l'enfant une aide spécifique, "rééducative", qui devrait, pour répondre aux besoins de cet enfant, et pour l'aider à construire ou à récupérer la disponibilité des capacités et des préalables en amont des apprentissages, inscrire son intervention dans un "entre-deux" entre pédagogie et soin.

      Nous devrions ainsi disposer d'éléments de réponse significatifs à la question: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle? La réponse à cette question est dépendante de la présence d'enfants qui relèveraient spécifiquement d'une telle intervention.

      Nous tenterons, dans la conclusion de cette deuxième partie, de dégager des éléments pertinents, qui pourraient constituer des repères quant à la pathologie ou à la "difficulté normale" d'un enfant. Ces repères devraient permettre de différencier les enfants dont la difficulté semblerait requérir une thérapie, de ceux pour lesquels les difficultés pourraient être résolue, d'une manière plus appropriée, par une rééducation à l'école. Ils nous permettront ainsi de définir la difficulté de l'enfant, et de répondre, d'une manière plus précise, à la question: " Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?" Nous étayerons notre argumentation sur l'analyse d'un exemple clinique, éclairé grâce aux "savoirs constitués" des chapitres précédents. La proposition de rééducation à l'enfant et à sa famille, est ouverture au processus rééducatif. C'en est le premier acte posé.

      Nous présenterons, sous la forme d'un tableau synthétique, et d'un schéma, inclus dans le texte, en fin de cette deuxième partie;

  1. "Repères pour l'indication, à partir des difficultés manifestes de l'enfant". Ce tableau tentera de mettre en correspondance, certains symptômes, fréquemment observés, de l'enfant, en recherchant ce qui pourrait caractériser ceux qui pourraient faire envisager, soit une rééducation, soit une thérapie. Il prévoira une place, modeste, pour quelques hypothèses concernant la compréhension de ce qui a pu créer cette situation pour l'enfant.
  2. "De la demande d'aide à l'hypothèse de l'indication: quelques repères", dans lequel nous reprendrons les différentes étapes du processus qui conduit de la demande d'aide, à la pose de l'indication, autrement dit, le recueil et d'analyse des données concernant la situation d'un enfant en difficulté à l'école, et les éléments qui pourraient constituer des repères pertinents pour décider de l'indication d'aide à proposer à un enfant.

      Nous proposerons enfin, un tableau synthétique. Celui-ci se donne comme objectif de récapituler les principaux résultats de nos analyses, qui pourraient étayer le choix d'une proposition d'aide: " Quelques repères pour proposer une aide à un enfant en difficulté à l'école". Ce tableau devrait pouvoir récapituler des éléments de réponse pertinents, quant à la nature de la difficulté de l'enfant, et donc, quant à la question de la présence, dans l'école, d'enfants dont la difficulté peut être considérée comme "normale", et relevant spécifiquement d'une rééducation. Il pourrait, de ce fait, donner des repères, à partir de la nature de la difficulté de l'enfant, quant aux frontières entre le besoin d'une intervention soignante, de type psychothérapeutique, à l'extérieur de l'école, et une aide rééducative, dans l'école.

      Comment allons-nous nous y prendre? Quelles sont les sources de nos analyses, dans cette deuxième partie, quels sont nos outils?

      Nous avons exposé, dans le premier chapitre, la méthodologie générale adoptée dans cette phase de notre recherche. Nous avons défini le corpus de textes, de cas, de données, sur lequel nous étayons nos analyses. Nous avons évoqué les divers moyens utilisés pour réguler la subjectivité d'un seul regard, pour tempérer l'implication d'une position clinique. Rappelons simplement ici que la démarche clinique adoptée restreint le champ du "réel" étudié. Nous posons comme hypothèse, que cette réduction peut être compensée par une longue expérience professionnelle, dans des lieux différents, dans des situations variées, dont nous avons rendu compte. Vingt trois années de pratique rééducative, et la rencontre d'un nombre considérable d'enfants, la confrontation de cette expérience professionnelle singulière avec d'autres expériences d'un grand nombre d'autres rééducateurs, sur le plan départemental et national, au sein de groupes de formation, d'échanges et d'analyse de la pratique, au sein de "groupes de supervision", qui sont autant de "lieux tiers" pour le praticien, et des lectures professionnelles (revues des rééducateurs, départementales et nationale), en constitue le pôle des "savoirs d'expérience", et des sources variées de "savoirs théoriques" ou "scientifiques". Nous avons cité à plusieurs reprises le groupe de rééducateurs de la Drôme 227  , qui continue de constituer pour nous une référence quant aux pratiques dans différents réseaux d'aides.

      Afin de répondre de la présence, dans l'école, d'enfants relevant spécifiquement d'une rééducation, nous avons souligné avoir besoin de connaissances théoriques élaborées, concernant le parcours de tout enfant dans son chemin qui le conduit à devenir élève. Un processus itératif entre le réel étudié, celui de la rencontre singulière avec l'enfant au sein des séances préliminaires, et ces connaissances, permet de "lire", d'analyser, d'interpréter la réalité de la situation vécue par l'enfant, la nature de sa difficulté, celle de ses besoins et de ses ressources potentielles et manifestes. Ces "savoirs", empruntés aux pédagogues, aux Sciences de l'Education, à la psychologie, à la psychanalyse, aux écrits "rééducatifs", constituent les outils théoriques et conceptuels de ces analyses. Ces connaissances sont elles-mêmes sélectionnées, revisitées, synthétisées, réorganisées, afin de rendre compte du réel de la difficulté scolaire de certains enfants, et de rendre intelligible ce qui conduira certains d'entre eux à se voir proposer une rééducation. Nous tenterons d'articuler savoir clinique et savoir "scientifique". L'analyse des rencontres préliminaires avec Ismène en sera l'illustration la plus évidente.

"Je trouve que c'est bête de jouer à des jeux qu'on ne sait pas. Moi, je ne joue jamais au ballon parce que j'ai les mollets trop petits, et les autres se moqueraient de moi. Mais je joue toujours aux billes, ou aux barres, ou à la marelle, parce que je gagne presque toujours."
Marcel PAGNOL (1976, p. 185)


Chapitre V.
Qu'en est-il de "l'échec" ou de la "difficulté scolaire", aujourd'hui?
Recherche de repères.

      A la question générale: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? le texte officiel de la circulaire du 9 avril 1990 instituant les réseaux d'aides spécialisées aux enfants en difficulté, apporte des éléments de réponse. Les interventions du réseau d'aides spécialisées, sont destinées aux "élèves en difficulté scolaire, globale ou particulière 228  ." (p. 1042). "Les aides spécialisées s'insèrent dans l'ensemble des actions de prévention des difficultés 229  que peuvent éprouver les élèves à l'école." (p. 1040) (id.). Dans son discours du 15 février 1990, le ministre de l'Education Nationale, évoquait "ces enfants qui échouent à l'école, alors que leurs possibilités sont réelles." (p. 602). Qu'est-ce que cette difficulté scolaire "globale ou particulière"? Comment s'exprime-t-elle, dans l'école, aujourd'hui? Quelle est la nature de cette difficulté? Que va-t-on tenter de "prévenir"? Qu'entend-on par "possibilités" de l'enfant, autrement dit, comment situer ces difficultés par rapport au handicap, à la pathologie? Quelles en sont les conséquences pour l'enfant?

      C'est surtout à partir des années 1960, que l'échec scolaire a tenu une place de plus en plus importante dans les discours, et selon des acceptions sensiblement identiques à celles d'aujourd'hui. L'échec scolaire commence, dit-on dès la maternelle...Quelle est la forme, la place, et l'incidence de ce phénomène, aujourd'hui? Quelles "explications" sont données à ce phénomène? Quelle "connaissance" peut-on en avoir? Nous disposons de quelques chiffres significatifs qui donnent une indication de l'importance de ce phénomène aujourd'hui.

      Tout enfant en difficulté, l'est d'abord par rapport à des normes. L'école n'est pas intemporelle, c'est une institution on ne peut plus ancrée dans un contexte économique, social, culturel, historique, philosophique, etc...Ce sont ces normes que, dans un premier temps, il nous faut interroger. Quelles sont-elles? Comment situer l'enfant par rapport à elles? Comment entendre "la déviance" de l'enfant par rapport à ces normes? Se questionner sur les normes scolaires, conduit à analyser des concepts: "norme", "normalité", "adaptation", "inadaptation", handicap, "pathologie", et à s'interroger sur la question du sens de ces concepts, et des frontières.

      Le "savoir institutionnel", donné par les textes officiels, ne fait que confirmer la complexité de la question de la définition de la difficulté scolaire. Dans les deux textes officiels (la circulaire du 9 avril 1990 mettant en place et organisant les réseaux d'aides spécialisées, et le discours du ministre de l'Education Nationale du 15 février 1990), nous relevons le terme de "difficulté", répété à plusieurs reprises, et celui "d'échec à l'école". On peut cependant constater que le mot "difficulté" a remplacé peu à peu celui "d'échec" 230  . Quel sens cela a-t-il? D'autres expressions, construites autour du mot "difficulté", désignent ces enfants qui "dérangent" ou "inquiètent" les maîtres et les parents. Quelles sont les représentations évoquées par ces expressions? A quelles "réalités" correspondent-elles pour l'enfant? "L'échec scolaire", concept on ne peut plus flou, recouvre souvent des difficultés qui peuvent aller de la difficulté passagère, à un échec global qui s'accompagne de sentiments d'échec et d'incapacité, allant souvent jusqu'à s'intégrer à l'identité du sujet, à ses propres yeux ou au regard des autres, parents, enseignants et pairs. Qu'implique, pour un enfant, d'être en échec ou en difficulté à l'école, aujourd'hui?

      Un questionnement, qui ne nous quittera plus désormais au cours des analyses de cette recherche, nous guide: "Comment mieux connaître, comment mieux comprendre ce qui constitue, aujourd'hui, la difficulté d'un enfant, à l'école? Comment se repérer, comment disposer d'éléments pertinents, pour apprécier la nature de cette difficulté, les besoins et les ressources d'un enfant, qui permettront de lui apporter une aide, au sein même de l'école, ou de lui conseiller d'entreprendre une démarche pour requérir une aide, en dehors de l'école? Si l'hypothèse est posée d'une aide possible, à l'intérieur de l'école, quelle aide sera la plus pertinente pour lui permettre de dépasser ses difficultés? Qu'est-ce que j'ai besoin de savoir, de connaître, à propos de cet enfant, de son parcours et de sa difficulté, pour être rééducatrice aujourd'hui?"

      Une enquête, réalisée par Joëlle PLAISANCE et Fabienne SCHERER (1994), est un des moyens possibles d'élargir le champ d'une seule pratique, en apportant le point de vue des rééducateurs sur la question de la difficulté scolaire. Se référer à cette enquête, constitue une voie pour réguler notre subjectivité, tout en restant dans le cadre d'une démarche clinique. L'appel à des théoriciens d'horizons différents, alors que l'on souhaite faire un point, même rapide, sur une question qui préoccupe autant de champs divers que peut le faire la difficulté scolaire, devrait permettre de tenter une approche "multiréférenciée" dans les analyses.


1- Des questions, et quelques réponses, à propos de "l'échec scolaire", aujourd'hui.

      L'échec scolaire 231  , dans les termes où il se pose actuellement, a commencé à préoccuper un certain nombre de pays depuis, environ, les années 1960. Une enquête INSERM en 1966 sur la population scolaire du 13 ème arrondissement de Paris faisait ressortir qu'un quart seulement des enfants de six ans était apparemment indemne de tout symptôme. On considère qu'actuellement, 30% seulement des enfants vivent la classe du CP sans problème et y font les acquisitions attendues, et que pour 50 % des enfants, le passage est difficile. "Les problèmes d'apprentissage scolaire constituent, par leur fréquence, un souci important de santé public", déclarait-on au Premier Congrès Européen de Pédiatrie, Bruxelles, en mars 1994.

      Un constat s'impose: aujourd'hui, toute profession, aussi manuelle soit-elle, mais aussi toute vie en société, requiert un minimum de bagage intellectuel, de "connaissances de base". On ne peut plus se diriger dans une gare, prendre de l'argent dans un distributeur, s'orienter dans un grand centre commercial, régler ses achats par chèque ou vérifier ses comptes, sans savoir lire, écrire, compter. L'analphabète ou l'illettré est un handicapé social. Et pourtant, aujourd'hui, certains adolescents, qui ont "résisté" aux apprentissages, se retrouvent au collège, en classe de sixième et de cinquième, maîtrisant peu ou mal la lecture. On peut réaliser dans quelles difficultés psychiques et sociales ils se trouvent, quelle violence quotidienne ils subissent. Et pourtant, une enquête récente recense 20% d'analphabètes en France aujourd'hui...On estime que près de 5 % des enfants sont touchés par des difficultés d'apprentissage.

      Le Cours Préparatoire est une épreuve décisive dont certains ne se remettent pas. De nombreuses enquêtes ont fait connaître que "tout se joue à 6 ans", qu'un échec au Cours Préparatoire compromet toute la scolarité ultérieure. Toutes les statistiques se rejoignent: 75 % des enfants qui redoublent le CP n'iront pas jusqu'au baccalauréat. De nombreuses enquêtes ont fait connaître à tous que "tout se joue à six ans", et qu'un échec au cours préparatoire, compromet toute la scolarité ultérieure. "Etre en difficulté dans ses apprentissages à six ans est un symptôme grave. Il ne faut pas le laisser passer, parce que ce symptôme se donne à apparaître dans un moment-clef de franchissement, porteur de tout l'avenir de l'enfant" (THIEFAINE, 1996, p. 21), au moment où l'enfant reçoit les signifiants de son inscription sociale. Le Monde de l'Education de janvier 1991 (p. 57-58), titrait: "L'exclusion dès le primaire" et sous-titrait: "Les 20% d'élèves qui n'auront pas le bac".

      Les chiffres concernant la première consultation des parents dans un CMPP, au cours du mois de novembre 1988, annoncent, sur 58 premiers entretiens qui ont donné lieu à ouverture de dossiers (certains enfants conjuguent plusieurs symptômes):

      
difficultés scolaires 29
langage 22
latéralité 6
comportement 11
problèmes moteurs 3
conseils 6

      L'école est elle pourvoyeuse d'élèves en échec scolaire, ou révèle-t-elle les difficultés ou les échecs de l'enfant dans son parcours qui le conduit à être élève? Ce serait nous voiler la face que de vouloir ignorer que le système génère ses propres inadaptations, pour des raisons directement liées à son fonctionnement, par ses propres incohérences, ruptures, dysfonctionnements, par une inadéquation possible entre des méthodes pédagogiques et certains enfants, par un trop grand écart entre le projet proposé par l'école, et celui de certaines familles, par des difficultés relationnelles entre certains enfants et certains maîtres...

      Il y aurait "un train à prendre" et malheur à celui qui reste sur le quai. Pourra-t-il prendre le train suivant? Ne sera-t-il pas déjà trop tard? Comment l'école peut-elle "réparer" ce qu'elle a pu produire ou comment peut-elle aider ceux qui ne parviennent pas à s'y intégrer?


"Explications" socio-économiques, et législatives...

      Les demandes sociales et économiques, croissantes, de formations de plus en plus élaborées, la course aux diplômes jugés indispensables par beaucoup pour la réussite sociale - ou simplement pour pouvoir se faire une place dans la société -, course rendue plus cruciale encore par les difficultés actuelles liées à l'emploi, augmentent la pression sur l'enfant dès son entrée à l'école, pression exercée par les parents et les enseignants, lesquels ne font que répercuter la pression qu'ils subissent eux-mêmes. La prolongation de la scolarité obligatoire, liée à cette nécessité de formation, a augmenté de façon considérable le nombre de jeunes à l'école. Face à cet afflux de nouvelles populations scolarisées, l'école réalise que les mécanismes de sélection qui réglaient non seulement l'entrée dans le cursus scolaire, mais la poursuite de celui-ci pour un grand nombre d'enfants, processus sélectif reposant sur des critères explicites ou le plus souvent implicites, ont eux-mêmes considérablement évolué. La Loi d'orientation sur l'éducation du 31 août 1989 annonçait: 80% de bacheliers en l'an 2000...Des chiffres de l'INSEE du 22-08-95 révèlent qu'en 1995, 50% des jeunes continuent leurs études après le baccalauréat, alors que ce chiffre était de 30% seulement en 1975.

      Que l'institution augmente le niveau de ses exigences vis à vis des élèves, le niveau de tolérance des maîtres vis à vis du "déviant" ne s'abaisse-t-il pas parallèlement? Un nouveau système d'exclusion par l'échec s'est-il mis en place?

      Dans un système de "Collège unique", selon l'expression utilisée par le texte de la réforme HABY, alors que l'intention déclarée est une poursuite généralisée, pour les élèves, des études au lycée puis dans l'enseignement supérieur, la sélection et l'exclusion d'un grand nombre d'entre eux en cours de route est-elle inévitable? Le collège est en train de vivre une nouvelle réforme dans laquelle les élèves ne sont plus orientés en fin de la classe de cinquième, mais en fin de la classe de troisième. Dans cette école "égalitaire", les procédures d'orientation, ne remplacent-elles pas les filières par une autre forme d'exclusion, celle de l'échec? Il semble qu'aujourd'hui, dans les faits, si l'école primaire puis le collège accueillent tous les élèves qu'un handicap avéré ne dirige pas d'emblée vers un établissement spécialisé, ce soit "l'échec scolaire" qui joue ce rôle de filtre, à tous les niveaux. C'est ce que pensent Philippe MEIRIEU et Michel DEVELAY (1992, p. 87), en affirmant en même temps que ce processus n'est pas inéluctable. "...l'évolution sociale vers une société duale où l'on traite systématiquement l'échec par l'exclusion ne nous paraît aucunement inéluctable et, quoi qu'il en soit, il nous paraît possible que l'Ecole tente, autant que faire se peut et en collaborant avec tous les partenaires qui partagent la même finalité, de s'opposer à une telle évolution.". Que proposent-ils? Il va s'agir "d'inventer des médiations nouvelles et (de) ne pas se résigner à l'échec," (id. p. 71) de condamner "toute procédure de sélection qui (peut) être suspectée de cette résignation", de condamner "les regroupements d'élèves sur des critères scolaires qui (s'avèrent) vite être des critères sociaux." (ibid.).

      Des facteurs socioculturels aux facteurs économiques, des méthodes pédagogiques aux facteurs institutionnels, la remise en cause de la défaillance des enseignants ou de leur formation, nombreux ont été les facteurs évoqués comme origine de l'échec scolaire de l'enfant. On sait aujourd'hui que tous ces facteurs peuvent influer sur la réussite ou l'échec des élèves, mais que ce ne sont pas les seuls.


L'échec scolaire: un phénomène "multifactoriel".

      Si nous reprenons l'expression utilisée par Jean-Louis DUCOING en conclusion de son enquête 232  , c'est qu'elle correspond à ce que la plupart des théoriciens de l'éducation s'accordent à reconnaître aujourd'hui: il n'y a pas un facteur qui "expliquerait" l'échec d'un enfant, mais, la plupart du temps, une constellation de facteurs qui interfèrent, s'enchevêtrent, se conditionnent les uns les autres. "L'élève en échec voit (...) à son chevet, se disputer les pédagogues (...). Ils opposent les influences socio-affectives, les choix didactiques et l'adéquation aux stratégies cognitives des élèves; pour certains d'entre eux, c'est la relation avec le maître qui est cause de tout, pour d'autres, c'est la méthode utilisée qui est déterminante, pour d'autres, enfin, c'est la prise en compte du sujet connaissant qui est insuffisante....Le plus souvent, malheureusement, ces propositions sont exclusives et se durcissent jusqu'à considérer les autres points de vue comme dangereux et il est vrai qu'ils le sont dans la mesure où, chacun à leur manière, ils excluent la "tierce réalité" et sont menacés de dangereuses dérives." (MEIRIEU, 1988, p. 154).

      Guy AVANZINI (1967, p. 185), décrit la surdétermination du symptôme "échec scolaire". Les raisons en sont multiples, s'enchevêtrent, deviennent indissociables, découlent les unes des autres: "par exemple un insuccès dû à des motifs pédagogiques entraîne des conflits avec la famille, dont il altère le climat; désormais, la mauvaise relation entre les parents et l'enfant constitue un facteur supplémentaire d'échec. Il se produit un enchevêtrement des causes."

      On peut en déduire que tout symptôme "échec scolaire", apparaît chez un enfant particulier, à un moment spécifique de son histoire, dans un contexte familial et socio-culturel, et s'inscrit dans un cursus scolaire singulier. Cette situation rend d'autant plus difficile et délicat le "traitement" de l'échec scolaire. Ce dernier va, de ce fait, dépendre de la recherche des priorités au niveau des besoins de l'enfant, et ce sur quoi il est possible d'agir. Certains facteurs (conditions de vie, conditions familiales, facteurs socio-culturels...) échappent à une aide, à l'école du moins. D'autres facteurs, au contraire, peuvent être, ou devenir, de la responsabilité de l'enfant.

      Des difficultés inhérentes au parcours même de l'enfant, des difficultés au niveau de son inscription active dans l'école, au niveau de la construction de son identité sociale et de sa fonction assumée d'élève qui apprend et d'écolier qui peut nouer des relations sociales appropriées, peuvent être impliquées dans son échec ou ses difficultés. Certains enfants rencontrent des difficultés dès leurs premiers contacts avec l'école maternelle: difficultés de communication, difficultés relationnelles, difficultés d'adaptation à ce nouveau milieu et à ses exigences, non compréhension de ce qui est demandé, incapacité d'y répondre. Ils vivent, lors de ce qui devrait être leurs premières expériences de socialisation, une perte des repères, un affolement, de l'angoisse. Ces affects peuvent se traduire par un repli ou de l'agitation, des pleurs incoercibles, un comportement qui les enferme un peu plus dans leurs difficultés. Ces difficultés, si elles ne sont pas résolues lors de leur entrée au CP, compromettent gravement la manière dont ils vont pouvoir aborder les apprentissages...

      Dès lors qu'il connaît des difficultés dans son rapport à l'école, dans son rapport aux apprentissages, l'enfant se heurte aux normes scolaires.


2- Un élève en difficulté est confronté aux normes scolaires.

      Tout milieu social, et à commencer par la famille, définit des normes explicites et implicites, des limites, des frontières, un intérieur, un extérieur. Les normes sociales sont de nature statistique ou idéologique. Elles se veulent "collectives". Elles prennent appui sur deux variables: les autres ou l'idéal. Il en est de même des normes scolaires.


2-1- Les normes statistiques.

      Les normes peuvent être statistiques, définies "scientifiquement" par rapport à une moyenne: normes de productivité en économie; normes de performance, en éducation: celles réalisées dans un domaine défini, et à une époque déterminée, par une population du même âge. Par exemple, d'après les normes du développement actuel dans notre culture, un enfant acquiert la marche et la propreté diurne, entre douze et dix-huit mois.

      Les normes scolaires sont d'abord celles des programmes officiels, des niveaux de performances ou de "compétences" requis selon chaque classe ou à la fin de chaque cycle, au niveau de chaque "progression" mise en place au cours de l'année par les maîtres. Certaines normes sont donc nationales, le niveau des enfants concernés étant vérifié par des évaluations nationales elles aussi (évaluation de CE2, évaluation en classe de 6 ème, ou en classe de seconde des lycées). L'énoncé d'un objectif pédagogique opérationnel peut rapidement prendre valeur de norme. Ce peuvent être les échéances variables d'un maître à l'autre, ou d'une école à l'autre, pour que l'enfant "sache lire": "pouvoir résumer sommairement un texte lu" à l'issue du Cycle II (CNDP, 1991, p. 42). Nous avons évoqué l'intention scientifique qui avait présidé à l'élaboration des tests d'intelligence depuis le début du vingtième siècle. La question des normes y est on ne peut plus claire, puisqu'il s'agit de comparer d'une manière statistique un enfant avec d'autres enfants de son groupe d'âge, d'évaluer en particulier sa progression par rapport à une population donnée.

      De nombreuses questions, présentes depuis les premiers tests d'intelligence de BINET et SIMON, se posent encore et toujours de manière insistante: qu'est-ce que "l'intelligence"? Peut-on, va-t-on la réifier?, Peut-on la mesurer? Que va-t-on mesurer? Quels vont être les critères de "normalité" ? Qui va évaluer, mesurer cette "normalité"? Par quels moyens? Ceux-ci seront-ils fiables 233  ? Des questions éthiques sont d'ores et déjà posées: peut-on faire de l'enfant un objet d'étude, d'observation, d'estimation, de statistiques? S'il s'avère que c'est nécessaire, avec quelles précautions, quelles réserves, quels objectifs? Est reposée dès le départ, en même temps que la question de la norme, celle de l'exclusion du système, des enfants dont l'intelligence ne sera pas estimée "normale". On pourra toujours s'interroger sur la validité, la fidélité, la sensibilité 234  des tests, sur ce qu'ils mesurent vraiment et de quelle manière. Pourra-t-on éviter, en particulier, de confondre performance et compétence, c'est-à-dire l'utilisation ponctuelle et observable de cette intelligence, dans une situation précise et à un moment donné, la seule chose à laquelle on puisse accéder, et les potentialités de la personne, ce qui échappe à l'observation 235  ? Prendra-t-on en compte tout ce qui, de l'histoire du sujet ou de la situation présente, peut entraver son efficience 236  ? Evitera-t-on de confondre le sujet et ses productions, de figer durablement l'individu dans des classifications ponctuelles? La "fièvre évaluative" qui agite depuis plusieurs années le monde de la pédagogie, se heurte aux problèmes soulevés par l'évaluation de ce qui repose sur des critères, reconnus, par nature, subjectifs, en opposition aux performances ou aux comportements concrets et directement observables, bien délimités et définis par des indicateurs, qui se voudraient "objectifs" et "scientifiques". Une question se pose: Est-ce que tout est susceptible d'être mesuré, d'être objet d'évaluation?; elle a comme corollaires: Est-ce que tout est susceptible d'être normalisé? Que serait cette "normalisation? Que peut-on entendre par "norme"? A quelles normes se réfère-t-on?

      Lorsque l'on tente de mesurer les résultats, et c'est la seule chose vraiment mesurable, on valorise ceux-ci au détriment du parcours que le sujet a effectué pour y parvenir, errance qui est souvent ce qui a le plus accru son savoir, y compris son savoir sur lui-même. "...notre société de contrôle propose des formes d'enfermement qui nient la valeur du savoir du parcours." (Alain GUY 1995, p. 56). C'est ainsi que Alain GUY décrit les "tentatives pseudo-démocratiques de contrôle généralisé." (id). Privilégier les résultats revient à ignorer l'ensemble des processus, des tâtonnements, des errances, qui ont conduit vers ceux-ci. Juger un élève d'après sa réussite actuelle, ne dit rien sur les obstacles qu'il a dû surmonter pour y parvenir: "Qu'est-ce qu'un élève "épanoui" ou un élève "donnant le meilleur de lui-même" sinon un sujet qui parvient à s'insérer dans des paramètres posés au préalable et dont on ne dit rien sur la genèse? ", demandent J.C. DESCHAMPS, F. LORENEZI-COLDI, et G. MEYER, (1982, p. 14).

      Le "Guide pour les enfants et adolescents en difficulté" (NERET, 1981, p. 7), nous a paru résumer assez bien l'ensemble de ces normes: "Le système éducatif - celui d'aujourd'hui comme celui d'hier - est construit avec méthode pour des enfants d'intelligence normale (c'est-à-dire la moyenne des capacités et des chances de la plupart des individus vivant dans une même société) jouissant d'un bon équilibre et dont la progression psycho-motrice et affective ne présente ni retard ni avance sur les étapes pédagogiques." Relevons ce qui concerne les normes, notre objet n'étant pas ici de réaliser un commentaire de ce texte. Est posée ici la question de la norme par rapport au programme qui régit chaque année scolaire - ou chaque cycle à présent - , et de la norme scolaire par rapport aux capacités intellectuelles de l'élève. L'école a pour mission première d'instruire les enfants et ce, selon des conceptions et des contenus liés à la culture dans laquelle elle est insérée. Elle se donne également pour mission d'éduquer et de transmettre aux enfants un certain nombre de règles de vie qu'elle estime nécessaire à la vie collective du groupe scolaire, et à la vie en société d'une manière plus générale. De ce fait, l'école obéit à des normes qu'elle reproduit et transmet. Elle est structurellement normative 237  .

      Cependant, à côté des normes statistiques, il est des normes que l'on peut qualifier "d'idéologiques".


2-2- Les normes idéologiques.

      Les normes d'un système peuvent être idéologiques dans la mesure où elles définissent un idéal vers lequel on souhaite se diriger, des valeurs auxquelles on désire se soumettre ou que l'on désire transmettre, inculquer, dans un acte d'éducation. Elles peuvent se référer à une conception de l'homme et de la société. Ce peuvent être des normes morales: se conduire selon le code moral défini par une culture; des normes sociales de "bonne éducation", savoir ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire dans tel milieu social donné, dans telle circonstance, respecter les règles du "savoir-vivre"; des normes culturelles: celles que se donnait l'humaniste des XV ème et XVI ème siècle, ou, le dernier livre "incontournable" qu'il faut avoir lu pour apparaître comme cultivé; des normes esthétiques, artistiques: les canons de la beauté chez les grecs ou la ligne corporelle requise par les canons de la mode; des normes d'attitudes admises ou souhaitées, de comportements exigés par l'école: être "attentif", "appliqué", "travailleur"...Ces normes sont liées à des principes, des valeurs. Elles sont appréciées par des critères par nature subjectifs. Elles sont issues des idéaux collectifs d'un certain nombre d'individus qui ne sont pas forcément majoritaires. Elles sont avant tout subjectives. Certaines normes fluctuent en fonction du contexte social, des événements politiques. L'acceptation ou le refus du port du foulard ou de la casquette dans les établissements, sont exemplaires à ce sujet. D'autres normes sont beaucoup plus localisées, puisqu'elles dépendent du niveau d'exigences et de tolérance de l'établissement, du maître, mais aussi du moment de l'année ou de la journée, de l'état de fatigue ou d'agacement, du contexte relationnel entre un adulte et un groupe particulier, ou de l'histoire propre à un enfant ou au groupe, etc...Ces normes sont éminemment fluctuantes, évolutives. Nous savons tous combien on est plus indulgent face au "bavardage" d'un "bon élève" que d'un "mauvais élève"...L'histoire nous a appris à quel point elles peuvent devenir dangereuses lorsque le groupe qui en est porteur veut imposer à tous sa définition du "bien", du "bon", pour la société, lorsqu'elles aboutissent à un comportement de dictature politique ou religieuse. Les "normes du groupe" correspondent à des formes diverses de contrôle social de ce groupe. Le groupe met en place, de manière implicite ou explicite, des obligations, des interdictions. Des effets peuvent en résulter sous forme de brimades, de punitions ou de gratifications, de récompenses.

      L'enfant, qui est d'abord dans une situation d'absolue dépendance par rapport à ses parents, souhaite intégrer les normes qui sont en vigueur dans sa famille ou dans son environnement immédiat, afin de "faire comme papa" ou "comme les grands" et afin de conserver l'amour de ses parents. Aspirations on ne peut plus légitimes. Il reproduira leurs attitudes et intégrera leurs valeurs afin d'acquérir ou de conserver une place reconnue dans le groupe. L'anxieux fait de même.

      Nous avons interrogé le concept de norme dans son aspect social, statistique ou idéologique, parce que ses manifestations apparaissent en premier lieu aux yeux de l'observateur, du statisticien, de l'évaluateur; parce qu'aussi "le regard social, en tant que représentation collective, constitue une grande force modelante qui peut organiser l'histoire d'une vie." (CYRULNIK, 1989, p. 86). Cependant, il est des normes qui influencent le sujet d'une manière intime, profonde, subjective, et qui déterminent également la manière dont il pourra s'ajuster ou réagir aux normes sociales évoquées précédemment.


2-3- Les normes internes au sujet.

      Ce sont les normes internes présentes en chaque homme, en partie dès sa conception, l'autre partie étant construite au fur et à mesure de son histoire. Quelles sont-elles? D'abord le programme génétique: mémoire et trace des générations passées, inscription dans le sujet de la formation de l'espèce par le processus d'évolution, (phylogenèse), mais aussi projet, programme de développement lié à l'espèce (ontogenèse), c'est-à-dire transformations physiologiques: développement du système nerveux, du cerveau, maturation sexuelle, développement physique: action de grandir..., déterminés par le génotype. "Le programme interne est, en effet, la première condition de survie pour l'individu. Sans la présence d'un ensemble d'instructions permettant à son organisme de surmonter les perturbations aléatoires en provenance du milieu, il ne pourrait préserver son être...Or, qu'est-ce qu'être autonome, sinon précisément être régi par ses propres lois? La norme interne permet à l'organisme de résister aux variations de l'environnement tant qu'elles restent à l'intérieur des limites déterminées par cette norme." (HADJI, 1992, p. 42-43).

      Notre raison, notre discours logique, ne commandent pas seuls nos convictions. Notre inconscient et ses pulsions sont là, qui impriment leur marque, guident nos idées les plus profondes, les plus enracinées, celles qui nous paraissent les plus personnelles, nos idéaux. Ils sont "le moteur" qui impulse nos actes. Notre inconscient lui-même subit et a subi l'influence de notre contexte culturel et social. Nous enregistrons les automatismes socio-culturels, nous intériorisons des modes de relation avec les autres. Il est des constructions imaginaires et fantasmatiques, qui sont tout aussi fondamentales quant à l'adaptation ou l'inadaptation réelle du sujet à l'environnement, voire au sentiment subjectif de son adaptation ou de son inadaptation, de sa réussite ou de son échec. Ces normes internes sont liées au Moi Idéal, à l'Idéal du Moi, et au surmoi que s'est forgé l'enfant au cours de son histoire 238  .


2-4- Interroger les normes qui régissent nos actes. De l'utilité des normes.

      Henri LABORIT (1976, p. 89), souligne "l'illusion de liberté" qui nous anime, et insiste sur la difficulté que nous rencontrons à démêler déterminisme et liberté. "En réalité, ce que l'on peut appeler "liberté", si vraiment nous tenons à conserver ce terme, c'est l'indépendance très relative que l'homme peut acquérir en découvrant, partiellement et progressivement, les lois du déterminisme universel. Il est alors capable, mais seulement alors, d'imaginer un moyen d'utiliser ces lois au mieux de sa survie..." (id., p. 91), et de sauvegarder son désir de sujet, grâce à son imagination créatrice. En comprenant mieux les mécanismes comportementaux qui nous déterminent, nous accédons "immédiatement, sans effort, sans tromperie langagière, sans exhortations humanistes, sans transcendance, à la notion toute simple de tolérance." (ibid, p. 96).

      S'interroger sur les normes en vigueur dans l'environnement dans lequel on est amené à vivre, et éventuellement prendre une certaine distance par rapport à elles, nécessite, pour quiconque, une capacité de liberté intérieure et d'autonomie. Mais c'est aussi la condition nécessaire pour pouvoir se rendre créatif.

      Si certains n'échappent pas à la tentation de juger les autres sur des normes statistiques ou idéologiques, faut-il verser dans l'excès inverse qui est de se déclarer "allergique" à tout dérivé du mot "norme"? Ces deux positions ne sont-elles pas des positions défensives? Une troisième position consiste à passer de l'une à l'autre, dans un "mouvement pendulaire d'annulations successives". Cette attitude "risque non seulement de rendre ces gens muets, mais surtout de leur faire perdre tout courage scientifique ou toute puissance de recherche." (BERGERET, 1985, p. 14 et 15). S'opposer à toutes formes de normes est, selon cet auteur, s'opposer en même temps et de façon automatique à la notion de normalité. Cela "revient à se mettre subtilement au service de l'instinct de mort." (id., p. 15). Certaines normes sont nécessaires pour vivre avec les autres, pour vivre en société, pour accéder à la culture, pour apprendre...Les refuser, semble conduire à des impasses, à l'immobilisme, et conduire à une forme de mort psychique, cognitive, relationnelle ou sociale.

      Si l'on se réfère à l'étymologie du mot "norma", le terme latin désignait dans un premier temps l'outil de l'architecte appelé en français "équerre". Il s'agissait d'indiquer la direction souhaitable pour que l'édifice en construction soit solide, en équilibre. Cette notion d'équilibre apporte un éclairage fondamental sur l'utilité, sur la nécessité de l'existence de normes. Certains enfants éprouvent des difficultés qui paraissent insurmontables, à accepter, intégrer les normes qui régissent la lecture, l'écriture, l'orthographe, la vie en collectivité, et se retrouvent en grande difficulté d'apprentissage cognitif et social, en grande souffrance. Quelle articulation peut-on faire entre ce refus, ou cette impossibilité à être "dans les normes attendues" par le contexte, et "l'a-normalité", voire le handicap?


2-5- "Norme", "normalité", "anormalité", handicap...

      Si le mot "norme" renvoyait d'abord, étymologiquement, à une notion d'équilibre, dans un deuxième temps seulement, est apparu le sens usuel du mot "norme": conforme à la règle établie, ce qui est habituel, ordinaire, ou encore qui ne présente aucun trouble pathologique. Est-ce dire pour autant que celui qui ne serait pas tout à fait conforme à la norme définie, que celui qui serait dans la minorité de ceux qui ne remplissent pas les conditions énoncées, qui serait au-dessus ou au-dessous, en retard ou en avance, encourrait le risque de se voir attribuer les qualificatifs d'atypique, de déviant, d'inadapté, voire de "retardé" ou "d'anormal" ou encore de "pathologique", tout en sachant que ces jugements sont variables et soumis au niveau de tolérance du contexte par rapport aux "déviants"? Nous rencontrons ici une première difficulté.

      En ce qui concerne le domaine de l'humain, et de l'éducation en particulier, les choses ne sont pas aussi tranchées, clivées.


On peut être en difficulté, en échec, "hors des normes attendues", sans pour autant "être anormal" ou que les troubles relèvent du handicap.

      Cette assertion banale, que personne ne réfute en théorie, est pourtant souvent remise en cause dans la pratique, lorsque les élèves rencontrent des difficultés dans leur parcours, et lorsque celles-ci se prolongent. Il semblerait en conséquence tout à fait nécessaire que tout pédagogue clarifie sa position par rapport aux normes et aux dogmes en vigueur dans l'école, par rapport à ses exigences concernant les attitudes et les comportements des élèves qu'il accepte ou qu'il n'accepte pas, par rapport aux programmes imposés, par rapport aux rythmes d'acquisition en usage dans l'école, etc...Il en va de la cohérence de sa pratique, mais aussi des repères stables et structurants qu'il peut offrir aux élèves. Il en va aussi de la définition des demandes d'aide qui sont adressées aux aides spécialisées. Que dire, lorsqu'un enseignant formule des demandes d'aide pour plus de la moitié des élèves de sa classe? La norme est aussi une réalité à laquelle est confrontée toute instance d'aide. D'une école à l'autre, d'un maître à l'autre, les exigences et les tolérances évoluent. L'enseignant spécialisé, qui est confronté à des situations a priori "hors normes", par sa rencontre avec des enfants qui ne sont pas dans les normes admises d'une classe donnée, ou d'une école, ne peut pas ne pas s'interroger, être au clair pour lui-même et vis à vis des autres, enfant, parents et enseignants, par rapport aux exigences normatives qu'il importe à l'enfant d'intégrer pour pouvoir apprendre, pour pouvoir s'inscrire dans la société.

      Cependant, si la difficulté n'est pas synonyme de pathologie, si elle diffère du handicap, où situer la frontière?

      L'enfant handicapé est par définition un enfant qui "n'est pas dans les normes" physiques, ou sensorielles, ou intellectuelles. La circulaire d'avril 1990 rappelle que le réseau d'aides spécialisées, et en son sein le rééducateur, s'adresse spécifiquement et prioritairement aux élèves qui "éprouvent des difficultés à satisfaire aux exigences d'une scolarité normale, difficultés qui ne peuvent être considérées comme des handicaps avérés." ( p. 1040). Une distinction est ainsi faite dans les textes entre "élèves en difficulté" et "élèves handicapés". Les textes définissant les missions des rééducateurs semblent donc s'appuyer sur une séparation entre un enfant "normalement intelligent" dont la difficulté est passagère, "ordinaire", et un enfant dont le handicap permanent fournit des éclairages explicatifs à ses difficultés à l'école.

      Certaines atteintes neurologiques, physiologiques, des difficultés psychiques qui relèvent de la pathologie, peuvent atteindre l'intégrité de l'enfant au point de constituer un obstacle majeur à son insertion dans le système scolaire ordinaire. Ces pathologies sont heureusement très minoritaires. "Pas plus de 1,5 % d'enfants handicapés dans chaque tranche d'âge, présentent des déficiences avérées" ( DARRAULT, 1992, p. 14). Où en est-on aujourd'hui de la conception du handicap? Si le réseau d'aides n'a pas pour mission d'aider les élèves "handicapés", sur quels repères va-t-on pouvoir effectuer cette discrimination?


Quelle définition du "handicap" aujourd'hui? Qu'en est-il des "normes intellectuelles"? Quelles réponses?

      L'obligation scolaire avait eu comme effet la naissance d'un nouveau problème pour l'enfant: son échec éventuel à l'école. Les tests de "mesure de l'intelligence" de BINET et SIMON et de leurs successeurs avaient étayé pendant longtemps les décisions d'orientation des élèves "inadaptés" au système scolaire et fourni des explications à leur échec, comme des arguments à leur orientation en marge de celui-ci. Les critiques furent nombreuses, tant en ce qui concerne l'utilisation des tests et la réalité de leurs mesures, qu'en ce qui concerne, nous l'avons évoqué, l'exclusion systématique des élèves du centre de l'école. Des mouvements, venus d'horizons divers, ont conduit à interroger des concepts comme celui de handicap. La déficience intellectuelle, parmi les handicaps, est corrélée fortement avec l'échec ou les difficultés d'apprentissage. Nos analyses de la première partie, nous ont amenée à évoquer l'évolution de l'appréhension du handicap intellectuel. Nous proposons donc ici un rappel rapide de ce qu'il en est aujourd'hui, dans la mesure où cette question est présente à l'esprit de toute personne confrontée à une difficulté scolaire importante de l'enfant, et lorsqu'un doute subsiste quant à l'efficience intellectuelle de celui-ci. Comment définit-on et détermine-t-on cette déficience, actuellement?

      Notre objet dans cette recherche n'est pas de discuter du bien fondé des positions qui partagent les tenants de l'inné ou de l'acquis des capacités intellectuelles de l'enfant. Depuis que l'on s'est intéressé à la question de la difficulté scolaire, l'hypothèse d'une hérédité, celle d'un programme génétique égal ou inégal au départ entre les enfants, continue à nourrir les débats. Ces derniers se sont vus alimentés ces dernières années par les découvertes récentes dans le domaine des neurosciences. Par contre, tous s'accordent à penser aujourd'hui que le premier environnement, ainsi que les événements vécus par l'enfant dans son histoire, influencent de manière décisive les attitudes et le développement des capacités nécessaires à cet enfant pour s'inscrire dans la culture et la société. Des constats cliniques répétés ont mis en évidence que certains processus psychiques défensifs peuvent conduire l'enfant à se construire "une fausse débilité". Une conséquence en a été la remise en question du mouvement qui aurait conduit auparavant à marginaliser ou à exclure ces enfants du système scolaire ordinaire, et à les orienter vers un établissement spécialisé. La "catégorisation" des enfants a connu une importante évolution, modifiant par là même toute l'organisation des structures d'accueil, et ramenant à l'école des enfants qui en étaient exclus auparavant, opposant à une politique d'exclusion systématique à l'égard des enfants qui n'étaient pas "conformes" aux attentes de l'école, la quasi nécessité pour celle-ci de revisiter le postulat de l'éducabilité cognitive.

      La notion de débilité, avec la connotation de "faiblesse" physiologique, musculaire et mentale, a laissé la place à celle de "déficience". Les normes de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) 239  , redéfinissent la notion de handicap, qu'il soit psychologique, physiologique ou anatomique. En ce qui concerne la déficience intellectuelle, la norme se réfère à la mesure du quotient intellectuel des sujets (QI). Les déficiences sont catégorisées en:

QI < 20
retard profond
20 < QI < 35
retard sévère
35 < QI < 49
retard moyen
50 < QI < 70
retard mental léger

      Ainsi, les valeurs limites du QI ont été abaissées par rapport aux normes OMS en usage en 1975 240  . L'analyse officielle faisait ressortir un pourcentage de 1,5 à 2 % d'enfants atteints de handicap réel, alors que 3,5 % de ces enfants étaient accueillis par les Instituts Médicaux Educatifs (IME) en 1989. Les structures spécialisées accueillent désormais les enfants dont le QI est inférieur à 70. Le handicap, selon la norme OMS de 1989, résulte de la conjonction de trois facteurs. Ce sont la déficience, l'incapacité, qui concerne l'aspect fonctionnel du handicap, et le désavantage, qui correspond à l'aspect situationnel, social de ce handicap.

      Il est admis aujourd'hui que les résultats d'un test donnent une représentation parcellaire d'un sujet. Un syndrome, sous la forme d'une constellation d'éléments, est reconnu plus significatif et plus fiable qu'une seule évaluation du QI (quotient intellectuel), dans le diagnostic de déficience mentale. Il s'agit de tenter de discriminer une déficience "vraie" d'une inhibition du développement, d'un blocage, chaque élément pris séparément n'étant pas suffisamment significatif. Le QI devient un élément parmi d'autres, et n'a de valeur que parmi d'autres éléments, dans l'ensemble d'un tableau clinique. La dimension dynamique de la déficience est mise en évidence, et la constance ou la dispersion des résultats d'un enfant à différents tests, et de plus, à des périodes différentes, apportent des indices qui priment sur le chiffrage du QI. Les textes officiels de 1990 préconisent d'ailleurs l'usage d'une batterie de tests. Il est rappelé également que "les résultats des examens individuels prennent place dans l'ensemble des données" 241  . Nombre de psychologues adjoignent aux "tests d'intelligence générale" des tests dits projectifs ou de personnalité, pour tempérer ou éclairer les résultats obtenus par le sujet, par des éléments d'information concernant son développement affectif ou ses difficultés éventuelles dans ce registre. Les entretiens avec l'enfant et sa

      famille viennent compléter la connaissance de la problématique de l'enfant.

      Depuis la Loi d'orientation de 1975, une politique d'intégration des enfants handicapés dans l'école "ordinaire" a cherché à s'étendre. Aujourd'hui, des établissements spécialisés continuent d'accueillir les enfants dont le handicap est tel qu'ils ne peuvent fréquenter cette école "ordinaire", mais les autres peuvent être accueillis depuis 1989 dans les CLIS 242  . Les enfants dont le QI est supérieur à 70, sont désormais accueillis à l'école ordinaire. Ils sont considérés, le cas échéant, comme étant en échec ou en difficulté scolaires. Ces enfants pourraient être aidés alors, par leur maître, par l'intervenant du réseau d'aides chargé de l'aide spécialisée à dominante pédagogique, ou par le rééducateur. Cependant, si les enfants ne sont pas handicapés, leurs difficultés peuvent-elles être expliquées par une pathologie relevant de leur fonctionnement psychique, qui renverrait, alors, à des soins, extérieurs à l'école?


3- L'enfant en difficulté scolaire: une énigme. Comment se repérer entre "normalité" et "pathologie" psychique ?

      Un constat s'impose: certains enfants dont le handicap intellectuel n'apparaît pas d'emblée aux examens psychologiques, ne peuvent malgré tout s'adapter à l'école, développer leurs potentialités, et être heureux dans le système scolaire ordinaire. Ce sont ces enfants dont le ministre de l'Education nationale disait que "nous connaissons tous de ces "élèves qui échouent à l'école alors que leurs possibilités sont réelles." 243  .

      La question reste donc entière de la compréhension de la nature de leurs difficultés, comme de l'aide la plus appropriée à leur proposer. Leurs difficultés relèvent-elles alors d'une "pathologie" au niveau du fonctionnement psychique? Auquel cas, "si la difficulté de cet enfant est "pathologique", le traitement ne doit pas avoir lieu à l'école, qui n'est pas lieu de soin", affirmera-t-on. On ne peut qu'admettre cette position, en soi, car il est irréfutable que l'école n'est pas lieu de soin. Mais quel est le sens de "pathologique"? Cette appellation est pourtant utilisée d'une manière banale dans les recherches de catégorisation des difficultés. Elle est requise pour différencier en particulier les aides "dans l'école" et les aides "à l'extérieur de l'école". Est-elle pertinente? Comment se repérer, lorsque l'on est confronté à la difficulté d'un enfant?

      S. FREUD a mis en évidence le continuum entre normal et pathologique, la distinction entre les deux états correspondant plus à une différence de degré que de nature. Le passage de l'un à l'autre est toujours possible. On connaît bien sa position à cet égard: "Un des résultats les plus précieux de nos investigations psychanalytiques est de montrer que les névrosés n'ont pas de contenu psychique particulier, qui leur appartienne en propre, mais que, comme le dit C. G. Jung, les complexes qui les rendent malades sont ceux-là même contre lesquels nous, hommes sains, nous combattons. La différence est simplement que les personnes saines savent maîtriser ces complexes sans gros dommages décelables pratiquement, alors que les névrosés ne réussissent la répression de ces complexes qu'au prix de formations substitutives coûteuses, donc pratiquement n'y réussissent pas. Névrosés et normaux sont encore naturellement beaucoup plus proches les uns des autres dans l'enfance qu'ils ne le seront ultérieurement." (1907-1931, ed. 1969, p. 15).

      Que retenons-nous tout particulièrement de cette affirmation, pour les questions qui nous préoccupent: la connaissance des "frontières" entre le normal et le "pathologique"? Il apparaît que:

  • chacun de nous doit s'affronter à des conflits internes, les "maîtriser", les contenir, les dépasser.
  • l'enfant, tout particulièrement, est sujet à ces conflits psychiques, car il doit en régler un grand nombre afin de pouvoir "grandir".

      Sigmund FREUD ajoute plus loin, insistant sur cette absence de "frontière": "...aucune frontière nette n'existe entre les "nerveux" et les "normaux", enfants ou adultes; (...) la notion de "maladie" n'est qu'une valeur purement pratique (...); la prédisposition et les éventualités de la vie doivent se combiner afin que le seuil au-delà duquel commence la maladie soit franchi;..." (id., p. 197).

      La question est complexe, et il apparaît difficile de se donner des repères...A la question: "Comment repérer la frontière entre normalité et pathologie?", il semble bien que l'on puisse répondre, en se référant à FREUD:


3-1- Il n'existe aucune frontière nette entre le "normal" et le "pathologique".

      CANGUILHEM en formule l'impossible clivage "scientifique": "Le terme de "normal" n'a aucun sens proprement absolu ou essentiel...Ni le vivant, ni le milieu ne peuvent être dits normaux si on les considère séparément, mais seulement dans leur relation"...On ne peut déterminer le normal par simple référence à un moyenne statistique..." (1966, p. 43-44).

      Jean BERGERET souligne l'indépendance de la notion de "normalité" par rapport à celle de structure mentale profonde. Certaines de ces structures peuvent être considérées comme "stables" (c'est-à-dire psychotiques ou névrotiques), mais ne conduisent pas à des comportements figés, définitifs. Une personnalité réputée "normale" peut basculer à tout moment de son histoire dans la pathologie et inversement, une personnalité considérée comme "pathologique" peut, selon les circonstances de son existence, adopter des manifestations extérieures tout à fait "normales". "Si bien qu'on n'ose plus guère opposer maintenant de façon trop simpliste les gens "normaux" aux "malades mentaux" quand on considère la structure profonde." (1985, p. 16). WINNICOTT (1958, p. 389), exprime des positions similaires: "Notre tâche est rendue infiniment complexe par le fait que nous avons tendance à penser à nos malades psychiatriques, non comme à des personnes atteintes de diverses maladies mais à des gens blessés, dans la lutte que mène l'homme pour son développement, pour son adaptation et pour la vie. Lorsque nous voyons un psychotique, notre sentiment c'est que, "sans la grâce de Dieu, ce serait moi". Nous connaissons tous cette maladie, dont nous voyons un exemple plus poussé devant nous.".

      De plus, peut-on parler de "structure de personnalité" avec un enfant très jeune, d'école maternelle, pour lequel tout ou presque est encore possible, constructible, qui n'a pas même encore élaboré tout son parcours "normal", tout le processus de construction psychique qui correspond au franchissement de l'Oedipe par exemple, ce dernier devant lui permettre de restructurer ses modes de relations au monde? De nombreux psychanalystes aujourd'hui, de plus, réfutent la conception de "structure" psychique.

      Ces différents éclairages soulignent l'impossibilité radicale de catégoriser le sujet malgré une préoccupation et un désir d'objectivité, de scientificité, toujours présents, toujours renaissant dans les esprits. Ils nous font prendre conscience de la grande difficulté de toute recherche d'indication de l'aide la plus appropriée, dans une démarche la plus respectueuse du sujet, et de sa difficulté. Pourtant, on ne peut se contenter de réponses trop évasives. La question est insistante. L'enfant est-il "malade", ses difficultés sont-elles de l'ordre de la "pathologie", et l'aide doit-elle lui être prodiguée impérativement hors de l'école, celle-ci n'étant, par déontologie et contrat avec les familles, pas un lieu de soin? Ou bien, les difficultés de cet enfant sont-elles "ordinaires", "banales", "normales"? Peut-on, dans ce cas, éviter une médicalisation abusive de ces "ratages" en aidant cet enfant au sein de l'école, en étayant ses tentatives pour les dépasser, en lui offrant les conditions les plus propices pour le faire?

      Le professionnel, pourtant, a besoin de repères pour sa pratique. Comment peut-il s'y retrouver, alors que les mesures par les tests sont remises en question par les psychologues eux-mêmes, lorsqu'il est affirmé que les "limites" n'existent pas entre normalité et pathologie, lorsque nombre d'auteurs comme CANGUILHEM réfutent les mesures statistiques qui donnent des indications par comparaison? Comment peut-il s'y retrouver, lorsque la question du choix de l'aide la plus appropriée à proposer à un sujet se pose, et à sa suite, la question des stratégies spécifiques au sein de ces aides?


3-2- Quels repères peut-on se donner ? De la "normalité" et de "l'adaptation". Ces deux concepts renvoient au sujet et à ses capacités créatives.

      CANGUILHEM (1966, p. 44), renvoie au sujet lui-même et à ses relations avec le monde. Le seul repère est "l'individu lui-même dans des situations identiques successives ou des situations variées". Si les limites entre normal et pathologique ne sont ni tranchées ni objectivables pour permettre une catégorisation des sujets, il semblerait que la normalité puisse se définir par les relations du sujet avec son contexte. Cette voie conduit à confronter cette interrogation sur la "normalité" avec les concepts d'adaptation et d'inadaptation qui ont été choisis pour définir l'enseignement et l'éducation s'adressant à "l'enfance inadaptée".

      Le concept d'adaptation, cependant, est porteur de deux acceptions contradictoires. La première compréhension du terme, se réfère au concept de "norme" que nous venons d'interroger. Il s'agit d'adapter des sujets à l'école, au travail, afin de fournir à la société les "objets" adaptés dont elle a besoin pour que les rouages sociaux et professionnels continuent de fonctionner. Il n'est pas question ni recommandé de faire preuve d'esprit critique, d'initiative, d'autonomie, etc...La seconde acception consiste à permettre à un sujet d'exprimer et de réaliser son désir, tout en référant celui-ci au principe de réalité, l'aidant ainsi à échapper aux pièges de l'imaginaire, aux embûches de la toute-puissance ou de l'impuissance.

      De telles acceptions opposées, montrent bien que cette question de "l'adaptation" de l'enfant à l'école, si elle est toujours sous-jacente, de manière explicite mais plus souvent implicite, aux objectifs éducatifs ou rééducatifs et aux pratiques, est un sujet délicat, qui soulève interrogations, suspicions, inquiétudes, réserves...Et pourtant, elle mérite qu'on s'y arrête. L'adaptation est-elle synonyme de conformisme, de soumission, ou bien peut-on l'entendre autrement, comme faisant partie du processus même du "grandir" de l'enfant? Nous reviendrons sur les processus qui permettent à un enfant de "s'adapter" au contexte dans lequel il est appelé à s'inscrire. Ces processus permettront de mieux comprendre la nature de ses difficultés, comme la nature de l'aide à lui apporter. Au point où nous en sommes de nos analyses, nous nous contenterons donc de nous demander ce qui permet de repérer l'adaptation ou l'inadaptation du sujet à ce contexte, dans son articulation avec la question de la "normalité" ou de la pathologie, c'est-à-dire, de ce qui relève du champ de l'école, ou du registre du soin.


"Normalité", "adaptation". Quelles définitions ?

      L'étymologie latine "adaptare", vient de "aptus", apte, ajustement d'une chose à une autre. Il s'agit d'abord de "mettre en accord". Dans ses connotations médicales, "l'adaptation" ou la "ré-adaptation" est reprise, réparation, comblement, réajustement. L'ergothérapeute ajuste au plus près l'outil qu'il propose à son patient pour compenser son handicap. Il existe des stratégies pour "réadapter" un ancien malade à un poste de travail, ou bien pour "adapter" un poste de travail à un handicapé. Le délinquant est considéré comme "ré-adapté" à la société lorsqu'il se soumet aux lois de celle-ci. Une compréhension étroite du concept d'adaptation, issue du domaine juridique, évoque l'idée de soumission aux normes du contexte, sans possibilité d'interrogation de celles-ci. "Adaptation" renvoie au pôle opposé "inadaptation". C'est le manque, la défaillance, qui ont révélé l'inadaptation du sujet à son environnement. C'est avant toute chose le regard des autres qui juge de notre adaptation au milieu. Quand il n'est question ni de médecine ni de justice, que peut-on entendre par "adaptation"? On sait que désormais il sera nécessaire de disposer de capacités d'adaptation pour pouvoir suivre l'évolution des technologies nouvelles, pour pouvoir changer d'employeur ou de profession plusieurs fois dans une vie par exemple. Ces deux concepts interrogent en retour ceux de "normalité" et "d'anormalité", celui de pathologie, qui se réfèrent tous trois à celui de "norme". La boucle est bouclée. De tels concepts, intriqués, paraissent bien subjectifs et difficilement utilisables comme repères à la pratique professionnelle, laquelle pourtant bute sur eux à chaque détour de l'analyse d'une demande d'aide pour un enfant, du moins dans le système scolaire.

      Nous suivrons encore Jean BERGERET (1985, p. 18 à 21), lorsqu'il relate diverses acceptions de ces concepts, en choisissant celles qui correspondent à notre champ de recherche.

  • E. MINKOWSKI (1938) souligne la subjectivité de la notion de norme. Il met l'accent sur la relation aux autres.
  • Pour G. CANGUILHEM (1966), "normalité" serait synonyme "d'adaptation".
  • C.G JUNG (1913) compare les notions d'adaptation (pour lui, se soumettre à son entourage), d'insertion (liée à la seule notion d'environnement) et de normalité, qui correspondrait à une insertion sans frictions, destinée simplement à remplir des conditions objectivement fixées.

      Ainsi, selon ces définitions, adaptation et socialisation seraient des indices de la "normalité" d'un sujet. Il s'agit pour celui-ci, dans un processus de socialisation continu, d'intérioriser les éléments socio-culturels de son milieu, en les intégrant à la structure de sa personnalité. L'adaptation de l'enfant au monde est-elle soumission, conformisme, acceptation des dogmes ?

  • WINNICOTT (1971) oppose une adaptation active, créative, à une adaptation passive, soumise.
  • D. ANZIEU (1959) décrit la normalité comme une attitude sans anxiété vis à vis de l'inconscient...une aptitude à faire face aux inévitables manifestations de cet inconscient dans toutes les circonstances où la vie peut placer l'individu.
  • R. DIATKINE (1967) propose un repère d'anormalité dans le fait pour le patient de "ne pas se sentir bien" ou de "ne pas être heureux". Il insiste d'autre part sur l'importance des facteurs dynamiques et économiques internes au cours du développement de l'enfant, sur les possibilités d'adaptation et de récupération, la tendance à la limitation ou à l'extension de l'activité mentale, les difficultés rencontrées dans l'élaboration des fantasmes oedipiens. Toute situation nouvelle pour l'individu remet en cause son équilibre psychique. René DIATKINE range du côté des éléments fâcheux pour le développement du sujet toutes les restrictions d'activités et d'opérations mentales nouvelles, en particulier les systèmes répétitifs, plus ou moins irréversibles.

Comment peut-on comprendre ce qui constituerait un fonctionnement psychique "normal"?

      Qu'entend-on, en premier lieu, par "fonctionnement psychique"? Selon la théorie psychanalytique, le fonctionnement psychique du sujet est le résultat de la coordination entre besoins pulsionnels, défenses du moi et adaptation au milieu extérieur, entre les données internes héréditaires et les caractéristiques acquises au cours de son développement et de son histoire par le sujet, entre les possibilités caractérielles et structurelles et les besoins relationnels. Quel serait, alors, un "fonctionnement normal"? "....la notion de "normalité" est tout aussi liée à la vie que la naissance ou que la mort, utilisant le potentiel de la première en cherchant à retarder les restrictions de la seconde", affirme BERGERET (1985, p. 15).

  • Si pour FREUD la normalité est synonyme de "plasticité des tendances", celle-ci inclut toutes les utilisations symboliques à la disposition du sujet, y compris le symptôme. "Nous savons aujourd'hui que les symptômes névrotiques sont des formations substitutives de certaines aspirations de refoulement que nous avons à accomplir au cours du développement qui nous mène de l'enfant à l'homme civilisé, nous savons que nous possédons tous de telles formations substitutives et que seuls le nombre, l'intensité et la répartition de ces formations substitutives justifient que l'on recoure au concept pratique d'état de maladie et que l'on conclue à une infériorité constitutionnelle..." (1943, p. 169).
  • Colette CHILAND (1966) donne comme critère de normalité, la souplesse du passage d'un bon fonctionnement situé au niveau du réel à un bon fonctionnement situé au niveau fantasmatique 244  .

      Si les concepts de normalité et d'adaptation vont jusqu'à se superposer, selon les auteurs, il semblerait que tous s'accordent pour définir la normalité comme un "bon fonctionnement intérieur", résultat d'un équilibre "suffisamment bon" (pour reprendre l'expression de WINNICOTT à propos de la mère), c'est-à-dire ici jugé acceptable par le sujet lui-même, un fonctionnement qui ne l'empêche pas d'être heureux, de "se sentir bien". Tous s'accordent également à souligner l'importance d'une "adaptation" qui laisse une marge de liberté au sujet, lui permettant d'avoir recours à son imagination, considérée comme la source de sa créativité. Lorsque Jacques LACAN décrit le fonctionnement "normal" du psychisme dans un nouage qui doit rester souple entre les registres du réel, de l'imaginaire et du symbolique, dans une disponibilité nécessaire des trois registres pour le sujet 245  , cette approche apparaît comme en résonance avec celle de Colette CHILAND rapportée ici.

      Pour Mélanie KLEIN (1921-1945, ed. 1974, p. 114), santé mentale et capacité de sublimation 246  vont de pair: "Si nous assimilons la capacité d'utiliser une libido superflue dans l'investissement des tendances du moi à la capacité de sublimer, nous pourrons admettre qu'une personne en bonne santé l'est à cause de sa plus grande capacité de sublimation, dès un stade très ancien du développement de son moi."


3-3- Les concepts de "normalité" et "d'adaptation", renvoient au sujet, et à sa manière d'être au monde.

      Comment se repérer entre des difficultés "normales" qui sont le lot de chacun au cours de son développement, et des difficultés qui s'inscriraient dans un tableau clinique "pathologique"? La présence ou la difficulté qui atteint un certain nombre des capacités décrites comme nécessaires, peuvent conduire à suspecter un fonctionnement pathologique du psychisme de l'enfant, lequel nécessite une aide thérapeutique et de toutes les manières d'autres éclairages. Qu'avons-nous appris concernant la question des normes, de la normalité et de l'adaptation du sujet? Qu'avons-nous appris qui puisse nous donner des repères pour estimer le registre "normal" ou "pathologique", de la difficulté de l'enfant? Il semble que les concepts de "normalité", "d'adaptation", s'ils sont appréhendés, par le milieu social, sous le registre du VOIR, ne peuvent être perçus et ENTENDUS qu'au sein d'une relation singulière, dans la manière dont le sujet les vit, et leur appréciation renvoie à la rencontre clinique. Que sera-t-il possible d'estimer alors, qui donnera des repères pour mieux comprendre la nature de la difficulté de l'enfant, et la nature de l'aide qui lui serait nécessaire?

      Il semble que ce puisse être, en premier lieu, sa capacité à nouer des liens sociaux et à les ajuster, en tenant compte du principe de réalité. Ainsi, l'adaptation du sujet à son milieu, ou encore sa "capacité d'adaptation" est une définition fréquente de la santé mentale. Certains auteurs, comme MINKOWSKI, CANGUILHEM ou JUNG insistent sur la capacité du sujet de nouer des relations sociales et à faire fonctionner sa pensée. Cette capacité semble pouvoir être caractérisée par:

  • la souplesse d'articulation des registres du réel, de l'imaginaire et du symbolique.
  • la disponibilité de ceux-ci.

      Les capacités à nouer des liens sociaux appropriés sont directement liées à une certaine souplesse psychique et à l'accès aux différents registres psychiques, (réel, symbolique et imaginaire), sauvegardant la marge de liberté nécessaire au sujet pour que s'exercent ses possibilités créatrices. Les définitions de Didier ANZIEU, René DIATKINE, Colette CHILAND ou Jacques LACAN, se rejoignent sur ces points. L'imagination doit être régulée, encadrée par le registre symbolique et par le principe de réalité. L'adaptation peut être entendue comme un ajustement créatif de l'homme à son milieu social et culturel. Cette souplesse est opposée à la rigidité d'une structure mentale pathologique qui, elle, aurait tendance à s'exprimer au travers de conduites et de comportements stéréotypés, répétitifs. Cette capacité adaptative se manifeste par:

  • des processus créatifs qui permettent l'extension du sujet, son "grandir", sa capacité à maîtriser le monde et lui-même;
  • la possibilité d'intégration des éléments culturels du milieu dans un processus qui le modifie lui-même;
  • la capacité à faire face, à contenir et à élaborer les inévitables conflits en provenance du monde extérieur, mais aussi les conflits, les fantasmes issus de son psychisme, comme les surgissements de son inconscient.

      Le concept d'adaptation recouvre ainsi des processus qui sont au fondement même de la vie et de la poursuite de la croissance et de la créativité du sujet, de son dynamisme. La capacité d'adaptation du sujet renvoie au lien social et aux relations que ce sujet noue et entretient avec le monde et avec lui-même. "N'importe quel être humain se trouve dans un "état normal" quels que soient ses problèmes personnels profonds, quand il arrive à s'arranger avec cela et à s'adapter à lui-même comme aux autres sans se paralyser intérieurement dans une prison narcissique, ni se faire rejeter par les autres (prison, hôpital, asile), malgré les inévitables divergences encourues dans les relations avec eux." (BERGERET, 1985, p. 15). Soulignons au passage les deux aspects de l'adaptation, indiqués par BERGERET: il s'agit d'une adaptation à l'environnement, aux autres, mais aussi à soi-même. Se reconnaître et s'accepter soi-même, donc s'adapter à ce qui constitue ce que nous sommes, avoir construit son identité, seraient conditions de "normalité".

      Si le phénomène "d'échec scolaire" n'a pas perdu, et au contraire, de son acuité, sur le plan institutionnel et sur le plan social, s'il est articulé, d'une manière étroite, aux capacités adaptatives du sujet au contexte scolaire, que vit l'enfant en "échec" ou en "difficulté scolaire"? Qu'implique pour un enfant: d'être "en échec" ou "en difficulté scolaire" aujourd'hui?


4- L'enfant et "sa" difficulté.


4-1- Les difficultés à l'école, ou le sentiment d'échec, s'inscrivent dans l'histoire "privée" et scolaire du sujet, et sont déterminantes pour celles-ci.

      "Etre en échec", "avoir des difficultés" ou "rencontrer des difficultés" dans son parcours scolaire, n'est jamais anodin, même si ces difficultés sont heureusement surmontées. Ces difficultés peuvent rester le souvenir d'une défaite, mais elles peuvent être aussi, quelquefois, l'occasion d'un sursaut, d'une prise en mains de son destin: "Je vais leur montrer ce dont je suis capable!" Cependant, le deuxième versant des formations réactionnelles à une expérience de défaite, peut conduire à la révolte, ou à l'inhibition 247  . Cette deuxième réaction se traduit alors par des comportements parfois "dérangeants", parfois inquiétants, qui se manifestent à l'école, dont se plaignent les maîtres, et qui sont à la fois pour l'enfant, l'expression d'un conflit, et la cause d'un mal être à l'école, d'une nouvelle souffrance, et d'une moindre disponibilité de sa part, vis à vis des apprentissages. "Quel que soit le point de départ du problème de l'enfant, dans la grande majorité des cas, ce problème a des conséquences sur les aptitudes cognitives et le comportement scolaire de l'enfant." (THIEFAINE, 1996, p. 10 ).


L'échec ou les difficultés scolaires: un facteur d'exclusion ou de marginalisation, une souffrance.

      Lorsque l'enfant ne s'adapte pas ou mal à l'école, lorsqu'il ne répond pas à ses exigences ou à ses attentes, il se marginalise. Il est marginalisé, de fait, par ses préoccupations, par son "mal-être. "La marginalité n'est après tout qu'une question d'espace: le marginal est dans le groupe en dehors du groupe, en est exclu ou veut s'en échapper, et pourtant cette évasion/exclusion est mise en scène devant et au milieu du groupe. C'est dans la classe qu'on s'en évade. Qu'est-ce que cet évadé qui s'enfuit devant les autres? Qu'est-ce que cet exclu qu'on met dehors devant chacun? Qu'est-ce que ce lieu obligatoire où le gardien vous met dehors et où dedans on n'est pas là?" (DEBARBIEUX, 1991).

      L'échec est toujours une souffrance, même si celle-ci n'apparaît pas au premier abord, même si elle est dissimulée sous des comportements de prestance, en particulier chez les pré-adolescents et les adolescents. Quelles que soient les attitudes extérieures qui voudraient tenter de le démentir, de "sauver la face", personne n'aime être en échec ou en difficulté. "Certains, si on observe superficiellement, pourraient donner l'impression de ne pas en être affectés; ils demeurent apparemment sourds aux réprimandes comme aux exhortations, mais on doit bien se garder de prendre leur attitude extérieure pour critère de leur sentiment véritable. La gravité de l'échec ne tient pas exclusivement et peut être pas surtout - aux conséquences objectives qu'il entraîne, mais sans doute davantage à ses incidences psychologiques." Guy AVANZINI (1967, p. 167).

      Par son symptôme scolaire, l'enfant est donc en danger de marginalisation, puis d'exclusion symbolique, mais aussi parfois réelle, du groupe, de la classe, de la culture. Jacques LEVINE (1993-3, p. 3) insiste sur l'aspect destructeur de ces "mises hors-groupe": toute mise hors groupe est une souffrance pour le sujet et une source de dé-construction non seulement de sa possibilité de vie sociale, mais aussi de son psychisme. "Face aux difficultés de l'existence...il se forme une expérience de dé-liaison et d'une certaine cassure du vécu des liens de filiation...D'où une image blessée de soi-même qui peut être à l'origine d'une identité négative, et, à la limite, d'un refus anti-évolutif de grandir".


L'enfant est de moins en moins disponible pour apprendre.

      Si sa situation ne s'améliore pas rapidement, l'enfant est bientôt convaincu de son incapacité, et le fonctionnement de sa pensée se "grippe", diminuant d'autant ses possibilités, ses capacités réelles 248  . Il se sent exclu et se marginalise encore plus, rendu incapable de mobiliser ce dont il était capable auparavant, convaincu de ne pouvoir trouver sa place dans le monde des autres, et, en particulier, celui de l'école. C'est en cela que Philippe THIEFAINE (1996, p. 10), par exemple, soulignant la violence que fait subir l'échec scolaire à un enfant, compare celle-ci à la situation du chômage. "Un enfant en difficulté scolaire est dans la même situation psychologique qu'un chômeur.". Ils se trouvent pris tous deux dans un cycle: anxiété, tension, moindre efficience, risques d'échec accru, erreurs, humiliation, retrait, incapacité d'agir, désocialisation, anxiété...

      Nous avons constaté le passage du terme "échec scolaire", à celui de "difficulté scolaire", dans les textes officiels, puis, peu à peu, dans l'usage courant. Quels sont les changements apportés, lorsque l'on substitue au mot échec, le mot difficulté? Quelles "réalités" psychiques recouvrent les différents termes utilisés pour désigner les comportements dérangeants ou inquiétants de l'enfant, dans le cadre scolaire? Quelles réponses le choix de tel terme plutôt que tel autre, induit-il?


4-2- Vivre l'échec scolaire: un ressenti, plus qu'une réalité "objective".

      Le concept d'échec évoque des représentations liées à la mort. L'étymologie du mot "échec" renvoie à l'expression arabo-persane "esch schâh mât" " le roi est mort", reprise dans le jeu d'échec. L'échec est insuccès, mais aussi menace de disparition, de destruction, d'anéantissement, de mort. L'échec évoque quelque chose de définitif, d'irrémédiable, d'irréversible. L'échec suppose que l'on a été intégré dans une communauté mais que l'on n'a pu satisfaire aux exigences de celle-ci d'une manière spécifique ou globale. Le sujet en échec est sous menace d'exclusion de cette communauté, ou du cursus dans lequel il se trouve. "...le handicap d'un sujet se définit moins par un écart constaté et insurmontable à la normalité, que par la limite intérieure que l'éducateur se fixe au principe d'éducabilité...le handicap, l'échec, sont d'abord dans le maître, (...) ce sont les frontières que le maître trace en lui et au-delà desquelles il renonce à agir." (MEIRIEU, 1988, p. 75).

      L'échec peut être global ou spécifique. Guy AVANZINI (1967, p. 24), distingue "échec global" et échecs partiels". "Pour qu'on puisse, à bon droit, parler d'échec, il faut une certaine régularité dans la faiblesse des résultats". C'est autant un "ressenti", qu'une réalité objective. "L'échec n'est pas un état purement objectif qui correspondrait à des données rigoureuses et universelles. La situation créée par les mauvaises notes, le redoublement, le retard ou l'ajournement, n'est pas nécessairement vécue ni ressentie comme pénible, si le sujet et sa famille sont, à tort ou à raison, indifférents au rendement scolaire. Inversement, il y a des enfants qui, tout en obtenant des notes convenables ou des places honorables, se considèrent ou sont considérés comme nuls, parce que leurs résultats sont inférieurs à ceux qu'ils attendaient ou qu'on attendait d'eux..." (id., p. 25). On parle d'échec relationnel, lorsque le sujet ne parvient pas d'une manière constante et répétitive à établir des relations avec les autres, d'échec cognitif en mathématiques, en lecture, en orthographe, etc,... lorsqu'il apparaît que quelque chose s'est figé, bloqué, fermé. L'échec scolaire atteint l'enfant au plus profond de lui-même. C'est la mise en échec de ses liens avec l'école, avec les apprentissages, avec les autres, avec lui-même, avec son désir de grandir, avec l'estime qu'il a de lui-même. L'échec, lorsqu'il est vécu ainsi, peut être lié à l'échec des relations entre l'enfant et sa famille, entre la famille et l'école. Les enfants en difficulté dans leur relation avec le savoir, ou/ et avec les autres, mettent en difficulté ou en échec la relation pédagogique.

      Marie-Jeanne BOMEY (1995), souligne que les deux expressions "être en échec" et "être en difficulté" renvoient à des positions, et à des références théoriques différentes: on constate l'échec, on tente de l'expliquer, tandis que l'on cherche à comprendre les difficultés.


4-3- De l'élève "difficile" au "sujet en difficulté".


"L'élève difficile".

      A quelles représentations renvoie ce terme? Il semble évoquer, le plus souvent, des comportements difficiles, par rapport à des normes, mais aussi par rapport à des niveaux d'acceptation, et à des seuils de tolérance de celui qui les définit. Ces niveaux sont par définition subjectifs et très dépendants du milieu dans lequel on se trouve, d'une population donnée, et des adultes qui émettent ces jugements. "L'élève difficile" est un élève qui dérange, qui provoque éventuellement une souffrance chez l'autre, un sentiment de découragement, d'impuissance, de désarroi, de colère. Cette catégorisation de "difficile" fut le critère de bien des orientations vers des classes ou vers des établissements spécialisés pour "troubles de la conduite et du comportement", ou encore pour "caractériels". "Etre difficile" peut donc conduire le sujet à être soumis à des mesures d'exclusion, basées sur le comportement. L'élève peut conjuguer "être difficile" et "être en difficulté".

      Trois expressions dans lesquelles le mot "difficulté" apparaît, choisies parmi d'autres possibles, semblent refléter trois réalités différentes. Ce sont "affronter des difficultés", "rencontrer des difficultés", et "être en difficulté".


Affronter des difficultés.

      Certaines pédagogies, comme celles qui préconisent l'utilisation du "conflit socio-cognitif" (PERRET-CLERMONT, 1979), ou la "résolution de problèmes" (MEIRIEU, 1988), utilisent le concept de difficulté, nommée alors "obstacle". Les "obstacles" font, dans ce cas, partie du dispositif didactique lui-même. L'enseignant prévoit une confrontation des différents points de vue dans un groupe face à une tâche précise (PERRET CLERMONT), ou propose à l'enfant un "problème" à résoudre (MEIRIEU). L'obstacle, ou la difficulté, sont alors considérés dans leur aspect dynamique, stimulant, pour le sujet. Confronté à des difficultés, mais des difficultés "prévues", intentionnelles, "programmées", difficultés ou "obstacles" en fonction desquels ont été prévus des "ressources", ou des aides didactiques, l'enfant est stimulé pour acquérir l'apprentissage vers lequel le dirige une succession de tâches à accomplir. Le fait de s'affronter à des difficultés, lorsque l'on est prêt à le faire, que l'on dispose en soi des ressources nécessaires et des ressources extérieures mises à sa disposition par le maître, stimule la pensée, la créativité. Le pédagogue a affaire dans ce cas à un enfant engagé d'une manière positive, constructive, dans le processus général d'apprentissage, même s'il éprouve "quelques difficultés". L'enfant stimulé par ce type de situation n'a pas renoncé à apprendre, par peur de grandir, par peur de savoir, ou par sentiment intériorisé de son incapacité, par exemple.


"Avoir des difficultés". Rencontrer des difficultés.

      Chacun de nous peut "rencontrer des difficultés" ou "avoir des difficultés", un jour ou l'autre, face à une tâche nouvelle, face à des obstacles nouveaux. Le remède dépend de la nature de ces difficultés. Il semble que l'expression évoque, la plupart du temps, des difficultés spécifiques, dans un domaine particulier.

      Lors d'une première rencontre, et parce qu'il est dans le cadre scolaire, l'enfant se présente souvent ainsi: "J'ai des difficultés en lecture, en maths, en orthographe..". L'élève qui rencontre des difficultés dans ses apprentissages, peut-il être considéré sous son seul statut d'élève? Ce statut peut être une nécessité et une protection pour lui. Sa vie privée ne franchit pas normalement les limites de la classe. Cela fait partie du contrat pédagogique, pris dans son sens large, qui recouvre à la fois les stratégies didactiques mises en place par le maître pour que l'élève apprenne, et la relation pédagogique spécifique qui s'établit entre le maître et l'élève, dans un objectif d'apprentissage 249  . Il suffira souvent de reprendre l'apprentissage en question, de modifier les conditions de cet apprentissage, que celui-ci soit cognitif, psychomoteur, affectif ou relationnel, pour que la difficulté soit surmontée, dépassée.

      Le risque est de remédier à la difficulté manifeste, sans voir son rôle éventuel "d'avant poste" d'une difficulté plus profonde qui cherchait à s'exprimer ainsi. Les réponses requièrent donc la vigilance et l'écoute attentive du sujet de la part de tout aidant. L'entourage, s'il en est suffisamment averti, va tenter de comprendre ce qui se passe, s'interrogeant sur un éventuel "au-delà" du symptôme ou difficulté manifeste d'un enfant. Seule, la rencontre clinique, pourra apporter plus d'éléments de compréhension à cette difficulté.

      La difficulté n'atteint pas toujours l'être du sujet, mais la limite entre les deux n'est pas toujours aussi tranchée, et le risque de bascule de l'une à l'autre, existe.


Etre en difficulté. Etre en échec.

      "Etre en difficulté" pourrait marquer la limite, la frontière, qui sépare le sujet, d'un échec. Le concept de difficulté présente quelque chose de moins définitif que l'échec, de plus ponctuel, provisoire, de plus facilement surmontable. Cependant, le risque est là, latent, tangible. Si rien n'est fait pour aider le sujet, il risque de ne pouvoir dépasser la difficulté par sa seule volonté. L'enfant qui se ressent "en difficulté" est déjà atteint dans son existence, dans son être.

      Philippe MEIRIEU (1988, p. 68 à 70), propose des indicateurs pour catégoriser l'élève "plutôt en difficulté" et l'élève "plutôt en échec". Quels sont-ils? (nous en proposons une synthèse).


L'élève "plutôt en difficulté":

  • travaille, mais ses productions sont insatisfaisantes;
  • s'inquiète de son travail et sollicite de l'aide, questionne;
  • "se plaint souvent du manque de temps";
  • "reconnaît ses erreurs (...) quand on les lui désigne";
  • parvient à se corriger;
  • "ne sait pas énoncer une règle, une loi ou un concept", mais parvient à fournir un exemple;
  • cherche à comprendre.

      L'auteur en conclut: " Pour surmonter une difficulté, il est possible de poursuivre et approfondir la méthode utilisée." (p. 70), "on peut intensifier la pression du dispositif" (p. 68).


L'élève "plutôt en échec":

  • est toujours "à côté" du travail, et des attentes du maître;
  • "exprime son angoisse et son découragement avant même de commencer un travail; il sollicite rarement de l'aide, car il ne voit pas bien à quoi elle pourrait lui servir";
  • - "n'utilise pas tout le temps qui lui est proposé";
  • "se sait en erreur avant même qu'on le lui indique. Vit cet état de fait comme inéluctable";
  • ne parvient pas à se corriger. Ne comprend pas les remarques;
  • ne peut intérioriser ni règle, ni loi, ni concept, ou les confond.
  • "manifeste le désir - voire la volonté - de voir les explications écourtées";
  • "intervient en changeant systématiquement de registre". Est "à côté".

      L'auteur en conclut: "Pour dépasser un échec, il est indispensable de proposer une alternative en cherchant de nouveaux points d'appui ou en élaborant de nouvelles méthodes" (p. 70), "de nouvelles entrées dans les savoirs" (p. 68).

      Nous avons constaté l'importance du regard porté par l'élève, sur sa difficulté, dans la manière dont il peut la vivre et, éventuellement, dont il pourra la dépasser. Nous avons, à diverses reprises, mis en évidence l'importance du regard de l'adulte sur cette difficulté de l'enfant. La place qu'occupe cet adulte dans l'école, place déterminée par sa fonction auprès de l'enfant, déterminent en grande partie la nature de ce regard.


5- Des approches différentes de la difficulté scolaire.

      Joëlle PLAISANCE et Fabienne SCHERER, formatrices au Centre National de Formation de l'Adaptation Scolaire et de l'Enseignement Spécialisé (CNEFASES) de Beaumont sur Oise, rapportent les résultats d'une enquête limitée, réalisée de janvier à mars 1994, dans le cadre de la formation des enseignants spécialisés, "option E". Leur objectif était de tenter de clarifier "l'identité professionnelle et la complémentarité des rôles de chaque intervenant chargé de prévenir la difficulté scolaire (dans l'école ou hors l'école)" (PLAISANCE et SCHERER, 1994, p. 111).

      Deux questionnaires ont été adressés aux écoles et aux réseaux du secteur (qui recevaient les stagiaires en formation "option E"), et deux séries de questionnaires aux écoles et aux réseaux de Perpignan (pour assurer un "échantillon hors secteur").

  • un questionnaire était conçu pour les maîtres,
  • un questionnaire différent était conçu pour les membres des réseaux d'aides.

      Les questions étaient formulées de telle sorte que devaient émerger :

  • les diverses représentations:
    • de la difficulté de l'élève, par les différents partenaires,
    • des partenaires entre eux,
  • et la "réalité" des pratiques mises en place.

      Quels sont les résultats de cette enquête?

      Nous nous centrerons ici sur les réponses qui concernent les représentations de l'enfant en difficulté, point qui nous interroge, à cette étape de notre développement. Nous présenterons ces réponses en les synthétisant et en les regroupant, selon l'origine professionnelle de ceux desquels elles émanent.

      La première remarque est que, selon la fonction qu'il exerce, le professionnel a une appréhension différente des difficultés de l'élève. Cependant, il existe des points de convergence.


5-1- Des représentations spécifiques. Du VOIR à l'ENTENDRE.

Il ressort nettement que les enseignants insistent sur les difficultés spécifiques de l'élève:

  • la non acquisition des savoirs fondamentaux: langage oral, lecture,
  • l'attitude peu adaptée devant la tâche: manque d'attention, de concentration,
  • le comportement global à l'école,
  • les difficultés cognitives.

      Les enseignants abordent donc l'enfant, en privilégiant un point de vue spécifique: les apprentissages à acquérir.

      Complémentairement aux auteurs, nous remarquons que la représentation de l'élève par le maître, se constitue majoritairement à partir de ce qui peut s'observer, du VOIR, et qui appartient au registre du manifeste.

Pour l'équipe du réseau d'aides spécialisées, un enfant en difficulté à l'école:

  • manifeste un décalage important entre ses performances et les attentes scolaires,
  • éprouve des difficultés d'adaptation au milieu scolaire,
  • éprouve un "mal-être" qui se traduit par des comportements gênants pour les autres ou pour lui-même,
  • éprouve des difficultés à nouer des relations avec les autres,
  • manifeste des difficultés de communication et d'expression,
  • se démarque par rapport aux normes en vigueur,
  • entraîne chez l'enseignant un malaise, un sentiment d'impuissance ou d'incompréhension.

      L'accent est donc mis sur des attitudes, sur des ressentis.

      De la même manière que précédemment, nous remarquerons que la représentation de l'enfant par les intervenants des réseaux d'aides, se constitue à partir de ce qui n'est pas observable directement, et qu'il est nécessaire d'ENTENDRE.

      Quelles sont les causes invoquées pour "expliquer" la difficulté de l'enfant?

Les personnels des réseaux d'aides centrent leurs hypothèses explicatives de la difficulté de l'enfant, sur:

  • des problèmes psychologiques,
  • des difficultés familiales et socioculturelles,
  • des problèmes d'identité, une image de soi peu valorisée ou dévalorisée,
  • un rapport au réel perturbé,
  • des difficultés relationnelles prenant leur source dans la famille,
  • le malaise de l'enfant par manque de confiance, en lui, ou en l'adulte.

5-2- Des points de rencontre.

      Enseignants et membres des réseaux d'aides, s'accordent à reconnaître que contenus émotionnels et affectifs s'articulent directement avec la disponibilité de l'enfant par rapport aux apprentissages, et ont une incidence sur son fonctionnement cognitif. Le concept de "sujet" semble fédérer les approches des différents partenaires. L'élève "en difficulté" est considéré comme un sujet "en difficulté".

      Les auteurs concluent qu'il reste encore à réaliser un travail important d'échanges, en vue de la clarification "des rôles respectifs, des missions des uns et des autres, des indices à rechercher pour déterminer si un enfant est en difficulté sérieuse, provisoire et durable." (PLAISANCE, SCHERER, 1994, p. 113).


Un "sujet en difficulté".

      Qu'introduit l'utilisation du terme de "sujet", par rapport aux termes "d'élève" ou "d'enfant en difficulté"? Adopter la terminologie de "sujet", c'est annoncer que l'on s'inscrit dans un référent théorique psychanalytique. Charlotte HERFRAY (1993, p. 51) rappelait que sur le plan des théories, il est des savoirs pluriels, non équivalents. Elle affirmait avec force qu'il est important pour chaque praticien d'être au clair "quant à la maison épistémologique à laquelle (il se réfère)". Le mot "sujet" est absent chez FREUD. LACAN a introduit ce concept en psychanalyse. Ce sujet est "divisé par son inconscient", "habité de désirs et de fantasmes" (Charlotte HERFRAY, id.)

      Utiliser le signifiant "sujet", issu de la théorie psychanalytique, implique le fait que l'on reconnaît l'importance et les effets éventuels de l'inconscient. C'est affirmer la causalité psychique dans la formation des symptômes, et c'est reconnaître les effets de la parole. C'est aussi s'inscrire dans une rencontre avec un enfant "en situation et en évolution" en tenant compte de la globalité de sa personne, de la globalité de son fonctionnement psychique, dans ses dimensions affectives, cognitives et relationnelles, et dans la globalité de son histoire.

      "Le sujet en difficulté", même s'il n'est pas déviant par rapport à une norme, même s'il n'est pas en échec scolaire, peut être considéré comme tel par le regard des autres, ou peut lui-même se considérer comme en difficulté, en souffrir, et désirer se faire aider. C'est son mal-être qui est déterminant. Il peut être de plus un élève en échec ou en difficulté scolaire. On peut, cependant, "être en difficulté" et ne pas être en difficulté scolaire. Nous adopterons une définition donnée par Marie-Jeanne BOMEY (1995, p. 34): "On peut considérer comme "en difficulté" tout sujet en décalage ou en conflit avec les exigences de son entourage, ou tout sujet qui ne trouve pas dans son entourage des réponses adéquates à ses besoins, désirs ou souffrances."

      L'enquête de Joëlle PLAISANCE et de Fabienne SCHERER fait écho, à quelques années d'intervalle, et bien qu'étant plus modeste dans ses dimensions, avec celle dirigée par Jean-Louis DUCOING en 1987, dont nous avons rapporté les conclusions dans la première partie de cette recherche. La méthodologie utilisée a fait également le choix d'une enquête auprès des différents partenaires éducatifs. Il semble que, d'après les réponses à cette enquête, le "modèle rééducatif", ou consensus, qui se dessinait en 1987, se confirme et se précise, aidé en cela par le texte de la circulaire du 9 avril 1990.

      On peut sans doute avancer à présent que la prise en compte de l'élève comme sujet, est une constante que l'on retrouve dans les pratiques rééducatives. Elle a contribué à faire dépasser une conception instrumentaliste et fonctionnelle des réponses à la difficulté de l'enfant. Elle apporte un regard spécifique en provenance du réseau d'aides spécialisées sur l'enfant en difficulté à l'école.

      Nous avons été confrontés, à plusieurs reprises au cours de ce chapitre, à la nécessité d'une connaissance plus précise de l'enfant en difficulté à l'école. Entreprendre d'aider, éventuellement, un enfant en difficulté, conduit naturellement "les aidants" éventuels, maître ordinaire ou intervenant spécialisé, à désirer parvenir à une meilleure connaissance de l'enfant et de son problème. C'est de cette connaissance que l'on pourra estimer la pertinence d'une aide, comme la nature de cette aide. De quelle connaissance s'agit-il?


6- Quelle connaissance peut-on avoir de l'enfant et de "sa" difficulté?

      Mireille CIFALI (1994, p. 39) s'insurge contre un excès de qualificatifs dont on affecte un enfant en difficulté. Ces adjectifs sont, de plus, toujours négatifs. " Il n'est pas, ne sait pas, ne peut pas, n'arrive pas. Le verdict est sans appel: il ment, vole, agresse, il est démotivé, inattentif, paresseux, inintelligent. Les adjectifs se succèdent: bavard, dissipé, distrait, rêveur, apathique, borné, méchant, sadique, sale, fuyant, agressif, violent, hystérique, agité, chahuteur, quand il n'est pas arrogant, insaisissable, imperméable... Les adjectifs se bousculent pour cerner un enfant. Un enfant est muet ou bavard; trop ou pas assez actif; trop ou pas assez curieux...". Cette manière de procéder entraîne inéluctablement, selon l'auteur, des attitudes "aidantes" spécifiques: "La description en négatif entraîne une volonté de transformer, de redresser, d'extirper, de remplacer l'insuffisance par la qualité." ( id.).

      Chercher à décrire l'enfant a plusieurs conséquences:

  • la première en est, qu'il s'agit de recueillir le maximum d'informations sur un enfant. Comment seront recueillies ces informations? En interrogeant les adultes qui l'entourent.
  • La deuxième conséquence est que celui qui décrit, oublie que, dans toute description et dans toute observation, son regard subjectif objective l'autre et reconstruit la réalité, en privilégiant tel ou tel trait, en omettant telle ou telle dimension.
  • La troisième conséquence est que l'on possède une "illusion" de connaissance, qui n'est, en réalité, qu'un savoir "de surface", du visible, du manifeste, qui ne donne en aucun cas le sens de son comportement, pour le sujet.

      Alors, faut-il renoncer à connaître l'enfant et sa difficulté? Sans doute que non, mais il faut trouver d'autres voies pour le faire. Les questions qui se posent à toute équipe pédagogique confrontée à la difficulté d'un enfant, pourrait se formuler ainsi: Comment connaître cet enfant, la nature de ses difficultés et de ses besoins? Compte tenu de cette connaissance préalable, peut-on lui apporter une aide au sein de l'école, et laquelle?


Conclusion

      L'enfant en difficulté à l'école conduit à interroger, inévitablement, les normes scolaires, puisque c'est par rapport à celles-ci que la difficulté de l'enfant est devenue manifeste, aux yeux de son enseignant. Les réponses à ces questions nous ont renvoyée à la notion de normalité ou de handicap. Si le handicap a été défini, quelles que soient les réserves que l'on puisse émettre, par des critères à la fois personnels et sociaux, nous avons vu que la frontière entre "normalité" et "pathologie" est on ne peut plus floue, variable selon les auteurs, et jamais stabilisée pour le sujet. Le critère "d'adaptation", tant dans le regard social qui estime qu'un sujet est, ou non, "adapté" à son contexte, que dans le sentiment subjectif d'être ou non "adapté", peut être considéré comme un indice de "normalité". Mais où se trouve "la frontière"? Encore faut-il, de plus, que cette adaptation soit active et créative, et ne soit pas soumission sans examen au contexte. C'est dire la très grande complexité de ces questions et la difficulté à les "opérationnaliser" de manière à les entendre comme aptes à fournir des indicateurs "objectifs" d'une quelconque catégorisation des sujets, entre "pathologie" et "normalité". C'est pourtant de cette distinction que nous pourrons avancer une indication d'aide rééducative pour un enfant.

      Où en sommes nous dans la connaissance de cet enfant en difficulté à l'école, auquel, peut-être, sera proposée une rééducation? Nous savons qu'il est à l'école, et qu'il "a des difficultés", ou bien qu'il "est en difficulté". Nous avons saisi toute la marge qui sépare un point d'achoppement bien délimité, d'une difficulté qui diffuse son malaise, atteignant l'intégrité du sujet. Nous avons ressenti l'importance de l'enjeu que constitue pour un enfant le dépassement de ses difficultés actuelles. La réussite de sa vie sociale, de sa vie professionnelle, et de sa vie privée en dépendent.

      On constate un échec, mais on surmonte des difficultés, on les dépasse. On prend acte d'un échec, on en souffre, et on ne fera peut-être rien d'autre que de fuir cette situation. Par contre, on s'affronte à des difficultés, on peut les dépasser, même si la souffrance est présente. Parler de "difficultés scolaires" plutôt que "d'échec scolaire", selon l'usage actuel, semble donc permettre de dépasser un constat figé, et des explications rédhibitoires. Le terme de difficulté paraît pouvoir être porteur d'une dimension plus dynamique: on va tenter de comprendre ce qui se passe, et le pari est posé que le sujet pourra dépasser sa difficulté, s'il trouve les conditions favorables pour le faire. Le champ que recouvre ce terme n'en est pas moins large que celui d'échec. Ces "difficultés scolaires" pourront être dues à de "simples" difficultés dans les apprentissages - sont elles "simples" quelquefois? -, ou résulter de la conjugaison de difficultés à entrer dans les apprentissages, ou à intégrer ceux-ci, avec des difficultés d'origine familiale, psychologique ou culturelle. Il s'agit alors de pouvoir offrir à l'enfant "ces conditions favorables", pour s'interroger au plus près sur ce qui constitue SA difficulté, dans la singularité de son histoire.

      Nous sommes convaincus qu'il nous faut quitter les discours généraux sur "la" difficulté scolaire, pour nous interroger sur la difficulté spécifique d'un enfant, dans l'interaction entre le contexte scolaire dans lequel il est tenu de s'inscrire, son contexte familial, son histoire privée et scolaire. Nous avons confirmation que des difficultés émotionnelles, relationnelles, affectives, réduisent sa disponibilité dans les apprentissages. Nous comprenons que sa difficulté à l'école met en jeu la totalité de sa personne consciente et inconsciente, et la totalité de son histoire. Nous admettons que sa difficulté scolaire peut avoir le sens et la fonction d'un symptôme. Nous sommes prêts à écouter le sujet qui est en l'élève. Nous sommes disposés à essayer de l'entendre, c'est-à-dire à tenter de comprendre quelque chose de son mal-être. Notre fonction d'éducateur, de pédagogue, d'aidant dans l'école, nous désigne pour le faire. Elle nous assigne également à faire quelque chose pour tenter de l'aider à dépasser la situation difficile dans laquelle il se trouve. Nous avons compris qu'il nous faut nous garder "d'adjectiver" l'enfant, de "l'objectiver", d'en faire "un objet d'observation", et qu'il nous faudra trouver d'autres voies pour le connaître, lui et "sa" difficulté. Il a été relevé que cette connaissance ne peut se concevoir, parfois, et ce, en particulier, lorsqu'elle concerne le fonctionnement psychique du sujet, qu'au sein d'une rencontre clinique avec l'enfant.

      S'il existe des représentations spécifiques, différentes, de la difficulté scolaire, au sein même de l'école, comme le constatent à leur tour Joëlle PLAISANCE et Fabienne SCHERER , comment faire pour que ces approches ne se contredisent pas, n'entrent pas en concurrence, ce qui reviendrait à les annuler, mais se conjuguent, s'articulent, s'apportent mutuellement la richesse de points de vue différents, parce qu'émis de places différentes? Autrement dit, comment introduire et mettre en oeuvre, puisque nous venons de l'évoquer au sujet de l'élève et des méthodes pédagogiques qui le préconisent, le "conflit socio-cognitif" au niveau d'une équipe pédagogique? Un "conflit socio-cognitif" qui ait comme objectifs de mieux connaître l'enfant en difficulté et ses besoins, et de déterminer l'aide la plus appropriée à offrir à un élève en difficulté à l'école?

      Les questions qui pourraient fédérer leur réflexion commune pourraient être: que se passe-t-il pour un enfant qui éprouve des difficultés face aux apprentissages? Mais aussi, paraphrasant "le petit Paul", frère de Marcel PAGNOL, dont nous avons rapporté les paroles en exergue: que se passe-t-il pour un enfant qui "ne joue plus à apprendre" à l'école, parce qu'il perd (presque) toujours)?

"L'échec scolaire est un phénomène complexe, multifactoriel. S'il suffisait d'apporter un peu plus de lecture ou d'orthographe, il y a beau temps qu'on n'en parlerait plus."
(DUCOING, 1987, p. 26).


Chapitre VI.
Analyser la demande d'aide, pour un enfant en difficulté à l'école.
Des stratégies pour mieux connaître l'enfant, sa difficulté, ses besoins, et l'aide à lui proposer.

      Pouvoir apporter des réponses à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?, nécessite de se donner le moyens de différencier les difficultés de l'enfant à l'école, et de connaître, de la façon la plus précise possible, les besoins de cet enfant.

      L'histoire de toute aide à l'école, commence par une demande adressée à l'instance qui est supposée pouvoir y répondre, ou du moins, apporter l'éclairage de son regard autre, différent, "tiers", sur cette difficulté dans laquelle enseignant et enfant se trouvent "pris". L'enseignant demande les raisons de la difficulté de cet enfant à être élève, et une aide pour pouvoir exercer pleinement (à nouveau?) ses fonctions d'enseignant avec cet enfant. Comment, pour un "aidant" éventuel, sollicité par une demande d'aide concernant un enfant, connaître l'enfant et ses besoins, pour savoir comment répondre à l'enseignant, à l'enfant, pour savoir comment leur porter, éventuellement, une aide? Comment va-t-on pouvoir "connaître", comprendre, l'enfant et ses difficultés, sans "l'adjectiver" 250  , sans l'objectiver, sans "l'expliquer"? Autrement dit, comment acquérir une connaissance de l'enfant, et non sur l'enfant? Cette recherche de connaissance est orientée, pour le praticien: il s'agit de trouver des réponses, et si possible, les réponses les plus appropriées, afin que l'enfant réussisse à l'école, lieu de vie qui lui est imposé, mais auquel il ne peut se soustraire. En ce qui nous concerne dans cette recherche, par quelles voies pourrons-nous peu à peu dessiner le "profil" de cet enfant qui se verra, peut-être, proposer une rééducation?

      Des regards différents, sur l'enfant et sa difficulté, existent dans l'école. L'enquête de L'enquête de Jean-Louis DUCOING en 1987, celle de Joëlle PLAISANCE et de Fabienne SCHERER, en 1994, en ont apporté des témoignages. Comment articuler ces approches différentes de l'enfant et de sa difficulté, afin qu'elles n'aboutissent pas à un "morcellement" des représentations de cet enfant, et, par voie de conséquence, à un morcellement des réponses apportées? Comment éviter de retomber dans les travers habituels des réponses sélectives et parcellaires qui nient le sujet, et dont l'histoire pédagogique, "rééducative" et "remédiatrice", nous ont apporté l'illustration?

      Dans le champ thérapeutique, la demande d'aide est le fait d'un sujet qui souffre, qui ne peut parvenir seul à surmonter ses difficultés et qui vient requérir l'aide de quelqu'un, afin de comprendre ce qui lui arrive, afin de trouver un sens à sa vie. Il accepte plus ou moins facilement de changer quelque chose à sa manière d'être au monde, ou du moins, c'est à partir de cette acceptation de sa part, qu'un travail réel pourra s'engager. Cependant, dans le champ thérapeutique lui-même, la clinique avec les enfants a mis en évidence, que même si ses symptômes et sa souffrance lui appartiennent, l'enfant est rarement porteur de sa demande.

      Qu'en est-il de la demande, dans le cadre d'un réseau d'aides?

      La demande d'aide, en ce qui concerne les aides spécialisées à l'école, est, dans la grande majorité des cas, formulée par l'enseignant, porteur dans ce cas d'une demande pour quelqu'un d'autre. Elle peut l'être quelquefois par les parents, directement à une personne du réseau d'aides, plus rarement par l'enfant lui-même.

      L'enfant est au centre des préoccupations, mais son maître a quelque chose à dire, d'importance. C'est lui qui, la plupart du temps, a donné l'alerte. C'est lui qui, souvent, bien avant les parents, est inquiet pour cet enfant, ou perturbé, voire empêché dans l'exercice de ses fonctions, par l'attitude, le comportement, les refus de cet enfant. Qu'est-ce qui se passe en classe pour cet élève? Qu'est-ce qui se joue entre le maître et l'élève? Une question, d'importance, se posera pour l'équipe du réseau d'aides: Comment, dans un lieu structurellement collectif, qui est l'école, ménager un lieu et un temps pour que des paroles singulières puissent se dire? Il existe plusieurs possibilités d'aide à l'enfant en difficulté, à l'école. Il en existe à l'extérieur du lieu scolaire. Quelle est l'aide la plus appropriée qui pourra, le mieux, aider cet enfant, avec ses difficultés singulières et ses besoins spécifiques? Afin de pouvoir répondre, il est nécessaire d'affiner la connaissance de cet enfant et de ses besoins. Il est nécessaire également de bien connaître ce que proposent chacune de ces différentes aides.

      Les équipes d'aides spécialisées ont transposé dans l'école des stratégies, déjà existantes ailleurs, pour pouvoir écouter, entendre, d'une manière singulière, l'enfant, et les différents partenaires impliqués dans la difficulté de celui-ci. Du "signalement" d'un enfant en difficulté, à la demande d'aide qui le concerne, puis de cette demande, à la pose éventuelle d'une indication d'aide spécifique, tout un travail d'écoute et d'élaboration est à faire. Quelles sont ces stratégies mises en place par les équipes pour mieux connaître l'enfant? Quelles vont en être les étapes? Comment entendre ce qui se donne à voir, ce qui dérange, ce qui inquiète?

      Les matériaux de nos analyses, sont constitués, ici, par ce qui a pu être dégagé des différents échanges entre praticiens, au niveau départemental, au sein du groupe des rééducateurs de la Drôme, dont le thème de travail fut en 1996-1997, l'analyse des différentes pratiques d'analyse de la demande, mises en oeuvre par quarante praticiens, au sein de 31 réseaux d'aides spécialisées et 3 CMPP 251  . Ce sont nos propres pratiques de rééducatrice, qui se retrouvent, d'une part, au niveau des échanges précédents, dans la mesure où nous étions participante, et au niveau de l'analyse de notre propre expérience professionnelle. Ces pratiques professionnelles personnelles ont été soumises, d'autre part, chaque fois que possible, au regard critique des participants d'un groupe d'analyse de la pratique, ou "groupe de contrôle". Cependant, toutes ces pratiques se réfèrent en grande partie, à des écrits professionnels, comme, en particulier, l'ouvrage de Yves de LA MONNERAYE (1991), ou à des articles parus dans des brochures professionnelles comme l'ERRE, ou Envie d'école.

      Les démarches d'analyse de la demande nous sollicitent de notre place de rééducateur, au sein même des équipes. Dans une équipe pédagogique élargie, ou de réseau d'aides, chaque professionnel intervient avec sa fonction et son regard spécifique. C'est avec notre écoute de rééducatrice que nous entendrons les maîtres parler des enfants, lors de la première demande formulée à leur sujet. Nous avons fait appel à un corpus personnel, constitué de demandes d'aides qui avaient été adressées à notre réseau d'aides d'appartenance. Nous avons explicité 252  les raisons et la méthodologie qui ont présidé au choix des douze premiers "cas" d'enfants. Les critères de choix des douze autres "vignettes cliniques", se fondaient sur le constat de difficultés d'un autre ordre. L'hypothèse émise est que ces difficultés relèvent peut-être d'un registre différent. L'enquête de Joëlle PLAISANCE et de Fabienne SCHERER 253  complète utilement les informations issues de cette pratique professionnelle personnelle. Priorité est donnée à la pratique rééducative, aux "savoirs d'expérience" 254  , ou "savoir pratique".

      Nous référant aux Echanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme, 1996-1997 255  , réalisés en travaux de groupes suivis d'une synthèse, nous pouvons affirmer que:

      Il existe diverses stratégies d'analyse de la demande.

      Il ressort de la mise en commun entre rééducateurs 256  des différentes stratégies adoptées par les 35 réseaux d'aides et les 3 CMPP représentés, et des discussions qui ont suivi, que les positionnements des uns et des autres, dès le départ, conditionnent en grande partie les pratiques ultérieures avec l'enfant. Des variations plus ou moins importantes apparaissent d'une équipe à l'autre. Elles sont très différentes en CMPP. En particulier, la pratique de l'observation, non généralisée, soulève de nombreuses interrogations.

      Cependant, tous les groupes semblent s'être accordés sur les points suivants 257  :

      Renoncer à une démarche scientifique, calquée sur un "modèle" médical..

      On peut rêver d'une démarche scientifique, rigoureuse. Elle conduirait à la pose de l'indication la plus appropriée aux difficultés des enfants, pour lesquels l'intervention d'une aide semble requise. Il suffirait de faire un inventaire des symptômes de l'enfant, ceux-ci correspondant à l'action de prélever des indices pertinents, des "indicateurs" de son comportement, pour ensuite faire correspondre un traitement adéquat, en réponse, en comblement, en réparation, en rectification...Dans notre histoire, la culture médicale, dont les origines sont liées au discours de la science, tient une grande place. Le terme "d'indication" relevait, au seizième siècle, de la médecine. Il a disparu ensuite, au cours des dix-septième et dix-huitième siècle, pour réapparaître au dix-neuvième siècle. Qu'est-ce que l'indication, dans ce domaine? Elle consiste à déterminer le traitement à prescrire au vu de l'examen du malade. C'est un fantasme tenace du médecin, d'espérer qu'un jour il existera un médicament pour soigner chaque maladie.

      L'échec scolaire ne s'est pas vu exempté de ce fantasme "médical", puisque de temps à autre nous pouvons entendre vanter par un laboratoire médical, quand ce n'est pas par des "psychologues", les mérites d'une substance médicamenteuse victorieuse de "l'échec scolaire", ou les vertus d'un tranquillisant, réglant de manière magique et définitive les instabilités, troubles de l'attention et autres difficultés de concentration ou de mémoire de l'enfant. Le problème n'est pas d'aujourd'hui. Nous lisons, dans une revue de pédo-psychiatrie infantile (1967) 258  la publicité d'un "anxiolytique, sédatif, myorelaxant" "au goût de framboise" destiné au "traitement de l'anxiété infantile", laquelle se manifeste, entre autres, par de "l'agitation, de la nervosité, de l'agressivité, de la colère, de l'instabilité scolaire, des troubles du sommeil...". Un exemple plus récent nous est parvenu par les médias, en 1996, de l'existence d'une "pilule miracle", en vente courante aux Etats-Unis, remède contre toutes les hyperkinésies de l'enfant. Des parents, dont l'enfant était en rééducation, venaient couramment, suite à ces émissions, demander leur avis aux rééducateurs quant à ce "remède", pour "calmer" leur enfant.

      Quelles sont les conséquences d'une appréhension strictement "médicale" des choses en ce qui concerne la connaissance des difficultés de l'enfant, en vue d'une indication d'aide? Dans une idéologie scientifique, on classerait ce qui relève du "purement scolaire" et du "strictement psychologique" et ainsi on pourrait différencier sans aucune ambiguïté ce qui ressortirait d'une aide pédagogique, spécialisée ou non, de ce qui relèverait d'une aide psychologique, psychothérapique...Un modèle "idéal" plane ainsi dans les esprits, car il est difficile et angoissant de disposer, quoi que l'on fasse, de toujours trop peu de repères, pour "être sûr de ne pas se tromper".

      Accepter de prendre le temps nécessaire.

      Analyser une demande, rencontrer les maîtres, les parents, l'enfant, plusieurs fois peut-être, rencontrer les services sociaux ou d'autres intervenants qui s'occupent de cet enfant, pour tenter de comprendre quelque chose à ce qui se joue pour lui à l'école, prend du temps. On ne peut ignorer totalement la dimension temporelle, faire comme si elle n'existait pas. Il est souvent reproché à certaines structures d'aide extérieures, les "listes d'attente" ou les processus d'analyse de la demande trop étirés dans le temps. La réalité scolaire est très fortement corrélée à la dimension du temps. L'enfant qui "n'est pas prêt" pour entrer au CP en fin de grande section d'école maternelle, l'élève du CP qui n'a pas acquis en temps voulu les contenus prévus dans les programmes, se retrouve très vite en décalage, marginalisé, en difficulté. Il lui sera difficile de "rattraper le temps perdu" de "remonter dans le train en marche"..."L'urgence est mauvaise conseillère".....et pourtant, quelquefois "le temps presse". Les pressions sont parfois importantes, en direction des structures d'aide: de la part du maître, de la famille, de l'enfant qui sollicite les intervenants dans la cour: "Quand est-ce que tu me prends?" Il est pourtant indispensable de prendre toutes les précautions possibles avant de prendre une décision. Même si l'on reconnaît, et si l'on admet, que la démarche de pose d'indication ne peut avoir un statut de scientificité, tant que trop de doutes subsistent quant à l'aide à proposer à un enfant, l'expérience clinique montre qu'il vaut mieux surseoir à la décision, qui, de toutes façons, est lourde de conséquences pour l'enfant. On peut admettre, semble-t-il, qu'interrompre une relation parce que "l'on s'est trompé" d'indication, parce que l'on s'est engagé, et que l'on a engagé l'enfant dans une relation inappropriée, est toujours plus lourd de conséquences pour l'enfant, que de l'avoir retardée. Ce serait méconnaître tous les processus transférentiels mis en jeu, qu'on le veuille ou non, que l'on en soit conscient ou non, et ce, dès les premières rencontres, que de le nier 259  .

      Si une situation difficile est toujours une situation urgente, les repères de l'équipe qui procède à l'analyse de la demande doivent être suffisamment solides pour lui permettre de distinguer, et d'argumenter si nécessaire, la différence entre "prendre du temps" et "perdre du temps".

      Tendre vers un travail d'équipe.

      La mise en place des réseaux correspondait à un mouvement de mobilisation générale contre l'échec scolaire, mobilisation attendue de tous les acteurs éducatifs. Le texte de la circulaire du 9 avril 1990 (BO N° 16 du 19 avril 1990), indique: « Lorsque les maîtres et les intervenants spécialisés sont confrontés à des difficultés déjà structurées et parfois importantes, la démarche d'analyse, la conception et la mise en oeuvre à l'école des actions appropriées exigent également les pratiques de la concertation et de la collaboration. » (p. 1041). Chacun des partenaires éducatifs, de par sa position, sa place, sa fonction, a inévitablement un regard différent sur chaque enfant, et sur l'enfant en difficulté en particulier. Si cette différence d'approche peut être quelquefois cause de difficultés de communication ou de malentendus, contre lesquels il est toujours possible d'oeuvrer, on peut avancer qu'elle est (ou pourrait être), surtout une source de richesse. Faire de l'analyse de la demande un travail d'équipe, une mise en commun des inévitables et nécessaires subjectivités et des regards différents sur le même enfant, faire que la pose de l'indication soit la résultante de ces échanges, est peut-être une des garanties que cette indication dépassera une approche trop subjective, trop affective. Ce travail collectif devrait permettre la distanciation indispensable, en vue de la professionnalisation de cette démarche. Il devrait garantir la prise en compte de l'enfant dans sa globalité. Le travail d'analyse de la demande et de la pose d'indication deviennent, dans ces conditions, des moments privilégiés de travail en collaboration entre maîtres "ordinaires" et l'équipe du réseau d'aides. C'est en cela qu'il peut constituer un moment institutionnel important. Cette réflexion centrée sur un objet commun: l'enfant en difficulté, est l'occasion de mieux se connaître entre partenaires éducatifs, de mieux comprendre l'action et la position de l'autre, les raisons de ses choix, de ses méthodes et de ses stratégies. C'est l'occasion de mettre des mots sur les difficultés de chacun, et ainsi de s'entraider à prendre de la distance, à désaffectiver ce qui est peut-être déjà enfermement dans des relations conflictuelles avec un enfant particulier 260  . Une collaboration entre les différents partenaires éducatifs de l'enfant est donc de toute importance.

      Envisager l'indication comme une hypothèse, à confirmer.

      La proposition d'aide qui résultera de l'analyse de la situation de l'enfant, ne peut avoir qu'un statut d'hypothèse. On suppose que telle ou telle aide, dans tel ou tel domaine, peut le mieux, dans l'état actuel des choses, aider cet enfant. Comme toute hypothèse, elle sera à vérifier, il faudra la mettre à l'épreuve, et elle se trouvera en fin de compte confirmée ou infirmée.


1- La demande d'aide et son analyse. L'enfant par le regard de son maître. Entendre la demande de l'enseignant. Ouverture à une collaboration pour mieux connaître l'enfant.

      Au cours des échanges de pratiques rééducatives que nous avons évoqués 261  , il fut mis en évidence que les demandes d'aide pour un enfant arrivent au réseau d'aides spécialisées, par deux canaux principaux:

  • Ce sont des demandes "recensées" systématiquement à certains moments de l'année scolaire (un mois environ après la rentrée de septembre, puis en janvier environ). On pourrait qualifier cette voie "d'action de prévention", dans le sens où il s'agit d'intervenir assez tôt, avant qu'une difficulté de l'enfant devienne échec. La plupart des réseaux d'aide programment des réunions avec chaque enseignant des cycles I et II. Chacun de ces enseignants vient parler de l'ensemble de sa classe, de ce qui lui pose problème. De cette rencontre, non centrée sur un enfant particulier, proviennent environ 50 % des signalements.
  • L'enseignant interpelle un des membres du réseau: "Dis, j'ai un élève qui ne va pas du tout en ce moment. Je ne sais plus quoi faire. Il a "complètement décroché". Il faudrait que tu le voies." L'expression de la demande d'un enseignant pour un enfant particulier, est en général sollicitée deux fois par les équipes des réseaux d'aides, en conjuguant une feuille de "Demande d'aide", et un entretien avec l'enseignant, au sujet de l'enfant signalé.

      Quelles stratégies sont mises en place au sein des réseaux d'aides, pour faciliter la parole singulière de l'enseignant à propos de ses difficultés avec un enfant? Comment peut-on "entendre" ce qui se passe, au-delà de ce qui est manifeste, de ce qui se donne à VOIR? Comment "aller plus loin" que la plainte ou le constat, ensemble? Les échanges entre rééducateurs ont fait analyser les raisons qui conduisent à faire remplir à l'enseignant une "feuille de demande", alors que celui-ci, souvent, considère a priori cette tâche comme difficile, fastidieuse, superflue. Pourquoi "alourdir" la procédure par un entretien individuel?


Demande écrite de l'enseignant.

      La spécificité du passage par l'écrit est soulignée, par la plupart des rééducateurs, comme une invitation faite à l'enseignant à une prise de distance par rapport à ses affects, par rapport à sa propre subjectivité, par rapport au premier mouvement de signalement d'un enfant "qui dérange" ou "qui inquiète". Elle peut être également une incitation pour le maître, à affiner ses observations, à s'interroger plus avant, à chercher plus d'indicateurs de ce qui se passe dans la réalité quotidienne de la classe, pour cet enfant, sur les plans cognitif, relationnel, comportemental 262  ...C'est aussi une invitation à rechercher, au-delà de la plainte, non seulement "ce qui ne va pas", mais en quoi cet enfant réussit, vers quoi son intérêt le porte 263  . Quelques questions simples orientent ces premières informations et analyses demandées à l'enseignant: "Quel est le problème? Comment se pose-t-il? Depuis quand? Quelles sont vos impressions personnelles? Quelles ont été les solutions tentées pour aider cet enfant? Quels en ont été les effets? Quels sont ses intérêts, ses réussites? Quelles sont vos attentes vis à vis du réseau? Les parents sont-ils informés de cette demande?"

      Cette trace écrite est une photographie d'une situation précise à un moment donné. Lorsque l'on fera à nouveau le point avec cet enseignant, quelques mois après, qu'un travail d'aide spécifique ait été effectivement mis en oeuvre, ou non, cette trace sera un élément de référence pour juger de l'évolution de cet enfant.

      Cette feuille suffit-elle à "connaître" l'enfant et sa difficulté? Elle apparaît, dans tous les cas, insuffisante. L'indication ne peut reposer sur la seule lecture des feuilles de demande. La formulation est d'ailleurs souvent incomplète, elle présente de nombreuses lacunes: l'enseignant déclare n'avoir pas su remplir certaines rubriques. Un entretien centré sur cet enfant particulier, s'avère nécessaire. La feuille servira de guide à cette rencontre, et l'on tentera de compléter ensemble, de repérer, s'il est des domaines pour lesquels il est nécessaire de rechercher des informations complémentaires. Cependant, à partir des éléments que contient la feuille de "demande d'aide", ce sera telle ou telle personne de l'équipe du réseau, qui prendra la responsabilité de l'entretien avec le maître, une première hypothèse étant avancée du registre de ses difficultés. Cette rencontre est individualisée et institutionnalisée, c'est-à-dire programmée en temps et en lieu, de manière à ce que les conditions de parole et d'écoute soient réunies.


La rencontre avec l'enseignant: une demande réciproque.

      Le maître formule une plainte: l'enfant n'est pas conforme à ce que l'on attend de lui: Il dérange, perturbe la classe, gêne le travail pédagogique et/ou le "bon" fonctionnement du groupe. Ou bien c'est plutôt d'une inquiétude dont il est question: l'enfant ne gêne personne, on pourrait même l'oublier, et d'ailleurs, le maître reconnaît que, lui-même étant pris par le collectif, cela lui arrive quelquefois. Cet enfant est triste, ou ne participe pas.

      Quels sont les objectifs de cet entretien, centré sur l'enfant? C'est en premier lieu l'occasion pour celui qui analyse la demande, d'approcher une première connaissance de l'élève, par le regard et les paroles de son maître, personnage important dans la vie d'un enfant. Ce regard détermine la conscience qu'a l'enfant de lui-même en tant qu'écolier, l'estime qu'il a de lui-même en tant qu'élève, dans une inscription possible dans la collectivité scolaire 264  . La personne du réseau, par son désir de comprendre, devient, lui aussi, demandeur. Cette réciprocité dans la demande, ouvre à une collaboration possible. C'est aussi l'occasion d'élargir ensemble cette approche de l'enfant, d'inscrire les difficultés que l'élève manifeste en classe, dans la globalité de sa vie actuelle 265  . Au cours de cet entretien, celui qui analyse la demande, tentera de départager ce qui appartient éventuellement à la personne du maître mise en difficulté ou en échec dans sa fonction, dans sa relation pédagogique avec cet enfant, et ce qui concerne l'enfant et ses difficultés.


Dépasser ensemble l'enveloppe formelle du symptôme, pour parler de l'enfant...

      Un premier travail de la personne du réseau responsable de l'analyse de la demande, est, à partir du questionnement suscité par l'écrit, d'aider l'enseignant à reconstituer l'histoire de sa relation avec cet enfant 266  . Cette reconstruction est une précieuse indication quant à la manière habituelle de cet enfant, de nouer ses relations au monde. C'est aussi, peut-être, l'éclairage apporté, d'un événement, peut-être jugé anodin, qui s'est produit, soit avec l'enseignant, soit avec les autres enfants, ou encore avec le contexte scolaire ou le domaine des apprentissages, et qui a pu jouer un rôle de déclencheur de la situation difficile actuelle.

      Il s'agit, également, dans un premier temps, si nécessaire, d'aider l'enseignant à formuler éventuellement sa plainte, à transformer celle-ci en demande, et si besoin est, à se distancier de sa subjectivité et à recentrer ensemble la réflexion sur l'enfant. L'échange peut aider l'enseignant à mieux comprendre ce qui se passe, donc à mieux supporter les difficultés de l'enfant, et l'enfant lui-même, parfois. Il permet souvent de relativiser les choses, de considérer que le symptôme scolaire n'est qu'un symptôme, et que l'on ne peut définir la personne de l'enfant par la formulation de celui-ci. Il incite la plupart du temps l'enseignant, à rechercher les points positifs qui sont de toutes façons présents, et qui ont souvent, par effet de halo, été occultés par l'importance des difficultés. Les rechercher d'abord, les reconnaître ensuite, avec, quelquefois, un certain effet de surprise, peuvent permettre à l'enseignant d'accueillir l'enfant autrement; et constituent une première étape vers l'élaboration d'une nouvelle représentation de ce dernier.

      Dépasser l'aspect formel d'un symptôme qui constitue toujours une gêne pour l'enseignant, peut lui permettre en effet d'être plus disponible à l'expression de l'enfant, à ses efforts éventuels, et plus attentif à sa souffrance.


Dépasser des enjeux affectifs, des fantasmes d'échec, pour être à nouveau disponible pour cet enfant.

      L'enjeu de la réussite scolaire est parfois vécu d'une manière très personnelle par certains enseignants. Dédramatiser ensemble la situation de difficultés scolaires d'un enfant, permet de sortir de cette peur de l'échec et d'une situation de crispation dans lesquelles le maître se trouve englué, lui aussi, quelquefois, se considérant comme seul responsable et coupable de cet échec (1).

      "Je ne sais plus comment faire. J'ai tout essayé. Il "n'accroche pas" avec moi. Je n'arrive pas à trouver les mots qui conviennent. Il se bloque dès que je tente de lui expliquer quelque chose, ou à la moindre remarque de ma part. Je n'en peux plus, il m'épuise.", explique Christine, maîtresse de CE1. Cette situation, on le conçoit aisément, ne peut qu'être préjudiciable au maître, à l'enfant, et à leur relation.

      Il nous faut ajouter qu'il est normalement décidé, à la fin de cet entretien, si nécessaire, des stratégies à mettre en place, afin de disposer d'éléments complémentaires d'information, concernant la situation de l'enfant (rencontre avec l'assistante sociale, contact avec une psychologue "extérieure" qui a suivi l'enfant, observations complémentaires de l'enseignant, etc...).

      Le travail en collaboration, en articulation, des partenaires éducatifs, permet souvent au maître, de se sentir moins seul face aux difficultés de l'enfant, d'en comprendre mieux les manifestations et la logique, d'ouvrir le champ de son acceptation et d'en repousser les limites 267  Ce qui se passe pour l'enfant, se passe pour tout sujet. Lorsqu'il est préoccupé, l'enfant voit entamées ses capacités créatives. Il en est de même pour tout adulte. La pratique montre que le dialogue avec le collègue enseignant rassure souvent celui-ci, et permet de dédramatiser certaines situations dans lesquelles il se trouve "pris" affectivement. La distanciation par rapport à ses propres processus affectifs, peut permettre à l'enseignant, qui récupère ainsi ses possibilités de créativité, de trouver lui-même d'autres voies pour rendre plus viable la cohabitation avec cet élève. Le fait de "mettre des mots" sur ce qui se passe avec un élève, permet au maître de clarifier pour lui-même ses réactions, en s'interrogeant à leur propos devant un tiers.

      Ce fut la remarque formulée par Laure, maîtresse de CE1, qui, à l'issue d'une rencontre pendant laquelle elle avait "fait le point sur les élèves de sa classe", a déclaré à la rééducatrice: "Cela m'a fait beaucoup de bien de parler de mes élèves. Je ne pensais pas pouvoir dire autant de choses de chacun d'eux." C'est ainsi que les paroles émises lors de cette rencontre, permettent quelquefois, ainsi, à l'enseignant, d'approfondir sa connaissance de l'enfant, en rendant simplement explicite pour un autre qui écoute, en faisant énacter, une connaissance qui était là, mais floue, parce qu'implicite 268  . La réflexion en commun peut aider le maître à trouver des voies nouvelles pour aider cet élève. Cette rencontre préalable est, de fait, quelquefois suffisante pour que quelque chose se déclenche, conduisant à ne pas proposer une aide spécialisée à l'enfant, pour l'instant, du moins.

      Où en est-on du processus d'analyse de la demande, et de quelles informations dispose alors l'équipe du réseau pour poser une indication?

  • Par la feuille de demande d'aide, en provenance du maître de la classe, celui-ci a "fait acte" d'une demande pour un enfant, sous la forme d'une trace écrite, qui peut être consultée, conservée.
  • L'entretien avec l'enseignant a permis d'aborder et de compléter:
    • l'histoire scolaire de cet enfant,
    • la manière dont se présente sa difficulté,
    • la manière dont il la vit, au regard du maître;
    • les "zones de réussite" de l'enfant;
    • les hypothèses explicatives de l'enseignant concernant la difficulté de l'enfant;
    • ce que le maître a tenté pour aider l'enfant, et en quoi cette aide n'a pas donné les résultats escomptés;
    • les attentes de l'enseignant vis à vis du réseau.

2- A la suite de cette rencontre, une série d'hypothèses concernant les difficultés de l'enfant sont posées en équipe de réseau.

      Cette rencontre entre l'enseignant et "l'aidant" potentiel, ouvre le champ à une série de questions.

      Ce sont, en particulier:

  • Les difficultés de cet enfant relèvent-elles d'une attention plus individualisée de la part de son maître? Un ajustement des méthodes de celui-ci, de ses exigences avec lui, peut-il suffire?
  • Est-il possible de prévoir une organisation de la classe qui permette à l'élève de mieux s'y intégrer?
  • Les difficultés de l'enfant paraissent-elles correspondre à une aide spécialisée, et laquelle?
  • Une rééducation spécifique comme l'orthophonie semble-t-elle nécessaire?
  • Ses difficultés relèvent-elles d'un handicap, d'une pathologie? L'enfant a-t-il besoin de soins?
  • Peut-on considérer sa difficulté comme "normale", provisoire, transitoire?

      Certaines réponses sont d'ores et déjà possibles. D'autres questions demeureront en suspend, et demanderont d'autres analyses.


3- De quels éléments d'information l'équipe du réseau dispose-t-elle, suite au premier entretien avec le maître? Quelques exemples 269  .

      Au cours d'entretiens en octobre, avec les enseignants des cycles I et II, avec l'objectif de "faire le point sur leur classe, il ressort que:

"Jimmy (CP) bouge énormément. C'est une gêne pour lui et pour les autres". "Il est très volontaire. Sur le plan scolaire, c'est "moyen", avec "des hauts et des bas", mais il "se maintient". La grand mère le fait beaucoup travailler."

"Céline (CP) est très éparpillée et a tendance à n'en faire qu'à sa tête. Elle est facilement opposante. Elle devrait y arriver. La maman semble très exigeante."

"Jean (CP) est le troisième d'une fratrie de quatre enfants. Une petite soeur vient de naître. Jean tremble un peu lorsqu'il écrit. Il semble vouloir "trop bien faire". Enfant très spontané."

"Priscilla (CE1) est perdue en mathématiques. Elle semble ne pas toujours comprendre ce qu'on lui demande, et répond toujours "à côté". "Et pourtant, elle s'applique, cherche à bien faire". En lecture, c'est correct."

Jordane (CE1) est décrit comme "paresseux". "Il attend que je le secoue", dit la maîtresse. Les interventions de la maîtresse ont de l'effet, mais de courte durée. "Il éprouve des difficultés de compréhension en lecture silencieuse."

Thomas (CE1): "Il éprouve des difficultés en lecture. Il pleure très souvent quand il n'a pas compris (surtout en français). Il paraît surtout manquer de confiance en lui. En mathématiques, c'est bon."

Camille, (Grande section de maternelle): "semble avoir des problèmes de compréhension."
La maîtresse note beaucoup de lenteur chez la fillette, à la limite du blocage, et il lui semble que c'est par peur de mal faire. Les parents s'occupent beaucoup d'elle. Ils auraient eu (ils l'ont dit à l'enseignante) une enfance très difficile et veulent à tout prix que leur fille "réussisse" à l'école.

Christophe (CE1): "Il a appris à lire, mais les résultats sont irréguliers, surtout en français. Christophe ne réfléchit pas assez." "Il faut que cela vienne tout seul. Il ne sait pas se concentrer; il faut que cela aille vite. Les résultats en maths sont catastrophiques. Il dénombre, mais éprouve de grandes difficultés dans toutes les situations plus abstraites."

Jérémie (CE1): "Il a toujours peur de mal faire, et manque de confiance en lui. Il tremble souvent lorsqu'il demande une explication. Il lit mal, "anône", et pourtant, il fait de gros efforts".


Que se passe-t-il pour ces enfants?

      Une première série de remarques s'impose, à la lecture de ces "vignettes cliniques":

  • L'enfant manifeste son incompréhension, des réponses inadéquates par rapport aux attentes de son enseignant.
  • Il exprime sa difficulté au sein de la classe, et vis à vis des objets d'apprentissage. Des difficultés relationnelles peuvent apparaître, soit en préalable, soit conjointement, soit comme conséquence de difficultés vis à vis des domaines d'apprentissage.
  • L'attente de l'enfant peut être grande, ainsi que son désir de surmonter les obstacles, et il semble prêt à être aidé, épaulé pour cela. Il désire apprendre, même si le découragement immédiat devant ses erreurs ou ses incompréhensions, donne le sentiment, peut-être inexact et à vérifier, qu'il se désintéresse d'une discipline scolaire spécifique.

      Une aide ponctuelle, un intérêt manifesté pour ses efforts et ses progrès, peuvent-ils aider cet enfant à trouver ce qui lui manquait pour réussir et lui permettre de repartir?


4- Une première hypothèse concernant l'indication: L'AIDE PEDAGOGIQUE du MAITRE.


4-1- Elle semble pouvoir être suffisante pour certains de ces enfants.

      La mise en place des réseaux d'aides spécialisées a été simultanée à celle des cycles dans l'école primaire. Le texte de 1990 le rappelle: "la première aide à apporter aux élèves relève de leurs propres maîtres, dans le cadre d'une pédagogie différenciée. 270  ". La mise en place des cycles à l'école primaire, l'incitation faite aux enseignants de pratiquer une pédagogie différenciée, oeuvrent dans le sens d'une meilleure intégration scolaire, d'un public d'enfants devenu de plus en plus hétérogène, et donc participent d'une prévention de leurs difficultés, comme de la lutte contre l'échec scolaire.

      Certains enfants, de par leur "habitus" familial, n'ont été familiarisés, ni avec le langage, ni avec les objectifs ou les modes de pensée de l'école. Leur milieu familial privilégie les modes d'une pensée concrète, plutôt que l'abstraction, valorise la force physique plutôt que celle de la pensée, les actes plutôt que la parole. La vie n'est pas parlée, ni les affects 271  . Peu ou pas de livres invitent certains enfants au monde de l'écrit. Ce manque de stimulation ne les prépare que bien peu à entrer dans le monde culturel que leur offre l'école, même si les parents, et ce n'est pas toujours le cas, leur répètent "qu'il faut bien travailler à l'école". La confrontation avec le monde des apprentissages, cristallise des difficultés qui n'apparaissaient pas auparavant. On peut penser, semble-t-il, que cette situation est typiquement celle qui relève d'abord de l'enseignant, et ensuite seulement d'une aide spécialisée, si cette première aide se révèle inopérante. Il semble avéré aujourd'hui, grâce aux études qui se sont consacrées à ce que les pédagogues nomment "le conflit socio-cognitif", et grâce aux travaux de VYGOTSKY redécouverts récemment, qui établissent le lien entre développement, intelligence, et certaines conditions didactiques favorisant ce développement, qu'il est possible de stimuler le développement intellectuel de l'enfant. Que ce soit par l'apport du groupe confronté à une situation-problème, et par l'enrichissement mutuel né des échanges, ou grâce aux propositions de l'enseignant situées dans la "zone proximale de développement" de l'enfant 272  , le développement de l'enfant peut être stimulé par des propositions et des conditions adaptées.

      Certains maîtres s'organisent pour aider individuellement et ponctuellement des élèves. Cette aide peut être "le coup de pouce" qui permet à l'élève de repartir. C'est ce qu'on pourrait désigner par le terme de "soutien ordinaire". Face aux difficultés particulières d'un enfant, ou d'un groupe d'enfants, le maître ajuste ses méthodes, ses stratégies pédagogiques. Une aide méthodologique, une reprise des notions par d'autres voies, d'autres méthodes, une attention soutenue à ses difficultés particulières, peuvent permettre à l'enfant de comprendre ce qui est attendu de lui, d'y répondre, et de reprendre confiance en lui et en ses possibilités, afin de continuer sa route d'écolier en se reprenant en charge. C'est ce que peut lui apporter le maître par une aide différenciée, plus individualisée.

      Cependant, une modification seulement didactique peut-elle suffire pour répondre à la question de l'échec scolaire? "On ne peut négliger cette interrogation, car il faut prévenir les emballements propres à déboucher sur des déceptions démobilisatrices, comme on l'a constaté antérieurement à propos de tant d'autres formules qui, d'abord proclamées miraculeuses, ne se sont pas avérées à la hauteur de l'attente." ( AVANZINI, 1989, p. 10). Les enseignants sont tout à fait conscients que la seule mise en place des cycles, assortie de l'application d'une pédagogie différenciée, ne peuvent résoudre les difficultés de tous les enfants.

      Un travail collectif sur les règles sociales, sur l'intégration de ces lois, et l'amélioration de la communication au sein de la classe, peuvent aider un enfant en difficulté, et constituer un véritable travail thérapeutique 273  . La classe, avec ses activités variées, peut être un lieu d'expression de l'imaginaire, de réassurance de l'enfant sur le plan cognitif, affectif et relationnel. Il peut y trouver de nouveaux repères identificatoires, sous la forme d'adultes, maître et intervenants divers, mais aussi sous la forme de collatéraux. La classe, enfin, pour les enfants dont les familles elles-mêmes sont en difficulté, peut représenter un lieu protégé du milieu social, une sorte de "prothèse", lorsque ce contexte social est vécu comme perturbant, envahissant, plein de dangers.


4-2- Les risques "d'acharnement pédagogique"

      Cependant, avec certains enfants, l'aide pédagogique peut se révéler inefficace, voire dangereuse, si elle devient "acharnement pédagogique" et réduction de l'enfant au silence. Elle est alors risque de renforcement des défenses de l'enfant et confirmation de son échec. "La grande affaire aujourd'hui d'actualité, ce sont souvent les affrontements qui existent entre les tenants de la médiation cognitive, c'est-à-dire trop souvent la technique de: "Il y a un blocage de la pensée? Très bien! Nous avons le dégrippant et l'ouvre-boîte, nous avons le moyen de le faire penser!", s'indigne Ivan DARRAULT (1992, p. 9). "J'exagère beaucoup, poursuit le même auteur, car le plan d'enrichissement instrumental de FEUERSTEIN n'est pas de cette nature là, mais je lutte contre les programmes de rémédiation cognitive qui sont des programmes dans la violence faite au symptôme. Il ne faut pas oublier que le symptôme est toujours un message désespéré du sujet et sa dernière possibilité de garder quelque communication avec l'autre. " Roger PERRON (1994), insiste dans le même sens. Il souligne l'importance et l'intérêt de l'approche clinique de la difficulté scolaire, tout en rappelant qu'il ne faut pas négliger l'analyse des fonctionnements cognitifs de l'enfant. Il existe un danger "du réductionnisme cognitiviste, lorsqu'on ne considère que la "machinerie" intellectuelle."


4-3- La difficulté scolaire conduit souvent à une relation souffrante.

      L'enseignant se retrouve souvent désemparé, et pris lui aussi dans cette difficulté, et bientôt, dans une relation en difficulté, si la situation n'évolue pas. "Il n'y a pas de recette miracle, s'il y en avait une, quoi qu'on en dise, cela aurait fini par se savoir. Il n'y a que l'effort, sans cesse à renouveler, pour essayer de comprendre, pour créer l'étincelle, trouver le "truc" dérisoire en apparence et qui, pourtant, va tout changer. Il n'y a pas de recette car le rapport éducatif échappe toujours à ce que l'on peut en dire de l'extérieur; c'est une histoire complexe qui met en jeu des énergies, où se fomente le désir, où s'éprouvent de l'amour et de la haine, où se côtoient presque en permanence, la tendresse et la colère." (MEIRIEU, 1987, p. 45). La souffrance de l'enfant devient ainsi la plupart du temps une souffrance partagée 274  . Le maître peut se sentir piégé dans une relation duelle qui devient enfermement réciproque. L'enfant qui est enfermé dans un symptôme, qui souffre, qui est en échec, cherche inconsciemment à entraîner l'autre dans une relation duelle, symbiotique, imaginaire. Cependant, à l'intérieur de cette relation, la parole n'est plus possible, et les partenaires de la relation se retrouvent dans une impasse 275  . L'adulte est pris parfois dans l'urgence de la situation, et il se donne ou on lui délègue (les parents, l'équipe des autres maîtres, l'enfant lui-même...), l'obligation de régler le problème de l'enfant, à la place de celui-ci. Il peut alors être utile, voire nécessaire, qu'un tiers intervienne dans la relation de l'enfant aux apprentissages, mais aussi dans une relation qui risque de s'être trop refermée sur elle-même 276  .

      Il a semblé à l'équipe du réseau d'aides et à l'enseignant, que pour Céline par exemple, dont l'opposition à l'adulte, même si elle rejouait peut-être avec le maître quelque chose de la relation à la mère, ne bloquait pas actuellement les capacités de pensée et d'apprentissage. Le maître posait un pronostic favorable qui attestait de leur relation encore "ouverte" aux évolutions possibles. Il pensait possible d'explorer d'autres stratégies, pour aider Céline à dépasser ses difficultés. L'aide de l'enseignant pouvait suffire, du moins pour l'instant. Le fait d'être dans l'école, pour l'équipe du réseau d'aides, permet cependant de ne pas se crisper sur des solutions "définitives" du type "tout ou rien" et de pouvoir à tout moment reparler avec le maître concerné de la situation d'un enfant particulier, de son évolution, et d'envisager à nouveau le problème, si cette évolution ne semble pas favorable.

      Il n'est pas question d'essayer toutes les solutions l'une après l'autre. Par contre, et le texte de 1990 le souligne, l'enfant doit déjà avoir bénéficié de "l'aide de son propre maître" 277  . C'est la raison pour laquelle, dès la "feuille de demande d'aide", et lors du premier entretien avec le maître, il est important de faire le point avec l'enseignant à partir de ce qu'il a déjà tenté pour cet enfant, avant d'engager une aide spécialisée, quelle qu'elle soit.

      Quelle indication poser pour les autres enfants que nous avons évoqués?

      L'hésitation était plus grande en ce qui concernait les autres enfants. Il apparut qu'il était nécessaire de tenter un autre type d'aide auprès de Jimmy, Jean, Priscilla, Jordane, Thomas, Camille, Christophe ou Jérémie, tout en s'interrogeant sur ce que pouvait bien signifier cette exigence, ce vouloir "trop bien faire", ce manque de confiance en soi de Thomas, Camille, Jérémie ou de Jean, cette "paresse" de Jordane, cette lenteur exagérée de Camille, ce mouvement incessant, chez Jimmy, ce reste de "pensée magique" devant l'apprentissage de Christophe, comme ses difficultés à passer d'une pensée concrète à une pensée plus formelle?

      Si "l'aide spécialisée n'est requise que lorsqu'une réponse pédagogique suffisamment efficiente n'a pu être apportée ou que le recours à l'aide spécialisée s'impose, d'emblée, comme une évidence..." 278  , quelle aide proposer aux autres enfants? En fonction de quels éléments? Nous possédons à présent quelques éléments d'information à propos de cet enfant. Il nous faut savoir ce qui est possible, réalisable, dans l'école et hors l'école. Que savons-nous de ces aides qui existent à l'école, et, en premier lieu, de ce que cette aide, "l'aide spécialisée à dominante pédagogique", créée de toutes pièces par le texte de la circulaire d'avril 1990, offre à l'enfant en difficulté?


5- L'AIDE SPECIALISEE à DOMINANTE PEDAGOGIQUE. Le "maître E".


5-1- Cette aide s'adresse à un enfant en difficulté, qui désire apprendre, mais que son maître ne parvient plus à aider.

      Certains enfants sont pleins de bonne volonté, leur maître l'affirme, mais leurs tentatives et leurs efforts se soldent la plupart du temps par un échec. Ils s'intéressent à la classe, à ce qui s'y passe, mais semblent ne pas comprendre les consignes, par exemple, ou d'une manière générale, ce qui leur est demandé. Le maître "a pourtant tout essayé, mais ne sait plus comment faire avec cet enfant." C'est ce qu'il en dit souvent, lors de la demande qu'il formule. Les difficultés de l'enfant renvoient moins à la maîtrise de processus cognitifs, qu'il conviendrait d'acquérir, qu'à leur mise en oeuvre.

      L'enfant maîtrise les processus symboliques, il le montre dans les activités de la classe; son imaginaire lui est accessible, il est capable d'inventer des histoires; les difficultés affectives et relationnelles, souvent présentes, ne sont pas premières ou trop massives. Mais, du fait de sa difficulté, il projette sur l'école et ses exigences, une angoisse qui le piège, l'enferme. Des doutes sur lui-même, sur ses capacités, un système relationnel et des méthodes de travail non ajustées, qui l'empêchent d'être réellement élève. Les difficultés comportementales ou relationnelles de l'enfant: agitation, rêverie, etc..., sont considérées comme des symptômes, mais ceux-ci ne touchent pas le désir d'apprendre lui-même.

      Quelquefois, l'enfant semble avoir "des trous", "il manque de bases". Même si des lacunes se sont produites à différentes étapes du parcours, sa principale difficulté est peut-être de ne pas parvenir à donner un sens, à créer des liens cohérents entre des éléments de savoir disparates. Il croit ne pas savoir, et en réalité il sait beaucoup plus de choses qu'il le pense. Nombre d'enfants, et d'adolescents, sont dans ce cas.

      L'enfant n'a pas coupé ses liens avec l'objet d'apprentissage, mais il ne parvient plus, avec la seule aide du maître, à dépasser ses difficultés. Il gère difficilement ses processus de pensée, ses techniques et ses méthodes de travail. Il ne parvient pas à construire ceux-ci ni à les ajuster dans une démarche d'apprentissage cohérente. Il ne comprend pas toujours ce que lui demandent le maître ou l'institution scolaire. Il ne comprend pas toujours le système scolaire lui-même. C'est le cas fréquent des enfants dont "l'habitus" familial est très éloigné de celui de l'école; (enfants de migrants, enfants de milieux socio-culturels très défavorisés, pour lesquels l'école est objet d'incompréhension, de souvenirs d'échec des parents, de refus, de rejet...) 279  .


5-2- Un soutien au désir d'apprendre. Aider l'enfant à retrouver "du sens" à l'apprentissage, à développer des attitudes "d'apprenant".

      L'enfant est inclus dans un petit groupe. Ce dernier, en favorisant les échanges entre enfants, est en lui-même une aide à chacun 280  . Il ne s'agit pas d'une "répétition particulière". Le petit groupe d'enfants est particulièrement propice aux tâtonnements, aux échanges, dans une recherche dont l'adulte est un guide, "un accoucheur", et n'a jamais une fonction, ni d'évaluation par rapport à des normes scolaires, à des programmes, ni de comptes à rendre de son avancée par rapport à ceux-ci, ni de jugement, de décision de "passage" de classe, de contrôle, etc...

      Le maître de la classe reste seul responsable et garant des apprentissages. L'aide ne peut être efficace que dans le respect des spécificités et des domaines d'intervention de chacun, c'est-à-dire dans une relation symbolisée, référée à du tiers, institutionnalisée. Il est nécessaire que chacun "tienne sa place". C'est ce qu'affirme Yves de LA MONNERAYE: "Ce qui me paraît essentiel est de se dire que l'une n'est pas l'autre. Pourquoi? Parce que ce qui est utile à un enfant, pour l'aider, c'est de rencontrer un être humain qui ne soit pas en position de toute puissance, donc qui apporte une aide qui par elle-même ne soit pas toute." (LA MONNERAYE, 1994, p. 29). L'aide spécialisée à dominante pédagogique fait intervenir ce que Yves de LA MONNERAYE nomme "le premier détour": "le maître E non seulement n'enseigne pas, mais encore, il s'interdit de transmettre les apprentissages. Il renonce à l'enseignement." (1994, p. 33). Un positionnement qui considérerait les difficultés de l'enfant comme "des défauts", "des manques", et utiliserait des techniques correspondant à ces manques, risquerait de cristalliser ce défaut, et de renforcer les blocages de l'enfant à l'égard de l'apprentissage considéré. Ce n'est pas une position facile pour certains, parce que le passé d'enseignant n'est pas toujours très éloigné dans le temps, et cette position nécessite des renoncements. Dans un travail de collaboration, cette position, cependant, est celle qui permet de respecter ce qui est spécifiquement la fonction du maître de l'enfant qui, lui, est garant des apprentissages, et elle aide l'enfant à différencier les tâches de chacun.

      L'aide spécialisée à dominante pédagogique, vise à aider l'enfant à voir plus clair dans ses difficultés. Elle se donne comme objectif de l'aider à prendre conscience des méthodes et des stratégies qu'il met en oeuvre pour apprendre. Elle l'aide à clarifier la manière dont il s'organise, travaille, comprend, apprend et mémorise, afin d'ajuster ses attitudes et ses comportements dans un processus d'apprentissage. Cette aide se situe au niveau de la logique d'apprentissage, comme celle du maître, mais par une voie différente. "Les enfants vont pouvoir parler autour du savoir, autour des apprentissages, autour de ce qu'ils sont, à un être qui n'est pas le garant des apprentissages".(LA MONNERAYE, 1994, p. 30). L'intervenant spécialisé dans l'aide à dominante pédagogique, va se centrer sur "l'accompagnement de l'élève dans sa fonction d'apprenant" (id.). Yves de LA MONNERAYE désigne ce travail d'élucidation des logiques personnelles de l'enfant, de ses relations aux apprentissages, ce travail de repérage, de clarification, par l'expression "dialogue pédagogique" ou encore "dialogue socratique". (1994, p. 31). L'élève va pouvoir "parler échec" (LA MONNERAYE, 1991, p. 24), avec ce "maître", dans la mesure où l'enfant pour lequel l'indication d'aide spécialisée à dominante pédagogique est bien adaptée, est un élève qui peut parler de son échec, de ses difficultés, à la différence de celui auquel on proposera une rééducation. Il va pouvoir ainsi restaurer et développer avec l'intervenant spécialisé, ses compétences d'élève, des compétences d'apprentissage, grâce à la protection et à la stimulation d'un petit groupe, et avec l'aide d'un adulte qui n'a pas le statut du maître. Avec "ce maître", on peut oser, et on a le temps de poser des questions "stupides". L'enfant pourra transférer en classe les nouvelles attitudes acquises, développées, et mieux apprendre dans sa classe avec son maître.

      Les effets de l'aide peuvent apparaître rapidement. L'enfant trouve un grand plaisir à faire les découvertes en ses possibilités et à faire fonctionner sa pensée.


Des indications d'aide spécialisée à dominante pédagogique.

      L'équipe du réseau d'aides spécialisées, en concertation avec les maîtres de la classe, a opté pour proposer une aide spécialisée à dominante pédagogique à Jimmy, Jean, Priscilla, Jordane, Thomas, Camille, Christophe et Jérémie. L'aide, organisée en direction de petits groupes qui réunissaient trois à cinq enfants présentant des difficultés similaires, et pouvant se stimuler réciproquement dans leurs démarches, fut mise en place, sans pour autant en conclure que l'indication ne pouvait pas en être modifiée si le besoin s'en faisait sentir.


5-3- L'aide spécialisée à dominante pédagogique ne semble pas pouvoir répondre aux besoins de certains enfants...

      Si, à cette étape, certaines indications d'aide ont pu être posées, pour d'autres enfants, beaucoup trop de questions restent en suspend. Il est nécessaire de disposer d'autres éléments, pour pouvoir, d'une part, mieux comprendre ce qui se passe, et, d'autre part, proposer une aide à ces enfants.

      Le récit du maître peut laisser supposer une relation possible entre des événements de la vie familiale et personnelle de l'enfant et ses difficultés à l'école, sans que l'on puisse en avoir aucune certitude. Les expressions "manque de maturité" ou "appel incessant à l'adulte", reviennent comme des leit motiv. Il n'est pas possible de formuler des hypothèses concernant la compréhension des difficultés de cet enfant, sans autres éléments d'information concernant la situation plus globale vécue par celui-ci. Il est nécessaire pour cela, en particulier, de rencontrer les parents et l'enfant.


6- L'enfant semble avoir besoin d'une aide différente. Les intervenants confrontés à l'énigme de sa difficulté. A la rencontre de l'enfant, et de ses parents.

      Quelle est la nature de cette difficulté qui ne semble pas pouvoir être résolue par des réponses pédagogiques? Qui est cet enfant pour lequel l'aide de son maître ne suffit pas, pour lequel l'aide spécialisée à dominante pédagogique ne semble pas pouvoir convenir? Il va s'agir de le rencontrer. Ses parents avaient été informés par l'enseignant d'une démarche auprès du réseau. Ils avaient donné leur accord. Ils sont invités à faire à leur tour cette démarche qui confirme ou ne désapprouve pas, celle de l'enseignant. On fait l'hypothèse que des éléments de la vie personnelle de cet enfant, interviennent peut-être dans la construction de ses difficultés à l'école.

      Quels sont les attentes de "l'aidant" par rapport à cet entretien? Quelles positions adopte-t-il? S'il s'agit de faire connaissance avec un enfant spécifique, que peut-on apprendre, d'une manière plus générale, sur l'enfant et sa difficulté? Sera-t-il possible ensuite de "savoir" quelle aide convient à cet enfant?


6-1- "Pour fin de non recevoir". Les limites de l'aide.

      Son enseignante, lors d'une rencontre, nous a parlé de Jérôme:

"Jérôme est très, très triste. Il ne sourit jamais et parle peu. Il est en grande difficulté en grande section d'école maternelle, et semble être "sur une autre planète". Il donne une impression de "blocage" complet par rapport à tout ce qui est travail scolaire. Il est très maladroit et éprouve des difficultés à coordonner ses mouvements. Il est gaucher. Cependant "il peut surprendre", par certaines réussites, quelquefois. Il semble attendre, mais ne formule pas de demande particulière. On peut l'oublier. On le retrouve dans la même position un long moment après. Il a deux frères. Les parents sont divorcés, et les enfants vivent avec leur mère. Quand le père vient le reconduire à l'école, c'est un véritable déchirement, Jérôme ne veut pas le quitter."

      Jérôme a-t-il besoin d'une aide? Il semble que sa souffrance est grande, même, et surtout, s'il ne demande rien. De quelle aide Jérôme a-t-il besoin? Nous n'avons pas a priori la réponse. Nous pouvons constater que l'aide de la maîtresse a buté sur ses limites. Nous pouvons, d'emblée, avancer qu'une aide à dominante pédagogique ne paraît pas appropriée.

      La mère semble ne pas vouloir le savoir, puisque, à notre proposition de rencontre, elle a fait connaître à la rééducatrice, sur le répondeur téléphonique, qu'elle ne se déplacerait pas, que "tout allait bien" et que son fils n'avait "besoin d'aucune aide, d'aucune sorte".

      Là, s'inscrit la limite du champ de l'aide. L'école est obligatoire pour les enfants, pas l'aide, et leurs parents sont en droit de la refuser. Toutes les hypothèses concernant leur refus et leur souffrance éventuelle sont envisageables, mais leur analyse et leur traitement éventuel ne sont plus de notre ressort.

      Tous les parents ne réagissent pas ainsi.


6-2- Rencontre(s) avec les parents et avec l'enfant.

      Certains parents viennent porter eux-mêmes une demande d'aide pour leur enfant, à une personne précise du Réseau. Ce peut être parce qu'ils connaissent personnellement cette personne: ils l'ont rencontrée au cours d'une réunion de parents, elle a aidé un autre enfant de la famille, celui d'une voisine, d'une amie, la maîtresse leur en a parlé...

      La plupart du temps, dans la démarche habituelle, dont nous avons rendu compte, suite à la demande du maître et à l'entretien avec celui-ci, c'est la personne de l'équipe qui a la responsabilité de la suite de l'analyse de la demande, qui va proposer une rencontre avec les parents. Certains réseaux d'aides spécialisées confient ces premiers entretiens à la psychologue scolaire. Cette pratique n'est pas généralisée, et elle peut être discutée 281  . Lorsque l'on a pris conscience que des choses capitales pour la suite du processus, se disent lors de ce premier contact entre un "aidant éventuel", la famille et l'enfant, que c'est aussi un moment fondamental de positionnement de cet "aidant" par rapport à l'enfant et à sa famille, on peut souhaiter pratiquer ou participer (pourquoi pas à deux?) (à) cet entretien. La rencontre avec ISMENE, apportera une illustration exemplaire de l'importance du premier entretien, et de la présence souhaitable de la personne supposée poursuivre le travail ensuite. Nous n'oublions pas que, de toutes façons, à cette étape du processus, rien n'est sûr, que l'indication n'est pas posée, et que cet entretien n'aura peut-être pas de suite ou pas une suite avec le rééducateur. Avant de parler d'Ismène, il nous faut préciser ce qui est attendu de ces rencontres avec les parents, quant à la connaissance de l'enfant et de ses difficultés.

      Elles permettent de compléter, d'affiner les informations estimées nécessaires pour poser l'indication. Chaque fois qu'elles le concernent personnellement, les questions sont posées directement à l'enfant. Lorsqu'elles sont posées aux parents, l'enfant est sollicité pour donner son avis sur la réponse des parents. Ce qui compte, c'est de "faire tourner" la parole, que chacun puisse intervenir, de sa place. L'important est que l'enfant se sente pris en compte, lui et ce qu'il dit, et qu'il puisse faire l'expérience que son opinion est importante pour les choses qui le concernent. Quels sont les points abordés, avec l'enfant et ses parents? Comment est l'enfant à la maison? Y a-t-il eu un événement familial ou personnel qui pourrait le préoccuper? Quelles sont ses relations avec la fratrie? avec les parents? Qu'est-ce qui l'intéresse? Quels sont ses projets, ses ambitions (personnelles, professionnelles,...)? Y a-t-il des problèmes particuliers? Comment vit-il l'école? Comment se passe le moment des devoirs scolaires? Les parents ont-ils rencontré l'enseignant? A-t-il des copains? Est-il aidé actuellement, à l'extérieur de l'école, et/ou a-t-il bénéficié d'une aide, et sous quelle forme? etc...Il ne s'agit pas de reconstituer l'anamnèse de l'enfant, mais de tenter d'avoir une vision globale de sa vie actuelle, de son histoire, au présent 282  .

      Souvent, l'enfant sollicité par une question de l'intervenant, hésite à répondre, regarde ses parents (sa mère le plus souvent), comme pour quêter l'autorisation de répondre. La mère doit intervenir "Mais oui, c'est à toi de le dire" Cette autorisation de la mère semble importante. C'est en quelque sorte une autorisation de parole qu'elle donne à son enfant 283  .

      Rencontrer les parents, équivaut quelquefois à des "entretiens de prévention", c'est-à-dire qu'une indication d'aide spécifique à l'enfant n'en découlera pas toujours. Il peut y avoir une ou plusieurs rencontres dans ce cas. L'entretien lui-même peut dédramatiser des difficultés entre la famille et l'enfant, faire que la communication circule, et qu'une aide spécialisée ne s'avère, désormais, pas nécessaire 284  .

      Que se passe-t-il au cours de cet entretien? Souvent, les parents se plaignent de l'enfant qui n'est pas conforme à leurs attentes, à leurs désirs, à l'idéal de l'enfant qu'ils s'étaient forgé dans leurs représentations, à "l'enfant merveilleux" 285  que leurs fantasmes avaient fait attendre à sa naissance, fantasmes auxquels ils ont des difficultés à renoncer pour accepter l'enfant de la réalité qui est là. "Il désobéit", "il ment", "il vole", il "fait encore pipi au lit, à son âge", "il est lent", "il faut toujours être derrière lui", "les devoirs, c'est une corvée"...Ou bien ils apportent leur inquiétude: "il pleure pour venir en classe", "il dort mal", "il mange mal", etc...Ou bien encore, ils relaient une plainte scolaire: ils ont rencontré l'enseignant qui leur a dit que cela "n'allait pas en classe" 286  .

      Beaucoup de parents d'enfants en difficulté ont connu eux aussi une scolarité difficile, chaotique, et ils rejettent inconsciemment et en bloc, l'école, le maître et ses méthodes pédagogiques. Les enseignants se plaignent de ne jamais les rencontrer, soit individuellement, soit au niveau des réunions de parents qu'ils organisent pour leur classe. Ces rencontres entre une personne du réseau et les parents, permettent souvent de recréer des liens entre les partenaires éducatifs. Elles peuvent aider les parents à modifier leur regard sur leur enfant, mais aussi leurs représentations et leurs attentes concernant l'école, l'enseignant. Elles sont souvent incitation à leur faire rencontrer le maître de leur enfant, comme celui-ci pu être incité à rencontrer les parents pour les informer de sa démarche. Certains parents se désintéressent de l'école. Mais ce n'est pas la majorité. Pour d'autres, les difficultés de leur enfant ravive et réactualise pour eux des blessures anciennes, risquant de déclencher dans un premier temps des mécanismes de défense d'un narcissisme entamé. Le risque d'étiquetage, de stigmatisation scolaire de l'enfant comme "mauvais élève", est présent. Il est ressenti fortement par les parents. Il ne faut pas le minimiser, car c'est à l'intervenant spécialisé de faire en sorte qu'il ne devienne pas une réalité. Rien ne prépare les parents à différencier une difficulté normale d'une pathologie, des difficultés mineures d'adaptation, d'une inadaptation "déclarée".

      L'enfant est invité à parler de lui, et on parle avec lui, de ce qui constitue sa vie à l'école et "hors l'école". Les deux registres principaux de sa vie d'enfant peuvent se rejoindre, leur existence et leur importance étant reconnues comme telles, dans la globalité de sa personne et de son histoire. Cet entretien permet de poser l'autorisation de principe, de la part des parents, pour une aide éventuelle de leur enfant.

      Nous allons rencontrer à présent, quoique non exclusivement, des enfants pour lesquels une rééducation a été proposée, puisque nous avons choisi, comme nous l'avons annoncé précédemment 287  , de "classer" cette présentation, en fonction de la suite donnée. C'est à partir de la présentation de huit enfants, et en restituant les renseignements dont disposait l'équipe, à ce moment-là, à leur sujet, que nous allons conduire la suite de notre analyse concernant la pose de l'indication. Nous retrouverons certains d'entre eux lors de l'évocation de moments spécifiques de leur processus rééducatif 288  . Evoquer quelques uns de ces enfants, ne correspond pas à prétendre couvrir ici tout le champ des cas possibles, dans la mesure où nous savons que chaque situation d'enfant, est irréductible aux autres dans sa singularité. Nous chercherons simplement à posséder assez d'éléments pour pouvoir répondre à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?


6-3- Comment se manifestent les difficultés de cet enfant?

      Que savons-nous de cet enfant d'après la feuille de demande, après le premier entretien avec l'enseignant, avec les parents et l'enfant?


Paroles mises sur des difficultés.

Bruno "se fait facilement oublier" en grande section. "Son travail est en dents de scie. Les relations sont difficiles entre la famille et l'école. La maman est "dépressive" et alcoolique et les cinq enfants sont livrés à eux-mêmes. Bruno n'est volontaire pour aucune activité. Seuls les constructions avec des "Légos", l'intéressent. Il parle beaucoup et se laisse entraîner par son imaginaire." La maîtresse dit "avoir du mal à le cerner". "Il ne fait pas de bruit, rêve, et on peut facilement l'oublier", dit-elle.
La maman, lorsqu'elle vient me rencontrer avec Bruno, est accompagnée d'un petit frère du garçon, âgé de deux ans et demi. Elle me donne l'impression de "flotter", sa parole est très lente, et ce n'est qu'après un long moment, que je sentirai l'odeur d'alcool. Bruno déclare que, s'il ne finit pas son travail, en classe, "c'est la faute des autres".

Ismène est au CP. Le maître se plaint de sa "dispersion".

"Elle veut bien faire, pour faire plaisir, mais s'agite en tous sens, n'écoute pas. Elle connaît ses lettres (en avril), mais ne parvient pas à les associer. La maman a été très malade et la famille semble vivre encore dans l'angoisse. Ismène volait dans les magasins l'année dernière. Il semblerait que ce n'est plus le cas."
La mère d'Ismène parlera devant sa fille de sa maladie, de son hospitalisation, de la séparation des enfants entre deux familles d'accueil pendant une année, de sa guérison actuelle. Ismène parlera devant sa mère de sa peur de la voir malade à nouveau, de la peur que tout recommence. Je verrai la fillette s'agiter, se lever, lorsqu'on abordera ce sujet, caresser sa mère, lui prendre la main, lui poser la tête sur la poitrine, et dire qu'elle n'aime pas parler.

Alex est au CE1. "Il a "de gros problèmes" en lecture. Il n'a plus de cahier...Il perd tout. "C'est une catastrophe" dit la maîtresse, qui considère Alex comme "très intelligent". Alex a toujours "un bobo" et vient voir la maîtresse. Il est toujours en train de rêver, a "la tête ailleurs". En début d'année, il refusait de dessiner. Puis il détruisait systématiquement ses traces écrites, n'achevant rien. Il se bat moins dans la cour que l'année précédente pendant laquelle il semblait être "le souffre- douleur" des autres."
Le père, informé de ma lettre, par l'intermédiaire de l'avocat chargé du divorce, a écrit une lettre pour demander un autre rendez-vous séparé pour une rencontre, ce dont j'informe la mère et le garçon. J'apprendrai que les parents d'Alex, divorcés, entretiennent depuis un an de très mauvaises relations et que le garçon, comme ses deux frères, ne voit plus son père depuis quelque temps. Une demi-soeur est née de son père et de sa nouvelle femme, avec laquelle Alex ne s'entend pas. La mère envisage de vivre avec un nouveau compagnon qui a deux jeunes enfants. La mère insiste beaucoup sur le fait que son fils "met tout à l'envers": les vêtements, les lettres, les chaussures..., que ses résultats scolaires chutent en ce moment de manière catastrophique. Il ne fait plus rien en classe, rêve...

Frédéric est en CM1. Il a dix ans. Il était en rééducation depuis un an déjà lorsque je l'ai rencontré, remplaçant une collègue. "Il est en très grande difficulté scolaire. C'est le français qui lui pose le plus de problèmes. L'orthographe n'est même pas phonétique et il est bloqué devant l'écrit. Très instable, il ne reste pas en place et ne peut rester assis. Son père s'est suicidé lorsque Frédéric avait six ans et qu'il se trouvait au CP."
La mère de Frédéric évoque sa propre hospitalisation pendant cinq mois à la suite d'un accident de voiture survenu deux mois après la mort de son mari. Frédéric n'en parle jamais, mais elle sait qu'il est resté inquiet. Elle dit tout faire pour Frédéric, l'habillant encore, le lavant, le couchant.

"Loïc, en grande section de maternelle, "se disperse". "Bébé, immature, il n'est pas motivé par les activités d'apprentissage, mais il joue beaucoup et participe de temps en temps. Il réussit certains exercices qui ne lui demandent pas trop de réflexion". "Manque de moyens?", se demande la maîtresse. Il ne semble pas avoir de problèmes familiaux particuliers."

Angélique est une petite fille peu sûre d'elle. "Elle ne s'intéresse à rien", dit la maîtresse de grande section qui la compare à "une poupée Barbie", "un mannequin". "La mère travaille dans un magasin de vêtements."
La maîtresse n'est pas vraiment inquiète, mais demande une aide au Réseau au regard des difficultés d'Angélique à écouter, à se tenir sur une activité, à son besoin constant de la présence de l'adulte auprès d'elle.

Roland, en grande section, "a toujours été affreux", depuis qu'il est à l'école maternelle, selon la maîtresse. "Il est opposant, refuse tout travail, toute règle."

Victor est en grande section. "Il essaie de temps en temps de faire quelque chose, mais c'est rare. Son père est décédé l'année dernière. Victor vit seul avec sa mère. Des manifestations corporelles gênantes se répètent: sa salive s'écoule tout le temps, et il souffre d'encoprésie. Il peut être très violent, très agressif avec les autres: "il explose", ne se contrôle plus."


Quels sont les "symptômes"?

      Quelles sont les principales manifestations "dérangeantes" ou inquiétantes, ou encore non conformes aux attentes, qui sont signalées soit par les maîtres, soit par les parents, au sujet de ces enfants?

      Nous proposons de reprendre, en un tableau symptomatologique 289  , les éléments issus des "vignettes cliniques" citées ici, en les complétant par ce que nous avons appris à partir de l'enquête de Joëlle PLAISANCE et de Fabienne SCHERER 290  , et par ce qui est ressorti des "Echanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme en 1996-1997". Ce "tableau", établi à partir des demandes d'aides aux réseaux, peut conduire à une proposition, soit de psychothérapie, soit de rééducation. Cette confrontation entre plusieurs sources d'informations, élargit le champ de la connaissance des difficultés de ces enfants, et donne à cette synthèse une certaine fiabilité. Que peut-on constater ?

  • des difficultés dans l'investissement des apprentissages et des activités de la classe, un "manque de motivation":
    • des refus, des blocages...
    • un travail irrégulier, en "dents de scie"...
    • une inactivité ou une passivité inquiétantes;
  • des attitudes peu propices à l'apprentissage:
    • de l'opposition;
    • un manque de confiance en soi, des peurs...
    • un manque d'autonomie marqué et une demande exacerbée de la présence de l'adulte, de son regard: "Il a toujours besoin que je sois derrière lui pour se mettre au travail" ou "Il arrête de travailler quand je m'occupe de quelqu'un d'autre".
  • des comportements peu propices au travail scolaire ou aux relations sociales ou des comportements inquiétants:
    • de l'agitation, un manque d'écoute, d'attention, de concentration, une rêverie gênante "il a la tête ailleurs", un imaginaire envahissant;
    • une lenteur marquée;
    • une tristesse permanente "Il ne sourit jamais";
    • un manque ou des troubles du sommeil, de l'endormissement, la perte de l'appétit, de la boulimie, des pleurs les jours de classe, des vomissements...
  • des difficultés relationnelles avec les adultes ou avec les pairs, qui se manifestent:
    • par de l'opposition, de l'agressivité;
    • ou au contraire par du repli, du retrait, une absence ou une coupure des liens: l'enfant "se fait oublier".
    • des difficultés d'expression, de communication;
    • des comportements agressifs, des difficultés à entrer en relation avec les autres;
    • des rôles de "souffre-douleur" ou la recherche permanente du regard des autres, par tous les moyens.
  • des relations perturbées aux objets:
    • perte des objets, désordre, oublis, destruction...
  • des manifestations corporelles gênantes,
    • pour autrui et/ou pour soi: encoprésie, énurésie, saleté, transpiration excessive, tremblements,...

      Que faire de ces informations? Plusieurs voies sont possibles.


7- La décision de ne pas engager une aide spécialisée à l'école.

      Il est possible et fréquent qu'il soit décidé avec les parents de ne rien entreprendre pour le moment avec l'enfant, à la fin de cet entretien. Quelles en sont les raisons?

  • Le symptôme est en voie de résolution, ou relève de mesures éducatives ou médicales qui sont de la responsabilité des parents. Des problèmes de vue, d'audition, ont gêné l'enfant et des mesures pour y remédier sont en cours. L'enfant est fatigué, s'endort en classe. Il apparaît qu'aucune règle ou exigence sur l'heure du coucher n'est établie à la maison.
  • Le symptôme apparaît comme étant beaucoup plus celui des parents, dont l'enfant se retrouve porteur.

      Ce fut le cas de Thalie, dont la grande anxiété inquiétait le maître de CP, bien plus encore que ses difficultés en orthographe (inversions de sons).

      L'entretien avec la fillette et sa mère, en mai, fit évoquer à cette dernière, sa propre anxiété, très importante. Elle reconnut avoir "été rendue malade" par la rentrée de sa fille au CP, par ce passage qui faisait de celle-ci "une grande". Ses horaires de travail la conduisaient à ne pas être aussi disponible qu'elle le voulait pour ses deux filles, et elle évoqua son sentiment de culpabilité liée à cette situation, comme son inquiétude constante, à tout propos. Très consciente des effets de son anxiété sur Thalie, elle tentait cependant de trouver des solutions pour elle-même. Pendant cet entretien, la fillette intervenait à son tour et d'une manière tout à fait pertinente, tout en dessinant, très à l'aise, deux dessins très élaborés, très colorés, identiques, qui furent destinés un à sa mère, et l'autre, pour moi.

      Thalie était aidée depuis peu en lecture et en orthographe par une institutrice à la retraite, avec laquelle les choses se passaient bien. Il fut décidé, d'un commun accord, qu'aucune aide urgente ne s'imposait pour Thalie, mais que nous serions vigilantes lors de la prochaine rentrée scolaire et du changement de maître, comme en cas de tout événement imprévu ou d'une évolution de la situation. La porte restait ouverte pour en reparler. Rien ne dit qu'il s'agirait alors d'une rééducation, mais le contact était pris, et facile à renouer.

  • Les difficultés de l'enfant paraissent relever d'une aide spécifique comme l'orthophonie.
  • Les difficultés de l'enfant semblent relever d'un handicap possible, et il est nécessaire de s'en assurer avant toute décision. Des examens complémentaires peuvent conduire à proposer une orientation plus appropriée aux difficultés de l'enfant, soit en établissement spécialisé, soit en CLIS, au sein de l'école 291  .
  • Le tableau clinique de l'enfant, semble tendre vers une pathologie et relever de soins.

8- L'enfant semble avoir besoin de soins.

      Les difficultés de l'enfant laissent-elles supposer le besoin d'une éventuelle psychothérapie ou peut-on envisager une rééducation, à définir?


8-1- Quelques remarques préalables.


Qui relèvent d'une élucidation de concepts: qu'entend-on par "psychothérapie"?

      On a pu dire de la psychothérapie qu'elle est un concept "mou", non stabilisé. Il est "des" psychothérapies, qui se regroupent plus ou moins selon certains grands courants, auxquels les praticiens réfèrent leur pratique. Nous nous référerons ici, dans l'ensemble de cette recherche, à la psychothérapie analytique qui se structure selon un cadre et des références précises issus de la théorie psychanalytique. C'est la raison pour laquelle nous utiliserons indifféremment les signifiants psychothérapeute et psychanalyste, dans la délimitation de ce cadre précis posé au préalable, et considérant que l'aide à l'enfant est toujours peu ou prou une psychothérapie dans la mesure où elle vise à son mieux-être.


Qui relèvent de la difficulté de l'enfant lui-même.

      L'enfant vient parfois porter sa difficulté à l'école, espérant que le maître entendra ce que ses parents, lui semble-t-il, n'ont pas su ou n'ont pas pu entendre, qu'il l'aidera, d'une certaine manière, et par son intermédiaire, à se faire entendre de ceux-ci. Qu'elle se manifeste à l'école n'est donc pas un indice suffisant pour faire de cette école le lieu du "traitement" de la difficulté de l'enfant.


Qui relèvent du cadre institutionnel.

      Il sera alors nécessaire de se demander si ces difficultés, ces symptômes, concernent l'école (anorexie, énurésie nocturne...) et se sont manifestés bien avant l'entrée de l'enfant à l'école, ou bien coïncident avec le vécu scolaire.


Et d'une réponse qu'il semble possible de faire sur ce point...

      Si rien de ce qu'apportent les parents des difficultés de l'enfant, au cours d'un entretien avec une personne du réseau d'aides, ne se manifeste à l'école, est-ce bien le lieu de traiter la difficulté?

      Il semble bien que la réponse puisse être catégoriquement négative, lorsque le problème est ailleurs et avant. Il faudra conseiller aux parents de le traiter ailleurs qu'à l'école.


Qui relèvent encore une fois de l'indication, mais non plus de celle qui pourrait être posée à l'école:

      Les parents sont seuls juges et responsables de faire cette démarche, lorsqu'elle leur est conseillée, et c'est le professionnel de l'aide envisagée, ou bien l'institution à laquelle il appartient, qui poseront l'indication d'aide qu'ils estiment la plus pertinente à proposer vis à vis des difficultés de l'enfant.

      Compte tenu de ces préalables nécessaires, les deux questions qui se posent à l'équipe du réseau d'aides sont: "Les difficultés de l'enfant relèvent-elles du soin ou d'une difficulté normale?" qui a comme conséquence: "L'aide peut-elle, ou non, être proposée au sein de l'école?" C'est-à-dire que "le choix" se posera entre une psychothérapie éventuelle à l'extérieur de l'école, ou une rééducation. Cette alternative se traduit concrètement par le conseil aux parents d'une consultation psychologique extérieure, ou la proposition d'une rééducation.


De la question des limites des champs d'intervention.

      Certaines difficultés semblent relever d'emblée du registre de la pathologie et donc du soin. Certains enfants sont en grande difficulté psychique, mais aussi familiale et scolaire. Pour d'autres enfants, les difficultés n'apparaissent pas à l'évidence lors des premières séquences. Ce n'est que par des rencontres répétées qu'elles émergeront peu à peu, faisant alors se poser à l'aidant, et au rééducateur en l'occurrence, la question de la limite de son champ d'intervention et de la limite de ses compétences.

      Lorsque cette question se pose, il est non seulement utile mais nécessaire, qu'il ne soit pas seul dans cette analyse, mais qu'il soit aidé dans la distanciation indispensable par rapport à tous les processus affectifs et relationnels enclenchés. Un groupe ou une instance, dits "de contrôle", ou "de supervision" 292  , paraissent tout à fait complémentaires à la réflexion menée au niveau de l'équipe du réseau d'aides, dans cette analyse. C'est une des raisons pour lesquelles la plupart des rééducateurs éprouvent le besoin de ce travail dans un "lieu tiers" de ce type; tiers par rapport à la relation entre l'enfant et l'adulte.

      S'il s'avère que les difficultés de l'enfant dépassent les compétences du rééducateur ou le lieu de l'école, il est tout aussi nécessaire de "passer la main". Cela relève de la professionnalité de chacun. Encore faut-il se repérer.


8-2- L'enfant semble avoir besoin de soins. Un enfant "en difficulté de vie", en "difficulté d'enfance".

      Quel "tableau" clinique peut faire suspecter une nécessité de soins pour l'enfant 293  ? Reprenons comme repères, ce qui nous a été indiqué par les définitions précédentes de la "normalité" ou de la "pathologie" 294  . C'est en interrogeant les psychanalystes, confrontés quotidiennement à la pathologie, que nous pouvons retenir des indices d'une pathologie supposée. Certains de ces éléments, indiqués comme significatifs par ces praticiens, ont simplement été cités pour l'instant, sans avoir fait l'objet d'une analyse plus précise. D'autres, comme l'individuation, n'ont pas encore été évoqués. C'est en nous interrogeant sur les processus normaux du parcours de l'enfant et en nous interrogeant sur le caractère normal, ou non, de cette difficulté, que nous pourrons tenter de repérer où se trouve la limite entre pathologie ou normalité en ce qui les concerne, et compléter ainsi ce premier tableau clinique d'une suspicion de pathologie.

      Quels repères pourrait-on se donner d'une difficulté relevant d'une pathologie éventuelle?

      une perte de la plasticité "des tendances" et une perte du dynamisme du sujet dans sa construction vers un "grandir".

      Si la souplesse du fonctionnement psychique, si l'équilibre entre forces pulsionnelles et forces antipulsionnelles, sont signes de bonne santé mentale et du dynamisme du sujet dans sa recherche de solutions quant à son adaptation au monde, la "rigidification" du psychisme peut laisser supposer un besoin d'aide psychothérapeutique à l'extérieur de l'école. Lorsqu'il semble y avoir "des effets de blocage de l'évolution, décodable seulement dans l'économie générale du sujet, dans son histoire personnelle et familiale" la psychothérapie paraît plus indiquée, avance Dominique DE PESLOUAN (1991, p. 65).

      Comment se manifestent cette perte de souplesse, ce blocage de l'évolution?

      On peut constater:

      des comportements inadaptés répétitifs, figés, permanents......qui peuvent être les signes d'une organisation structurée de mécanismes défensifs contre l'angoisse, faisant la preuve d'une très grande souffrance, ou contre des pulsions mal maîtrisées, non sublimées. Ces comportements répétitifs enferment le sujet et menacent les possibilités ultérieures d'évolution psychique. Ils se traduisent par:

  • des compulsions ou des phobies par exemple,
  • du repli,
  • des passages à l'acte répétés.

      Que supposent ces comportements?

  • On peut faire l'hypothèse d'une souffrance et d'une angoisse importantes.
    Ces manifestations peuvent résulter de l'échec des mécanismes de défense, et de l'envahissement incoercible et répété du psychisme du sujet par une angoisse qui le submerge, sans possibilité d'élaboration de ses pulsions, sans possibilité de refoulement et/ou de sublimation. Ces troubles peuvent relever d'une pathologie névrotique: névrose d'échec, névrose obsessionnelle. L'enfant se livre à des compulsions de répétition par exemple, ou bien il souffre d'une phobie.
  • des difficultés d'accès ou de contrôle de l'imaginaire, une perte de la créativité.
    Selon la conceptualisation lacanienne, la perturbation de l'imaginaire fait obstacle à l'accès au symbolique. Lorsque l'imaginaire est inaccessible à l'enfant, cadenassé parce que ressenti comme trop dangereux, ou bien lorsqu'il est envahissant, l'ordre symbolique ne peut exercer sa fonction d'élaboration. L'enfant se retrouve en grande difficulté devant tout apprentissage, en difficulté d'adaptation, en difficulté de construction de liens sociaux, en difficulté de donner du sens aux objets et aux événements.
  • des difficultés d'élaboration du principe de réalité et des processus secondaires.
    Certains enfants ne peuvent distinguer d'une manière habituelle le fantasme de la réalité. Leur énergie, leurs actions ne sont pas contrôlées par le principe de réalité. Leur pensée logique ne peut se construire, ni leur identité de sujet séparé.
    Certaines organisations psychiques pathologiques comme l'autisme, la psychose, certaines pathologies psychosomatiques, ce que l'on nomme également "états limites", ne permettent pas à l'enfant d'accéder au jeu. Aucun "faire-semblant" n'est possible.
  • L'enfant ne peut utiliser ni les jeux, ni les codes et les repérages symboliques. Il n'est pas capable d'élaborer lui-même.
    Ces manifestations peuvent signer un désordre profond de la vie symbolique. L'indicateur d'une incapacité à jouer d'un enfant paraît être pertinent pour solliciter une intervention à l'extérieur du cadre scolaire. "Un enfant de 3 ans qui ne joue pas, c'est un symptôme alarmant." (DE PESLOUAN, 1991, p. 68) (1).

      les processus de séparation ou d'individuation ne sont pas enclenchés.

      Sander KIRSCH (1993) préconise une psychothérapie, en particulier:

  • lorsque la résistance familiale est telle qu'il n'y a pas de possibilité de parole,
  • lorsque l'enfant est très dépendant et que les processus d'individuation ne se sont pas enclenchés 295  . Des traits psychotiques peuvent être suspectés dès les premières rencontres avec les parents et l'enfant. Ces interrogations, ces doutes, conduisent l'équipe qui analyse la demande, à conseiller aux parents de faire appel à un diagnostic extérieur à l'école.

      Qu'en est-il des enfants que nous avons rencontrés avec leurs parents, et pour lequel nous attendions des séances préliminaires, des compléments d'information quant à l'indication d'aide souhaitable, à leur proposer?.


8-3- VICTOR...et les autres... Eviter la médicalisation systématique des difficultés de l'enfant?

      Qu'en est-il de Bruno, Ismène, Alex, Frédéric, Loïc, Angélique, Roland ou Victor? Tous éprouvent des difficultés à s'adapter à l'école, à s'intégrer dans la classe. Tous semblent éprouver des difficultés à établir des relations sociales et des difficultés à investir les apprentissages.

      Leurs symptômes semblent-ils figés, fixés, répétitifs, signes d'une pathologie éventuelle? Un dynamisme, une recherche de solution de la part de l'enfant, semble-t-elle présente? L'enfant joue-t-il? Comment? L'enfant parvient-il à tenir compte de l'autre qui est là? Quels types de relations sociales noue-t-il? Parvient-il à ajuster un tant soit peu ses actes à la réalité?

  • Le "mal-être" important de Victor,
  • la dimension non seulement de blocage dans son évolution, mais la présence d'éléments régressifs à caractère permanent (salivation excessive, encoprésie),
  • le fait que ces symptômes se manifestent aussi bien à la maison qu'à l'école, dans tous ses lieux de vie, fait poser la question d'une nécessité de soins pour Victor. L'équipe du réseau a proposé à Victor et sa famille, une démarche auprès du Centre Médico Psychologique. Une aide psychothérapeutique a été mise en place au CMP pour cet enfant.

      Pour les autres enfants, rien dans le discours des enseignants ou des parents, ou rien dans leur comportement ou encore dans leurs paroles, ne laisse supposer a priori que les choses sont figées, fixées, que ces enfants aient renoncé à chercher des solutions à leurs difficultés. Rien ne permet d'affirmer que leurs difficultés soient de l'ordre de la pathologie. Des positions éthiques et déontologiques conduisent à vouloir éviter de les médicaliser, si elles peuvent éviter de l'être. Il nous faut pourtant pouvoir confirmer et nous assurer, que leurs difficultés appartiennent au registre des difficultés "normales", et qu'elles peuvent éventuellement se résoudre dans le cadre de l'école.

      Cependant, l'équipe du réseau d'aides spécialisées est consciente que "parfois il est difficile de délimiter l'espace de la thérapie et l'espace de la rééducation...", déclarait Sander KIRSCH, psychologue clinicien, à Strasbourg (1993, p. 92). Cependant, continuait-il, "il faut essayer de garder au maximum le travail avec les enfants au sein du système scolaire. Il ne faut pas entreprendre trop vite un travail psychologique pour quelque chose qui pourrait être résolu par une rééducation. Une rééducation réussie aidera mieux un enfant à ne pas se marginaliser." Jean Pierre KLEIN, psychiatre d'enfants, insiste dans le même sens: "Il n'est jamais anodin, pour un enfant, de "passer entre les mains" d'un "psy quelque chose", alors qu'il existe un espace où l'enfant n'est pas consommateur de savoir, mais producteur de savoir: la rééducation." (1992).


9- L'enfant n'est pas prêt et/ou refuse une aide. Changement de place et "acte rééducatif", avant même qu'il y ait rééducation?

      C'est ce qui s'est passé pour Ismène, dans un premier temps. Le contenu de l'entretien avec la mère et sa fille 296  , conduisait l'intervenante, rééducatrice en l'occurrence, à proposer la mise en place de séances préliminaires en vue d'une aide éventuelle pour la fillette. Cependant, la mère rapporta l'expérience "négative", l'année précédente, d'entretiens psychologiques, extérieurs à l'école, auprès d'Ismène, qui furent interrompus à la demande de la fillette. "J'aimais pas parler à la dame". Bien que l'aide proposée devait être différente, il ressortit de l'entretien, que la fillette n'était pas prête à s'engager pour l'instant dans un nouveau travail dans lequel, au vu de ses préoccupations actuelles, exprimées par la fillette elle-même, la parole sous toutes ses formes serait privilégiée. Un des objectifs premiers de ce travail, en effet, aurait consisté à l'aider à représenter, à symboliser, ses peurs, et ce qui pouvait la rendre indisponible en classe actuellement.

      Il a été dit à Ismène le besoin qu'elle semblait avoir actuellement,. d'exprimer ce qui la préoccupait. Elle a écouté attentivement. Il lui fut dit également, qu'elle ne semblait pas prête à faire ce travail, et que l'on respecterait cela. La mère, confirmant le besoin de sa fille, à son avis, d'un travail de ce type, mais approuvant également le fait qu'il ne s'agissait pas de contraindre qui que ce soit à cette forme d'aide, il fut décidé ensemble d'attendre un peu, assortissant cette décision d'une invitation à la mère et à sa fille de "faire signe" dès qu'Ismène le souhaiterait, ou si un événement nouveau se produisait, ou encore si l'inquiétude de la mère augmentait.

      Ce ne fut pas "une stratégie" de la part de la rééducatrice, mais simplement le fait de respecter une éthique qui fait considérer l'autre, quel que soit son âge, comme un sujet responsable, qui peut, et qui doit donner son avis en ce qui le concerne.

      Est-ce le fait de lui avoir donné la parole en tant que sujet? Est-ce le fait qu'elle ait pu constater que l'adulte tenait parole et ne la contraignait pas? Quelques jours après, Ismène était près de la rééducatrice dans la cour, et venait lui parler...Le lendemain encore, elle venait l'embrasser, avant de rentrer en classe. Etaient-ce des "signes", des appels? Y a-t-il eu "Changement de place" et "acte rééducatif" avant même qu'il y ait eu rééducation? La suite de la relation avec Ismène, et ce que l'on peut considérer comme une démarche personnelle de demande d'aide, de la part de la fillette, pourrait le faire supposer. Si "l'acte", au sens psychanalytique du terme, se reconnaît à ses effets 297  , on pourrait penser qu'il y a eu "acte".

      Se positionner vis à vis d'un enfant dès le premier contact, à une place de rééducateur, paraît avoir eu des effets. Décaler, déplacer d'emblée, aux yeux de l'enfant, la démarche volontaire ou acceptée (donc pouvant être refusée), de l'aide par rapport à l'obligation scolaire, et le prouver en mettant en actes ses paroles, c'est-à-dire en respectant son refus éventuel, est un premier changement de place par rapport au maître, et par rapport aux parents. L'enfant y est sensible, très jeune. Cela semble le premier acte possible pour qu'il puisse se sentir considéré d'emblée comme un sujet, comme un "inter-locuteur" que l'on écoute, que l'on entend, dont on respecte la parole. Peut-être portera-t-il lui-même sa demande d'aide, s'en faisant responsable, s'en faisant sujet, comme l'a fait Ismène...? Demande qui a, on ne peut plus de valeur, alors...


10- Une "pré-indication" est posée en équipe de réseau d'aides. Une période de contacts, d'investigations complémentaires, "d'observation".

      Cette "pré-indication" peut être celle d'une éventuelle rééducation, hypothèse à confirmer ou à infirmer par une série de rencontres avec l'enfant. A la fin de l'entretien avec les parents et l'enfant, il a été décidé de prévoir, on non, des rencontres avec l'enfant, préalables à une aide éventuelle 298  .

      Où en est-on? Une approche plus fine de l'enfant et de sa difficulté, resitués dans la globalité d'une histoire, a précisé et complété les éléments d'information dont on disposait déjà. On a pu apprécier la manière dont la famille vit la difficulté de l'enfant et si une collaboration sera possible 299  . En fonction des éléments dont on dispose, il est possible de formuler à présent des hypothèses concernant les difficultés de l'enfant et ce à quoi elles peuvent correspondre dans l'économie psychique du sujet, mais surtout d'écarter, dans la situation actuelle de l'enfant, certains types d'aide.

  • Le maître se sent démuni devant les difficultés de cet enfant.
  • La relation est souvent en difficulté.
  • L'enseignant pose souvent la question des "capacités intellectuelles" de l'enfant.
  • Le non investissement des apprentissages, ou l'attitude de refus, de blocage devant ceux-ci ou les activités de la classe, de la part de l'enfant, conduisent à écarter la possibilité d'une aide à dominante pédagogique.
  • On peut supposer que la difficulté scolaire actuelle de l'enfant, peut avoir des liens avec sa vie personnelle et familiale.

      Le rééducateur devient "rééducateur éventuel" de cet enfant, si l'on peut s'exprimer ainsi. Mais se pose à lui la question des limites de son champ professionnel. Si l'aide pédagogique "ordinaire" ou si l'aide pédagogique spécialisée ne semblent pas convenir à cet enfant:

  • les difficultés de cet enfant relèvent-elles d'un handicap? Auquel cas, des réponses appropriées sont à envisager;
  • Sont-elles de l'ordre de la pathologie? Une psychothérapie lui est-elle nécessaire?
  • Relèvent-elles du champ de l'école, ou bien du soin?

      L'étape du travail d'analyse de la demande ouvre à un éventuel examen psychologique par la psychologue scolaire, si celui-ci s'avère utile, comme complément d'information. Une des questions insistantes que finissent par se poser les enseignants face à un élève qui "n'y arrive pas", qui "ne comprend pas ce qu'on lui demande", qui persiste dans un échec, que cet élève fréquente l'école maternelle ou l'école primaire, est souvent celle de "ses capacités intellectuelles". Lorsque cette question est posée et qu'elle devient répétitive, il peut apparaître nécessai d et important, sans la systématiser, de s'interroger sur l'efficience intellectuelle de cet enfant. C'est une des fonctions du psychologue scolaire. Dans ce cas, une réponse négative quant à un handicap avéré, donne une information quant à l'aide qui pourrait lui être proposée. La psychologue scolaire peut envisager de compléter (ou de remplacer) ce bilan de l'efficience intellectuelle de l'enfant, par des tests projectifs de personnalité.

      Des contacts peuvent être jugés nécessaires avec des structures d'aides extérieures à l'école, lorsque cet enfant est déjà suivi ou a été aidé récemment par celles-ci, et avec les services sociaux, le cas échéant. Alex a fait partie d'un groupe thérapeutique en CMP, aide qu'il a lui-même interrompue avec sa famille. Avec l'accord de sa mère, je prendrai contact avec le CMP.

      Hormis le cas "évident" des enfants qui ne sont pas scolarisables ou le sont difficilement, et ce, dès leur entrée à l'école maternelle, tant leurs troubles sont importants, les questions: "rééducation ou thérapie?" "difficulté normale ou pathologie?" se posent fréquemment à cette étape de l'analyse de la situation scolaire et personnelle de l'enfant. Il faudra, pour le rééducateur qui rencontrera l'enfant, trouver des éléments pour étayer le choix de la proposition d'aide à formuler. Il nous faut, quant à nous, tenter de déterminer des éléments significatifs qui pourraient nous permettre de répondre à la question: "Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?"

      A cette étape des démarches qui constituent l'analyse de la demande d'aide, une certaine diversité apparaît entre les différents réseaux d'aides spécialisées 300  .

      Des pratiques diverses dans les réseaux d'aides spécialisées. Où l'on retrouve la question de l'observation.

      Certains nomment les séances préliminaires avec l'enfant, "période d'observation". Le choix des mots est porteur de ce qui va constituer cette période. Des bilans divers peuvent être proposés à l'enfant. Une observation est prévue, par certains réseauvad'aides, lors de cette étape de recherche de compléments d'informations, sous forme d'observation d'un ou de plusieurs enfants dans la classe. Cette question de l'observation, est objet de controverses entre les praticiens. Il nous faut, à cette étape du travail, nous pencher plus précisément sur quelques-unes des questions soulevées 301  . Quelles sont celles qui reviennent le plus souvent?

  • A quelle place est l'enfant lorsque l'on procède à des observations en classe ou à des observations individuelles?. N'est-ce pas objectiver l'autre que de l'observer? La même personne peut-elle faire de l'enfant, à un moment donné, un objet d'observation, et à un autre moment, un sujet de la rencontre?
  • Est-on au clair sur les objectifs de l'observation? Que va-t-on en faire au niveau d'une rééducation, si celle-ci est indiquée? Est-ce bien utile, par conséquent? Réaliser des bilans à ce moment là, pour quoi faire? dans quel but? Ne se retrouve-t-on pas dans une logique de manques, de réparation? Pour quelle rééducation?
  • Si des bilans sont à faire malgré tout, ne vaut-il pas mieux différencier les personnes? La psychologue scolaire fait aussi partie du réseau d'aides, par exemple. Ne vaut-il pas mieux, si l'on estime que des observations de l'enfant sont nécessaires malgré tout, aider l'enseignant à pratiquer ses propres observations?
  • Quelle compétence le rééducateur se reconnaît-il pour aller observer ce qui se passe au niveau du groupe? N'est-ce pas reconnaître implicitement, que le maître est incompétent pour le faire? En corollaire, quelles compétences (que, bien sûr, il ne posséderait pas) le maître attribue-t-il au rééducateur?
  • Dès lors, quelle est la place du rééducateur?
  • Qui est porteur de la demande après ces observations?
  • Quelle position doit-on adopter lorsque les conclusions du rééducateur sont très différentes de celles de l'enseignant de la classe?

      L'observation de l'enfant, au cours des séances préliminaires, peut avoir également comme objectif, comme le préconisent Ivan DARRAULT et Jean-Pierre KLEIN (1993) 302  de repérer, à partir des choix libres de l'enfant, ses "zones de résistance", ses "zones d'aisance" et ainsi de permettre de choisir et de lui proposer, dans le travail qui suivra, des médiations "à mi-chemin" entre ces zones. De la pertinence de ce choix dépendra, selon les auteurs, la stimulation (ou non) des capacités créatives de l'enfant.

      La recherche des éléments complémentaires de connaissance de l'enfant et de la nature de ses difficultés, est, cependant, d'une manière privilégiée, et pour tous les réseaux d'aides, l'objet des séances préliminaires 303  .


11- Instauration des "SEANCES PRELIMINAIRES" A UNE REEDUCATION EVENTUELLE. Elles permettront de poser des hypothèses, sur le travail possible avec l'enfant. Changement de place et écoute compréhensive, de la part du rééducateur.

      Tous les rééducateurs s'accordent, pour se donner et pour donner du temps à l'enfant avant la décision de rééducation. Temps de connaissance réciproque rééducateur-enfant, temps pour apprécier le travail qui pourra être réalisé ensemble...Si les séances préliminaires sont destinées à mieux connaître l'enfant, elles permettent également à l'enfant de connaître le rééducateur, et surtout le type de travail qui pourrait lui être proposé, condition nécessaire à sa décision d'entreprendre, ou non, une rééducation 304  . Par ce temps de prise de contact, le rééducateur se réserve une "marge de manoeuvre", la possibilité de revenir sur la pré-indication, voire de se prononcer sur son impossibilité personnelle de travailler avec cet enfant particulier, en raison de l'histoire particulière, peut-être, ou des difficultés spécifiques de cet enfant, en fonction d'autres éléments de la réalité, inconnus auparavant, et qui risquent d'interférer sur la qualité de la relation et du travail de rééducation. Ce peut être une erreur de "pré-indication" qui apparaît alors et qui demande un réajustement.

      Séances préliminaires ne signifie pas obligatoirement attitude différente de l'aidant pendant cette période, de ce qu'elle serait ensuite. De nombreux praticiens considèrent que la rencontre rééducative commence dès la première rencontre avec l'enfant, même si elle ne doit pas avoir de suite. C'est ce qui différencie cette position du choix de "période d'observation" 305  . L'importance semble unanimement reconnue, par contre, de définir clairement à l'enfant, mais aussi à l'enseignant et aux parents, le cadre de ces rencontres et leur objectif, et de préciser très clairement que la décision de rééducation ne sera prise qu'à l'issue de ces séances. Yves de LA MONNERAYE (1991) souligne combien, tout au long de ces démarches en vue de l'indication d'aide, il est important que l'adulte "tienne" la triangulation. L'enseignant a parlé de l'enfant en l'absence de celui-ci. L'enfant y découvre une relation avec un tiers-absent: il peut parler avec le rééducateur, de son maître ou de ses parents, hors de leur présence. Un changement de place du rééducateur, par rapport aux autres adultes auxquels l'enfant a affaire habituellement: parents et enseignants, est rendu possible par la position spécifique du rééducateur et de la rééducation dans l'école. L'exemple d'Ismène a permis d'illustrer en quoi on peut considérer que ce changement de place peut être effectif, et en quoi il peut être opérant, dès la première rencontre avec l'enfant.

      Quelle connaissance attend-on de ces séances? S'il est question d'aider cet enfant, il est nécessaire de savoir dans quelle mesure et jusqu'où. S'il est nécessaire de connaître ses besoins, il est tout aussi nécessaire de connaître ses ressources, ce qui revient à s'interroger: "Est-ce que cet enfant semble disposer en lui-même, des ressources nécessaires pour dépasser ses difficultés?" La préoccupation de l'intervenant qui rencontre l'enfant seul, après l'avoir rencontré avec ses parents et après avoir rencontré son maître, est une écoute compréhensive de ce qui se passe pour cet enfant-là, dans l'école, dans son histoire. Il semblerait qu'une précaution majeure, pour pouvoir rencontrer cet enfant comme un sujet, est de ne pas se laisser enfermer dans ce qui risque rapidement de devenir un "catalogue de symptômes" et qui ne pourrait déboucher que sur des réponses réparatrices, comblantes 306  ...Il ne s'agit pas de SAVOIR, mais d'ECOUTER et d'ENTENDRE cet enfant, dans sa difficulté, mais aussi dans ses réussites, dans son dynamisme, dans ses tentatives actuelles de dépasser ses difficultés, ou de "faire avec", ou encore de se laisser déborder, anéantir, destructurer, enfermer par elles. La tâche qui apparaît fondamentale, mais difficile, est d'essayer d'ouvrir un peu d'espace afin que ce qui échappe éventuellement à tous, et y compris à l'enfant, puisse avoir une chance de s'exprimer 307  . Il est nécessaire de rechercher un "au-delà" du symptôme, ou un "en-deça", par l'écoute de l'enfant. Quel enjeu vital l'enfant joue-t-il pour lui-même et à l'école, à travers son symptôme?


Conclusion

      NOTRE question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? nécessite de pouvoir différencier les difficultés de l'enfant, à l'école. Le problème se pose de définir, d'une manière la plus précise possible, s'il est des enfants dont la difficulté requiert une aide spécifique, au sein de l'école. Nous nous sommes interrogée sur les moyens que se donnent les partenaires éducatifs, pour mieux connaître cet enfant, pour mieux comprendre sa difficulté. Nous avons pu constater, qu'au-delà des variations entre les pratiques rééducatives, un consensus se dégage, pour mettre en oeuvre une stratégie d'analyse de la demande d'aide, concernant les enfants en difficulté à l'école.

      Qu'avons-nous appris, concernant cet enfant en difficulté à l'école? Connaître quelque chose de l'enfant et de ses difficultés, passe d'abord par prendre en compte les représentations qu'en a le maître, personnage fondamental dans la vie d'un enfant, et par entendre ce que ce maître peut en dire. ECOUTER et ENTENDRE le maître, au-delà du symptôme inquiétant ou dérangeant de l'enfant qui se donne à VOIR, permet d'instaurer une collaboration entre l'enseignant "ordinaire" et les intervenants spécialisés. Le maître n'est plus tout à fait seul face à la difficulté scolaire de cet enfant, même si une aide spécialisée ne se met pas en place d'une manière systématique, suite à la demande qui en est faite. Il sera toujours possible, d'ailleurs, de modifier les décisions, si la situation de l'enfant évolue. Cependant, "un objet tiers", qui est cet enfant et sa difficulté, existe désormais, entre eux. Ils pourront en reparler, y réfléchir ensemble, tenter d'analyser ce qui se joue. Passer de la PLAINTE à la DEMANDE est porteur de l'espoir que quelque chose est possible.

      Pour l'enfant, le fait que le maître parle de lui à un tiers, le fait qu'il soit aidé, par cette démarche de parole, à dépasser l'enveloppe formelle du symptôme et les manifestations visibles de celui-ci, créé une ouverture dans laquelle son enseignant peut modifier des représentations figées, bloquées. Une impulsion à la relation entre eux, un dynamisme, peuvent en découler.

      Lorsque l'enfant éprouve des difficultés par rapport aux objets d'apprentissage, lorsqu'il essaie, veut faire, même quand il ne réussit pas; quand les relations avec son maître ne sont pas bloquées, et que le désir d'apprendre est intact, l'enseignant est le mieux placé pour aider cet enfant. L'échange, la collaboration, avec l'équipe pédagogique et avec celle du réseau d'aides spécialisées, peuvent aider l'enseignant à renouveler son approche didactique, et à trouver de nouvelles voies pour aider cet enfant. L'attention est portée cependant sur les risques "d'acharnement pédagogique", toujours possibles.

      Pour d'autres enfants, c'est la mise en oeuvre des apprentissages, qui pose problème. Ils ne parviennent pas à ajuster leurs processus de pensée, leurs techniques, leurs méthodes d'apprentissage. Des difficultés relationnelles avec le maître complexifient parfois la relation pédagogique. Pourtant, ils n'ont pas renoncé, ils désirent apprendre, et veulent réussir, malgré des échecs répétés. Ils peuvent parler de leurs difficultés et solliciter une aide. L'intervenant spécialisé de l'aide à dominante pédagogique va leur proposer son aide, au sein, le plus souvent, d'un petit groupe d'enfants, et sous la forme d'un "dialogue socratique", qui constitue un détour, vis à vis de la transmission des apprentissages. Cette aide devrait permettre à l'élève de mieux apprendre, en classe, avec son maître 308  .

      Une énigme est posée par la difficulté d'autres enfants, laquelle apparaît, comme étant d'une autre nature. Nous avons réalisé, à partir du corpus dont nous disposions, un rapide "inventaire" des manifestations symptomatiques dérangeantes ou inquiétantes qui motivent le plus souvent une demande d'aide à l'endroit de ces enfants. Il va être nécessaire de rechercher des éléments d'information complémentaires, pour tenter de comprendre ce qui se passe pour eux à l'école, et, éventuellement, leur proposer d'autres formes d'aides. L'hypothèse est posée que des éléments de la vie personnelle de l'enfant interviennent peut-être dans la construction de ses difficultés à l'école. Rencontrer l'enfant avec ses parents est le premier acte qui va resituer l'enfant dans la globalité de sa vie scolaire et de sa vie privée, dans la globalité de sa personne et de son histoire. La rencontre avec les parents a pu éclairer d'un jour particulier les difficultés scolaires de l'enfant, et, en particulier, faire avancer l'hypothèse d'un lien "causal" entre la vie privée et familiale de l'enfant, et une vie d'élève et d'écolier, qui ne parvient pas à s'instituer. Lors de cette rencontre, les parents autorisent le rééducateur à rencontrer leur enfant, sur un terrain qui n'est pas pédagogique, pour mieux le connaître et tenter de comprendre ce qui se passe pour celui-ci. Nous avons constaté, à partir de l'exemple d'Ismène, un premier effet d'un changement de place du rééducateur, dans l'école.

      Par ce qu'ils donnent à voir, certains enfants semblent avoir besoin de soins. Nous avons tenté de repérer les symptômes qui peuvent conduire à en formuler l'hypothèse. La pathologie semble marquée par des conduites figées, stéréotypées, répétitives, par une perte du dynamisme qui pousse tout sujet à s'accroître, et tout enfant à grandir. Elle semble concerner tous les registres de vie d'un enfant qui, non seulement, ne parvient pas à devenir un élève à l'école, mais ne réussit pas à être un enfant, dans tous ses lieux de vie. Cependant, les psychanalystes eux-mêmes mettent en garde contre une trop grande rapidité de "diagnostic", et une tendance trop hâtive, parfois, à médicaliser ce qui peut éviter de l'être.

      Comment se repérer, puisque, comme le rappelle Mireille CIFALI (1994, p. 49), il est "parfois extrêmement difficile de déterminer si la position prise par un enfant menace de grever définitivement son sort, ou si elle est une étape nécessaire dans son parcours. les chemins de traverse sont inéluctables dans le grandir"?. Nous suivrons donc en cela la démarche que suggère Bruno NADIN (1992 In DEPAULIS): "L'approche clinique initiale consistera donc dans la distinction de ce qui peut être désordre profond de la vie symbolique et qui relève exclusivement du psychanalyste, ou, d'autre part, les réactions ou visées caractérielles saines d'un sujet occupé à résoudre les réelles difficultés de sa vie personnelle, familiale ou scolaire, et qui relève de tous les professionnels de l'enfance. 309  ".

      Si l'équipe du réseau d'aides a opté, au vu des difficultés manifestes de Victor, pour lui proposer une démarche au CMP en vue, peut-être, d'une psychothérapie, bien des questions restent en suspend pour les autres enfants.

      Le rééducateur va assurer les rencontres préliminaires à une rééducation éventuelle, avec l'enfant. Il semble nécessaire qu'il s'interroge, avant toute chose, sur les possibilités de changement de l'enfant, sur les ressources dont il dispose actuellement, pour changer quelque chose à une situation, qui, de toute évidence, le fait souffrir. De quoi l'enfant a-t-il le plus besoin? Sur quoi est-il possible d'agir? Sur quelles ressources de l'enfant pourra-t-on étayer cette aide?

      La question du handicap éventuel de l'enfant, ne devrait plus se poser, normalement, à cette étape des investigations. Les questions auxquelles aura à répondre l'équipe du réseau d'aides spécialisées, à l'issue de ces séances préliminaires, pourraient se formuler ainsi:

  • Les difficultés de cet enfant semblent-elles relever d'une pathologie, donc nécessiter des soins? Une psychothérapie semble-t-elle nécessaire, ou bien ses difficultés restent-elles dans le registre de la "normalité", et devraient, en conséquence, pouvoir être résolues dans le cadre de l'école?
  • Comment entendre (comment "comprendre") sa difficulté scolaire? Autrement dit, quel sens et quelle fonction a-t-elle?
  • Qu'est-ce qui se joue pour cet enfant dans le lieu de l'école?
  • Quels sont ses besoins?
  • De quelles ressources psychiques dispose-t-il, pour dépasser ses difficultés?
  • Quelle aide semble la plus appropriée pour aider un enfant à dépasser ses difficultés, lorsque l'aide pédagogique "ordinaire" ou lorsque l'aide spécialisée à dominante pédagogique se trouvent démunies, et lorsqu'il ne semble pas avoir besoin de soins?

      Pour appréhender ce que donne à voir et à entendre l'enfant au cours des séances qui vont avoir lieu, pour estimer dans quel registre se situent ses difficultés, pour comprendre ce dont l'enfant a besoin, et pour déterminer quelle aide pourrait le mieux répondre à ces besoins, pour estimer si, en tant que professionnel, il s'estime capable d'accompagner et d'aider cet enfant, et si l'enfant possède en lui suffisamment de ressources pour dépasser ses difficultés, le rééducateur a besoin de connaissances indispensables, qui seront des repérages dans la complexité du réel d'une rencontre, et dans l'implication affective d'un vécu commun. Il lui est nécessaire d'étayer ses analyses sur des connaissances de ce qui caractérise la pathologie, mais aussi de ce qui est nécessaire à tout enfant pour s'inscrire dans l'école, c'est-à-dire pour s'inscrire dans les apprentissages et dans des relations sociales satisfaisantes pour lui et pour les autres.

      Quel est ce "parcours" vers "le grandir" d'un enfant? Quelles difficultés l'enfant a-t-il à surmonter, qui le préoccupent tant? Qu'entend-on par "désordre profond de la vie symbolique"? Qu'est-ce qu'une "difficulté normale", "saine", dans le parcours d'un enfant? A quel moment peut-elle risquer de devenir pathologique? Comment distinguer "chemins de traverse" et impasses? Il faut donc pousser les investigations plus loin, et continuer de chercher à comprendre, en particulier, par quels processus tout sujet noue ses liens sociaux et son rapport aux objets, y compris avec les objets "du savoir"? Tout en rencontrant l'enfant au sein de ces rencontres préliminaires, nous tenterons d'entendre et de comprendre ce qui se joue pour cet enfant à l'école.

      Nous avons évoqué le lien entre "adaptation" du sujet au contexte dans lequel il est amené à devoir vivre, et "normalité" 310  . Les auteurs s'accordent pour reconnaître à l'adaptation, dans sa dimension créative, un processus vital pour le sujet. L'enfant doit s'adapter très jeune à l'école. S'il peut encore en être dispensé à l'école maternelle, situation de plus en plus rare, à partir du Cours Préparatoire, il ne peut plus se dérober. Que représentent les processus d'adaptation pour un enfant? Comment peuvent-ils être créatifs? Qu'est-ce qui est nécessaire à un enfant pour pouvoir s'adapter créativement à l'école? C'est à ces questions que nous devons tenter de répondre en premier lieu.

"Il faut naviguer entre deux extrêmes, synonymes de mort pour l'individu: le déracinement absolu et l'enracinement total."
Charles HADJI (1992, p. 107).

"Une aventure d'où l'on ne revient pas et qui peut se décrire en termes d'exode et non de méthode, de naissance et de métissage, d'errance plus que d'itinéraire et de curriculum, et de désert privé de référence..."
Michel SERRRES (1991, p. 156).


Chapitre VII
De l'ENFANT à l'ELEVE: un PARCOURS DIFFICILE.

      A l'issue de l'entretien avec les parents et avec l'enfant, il a été décidé que le rééducateur rencontrerait l'enfant pendant quelques séances (quatre ou cinq, à déterminer selon les besoins). Nous avons constaté que le rééducateur a besoin de disposer de connaissances théoriques suffisantes, pour pouvoir se repérer dans ce que va représenter l'enfant en séance, pour pouvoir entendre la difficulté de celui-ci, comme pour pouvoir discerner ses besoins et ses ressources. Afin de disposer des connaissances requises, nous avons à nous interroger à présent sur:

      Nos analyses nous ont conduits à poser qu'un certain nombre d'enfants en difficulté à l'école, ont besoin d'une aide "autre" que pédagogique, que celle-ci soit spécialisée ou non. Nous avons avancé, et ceci a été confirmé par les différents auteurs consultés, que ces difficultés pouvaient être considérées comme faisant partie "du parcours" que tout enfant doit accomplir pour grandir, et pour devenir élève. Des psychanalystes, en particulier, ont affirmé que ces difficultés, bien que suffisamment préoccupantes pour justifier une aide spécialisée, ne sont pas toujours pathologiques, et qu'il convient, dans ce cas, de les "traiter" à l'école, sous la forme d'une rééducation. Nous sommes parvenus ainsi au coeur du questionnement posé en début de cette deuxième partie: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?

      Disposer d'un "savoir sur le parcours de tout enfant", devrait nous permettre de mieux connaître cet enfant auquel sera proposé, éventuellement, une rééducation, et de mieux comprendre ses difficultés et ses besoins.

      Un deuxième objectif, concernant la pratique rééducative elle-même, se greffe sur la question de l'indication. Cet objectif est celui de tout rééducateur qui rencontre l'enfant pendant les séances préliminaires: sa connaissance progressive de l'enfant, lui permet d'envisager les voies qu'il faudrait privilégier pour aider cet enfant, lors de la mise en place d'un projet rééducatif personnalisé, si toutefois la conclusion de cette période est la proposition d'une rééducation. Nous rejoignons alors la deuxième grande question qui guide les analyses de cette partie de notre recherche: A quels besoins cette aide rééducative, devrait-elle pouvoir répondre? Afin de pouvoir concevoir et instaurer une aide appropriée qui réponde aux difficultés d'un enfant considéré comme "inadapté" à l'école, et afin de répondre à ses besoins réels, il nous apparaît fondamental de clarifier à présent la manière dont le sujet lui-même construit et assume ses relations au monde, son inscription dans le social et la culture.

      Le constat global concernant cet enfant en difficulté à l'école, lors de la formulation de la demande d'aide par l'enseignant, est que cet élève est "inadapté" à la classe. Rappelons les questions que nous posions à la fin du chapitre V: Que représentent les processus d'adaptation pour le développement de l'enfant? Des auteurs comme WINNICOTT insistent sur la nécessité d'une "adaptation active" du sujet au monde. Nous avons vu que cette "activité" pouvait être synonyme de "créativité". Comment cette adaptation peut-elle être créative? Quelles en sont les conditions nécessaires? De quelle manière le sujet va-t-il élaborer la séparation, la perte, l'entrée dans un nouveau contexte social, qu'il devra assumer dès son entrée à l'école maternelle, puis lors de son entrée au Cours Préparatoire, ou encore au changement de classe à chaque début d'année scolaire? Comment va-t-il effectuer les différents passages, comment va-t-il retisser de nouveaux liens dans une chaîne, un parcours, en articulant rupture et continuité, dans l'histoire de son existence?


1- L'adaptation du sujet au monde: un processus créatif.


1-1- Les trois "niches écologiques" de l'enfant. S'adapter à son milieu: un enjeu vital.

      L'adulte peut, normalement, et dans certaines limites, assumer de s'opposer au système dans lequel il vit, grâce à des convictions idéologiques ou éthiques et à sa capacité d'autonomie qui lui permet d'être relativement indépendant de l'environnement extérieur. L'adolescent, qui exprime la plupart du temps opposition à sa famille et à la société, opposition nécessaire à la structuration de son identité, vit cette période conflictuelle dans une grande ambivalence. Il a besoin de se sentir libre et protégé, considéré comme grand, autonome, mais en sécurité. Le jeune enfant, lui, est dans une position de grande dépendance vis à vis de sa famille mais aussi de "son école". Il ne peut s'affirmer, exister, en dehors de ces deux milieux fondamentaux. Il ne lui est pas possible de choisir entre une famille qui rejette l'école, par exemple, et le désir de "faire plaisir à la maîtresse" ou "de bien faire".

      L'enfant doit s'adapter à différents milieux que Boris CYRULNIK (1992, p. 103) nomme "niches" ou "mondes écologiques".


Premier "monde écologique".

      Il s'agit en premier lieu du monde écologique constitué par le corps de sa mère. Comme tout petit mammifère, le bébé humain se développe dans l'utérus maternel et ses premiers échanges sensoriels avec le corps de sa mère ou avec l'environnement immédiat de celle-ci, que ces échanges soient auditifs, olfactifs, gustatifs ou visuels, sont filtrés par le liquide amniotique; les échanges kinesthésiques 311  quant à eux, sont retransmis par les pressions des parois utérines. Lors des premières semaines de sa vie extra-utérine, le bébé se développe sur le corps de sa mère - ou du substitut maternel -: le creux de ses bras, de son ventre, de ses paumes, contre sa poitrine, etc..., c'est-à-dire en contact physique avec elle, mais aussi à travers sa parole, sa façon de voir et de sentir les choses. "La vie sans l'autre n'est pas vivable" (CYRULNIK, 1992, p. 175). Françoise DOLTO (1987, p. 37), s'exprime à peu près dans les mêmes termes: "Les petits des hommes, comme les mammifères, ne naissent viables qu'après des mois de covivance et de nidation dans leur mère génitrice...Après leur naissance...ils ne peuvent cependant pas survivre, et cela pendant au moins le double du temps de leur nidation, sans dépendre de l'allaitement, de la chaleur, des soins du corps et de la protection assurée par une créature vivante qui en assume la responsabilité."


La "niche écologique" de la famille.

      Dans la modélisation de Boris CYRULNIK (1992), le deuxième monde écologique est celui qui concerne l'environnement immédiat de la mère, son alentour, son habitat, sa famille et son réseau d'intimité.


Le mode social et culturel. La tâche de l'élève est de s'inscrire dans la culture.

      Le troisième monde est celui de circuits sociaux, des institutions et des rôles assignés par la culture. Dès l'âge de deux ans, deux ans et demi parfois, lorsqu'il aborde l'école pour la première fois, l'enfant passe du statut d'enfant à celui d'élève. Cette entrée dans un rôle social, pose alors très vite la question de la manière dont l'enfant assume cette rupture avec le monde de la famille. Elle pose la question de son adaptation, de son intégration à ce nouveau milieu. Cette troisième "niche", ou "bulle écologique", est celle qui nous concerne directement dans le milieu scolaire; c'est celle dont nous avons directement connaissance; c'est celle qui pose, pour l'enfant, de nouveaux problèmes à résoudre, ou qui révèle des problèmes non résolus...

      Quels que soient les courants pédagogiques, tous s'accordent à considérer que la mission fondamentale de l'école est de faire accéder l'enfant à la culture par le biais des apprentissages fondamentaux (lire, écrire, compter,...), et à la socialisation par l'apprentissage des règles sociales. " ...tout homme, sur la terre, vit sa propre culture, sans laquelle il ne survivrait pas. " (SERRES, 1991, p. 112). "Les processus d'apprentissage font partie de la dynamique de la culture et la transmission de la culture constitue la définition la plus large du terme éducation." (PAIN, 1980, p. 9).... "Un sujet qui n'apprendrait pas, et qui donc ne réaliserait aucune des fonctions sociales de l'éducation, accuserait certainement l'échec du système éducatif, mais succomberait avec." (id., p. 11).

      Comment définir la culture dont il s'agit?

      Pour le structuralisme, et Claude LEVI-STRAUSS, la culture est ce qui permet le passage de la nature à l'humanisation. "Le culturel, c'est ce qui va permettre à l'enfant de trouver sa place dans la société." (HERFRAY, 1993). Philippe MEIRIEU (1991, p. 126), formule une définition plus spécifique, en évoquant une "culture scolaire". Celle-ci "peut être considérée comme l'ensemble des outils intellectuels susceptibles de donner au sujet l'intelligence de lui-même, la capacité de vivre un peu plus pleinement toutes les dimensions de son existence, ses tensions affectives et sa vie professionnelle, ses relations avec autrui et son rapport au monde."

      Ainsi, pouvoir s'inscrire dans la culture scolaire, nécessite de la part de l'enfant la possibilité de mise en jeu de processus complexes qui concernent la globalité de sa personne. Quels sont ces processus? quels sont les préalables affectifs et relationnels supposés acquis par l'enfant? Le passage d'un monde à l'autre ne se fait pas sans heurt. Il ne peut se réaliser qu'à partir d'une rupture de l'équilibre antérieur. Comment le sujet vit-il ce déséquilibre?


1-2- Entre "équilibre" et "déséquilibre", le sujet et ses capacités créatives.

      Que le changement provienne du monde extérieur ou du sujet lui-même, comment ce dernier peut-il assumer le déséquilibre qui en résulte?


Une recherche d'équilibre "organique".

      Dans les domaines biologique et physiologique, c'est l'ensemble des possibilités de réactions défensives de l'organisme aux changements du milieu ambiant, (changements climatiques, de température, etc...), réactions allant jusqu'à la modification de certaines caractéristiques de l'espèce elle-même, qui a permis la survie des espèces. Dans le groupe des vertébrés homéothermes (mammifères, oiseaux), le milieu intérieur rigoureusement constant est seul compatible avec la survie des cellules. L'adaptation consiste à maintenir stable ce milieu intérieur en dépit de conditions extérieures sans cesse changeantes.


Une recherche d'équilibre psychique.

      L'extension de cette approche biologique sur le plan psychique semble possible. Dans les "Etudes sur l'hystérie", S. FREUD et BREUER (1892-1895, p. 156 à 160), soulignent l'importance du maintien d'une excitation cérébrale constante, exigée par le fonctionnement du psychisme. Lorsque l'excitation interne ou externe devient excessive, l'organisme se doit de supprimer cet excès, afin de maintenir un équilibre acceptable pour le sujet. Une décharge motrice "dénuée de but", par exemple, tend à réguler l'énergie psychique. Le symptôme et les mécanismes de défense du moi, ont les mêmes fonctions régulatrices. L'être humain parvient-il à la sérénité, à l'équilibre stabilisé qu'il recherche? Tous les courants de pensée s'accordent à dire que la seule forme "parfaite" de l'équilibre est l'immobilité de la mort. Cependant, la pulsion de mort insiste en nous pour nous faire rechercher cet équilibre "définitif", et nous acceptons mal, souvent, les déséquilibres, les tensions, les conflits, les confondant trop souvent avec une pathologie. "Ce n'est pas normal"...

      "L'adaptation" de l'enfant à son milieu, de la même manière que "l'équilibre" psychique, est-elle acquise définitivement pour un sujet?


Conflits et souffrance, des conditions d'ouverture.

      La théorie psychanalytique a montré que le conflit psychique est ce qui nous pousse à aller de l'avant, qu'aucun équilibre n'est jamais acquis, qu'un "être humain ne peut qu'être désadapté dans son rapport aux autres, à soi-même et au monde; il n'existe que déplacé, jamais adéquat. C'est de là que naît sa capacité de penser, de créer, dans une souffrance inéluctable." (CIFALI, 1994, p. 44). Les conflits internes, les conflits entre le sujet et un milieu en perpétuelle évolution et qui, de plus, peut s'avérer défaillant, font que le processus d'adaptation du sujet à son milieu n'est jamais achevé et que l'équilibre qui en résulte est structurellement précaire. René KAES (1979), ou WINNICOTT (1971), ont montré combien les ruptures, même si elles sont douloureuses parfois pour le sujet qui les vit, sont seules susceptibles de permettre le processus de changement, de création...Les notions de déséquilibre et d'écart sont fondamentales pour Jacques LACAN 312  , dans ce qu'elles mettent en évidence une articulation entre besoin, demande et désir: la demande naît d'un besoin non satisfait et le désir surgit d'un deuxième écart entre la demande et la réponse obtenue.

      Que ce soient le Moi et ses mécanismes de défense, ou le symptôme, le sujet possède un "ensemble d'éléments régulateurs internes" (BERGERET, 1985, p. 15), qui lui permet de se procurer "des zones assez solides et assez constantes d'efficience et de bien-être, au milieu de (ses) obligatoires imperfections et de (ses) non moins obligatoires conflits intérieurs" (id). Ainsi, le symptôme est considéré par la théorie psychanalytique, comme une manifestation dynamique du sujet qui recherche des solutions à ses conflits internes, il est un moyen, inadapté certes, qu'a trouvé le sujet, une manière de dire encore son désir, de ne pas le faire taire, et lui avec...


Un déséquilibre nécessaire.

      PIAGET (1964, p. 13) décrit le déséquilibre comme origine du besoin, ce dernier entraînant l'action, le mouvement. Cette action tend à son tour à modifier le milieu, mais aussi le sujet, qui en sort transformé. "A chaque instant, l'action est déséquilibrée par les transformations qui surgissent dans le monde, extérieur ou intérieur, et chaque conduite nouvelle consiste non seulement à rétablir l'équilibre, mais encore à tendre vers un équilibre plus stable que celui de l'état antérieur à cette perturbation.". Sur le plan cognitif, PIAGET, comme WALLON, a mis en évidence que tout apprentissage s'acquiert à partir de la rupture d'un équilibre antérieur permettant la construction d'un nouvel équilibre. "L'écart toujours réinstauré entre le texte et le contexte...permet, pour chacun, l'émergence d'une situation nouvelle, c'est-à-dire sa construction véritable en tant que sujet." (MEIRIEU, 1991, p. 91).

      Mais encore faut-il que ces ruptures ne soient pas vécues comme catastrophiques pour le sujet, c'est-à-dire comme des "ruptures", mais plutôt comme des "écarts", et que le sujet soit en mesure de les symboliser, de les élaborer, de les métaboliser 313  en quelque chose de créatif pour lui-même.


"Adaptation" ou "capacités d'adaptation"?

      Du cocon chaud, doux et sécurisant, dans des conditions "normales", de la maison ou de chez "la nounou", le petit enfant entre à l'école maternelle, puis doit s'adapter au Cours préparatoire, "la grande école", école quelquefois impressionnante ne serait-ce que par ses dimensions. S'il est passé par la crèche, il a connu une expérience encore plus précoce de la vie collective. L'entrée au Collège lui fera revivre les premières ruptures et ravivera la manière dont il les a vécues et élaborées. Ne serait-il pas plus approprié en conséquence de parler de "capacités d'adaptation" d'un sujet, ou de "capacités adaptatives", qui évoquent un processus actif, une dynamique, plutôt que de son "adaptation", qui risque de renvoyer à la représentation d'un état, d'un constat figé?

      Le concept d'adaptation se précise. Il s'agit d'une inscription active du sujet dans son milieu, inscription indispensable à son devenir. Mais, en même temps, la notion d'inadaptation se relativise. Où se situe la limite entre une "inadaptation" qui pourrait être condition de changement, de créativité, et une inadaptation entraînant une trop grande souffrance, se traduisant par de l'immobilité, un blocage, le retrait du sujet, ou encore la révolte, la violence contre soi et/ou contre autrui?

      Avant de pouvoir envisager quels processus l'enfant utilise pour surmonter les obstacles de son parcours et s'adapter dans de nouveaux milieux, nous devons d'abord répondre à la question: De quoi l'enfant a-t-il besoin pour "s'adapter" à ses différents milieux de vie? Une brève clarification de concepts, s'impose. On parle de "capacités" de l'enfant, de l'élève. Le texte de la circulaire de 1990 concernant "l'organisation et la mise en place des réseaux d'aides spécialisées" 314  , donne à la rééducation l'objectif d'aider l'enfant dans "la construction ou la reconstruction de ses compétences d'élève" (p. 1042, point 2-2). Quel sens donner aux termes de "capacité" et à celui de "compétence"? A celui de "besoin"?


1-3- Besoins, capacités, compétences, postures, préalables...

      La psychanalyse réserve le mot "besoin" pour désigner les seuls besoins physiologiques. Nous élargirons le concept de besoin à celui de besoin psychique.

      MASLOW, psychologue américain, a proposé une synthèse des besoins fondamentaux de la personne (MASLOW, 1954). La modélisation de MASLOW classe les besoins de tout sujet, les besoins les plus fondamentaux étant situés à la base d'une pyramide, et un étage ne pouvant être réalisé qu'à la condition de la satisfaction du besoin précédent. Sans reprendre cette même classification, nous nous y sommes référée. Dans nos analyses, nous y adjoindrons et articulerons les besoins décrits par Jacques LEVINE (1993-1).

      Le terme de capacité soulève des questions de définition. Nous désignerons par capacité, "un ensemble de potentialités actuelles", selon la définition qu'en a donné Daniel HAMELINE (1986, p. 113). Une capacité peut se matérialiser dans différents comportements (id., p. 113). Il est nécessaire de traduire en verbes d'action les capacités exprimées en terme d'opérations mentales (connaissance, compréhension, application, analyse, synthèse, évaluation) pour les rendre opérationnelles (ibid., p. 122). Je peux faire l'hypothèse d'une capacité dont rendront compte un comportement, un savoir-faire. Philippe MEIRIEU (1988) définit la "capacité" comme une opération mentale stabilisée et reproductible dans des champs divers de connaissance.

      L'utilisation du terme de compétence est particulièrement délicate, elle aussi. Articulée à celle de "capacité", cette notion recouvre des acceptions opposées selon le champ dans lequel elle est utilisée. Chez CHOMSKY, une compétence (linguistique) est intérieure et inobservable, non spécifique. Dans le discours pédagogique, elle est extérieure et observable, spécifique. Pour Daniel HAMELINE (1979, op. cité), une compétence est un ensemble de savoir-faire en situation. "Savoir-faire permettant une mise en oeuvre immédiate à partir d'un répertoire de gestes disponibles", (p. 116). Selon Philippe MEIRIEU (1988), c'est un savoir identifié, mettant en jeu une ou des capacités dans un champ déterminé et maîtrisant les matériaux dont il est fait usage. Les textes officiels concernant la mise en place des cycles à l'école primaire, soulignent la nécessité chez l'enfant de la construction de "compétences transversales" pour pouvoir aborder les différentes activités proposées par l'école (CNDP, 1991). Bernard REY (1994), démontre que la compétence transversale, envisagée comme capacité psychologique, relève de l'illusion de préexistence. Il n'y a pas de compétence transversale, ni comme pré-donné inné, ni comme sédimentation psychologique des disciplines scolaires. Mais il y a des compétences transversales à construire par le travail éducatif. On peut les définir comme des postures: "postures intellectuelles", attitude "scripturaire", attitude rationnelle, conscience du temps, etc...

      Nous considérerons capacité et compétence, comme non visibles directement, relevant d'une construction globale qui intéresse la totalité de la personne et se traduisant toutes deux par des comportements, seuls observables. Les deux termes renverront à deux niveaux d'analyse. Les capacités seront envisagées comme ce qui peut et doit pouvoir être utilisé directement par l'enfant pour pouvoir apprendre. Nous voulons mettre en évidence dans ce chapitre, que la construction de ces capacités requiert elle-même des "préalables" ou des "postures", selon le terme de Bernard REY, qui correspondraient plus aux "compétences" décrites par CHOMSKY ou aux "compétences transversales" des textes officiels de l'Education Nationale. Ces préalables seraient les premières constructions de l'enfant, "substrat" psychomoteur, affectif, intellectuel, qui permettraient que se construisent les capacités attendues par l'école.

      Si l'école vise à permettre à l'enfant de poursuivre l'élaboration de ces "préalables", leur construction doit être sérieusement engagée par l'enfant lors de son entrée à l'école, pour pouvoir bénéficier des activités qu'elle propose, et pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire. Quels sont ces préalables? A quoi correspondent-ils dans la construction psychique de l'enfant? Des réponses que nous pourrons apporter, dépendra notre compréhension de la nature des difficultés de l'enfant à l'école, et, par voie de conséquence, l'indication de l'aide la plus appropriée à lui apporter d'une part, et des directions pour la mise en oeuvre de cette aide, d'autre part.


1-4- L'enfant a un besoin vital d'un milieu "suffisamment" adapté à ses besoins.


Un milieu propice aux expériences de l'enfant.

      "Qu'est-ce que l'homme pour qu'il doive être éduqué?" se demande Olivier REBOUL (1981, p. 6). Par son étude concernant Victor, "enfant sauvage" de l'Aveyron 315  , et quelles que soient les questions posées par la suite concernant l'état psychique de cet enfant lors de sa découverte, ITARD a contribué à démontrer à quel point l'homme ne devient Homme que s'il bénéficie d'un environnement social stimulant. C'est à la mise en oeuvre d'un milieu suscitant les expérimentations de l'enfant, que se sont attachés les pédagogues prônant les méthodes actives.

      C'est parce qu'il y a un écart entre l'environnement et lui-même, écart lui faisant vivre un état de déséquilibre, de crise, que l'enfant est poussé à expérimenter des situations nouvelles. Mais c'est parce qu'il y a eu un lien social antérieur satisfaisant, que le sujet va pouvoir accepter une rupture avec l'état d'équilibre antérieur, accepter que celui-ci ait pu être provisoire, accepter des pertes, pour aller au-delà, avec l'espérance d'une prime de plaisir, dans un "allant-devenant", selon l'expression de F. DOLTO, et pour pouvoir se constituer comme sujet d'un désir qui lui soit propre.


La garantie de relations stables et ajustées, assurant une "sécurité de base" à l'enfant 316  .

      Les travaux de SPITZ (1968) sur les carences affectives du nourrisson séparé précocement de sa mère, ou dont les relations avec celles-ci sont perturbées 317  , ont attiré l'attention sur l'extrême importance de la qualité relationnelle et sur celle de la stabilité de l'environnement du bébé. De nombreuses observations, en particulier celles concernant les enfants autistes ou présentant des traits de psychose infantile, ont mis en évidence que, du fait de son immaturité et de son inachèvement, le bébé humain est dépendant psychiquement de son milieu, de la qualité des interactions avec sa mère ou avec tout substitut maternel stable 318  , et ceci, de manière vitale, tant sur le plan de la satisfaction des besoins physiologiques que des besoins affectifs.

      Un environnement "suffisamment bon" doit remplir trois fonctions pour permettre à l'enfant un développement satisfaisant et une bonne adaptation au monde, qui sont, selon WINNICOTT (1958), les:

  • "holding", ou "maintien"; c'est-à-dire "la manière dont l'enfant est porté"; C'est "le fait qu'on tient physiquement l'enfant, ce qui est une forme d'amour. C'est peut-être la seule façon par laquelle une mère peut montrer à son enfant qu'elle l'aime." (p. 371).
  • "handling" "la manière dont il est traité, manipulé" (p. 154).
  • "object- presenting" "le mode de présentation de l'objet" (id)

      Nous avons déjà utilisé cette expression "suffisamment bon (ou bonne)" de WINNICOTT, qui décrivait ainsi le comportement adapté de la mère: "La "mère" (qui n'est pas forcément la propre mère de l'enfant) suffisamment bonne est celle qui s'adapte activement aux besoins de l'enfant. Cette adaptation active diminue progressivement, à mesure que s'accroît la capacité de l'enfant de faire face à une défaillance d'adaptation et de tolérer les résultats d'une frustration." (WINNICOTT, 1971, p. 20).

      Une adaptation active de la mère et du milieu familial aux besoins de l'enfant est donc nécessaire, mais cette adaptation doit être tout aussi nécessairement évolutive dans le temps, diminuant peu à peu, au fur et à mesure du développement de l'enfant.


Un milieu évolutif, selon les besoins et les capacités de l'enfant.

      WINNICOTT, lorsqu'il définit la "mère suffisamment bonne", insiste sur le fait que le milieu maternel et maternant, "comblant", ne peut se prolonger sans grave préjudice pour le développement de l'enfant. L'adaptation de la mère à l'enfant diminue; son niveau d'exigences qui augmente à l'égard du bébé, aide celui-ci à grandir, facilite, sollicite son développement et son autonomie par rapport à elle. La relation mère-enfant s'élargit, le monde social prend le relais. VYGOTSKY a développé une logique proche en ce qui concerne les relations entre le développement et les apprentissages de l'enfant 319  .

      On pourrait conclure de ces analyses que l'adaptation est un processus qui se joue à deux...


1-5- Nécessité d'étayages: le contrat narcissique.

      Si une rupture d'équilibre s'accompagne de souffrance, si un lien social préalable et "suffisamment bon" est nécessaire à l'enfant pour qu'il soit capable d'assumer la situation, et de construire de nouvelles formes d'équilibre, il a également besoin d'étayages au présent. Quels sont-ils?

      En premier lieu, il semblerait qu'une sorte de "contrat", que Piera AULAGNIER nomme "contrat narcissique", doive s'établir entre le milieu d'accueil de l'enfant et ce dernier. On conçoit la nécessité, pour le contexte, de ne pas rejeter a priori cet enfant, mais au contraire de lui assurer des conditions favorisant son intégration. Du côté de l'enfant, celui-ci doit être prêt et volontaire pour faire la démarche de s'inscrire dans ce nouveau milieu. "Le contrat narcissique a comme signataires l'enfant et le groupe" (AULAGNIER, 1975, p. 189). Par "contrat narcissique", Piera AULAGNIER désigne "ce qui est au fondement de tout possible rapport sujet-société, individu-ensemble, discours singulier-référent culturel" (id., p. 22).En échange de son investissement dans le groupe, que celui-ci soit familial ou plus largement social, les deux étant en interaction, l'enfant demande à celui-ci des garanties quant à la place qu'il peut y occuper, une place en indépendance de la seule décision des parents et du savoir exclusivement donné par la famille, un ensemble de repères identificatoires dans un modèle social reconnu.

      MASLOW (1954) définit le besoin d'appartenance comme un des besoins fondamentaux du sujet. Jacques LEVINE (1993-3) évoque, lui, son besoin d'inscription. Ce processus d'échange est une condition essentielle du mécanisme de l'identification et du développement de l'autonomie du "Je", selon Piera AULAGNIER (1975).


1-6- Nécessité d'une adaptation réciproque.

      Au XIX ème siècle, on considérait que "la bonne graine" ou la "mauvaise graine" déterminait ce que serait le sujet. L'illustration ultime de cette croyance en est l'expérience nazi visant à reproduire "la race supérieure" en donnant le primat à l'hérédité. Le bébé a été considéré également comme "une cire vierge" sur laquelle tout pouvait s'inscrire. L'environnement et l'éducation pouvaient conditionner l'individu. Les deux thèses ont ceci de commun qu'elles ne laissent aucune marge de liberté, de responsabilité au sujet quant à sa propre vie.

      A partir des années 1970, les techniques d'exploration in utero permettent de découvrir que le bébé est animé d'activités spontanées à l'intérieur de l'utérus maternel. Il perçoit des éléments d'information en provenance du monde extérieur et il lui arrive d'y réagir. On peut l'observer changer de position par exemple, sucer son pouce ou attraper le cordon ombilical pour le téter lorsqu'il perçoit la voix de sa mère. "Les bébés sont compétents bien avant de naître. Ils sont équipés d'une organisation neuropsychologique qui les rend aptes, avant toute expérience, avant tout apprentissage, à percevoir, traiter et structurer les informations venues de leur environnement. " (CYRULNIK, 1989, p. 30).

      Le bébé, dès sa naissance, a le pouvoir et la responsabilité partagée de faire de sa mère une "bonne" ou une "mauvaise" mère. Les travaux concernant les enfants autistes en particulier, ont dénoncé tout un courant de pensée qui a culpabilisé les mères de ces enfants pendant de longues années, leur faisant porter toute la responsabilité de la pathologie de leur enfant. Des observations très fines et prolongées des interactions mère-enfant, et ceci dès la naissance, ont pu mettre en évidence la part de responsabilité du bébé. Ce sont les réactions de celui-ci, semble-t-il, ses appels, ses modes de communication mis en place dès les premiers instants, qui déclenchent chez la mère des comportements maternels de réponse. En absence de toute stimulation de la part du bébé, la mère ne parvient pas à établir correctement la communication avec son enfant. Elle est désemparée, démunie, rapidement "sans voix". Les interactions, fondamentales pour le développement de l'enfant, ne se mettent pas en place correctement. Il y a trouble de la communication et de la relation. Dans un schéma de la communication, tel que le modélise WATZLAWICK par exemple (1967), la réaction circulaire, stimulus, réponse, et rétroaction, cette dernière ayant normalement une influence sur la source du message, ne fonctionne de façon stimulante et active pour aucun des deux partenaires:

      

      Rosine LEFORT (1980) souligne que, pour que l'Autre existe, il faut que le sujet le fasse exister, et pour cela, lui adresse sa demande. On a pu dire que, dans la psychose, il y a "un rapport cassé" à l'Autre; que dans l'autisme, l'Autre est comme absent, parti...L'autiste semble adresser sa demande à quelqu'un d'autre qui n'est pas là, qui est invisible. Il paraît annuler tous les signes de la présence de l'Autre.

      Un double mouvement d'adaptation apparaît donc comme nécessaire: celui, du milieu au sujet, et celui, du sujet au milieu, dans un ajustement réciproque.


1-7- L'adaptation est un processus, une création de liens entre le sujet et le monde.

      Par quels processus l'enfant s'adapte-t-il au monde? Quels mécanismes l'enfant va-t-il mettre en jeu pour pouvoir s'adapter aux différents milieux dans lesquels il est appelé à s'inscrire, et parmi ceux-ci, l'école? Qu'entend-on par "processus"? Le dictionnaire (LAROUSSE, 1989) le définit comme un "enchaînement ordonné de faits ou de phénomènes, répondant à un certain schéma et aboutissant à un résultat déterminé."


Un sujet actif qui incorpore et catégorise le monde. "Adaptation" et construction de la pensée.

      S'appuyant sur des études éthologiques et procédant à un rapprochement avec les observations concernant le bébé humain, Boris CYRULNIK rappelle qu'il y a bien interaction entre un sujet actif et son milieu: "L'être vivant perçoit certains éléments de son milieu et s'y imprègne selon son équipement génétique, selon le stade biologique de son développement et selon l'histoire qui l'y a préparé. L'objet d'empreinte tracé en lui, représente désormais une forme privilégiée de son environnement." (CYRULNIK 1989, p. 185).

      L'empreinte est donc une contrainte que le milieu exerce sur l'enfant, en induisant un certain type de réactions. Cependant, sans empreinte, le déterminisme est encore plus grand, car le développement ne peut pas s'organiser, le sujet ne peut pas s'inscrire dans son milieu, ne peut pas devenir. "Lorsqu'un être vivant est privé d'empreinte, le seul objet perçu demeure lui-même: c'est donc vers lui-même qu'il orientera ses comportements." (CYRULNIK, 1989, p. 186): masturbation, auto-agression, ou auto-mutilation. La gamme des possibilités d'empreinte pour une espèce est plus ou moins étendue selon les possibilités génétiques de la complexité de son développement. C'est l'inachèvement du bébé humain à la naissance qui le rend particulièrement réceptif aux objets d'empreinte et ce, pendant un temps relativement long. L'enfant connaît des périodes plus ou moins sensibles de son développement, au cours desquelles il présente une "réceptivité variable" aux événements et aux objets de son environnement. Il incorpore les représentations de certains objets de son milieu familial, et tisse avec celles-ci des liens affectifs profonds qui subsisteront toute sa vie et dont dépendra son développement ultérieur, ses choix affectifs, cognitifs, et relationnels 320  . Le monde est alors catégorisé en objets familiers et en objets étrangers. Les premiers deviennent rassurants et se voient associés à un sentiment de tranquillité pour l'enfant. Ils ont un effet structurant pour son développement. Ils assurent et prolongent ce que Bernard THIS nomme la "sécurité de base" de l'enfant. (THIS 1990). Les seconds, quant à eux, se voient qualifiés d'inquiétants, l'angoisse peut y être associée et ils peuvent avoir un effet désorganisateur pour l'enfant.

      Le sujet s'est construit, ainsi, des liens avec les objets. Ces liens constituent un premier équilibre dans ses relations avec le monde. Cet équilibre est rapidement remis en question par le changement, en provenance, soit du sujet lui-même, soit du monde extérieur.


Ruptures et liens.

      Un "monde écologique" ne succède pas à un autre par substitution, ni par simple addition. Il y a articulation des mondes entre eux, opération de reconstruction des modes d'insertion, de communication avec chacun d'eux, création nécessaire de nouveaux modes de liaison avec eux par le sujet. Ces liens ne peuvent s'élaborer qu'à la condition d'une séparation préalable, d'un écart, vis à vis du monde précédent.

      Certains enfants ont les plus grandes difficultés à accéder à la lecture, à l'écriture, ou au calcul, parce qu'ils ne parviennent pas, par exemple, à se détacher, à faire rupture avec "la première niche", celle du contact "fusionnel" avec la mère, et de ce fait à entrer dans les codes symboliques et l'abstraction en usage à l'école, qui exige un mode de relation fondé sur la triangulation, c'est-à-dire dans lequel le tiers absent puisse exister 321  .

      Les inter-relations entre les trois mondes sont permanentes. Ces "mondes" continuent de coexister d'une manière à la fois consciente et inconsciente tout au long de la vie d'un sujet. Les pulsions, les fantasmes, les perceptions, les sensations, les émotions, les modes de jouissance, se sont inscrits dans l'inconscient du sujet, selon un premier modèle qui fait retour d'une manière le plus souvent inconsciente elle aussi 322  .


"Assimilation" et "accommodation" selon le modèle piagétien.

      La qualité des échanges avec un milieu qui se transforme conditionne le développement affectif, social et cognitif de l'enfant. L'adaptation, selon PIAGET, est une série d'actes coordonnés par le sujet pour solutionner un problème. Il décrit (1964), entre autres, deux mécanismes fondamentaux d'adaptation d'un sujet à son milieu: les processus d'assimilation et d'accommodation. Tout besoin, né d'un déséquilibre et déclencheur de l'action, pousse le sujet à:

  • incorporer les choses et les personnes à son activité propre, donc à assimiler le monde extérieur aux structures déjà construites. Il s'agit d'adapter les choses à soi;
  • réajuster les structures internes, donc à les accommoder aux objets externes.

      L'incorporation se fait grâce à des structures, ou organes psychiques, dont le rayon d'action est de plus en plus étendu. De l'assimilation des objets, l'enfant parvient, grâce à l'articulation de l'action et de la pensée, à un réajustement, à une "adaptation" ou équilibre de ces assimilations et accommodations. Dans l'accommodation, le schème se modifie en fonction des circonstances. Le sujet s'adapte aux choses. Ainsi le développement mental apparaît, en son organisation progressive, comme une adaptation toujours plus précise à la réalité et comme la recherche d'un nouvel équilibre. Dans l'apprentissage, il n'y a jamais d'assimilation sans accommodation, ajoute PIAGET. Ces deux opérations permettent au sujet de construire sa propre expérience.


S'approprier sa propre expérience.

      Pour WINNICOTT, l'exercice de la pensée exige une élucidation du sens des mots et une appropriation de sa propre expérience par celui qui pense et qui parle. Cette appropriation est un processus complexe, jamais achevé, qui représente une assimilation active des produits culturels et des apports sociaux en vue d'une "création vivante de soi" par la personne (1971). Cependant, le sujet ne peut réaliser seul ces opérations.


1-8- L'adulte est médiateur du monde.

      Selon Henri WALLON, le développement psychique est à la fois biologique et social. L'enfant découvre le monde à travers les personnes qui l'entourent. Chacun de nous, tout au long de son développement, a besoin de la société et sera ce que ces apprentissages sociaux le feront devenir. L'individu est social, génétiquement parlant. "IL n'y a pas de réaction mentale qui soit indépendante, sinon toujours dans le présent, du moins par ses moyens et par son contenu, des circonstances extérieures, d'une situation, du milieu." (WALLON, 1941, p. 36-37).

      Le processus d'intériorisation des interactions entre l'enfant et son milieu est fondamental pour le développement de l'enfant. Un va et vient s'effectue entre l'enfant et le milieu, entre facteurs internes et facteurs externes, au cours des différentes périodes que traverse cet enfant. Deux tendances contradictoires se combinent, organisées temporellement: des "phases à orientation alternativement centripète et centrifuge, tournées vers l'édification sans cesse élargie du sujet lui-même ou vers l'établissement de ses relations avec l'extérieur, vers l'assimilation ou vers la différenciation fonctionnelle et l'adaptation objective." (WALLON, 1941, p. 95). Un "espace mental" se constitue dans lequel s'élabore un langage intérieur. L'adulte, lui-même relais d'un groupe culturel, en est le médiateur. (WALLON, 1970).


De l'interpsychique à l'intrapsychique. De l'étayage au désétayage.

      VYGOTSKY présente l'intelligence comme l'intériorisation de la socialisation. Une adaptation satisfaisante de l'enfant au milieu social, est indispensable au développement de son intelligence. La capacité de penser est une mise en liaison de concepts, une capacité de généralisation et une élaboration de significations dans le rapport du sujet au monde, dans le rapport aux autres et à soi-même, un moyen d'action sur eux. La relation à la réalité se fait par l'attribution de sens et cette activité créatrice s'enracine dans l'expérience affective et sociale, dans la possibilité d'échanges. La décentration qu'acquiert l'enfant au cours de son développement, sera d'abord interpersonnelle avant d'être intrapsychique. Les échanges avec des pairs en particulier lui permettront de construire ses capacités et ses connaissances. "Chaque fonction psychique paraît deux fois au cours du développement de l'enfant: d'abord comme activité collective, sociale et donc comme fonction interpsychique, puis la deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l'enfant, comme fonction intrapsychique." (In SCHNEUWLY B. et BRONCKART J.P., 1989, p. 11).

      VYGOTSKY soutient que le dispositif didactique doit anticiper légèrement le développement mental de l'enfant, de telle manière à prendre en compte "la zone proximale de développement" de l'enfant, située entre ce que l'enfant peut faire actuellement, avec une aide, et ce qu'il pourra bientôt réaliser seul. La fonction interpsychique nécessite l'étayage, l'aide de l'adulte, l'interaction, les échanges, les confrontations, les conflits avec les pairs, l'aide des dispositifs didactiques. La fonction intrapsychique s'exerce lorsque le sujet est capable d'être lui-même, qu'il peut intégrer ou se situer par rapport au point de vue d'autrui. Elle est assortie d'un désétayage de la part des aides extérieures.


1-9- Etre dans une position de "sujet séparé" pour pouvoir créer des liens et s'adapter.

      La théorie psychanalytique s'intéresse principalement aux résonances inconscientes que le premier milieu social a produit de façon durable, sous forme de "traces mnésiques" (FREUD) ou de "lettre" (LACAN), inscrites dans l'inconscient du sujet, et devenues constitutives de la manière dont celui-ci construit ses relations au monde et à lui-même. L'enfant est parlé par ses parents bien avant sa naissance, et, de ce fait, est inscrit dans la chaîne signifiante, dans le monde et dans le symbolisme, avant de commencer à en faire usage lui-même. L'accent est porté en psychanalyse sur ce que Boris CYRULNIK nomme les deux premiers "mondes écologiques", qui s'articulent entre eux et préparent l'inscription du sujet dans "le troisième monde écologique", celui du social et de la culture, celui dans lequel les enfants qui sont en difficulté à l'école, ont justement des difficultés à "s'adapter", à s'inscrire.

      L'accession aux deuxième et troisième "mondes écologiques" repose sur une série de ruptures à l'origine de la créativité du sujet, grâce au jeu entre deux mouvements opposés: la perte et les retrouvailles. "...un des ressorts des plus essentiels de l'expérience analytique, et ce depuis le début, c'est la notion du manque de l'objet." (LACAN, 1956-1957, p. 35). L'élaboration des manques, des ruptures, des scansions inévitables et nécessaires, la symbolisation de la perte, de l'absence, intégrés par l'enfant selon le modèle du "fort-da" décrit par FREUD (1920, p. 16 à 20 ), ou du "perdu-trouvé" de "l'objet transitionnel" décrit par WINNICOTT (1971), développent, entre autres processus, les capacités de l'enfant à supporter le manque, la frustration, l'absence, à se séparer et à créer.

      Comment entendre ce que recouvrent ces "opérations" psychiques dont il est question ici, et qui sont, selon la théorie psychanalytique, des processus d'adaptation du sujet, des processus de création? On peut admettre que le symbolisme est au sens large, le mode de représentation indirect et figuré d'une idée, d'un conflit, d'un désir inconscients. En ce sens, on peut en psychanalyse tenir pour symbolique toute formation substitutive, ajoutent LAPLANCHE et PONTALIS (1967). Si l'on admet que "le réel", comme dans la "grammaire" lacanienne, est là, premier, avant toute représentation, qu'il est constitué de ce qui strictement impensable, non figurable, et qu'il demeure, prêt à surgir, dans l'angoisse, le symptôme est "un effet du symbolique dans le réel". Il en témoigne, il en dit quelque chose, sous la forme d'une énigme, et à l'insu du sujet.

      La théorie psychanalytique ne fait pas apparaître le concept d'adaptation en tant que tel. Cependant, toute la question de la constitution du sujet en tant que séparé de ses premiers objets d'amour, question centrale de la théorie psychanalytique, concerne les relations du bébé avec son milieu, le premier environnement originaire et primordial étant celui de la mère, puis l'évolution de ces relations. La théorie psychanalytique met en évidence que la grande affaire de l'enfant, celle qui lui permet de "s'adapter" à un nouveau contexte, celle qui lui permet de construire de nouveaux liens avec les personnes et avec les objets, et par conséquent, d'apprendre, est de se séparer, de se constituer en tant que sujet autonome, capable d'un désir qui lui soit un tant soit peu propre.

      Nous avons constaté la nécessité pour le sujet, de disposer de capacités d'adaptation, et de parvenir à une adaptation suffisante au milieu dans lequel il est amené à vivre. Nous avons envisagé par quels processus le sujet s'adapte. Si l'inadaptation de l'enfant à l'école pose problème, que penser de ces enfants qui, eux, pourraient passer pour "sur-adaptés" au système?


1-10- Un élève "parfaitement adapté": utopie ou "pathologie"?

      Même si les enseignants rêvent souvent "d'élèves sages, appliqués, attentifs...", beaucoup constatent qu'avec une classe "trop sage", ils s'ennuient... Un enfant "sur-adapté" au système scolaire, sera, la plupart du temps, considéré dans un premier temps comme un "bon" élève, un "élève appliqué", "consciencieux", "gentil", de la même manière qu'un enfant "sur-adapté" au milieu familial et au désir de ses parents présente toutes les caractéristiques pour être considéré comme un enfant "gentil", "obéissant", "sage"...Que cet environnement auquel l'enfant est complètement "adapté", soit le milieu familial ou l'école, les conséquences, si elles s'avèrent être, à terme, une menace pour l'identité et l'autonomie du sujet, ne s'expriment pas de la même manière sur le vécu de l'enfant ou de l'élève. Les difficultés peuvent apparaître dès l'entrée à l'école, l'enfant ne pouvant pas quitter son milieu familial, ou bien apparaître plus tard, lorsqu'on lui demandera de faire preuve d'initiative, d'autonomie, de responsabilité, d'imagination, de créativité...Les enfants "sur-adaptés", dont la "normalité" est apparente, n'inquiètent pas l'école, à moins qu'un maître, un jour, s'interroge sur cet enfant "trop sage", que l'on n'entend pas; à moins que la "sagesse", un jour, ne bascule tout à coup en révolte, en violence désordonnée..."...si d'aventure (l'enfant) obtempère à leur voeu préalable (celui des éducateurs), s'il s'incline et suit docilement leur route, il survient un moment où le pas se dérègle, où le symptôme apparaît. L'obéissance trop étroite a ses ruses: le vivant est objectivé, brisé dans sa singularité, empêché d'accéder à sa position de sujet inaliénable." (CIFALI, 1994, p. 35).

      Nous pouvons facilement concevoir qu'un individu "sur-adapté" à son environnement semble avoir méconnu ou renoncé totalement à son désir pour adopter celui de son environnement. Est-ce par besoin éperdu d'être accepté, d'être aimé 323  ? Est-ce parce que le premier milieu familial a été trop "comblant", "trop plein", "trop adapté" à ses besoins, et qu'il n'a pu trouver pour lui-même les voies de son désir? Le sujet "sur-adapté" n'a pas à sa disposition la souplesse d'adaptation, d'ajustement nécessaires, pour évoluer en même temps que le milieu l'exige. Il ne parvient pas à trouver les réponses nouvelles et inventives nécessaires lors des passages obligatoires d'un monde à l'autre. La pathologie, la souffrance, la mort psychique peuvent menacer. La "sur-adaptation" ne correspond-elle pas à une forme d'inadaptation?


1-11- Des inadaptations qui ont du sens.

      Refuser de s'adapter, peut être un signe de "bonne santé psychique" lorsque ce qui est demandé par le milieu est estimé par le sujet, contraire à son éthique personnelle, aux valeurs, aux convictions auxquelles il adhère. Ne pas s'adapter peut être aussi la seule manière que le sujet ait trouvée pour tenter de faire entendre sa difficulté - et son désir -, pour lancer un appel dans un lieu où il espère pouvoir être entendu: l'école. Ne pas s'adapter à l'école, c'est d'abord ne pas apprendre. "Chaque cas est un cas particulier, mais il faut retenir que cet empêchement à se satisfaire dans son désir d'apprendre est toujours intelligent." (DOLTO, 1989, p. 20).

      La question de l'inadaptation éventuelle de l'élève renvoie à celle de l'adaptation de l'école à l'élève.


1-12- Et si l'école "s'adaptait " aussi à l'élève?

      Si "l'école a pour vocation de participer à l'adaptation permanente des femmes et des hommes aux évolutions sociales, technologiques et professionnelles de notre société 324  " (p. 14), la mise en oeuvre d'une pédagogie différenciée et la mise en place des cycles visent à abandonner un "moule" unique dans lequel l'élève doit s'adapter, et ont pour objectif général d'adapter, dans une certaine mesure, l'école à l'élève. Nous avons évoqué comment l'école était supposée abandonner un moule unique, et accepter aujourd'hui de s'adapter aux différences entre les élèves.

      La Circulaire du 9 avril 1990 325  stipule: "L'école, qui accueille tous les enfants, doit permettre à chacun d'entre eux de tirer le meilleur profit de sa scolarité. Adapter l'action pédagogique et le fonctionnement de l'institution scolaire aux caractéristiques des élèves, notamment de ceux qui éprouvent des difficultés particulières dans l'acquisition et la maîtrise des apprentissages fondamentaux, s'impose comme une nécessité et un devoir."(p. 1040). Cela semble un truisme d'affirmer qu'une action d'aide à un enfant en difficulté, quelle que soit cette aide, aide de son maître ou aide spécialisée, pose la question de l'adaptation de cette aide aux besoins de cet enfant...


1-13- Proposition d'une synthèse, qui peut donner des éléments:

  • de compréhension de la nature des processus en jeu pour qu'un enfant devienne élève,
  • de compréhension de la nature de la difficulté de l'enfant, dans son parcours pour devenir élève,
  • de compréhension sur les besoins de l'enfant, dans ce parcours;
  • et des indications sur la nature, la conception, la mise en oeuvre d'une aide éventuelle à lui proposer, pour l'aider à dépasser ses difficultés.

      Nous avions projeté d'entreprendre la construction d'un "savoir sur le parcours de l'enfant", en nous interrogeant, dans un premier temps, à partir de la question de "l'adaptation". Notre objectif était de mieux comprendre les obstacles éventuels que présente ce parcours, et de mieux entendre les difficultés d'un enfant qui, s'il est rencontré par le rééducateur au cours de séances préliminaires à une aide éventuelle, éprouve des difficultés dans ce parcours dont il ne peut se dispenser. En ce qui concerne l'indication à poser, nous nous demandons si ces difficultés de l'enfant sont "normales" ou "pathologiques". En ce qui concerne une rééducation éventuelle, nous cherchons des repères quant à ce dont cet enfant a besoin, ou, plus précisément, aurait besoin.

      Que venons-nous d'apprendre? Le concept d'adaptation se précise: l'adaptation du sujet dans le milieu auquel il est appelé à vivre, son inscription dans le monde, peuvent être considérées comme une création de liens et de structures entre le monde et lui-même.

  • L'adaptation du sujet, représente un enjeu vital. Pour survivre, l'homme, comme l'animal, doit s'adapter à son milieu. Un animal, terminé à la naissance, s'il ne s'adapte pas aussitôt au milieu en réagissant de manière conforme aux informations, meurt. Sans éducation, privé des expériences fondamentales à son développement psychique, le bébé humain ne devient pas "Homme", n'accède ni à la socialisation, ni à la culture. L'adaptation de l'enfant à l'égard de son milieu est un enjeu vital pour sa survie et son développement affectif, relationnel et cognitif.
  • Un des moyens de s'adapter est l'acquisition de comportements ajustés aux situations nouvelles, ajustement qui peut préserver la part de liberté du sujet. C'est cette acquisition qui constitue les prémices de tout apprentissage. L'apprentissage est donc en premier lieu, un processus d'acquisition, par un être vivant, d'une expérience individuelle de comportement qui détermine son adaptation à son contexte.
  • Il s'agit d'une inscription active. Le sujet incorpore les informations en provenance du milieu, les fait siennes, se transforme et agit sur le monde, en retour.
  • L'adaptation est un phénomène réciproque. Une adaptation du milieu aux besoins évolutifs de l'enfant est indispensable pour assurer la sécurité de base et le développement de celui-ci. L'enfant, de son côté, doit être disposé à vouloir s'adapter au milieu, et prêt à le faire. Il y a interaction.
  • L'existence de liens affectifs profonds, stables et ajustés à ses besoins, nés de l'interaction, tissés entre l'enfant et certains objets de son milieu familial, en lui assurant une sécurité de base, lui permet d'aborder "le troisième monde écologique" social et culturel, et lui a permis, normalement, de se construire les capacités nécessaires pour créer de nouveaux liens.
  • L'assurance de liens sociaux actuels, stables et sécurisants, des conditions appropriées d'accueil, sous la forme d'un "contrat narcissique", constituent des étayages indispensables au dépassement des difficultés inévitables, et des repères fondamentaux pour pouvoir s'inscrire dans un nouveau contexte et pour être capable de se projeter dans l'avenir.
  • L'adulte et les pairs, assurent la fonction de médiateurs entre le monde et l'enfant.
  • L'entrée de l'enfant dans le monde culturel est étroitement corrélée avec son entrée dans le monde social. C'est en se séparant de ses premières attaches que le sujet peut constituer de nouveaux liens avec le monde social et culturel.
  • Il est nécessaire pour l'enfant de s'approprier sa propre expérience pour pouvoir comprendre le monde.

1-14- Tableau récapitulatif.

      Nous proposons, en page suivante, un tableau récapitulatif des éléments de "savoir" et d'analyse, que nous venons de recueillir. Pour une capacité donnée, qui concerne ici les processus d'adaptation du sujet au monde, nous ferons correspondre les "préalables" nécessaires à l'enfant pour que cette capacité s'élabore. Quels besoins s'avèrent nécessaires d'être satisfaits, pour que ces processus se déroulent dans de bonnes conditions, ou du moins dans des conditions suffisantes pour qu'il y ait, effectivement, adaptation créative du sujet? Quelles éventuelles difficultés avons-nous pu relever au passage?

      

Tableau de synthèse : L'ADAPTATION du sujet au monde: un PROCESSUS CREATIF

      Qu'avons-nous appris des processus qui permettent à un enfant de s'adapter à ce nouveau milieu que représente l'école? Qu'avons-nous compris de la difficulté de cet enfant qui doit s'adapter à l'école, et qui ne parvient pas à le faire d'une façon satisfaisante pour lui même et pour les autres? Qu'avons-nous appris, en ce qui concerne l'indication, puisque c'est la préoccupation de celui ou celle qui rencontre cet enfant, lors des séances préliminaires? Qu'avons-nous retenu des besoins de cet enfant, et de ce qui lui serait nécessaire, et de ce qu'une aide pourrait tenter de lui apporter, pour poursuivre l'élaboration de ses processus d'adaptation qui lui permettrait, entre autres, d'être "bien", ou "mieux", à l'école?

      Nous n'avons pas obtenu de réponses "définitives", mais des pistes qui nous renvoient sur d'autres processus en jeu. Ce sont ceux qui concernent le sujet et sa capacité d'apprendre, puisque c'est ce que lui propose ce milieu dans lequel il doit s'intégrer. Ce sont la souplesse de son fonctionnement psychique, sa capacité à élaborer ce qui l'encombre, sa construction identitaire, l'appropriation de sa propre expérience, la nécessité pour lui de se séparer...

      Nous avons compris combien le processus d'adaptation du sujet est complexe, combien cette adaptation elle-même est fragile, toujours remise en question. Nous pouvons admettre que cette situation de précarité même, est nécessaire. Nous comprenons mieux à quel point, dans cette tâche difficile pour tous, certains enfants ont plus de difficultés que d'autres à surmonter les obstacles. Nous possédons un argument important pour affirmer que difficulté n'est pas forcément synonyme de pathologie. Plus que des réponses, de nouvelles questions se posent quant à la limite entre "l'inadaptation" et "l'adaptation" d'un sujet. Nous découvrons qu'une "inadaptation" peut être, non seulement à l'origine, mais la condition, du développement, du "grandir", et de l'expression des capacités créatives du sujet. Une "trop grande adaptation" du sujet au milieu, un équilibre "trop stable" "trop figé", semble pouvoir être pathologique, et présenter des caractéristiques mortifères. Nous retrouvons ainsi ce qui avait été dit de la nécessaire souplesse psychique, caractéristique de la "normalité". L'écart, le déséquilibre, au contraire, sont nécessaires pour qu'existe le sujet et pour que s'exercent ses capacités créatives. Si toute vie est déséquilibre permanent, et recherche d'un équilibre, si les difficultés sont prévisibles, si les obstacles dans le parcours sont inévitables, les conflits, structurels, la tension qui en résulte, à condition de rester dans des limites supportables pour le sujet, peut être source de dynamisme, de créativité.

      Cependant, les difficultés de socialisation de l'enfant, toute difficulté dans l'établissement et la construction des liens sociaux, peuvent avoir des répercussions sur son développement, non seulement affectif, mais aussi sur l'exercice de sa pensée et sur son développement cognitif.

      L'enfant en difficulté d'adaptation ne devra-t-il pas trouver en lui-même et, si besoin en est, grâce à l'étayage d'un lieu spécifique d'aide, une autre manière de structurer ses relations au monde?

      Jacques LEVINE, comme René DIATKINE, par exemple, lequel évoquait des possibilités de "récupération" 326  , avance que tout sujet a en lui ce qu'il nomme des "capacités d'auto-réparation" face à ses blessures. Ces capacités le conduiront à rechercher d'autres solutions que celles sur lesquelles il bute, d'autres arrangements de son rapport au monde. Comment s'y prendra-t-il? Si les choses paraissent plus difficiles pour un enfant particulier, que pourra-t-on lui proposer pour le soutenir, pour l'étayer, dans cette entreprise?

      Mais auparavant, un autre "savoir du parcours" de l'enfant nous est indispensable. Nous savons, par son maître, que cet enfant, rencontré au cours des séances préliminaires à une rééducation éventuelle, non seulement ne s'adapte pas, ou mal, à l'école, mais qu'il est dans une situation de refus ou d'impossibilité d'apprendre. Que se passe-t-il? Qu'est-ce qui se joue, pour cet enfant, à l'école, puisque, si nous en croyons Françoise DOLTO par exemple, que nous citions dans ce chapitre (point 1-11), si l'enfant n'apprend pas, c'est qu'il a de bonnes raisons pour cela. S'il "refuse" de s'adapter à l'école, s'il s'empêche d'apprendre, alors que ces deux processus sont constitutifs de son devenir, c'est qu'autre chose d'encore plus important est en jeu pour lui actuellement. En clarifiant ce qui se joue dans le mouvement même qui pousse un sujet à apprendre, peut-être obtiendrons-nous des éléments de compréhension sur ce qui peut faire difficulté, obstacle, empêchement?


2- Le désir d'apprendre.

      Des enfants en difficulté d'investissement des apprentissages.

      A la suite de l'entretien avec leurs maîtres et suite à leur rencontre en compagnie de leurs parents, nous avons relevé l'inactivité inquiétante ou la passivité, l'opposition, la fuite dans le rêve, des peurs, des blocages, devant les apprentissages, de certains enfants...La demande d'aide de leurs maîtres, pour Bruno, Ismène, Alex, Frédéric, Loïc, Angélique et Roland, met en avant la difficulté de ces enfants à investir les apprentissages. "Volontaire pour aucune activité", "refus, destruction de ce qui est fait, n'achève rien", "bloqué", "ne s'intéresse à rien"...constitue une grande partie de la plainte de leurs maîtres à leur égard. Que se passe-t-il pour ces enfants? Est-il possible d'aider un enfant en ce qui concerne son "désir d'apprendre"? Qu'est-ce que le "désir d'apprendre"? Ce questionnement devrait nous permettre de recueillir des éléments d'information sur ce qui est en jeu dans la difficulté de certains enfants, et sur ce qu'il convient de leur proposer, afin de répondre aux questions: Quelle aide serait la plus indiquée? Comment la concevoir? Notre objectif est donc de réunir des matériaux pour répondre à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? mais nous en attendons également qu'ils apportent des éléments susceptibles de commencer à mieux nous faire comprendre ce qu'est le processus rééducatif.

      Nous avons cité Françoise DOLTO, qui avançait (1989, p. 20), que "l'empêchement à se satisfaire dans son désir d'apprendre" est "toujours intelligent" chez un enfant. Sander KIRSCH proche de ces propos, déclarait à Strasbourg (1993),: "L'aptitude à la scolarité requiert l'intégration de toute une série de processus de développement. Quand il n'y a pas cette intégration, l'enfant doit dire "non" à la scolarité, jusqu'à ce qu'il trouve un nouveau sens à son intégrité menacée". L'entrée au Cours Préparatoire est un moment difficile pour un grand nombre d'enfants. Nous avons évoqué à quel point la réussite ou l'échec "au CP" déterminent les conditions de la scolarité ultérieure. Si l'enfant peut rencontrer des difficultés à tout moment de son parcours, "le CP fonctionne comme un puissant révélateur de l'histoire enfantine. Il en fait le bilan pourrait-on dire. C'est en ce sens qu'il constitue un franchissement." (THIEFAINE, 1996, p. 10). Souvent, les difficultés rencontrées par l'enfant dans le cours de sa scolarité sont des survivances ou des résurgences des premières difficultés, révélées au moment initiatique au cours duquel il a quitté la maison parentale pour franchir les portes de l'école, et d'autant plus, lorsque c'était pour entrer "à la grande école"...

      L'étude des dysfonctionnements a souvent éclairé les processus "normaux" par lesquels passe tout sujet. Nous nous proposons de réaliser une démarche inverse qui tente de comprendre ce qui se joue pour tout enfant lors d'un parcours toujours singulier qui le conduit à pouvoir entrer dans les activités de l'école, et dans les apprentissages, qui sont l'activité première et fondamentale de celle-ci. Les instructions officielles décrivant les compétences à acquérir par un enfant à la fin du cycle 1 327  , situent "le désir de connaître et l'envie d'apprendre", comme "compétence transversale": "L'enfant s'intéresse aux questions concernant les hommes, les animaux, les plantes, le cycle de la vie, les phénomènes naturels, des objets techniques (pourquoi, comment ça marche?)" (p. 32). Deux questions se posent à nous, qui sont celles que se pose tout enseignant dans son acte d'enseigner, et tout aidant, dans son acte d'aider un élève en difficulté à dépasser ces difficultés.

  • Quels sont les préalables affectifs et relationnels à l'acte d'apprendre?
  • Si la "motivation" est un de ces premiers préalables, quels en sont les rouages?

      Envisager d'intervenir au niveau de ce qui constitue la "motivation" ou "le désir d'apprendre" d'un élève, c'est se positionner d'emblée dans une conviction pédagogique qui pose que "la motivation n'est pas un état sur lequel on ne peut pas grand chose, mais un construit, un produit qui se fabrique...Le processus motivationnel a une origine affective, les émotions s'y conjuguent avec la raison, les expériences affectives de plaisir et de déplaisir, en sont le socle." (ANDRE, 1993, p. 66). Ivan DARRAULT, de son côté, avance (1992, p. 14): "L'échec scolaire, d'une manière extrêmement massive, s'articule à une problématique du désir et non pas de déficit...Nous possédons des arguments très solides pour inscrire l'échec dans la problématique générale du désir du sujet et pas du manque et du déficit." Lorsque Ivan DARRAULT affirme qu'il est possible d'argumenter des liens entre l'échec scolaire et "la problématique du désir du sujet", c'est pour insister sur la nécessité d'une intervention qui favoriserait cette émergence du désir de l'enfant, et pour réfuter une aide qui s'inscrirait dans le registre de la réparation ou du comblement. C'est aussi pour écarter, d'une manière générale, en dénonçant le mot "déficit", les catégorisations trop hâtives qui assimilent échec scolaire et pathologie. C'est à la recherche de ces arguments que nous invitent les enfants en difficulté à l'école, enfants rencontrés lors des séances préliminaires, puis en rééducation.

      Toutes les recherches en neuro-sciences démontrent l'importance de l'affectivité dans l'apprentissage: l'intervention des émotions et de la motivation en particulier, dans le fonctionnement et l'utilisation plus ou moins importants des possibilités du cerveau, dans son inhibition possible lorsqu'est rappelée une expérience douloureuse ou désagréable 328  . Jean PIAGET (1964) souligne l'interaction fondamentale des facteurs internes et externes et, d'autre part, le lien indissoluble entre affectivité et intelligence. Il reconnaît la dimension énergétique qui pousse un sujet vers l'acte d'appropriation et de construction de la connaissance et vers l'objet qui le suscite.

      Face à l'échec scolaire d'un enfant, devant certains refus ou impossibilités d'apprendre, on entend souvent dire: "Il n'est pas motivé", avec son corollaire: "Comment le motiver?" René FOURCADE (1975) fait un inventaire non exhaustif des termes appliqués à la motivation humaine: mobile, tendance, pulsion, besoin, désir, pression, réflexe prédisposant, etc...et rappelle que ceux-ci sont mis en relation avec les comportements, les attitudes, les instincts, l'énergie, la conduite...pour en conclure à la complexité des déterminants de la motivation. Motivation, "curiosité intellectuelle", désir d'apprendre, "pulsion d'investigation", "pulsion épistémophilique"...Autant de termes rencontrés, évoqués, selon le champ de l'action menée, et des théories à laquelle celle-ci se réfère. Le "désir de savoir" et le "désir d'apprendre", ou encore le "désir de connaître", sont-ils un seul et même mouvement? A quelles réalités, à quels moments de "l'apprendre" correspondent ces concepts? Quelles sont les origines, quels sont les ancrages de ces différents désirs? Qu'est-ce qui peut bien faire qu'un enfant apprend ou n'apprend pas, investisse ou n'investisse pas, là où ses parents, ses maîtres, là où ceux qui ont mission de l'aider, voudraient qu'il investisse? Il nous faut répondre à cette question pour pouvoir juger de l'existence d'enfants relevant spécifiquement d'une "rééducation".

      Si de nombreuses théories se sont intéressées au mouvement qui pousse un sujet à apprendre, la théorie psychanalytique a interrogé ce que la psychologie comportementaliste a nommé "la boîte noire". C'est donc ce référent théorique que nous devons interroger pour tenter de comprendre plus finement les mécanismes et les processus en jeu. La proposition de Daniel MARCELLI (1992) d'articuler les concepts de "connaître" "savoir" "apprendre" avec les instances psychiques, nous a paru pertinente pour organiser ces analyses.


2-1- De quelques clarifications nécessaires des concepts...


2-1-1- Désir de savoir, désir d'apprendre, désir de connaître.


Désir de savoir et désir d'apprendre ne recouvrent pas les mêmes processus psychiques.

      En pédagogie, "on a (...) confondu trop souvent le désir de savoir - qui, lui, sans doute peut être considéré comme constitutif de l'homme cherchant à percer le mystère de ses origines - avec le désir d'apprendre - qui suppose que l'on suspende, un temps, l'impatience du désir de savoir pour prendre, précisément, le temps d'apprendre..." (MEIRIEU et DEVELAY, 1992, p. 99). Si le désir de savoir se joue dans l'immédiateté du désir qui ne peut surseoir, et se révèle actif chez le très jeune enfant, qui "veut savoir" pourquoi le soleil "tourne" dans le ciel, pourquoi il fait nuit, pourquoi il pleut, qui veut savoir "ce que les grands font quand il n'est pas là", l'acte d'apprendre exige un différé, un investissement à plus long terme, une acceptation de l'attente des effets, que certains enfants - ou adolescents - ne peuvent supporter.


Le désir de connaître est différent du désir de savoir.

      Si Philippe MEIRIEU différencie "savoir" et "apprendre", Daniel MARCELLI (1992, p. 10) propose une différenciation supplémentaire entre le désir de connaître et le désir de savoir, en se référant à la théorie psychanalytique 329  . Il formule une hypothèse: "La connaissance serait du côté du narcissisme (et du ça), le savoir du côté de l'Idéal du Moi (et du Surmoi), l'apprentissage du côté du Moi"..."ces trois termes étant cependant indissociablement liés les uns aux autres." (id., p. 13).

      Cette différenciation topique entre connaissance, savoir, et apprentissage, apporte-t-elle un éclairage sur la nature des difficultés rencontrées par certains enfants dans leur approche de l'apprentissage, d'où un intérêt clinique? Elle a l'avantage de mettre en évidence à quel point l'intégralité du psychisme et de ses différents registres est impliquée dans l'acte qui pousse un sujet vers un objet de connaissance, combien toute la construction de la personne est intriquée dans ce mouvement. Elle éclaire également le fait qu'un enfant ne peut entrer dans les apprentissages avant d'avoir élaboré pour lui-même la construction de son identité, laquelle se constitue du Moi, du narcissisme et de l'Idéal du Moi. Daniel MARCELLI précise que chacune de ces motions demeure présente et active dans le psychisme. Elles sont "en interrelation constante." Pour asseoir son assertion, cet auteur reprend l'étymologie des mots "connaître" et "savoir" (id., p. 11 à 13).

      Connaître: du latin cognoscere, c'est avoir une idée plus ou moins juste, savoir de façon plus ou moins précise (dictionnaire Larousse). Le désir de connaître peut déboucher sur le désir de se connaître:

  • soi-même,
  • sa vie psychique,
  • son fonctionnement.

      Le désir de connaître est-il constitutif du psychisme? Le jeu de mots, issu de l'étymologie, est désormais classique: "con-naître", c'est-à-dire "naître avec".


2-1-2- Le désir de connaître est ancré dans notre histoire.


Découverte et connaissance.

      L'observation du nourrisson montre à quel point l'activité exploratoire, l'activité de découverte de son corps (de ses mains, de ses pieds..), des objets environnants (le visage de la mère, puis des proches, très vite reconnus, des objets à la portée de l'enfant, puis plus lointains), est une activité naturelle chez l'enfant en bonne santé et se révèle progressivement prise sur le monde.

      On peut connaître des choses concrètes ou abstraites. La connaissance ne signifie pas toujours que l'on a appris préalablement. Elle suppose alors une part de curiosité et de croyance, dans une approche qui peut être immédiate, intuitive et globale, approximative, mais qui implique une compréhension de ce qui est connu. "Se connaître", c'est avoir une idée juste de soi-même, de ses possibilités. Cette "idée" de soi est directement liée à la construction du narcissisme. On peut connaître une femme (au sens biblique, la connaître sexuellement). La connaissance de la vie, la connaissance de la mort, sont constitutives du sentiment d'exister et proviennent de l'investissement en continu du narcissisme.

      Ainsi, "connaître" semble bien renvoyer à la notion de narcissisme, dans sa construction et dans son investissement. Qu'est-ce que le narcissisme, selon la théorie psychanalytique?


Narcissisme, pulsion et connaissance.

      Le narcissisme, lié à la découverte et à l'appropriation de son corps par l'enfant, en tant qu'il est investissement pulsionnel du sujet sur lui-même, investissement nécessaire à la vie subjective, est une donnée structurale du sujet. Jean LAPLANCHE et Jean-Bernard PONTALIS (1967), définissent ainsi le narcissisme: "Par référence au mythe de Narcisse, amour porté à l'image de soi-même." (p. 261); "Le narcissisme primaire désigne un état précoce où l'enfant investit toute sa libido sur lui-même. Le narcissisme secondaire désigne un retournement sur le moi de la libido, retirée de ses investissements objectaux." (p. 263). Roland CHEMAMA (1993, p. 171), précise: "...à partir de 1914 (date de: Pour introduire le narcissisme), FREUD fait du narcissisme une forme d'investissement pulsionnel nécessaire à la vie subjective, c'est-à-dire plus du tout quelque chose de pathologique, mais au contraire une donnée structurale du sujet. " La constitution d'un narcissisme "suffisamment bon" suppose une double conviction: d'une part, une mémorisation du passé, et d'autre part, une attention-anticipation du proche avenir.. Le "narcissisme secondaire" est en relation avec l'investissement d'objets extérieurs à un sujet poussé par l'Idéal du Moi, et soumis aux processus secondaires. Il suppose l'inscription du sujet dans le temps (passé, présent, futur). Piera AULAGNIER (1975), articule les processus secondaires qui intègrent l'Idéal du Moi et le projet identificatoire, le principe de plaisir et le principe de réalité, le narcissisme, dans l'élaboration du "Je" et de son histoire, inscrite dans le temps.

      La capacité d'investissement des objets par le sujet s'exerce sur le sujet lui-même et sur des objets extérieurs. "...la notion de narcissisme (...) range l'investissement libidinal du moi parmi les investissements d'objet et souligne la nature libidinale de la pulsion d'auto-conservation." (FREUD, 1925, p. 53). Le narcissisme est donc un des effets de l'investissement des objets de la pulsion. Par voie de conséquence, le désir de connaître les objets, se situerait comme effet des investissements de la pulsion. Si le "ça" instance psychique inconsciente, est le réservoir des pulsions et de l'énergie psychique, l'arène où s'affrontent pulsions de vie et pulsions de mort (FREUD), la connaissance est donc un effet du "ça", et donc ancrée au plus intime de l'être.


Des questions fondamentales aiguisent le désir de connaître.

      L'enfant a toujours vu ses parents, et ce, depuis sa naissance. Il peut de même avoir le sentiment d'avoir toujours vu frères et soeurs, même si l'un d'eux est né après lui, mais très peu de temps après. En conséquent, rien de ce côté là n'aiguise sa curiosité, son besoin de savoir. Par contre, une nouvelle naissance, qui remet en question sa place dans la fratrie, "la fin de cet état où ses parents lui consacraient leurs soins, qu'elle soit vécue réellement ou redoutée à juste titre, le sentiment d'avoir, à partir de ce moment et pour toujours, à partager tout ce qu'il possède avec ce nouveau venu, ont pour effet d'éveiller la vie affective de l'enfant et d'aiguiser sa faculté de penser." (FREUD, 1907-1931, p. 16-17). Dès lors, pressé par l'urgence, "sous l'incitation de ces sentiments et de ces soucis, l'enfant en vient maintenant à s'occuper du premier, du grand problème de la vie et pose la question: d'où viennent les enfants? " (FREUD, id., p. 17). L'enfant assigne à sa pensée la tâche de trouver une réponse, comme si cette réponse pouvait "prévenir le retour d'événements si redoutés" (ibid.).

      C'est ainsi que la plupart des questions que posent les enfants, consistent en une enquête sur la différence des sexes, mais aussi sur des questions fondamentales de l'humain comme l'amour, la mort, l'origine... 330  .


Ambivalence et conflit psychique, quant aux réponses apportées.

      Mais l'enfant vit un sentiment de profonde ambivalence vis à vis des éventuelles réponses. Il veut et il ne veut pas savoir; il craint inconsciemment certaines réponses. Il pose certaines questions et "s'arrange" pour ne pas entendre les réponses, craignant qu'elles bouleversent trop son univers, son système de pensée. C'est toute la question de l'information sexuelle par exemple...

      Lors de l'adoption de positions que certains désignent par "période phallique", l'enfant découvre la différence des sexes. Ses questions tournent la plupart du temps autour de "A quoi ça sert?". Le garçon refuse longtemps de croire que sa mère n'a pas un pénis comme lui, par exemple. La petite soeur, elle, en aura un quand elle sera grande. (C'est ce que décrit S.FREUD (1923) à partir du cas du petit Hans. La crainte de sa propre castration lui fait s'accrocher à un savoir qu'il s'est construit. Ce "savoir" né de ses fantasmes dément ses observations, entre en conflit avec elles. Une autre grande question des enfants, liée à la première, consiste à rechercher ce qu'il en est du rapport des sexes. "La solution à laquelle ils s'arrêtent d'habitude est une union qui s'accomplirait au moment de la miction ou de la défécation...(Lorsque l'enfant) renonce à ses recherches, ce n'est pas sans faire un tort durable à sa pulsion de savoir. " (FREUD, 1924, p. 93).


"Destins" du désir de connaître.

      L'investigation de l'enfant connaîtra divers sorts. Poussé par des éprouvés pulsionnels, il posera d'abord la question à son entourage. N'obtenant que des réponses évasives, et de toutes façons qui ne le satisfont pas, il en viendra à penser que les grandes personnes lui cachent quelque chose. Il met en doute le discours familial. L'enfant peut vouloir "être un bon petit enfant, croire en ce que les adultes lui diront, ne pas chercher à en savoir davantage" (FREUD, 1923, p. 17). C'est l'arrêt de la réflexion et la domination de l'opinion consciente. Si l'enfant poursuit son travail de recherche, et "apporte de nouvelles preuves qui n'ont pas droit de cité", un "interdit de savoir" (FREUD, id.), peut entraîner un refoulement intense 331  . Il pense que s'il est interdit de savoir lorsque l'on est enfant, il doit être coupable de vouloir savoir. Il gardera donc secrètes ses recherches ultérieures. Mais il a connu là une première expérience de conflit psychique, qui peut entraîner une inhibition ou le conduire à se construire un symptôme. FREUD ajoute que (1923, p. 21): "cette rumination intellectuelle et ce doute sont pourtant les prototypes de tout le travail de pensée ultérieur touchant la solution des problèmes et le premier échec a un effet paralysant pour toute la suite...".

      Si le mouvement qui pousse un sujet à "connaître" s'ancre dans les premiers instants de son existence, s'il dépend de l'élaboration de son narcissisme, et s'il évolue selon les réactions de l'entourage mais aussi des réactions de l'enfant lui-même, comment situer le "désir de savoir"? Nous continuerons à suivre, comme un fil directeur, les hypothèses présentées par Daniel MARCELLI.


2-1-3- Le savoir est un aboutissement.

      Le mot "savoir" est issu du latin sapere: avoir du goût, avoir de l'intelligence, s'y connaître en quelque chose. "Je sais ou je ne sais pas", décrit l'état de possession et de jouissance de l'état de connaissance. C'est être capable d'une activité dont on a la pratique. On peut savoir l'anglais ou savoir nager. Le savoir suppose un apprentissage préalable, une démarche d'appropriation, une intériorisation de quelque chose d'extérieur à soi.


Désir de savoir ou pulsion épistémophilique?

      C'est par la deuxième expression que Mélanie KLEIN (1921-1945) nomme le désir de savoir. En utilisant le mot "pulsion", elle en souligne l'aspect moteur, dynamique, comme dans la motion du désir, mais également l'ancrage, toute pulsion s'originant dans le corps.

      Comment la théorie psychanalytique définit-elle le mot "pulsion"? "A côté des excitations externes que le sujet peut fuir ou dont il ne peut se protéger, il existe des sources internes apportant d'une façon constante un afflux d'excitations auquel l'organisme ne peut échapper et qui est le ressort du fonctionnement psychique." (LAPLANCHE et PONTALIS, 1967, p. 360). La pulsion serait un "processus dynamique consistant dans une poussée (charge énergétique, facteur de motricité) qui fait tendre l'organisme vers un but. Selon FREUD, une pulsion a sa source dans une excitation corporelle (état de tension); son but est de supprimer l'état de tension qui règne à la source pulsionnelle; c'est dans l'objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but." (id., p. 359-360). S.FREUD, à partir du texte "Au delà du principe de plaisir" (1920), considère qu'il n'y aurait que deux grandes pulsions dans le psychisme, pulsions auxquelles se rattacheraient toutes les pulsions secondaires. Ces deux pulsions seraient:

  • la pulsion de vie, qui comprend la pulsion sexuelle,
  • la pulsion de mort.

      Piera AULAGNIER (1975, p. 39) affirme que deux seules conditions sont nécessaires à la vie psychique (laquelle comprend toute forme d'activité psychique):

  • la survie du corps,
  • la persistance d'un investissement libidinal résistant à une victoire définitive de la pulsion de mort.

      S. FREUD (1915) décrit les processus pulsionnels et leur "destin". Nous proposons 332  , à partir de cette théorisation, un schéma qui représente le "destin" le plus direct de la pulsion, lorsque rien ne vient s'opposer à sa décharge. L'effet en est la chute de l'excitation, l'éventuelle satisfaction, un certain équilibre énergétique retrouvé.


Le désir de savoir. "Idéal du Moi" et identité du sujet.

      Selon Daniel MARCELLI (1992, p. 12), le désir de savoir serait "ce que l'individu souhaite acquérir pour avoir de lui-même une représentation qui approche, égale ou dépasse, l'image idéalisée qu'il s'est construite.". Cette image idéalisée, ou "Idéal du Moi", est en relation directe avec "le Surmoi" qui le régule.

      Qu'entend la théorie psychanalytique par "Surmoi" et par "Idéal du Moi" 333  ? Le "Surmoi" s'organise à partir de l'intériorisation des images parentales, dans leur aspect limitatif mais aussi protecteur. "L'Idéal du Moi", quant à lui, s'organiserait autour de trois axes:

  • l'idéalisation des parents par l'enfant,
  • l'idéalisation de l'enfant par les parents,
  • l'idéalisation de l'enfant par lui-même, celui-ci se référant à l'investissement narcissique.

      Le désir de savoir travaillerait, selon Daniel MARCELLI, à partir d'une tension née d'un écart irréductible, mais qui doit être supportable,

  • entre le Moi
  • et l'Idéal du Moi,

      qui sont deux instances psychiques qui s'élaborent lors de la construction de son identité par le sujet 334  .

      Investir, pour le sujet, suppose avoir à sa disposition une énergie: celle des pulsions, et que cette énergie ne soit pas trop mobilisée par des préoccupations qui l'inhibent, ou qu'elle ne soit pas occupée dans des constructions autres, telles que le symptôme.

      

Schéma : Destin le plus direct de la pulsion.

D'après S. FREUD (1915). Pulsions et destins des pulsions

      Quelles sont les questions qui se posent, à propos du "désir de savoir"?

  • S'interroger sur le désir de savoir du sujet, pose la question du choix de l'objet d'investissement, choix lié au déplacement des premières curiosités de l'enfant vers des objets non sexuels, et renvoie donc au processus de sublimation.
  • Cet investissement est lié directement lui-même à celui de refoulement, donc aux différents destins de la pulsion.

Le désir de savoir: le résultat d'une élaboration.

      Le désir de savoir, selon la théorie freudienne, est considéré comme le résultat:

  • des pulsions et du désir primitif de l'enfant de connaître et de posséder le parent du sexe opposé, au cours de ce qui constitue "le complexe d'Oedipe";
  • de l'intégration par l'enfant de la loi humaine de l'interdit de l'inceste;
  • du refoulement partiel de ces pulsions, de ce désir;
  • de la sublimation d'une partie non refoulée de ces pulsions et de ce désir, c'est-à-dire de leur déplacement, du changement d'objet de la pulsion sur des objets culturellement valorisés 335  .

      Une part de refoulement vis à vis des questions sexuelles est nécessaire à un certain moment pour que l'enfant puisse s'intéresser à autre chose. Cependant, il subsiste toujours quelque chose des premières poussées de l'investigation sexuelle. "L'initiation à ce savoir... ne va pas sans réactualiser chez l'enfant le désir contradictoire de contempler le fruit défendu sans véritablement le saisir par la démarche d'une pensée. Ainsi, dans un premier temps, l'apprentissage est-il sous-tendu par le "désir de voir", encore fréquent et tourné vers la "scène primitive". (TERRIER et BIGEAULT, 1975, p. 39).


Le refoulement: condition de possibilité de la sublimation.

      Notre interrogation concernant le "désir de connaître", nous a fait constater que, si l'entourage de l'enfant, dans ses réponses aux questions fondamentales que celui-ci lui pose, influence ce que deviendra ce "désir de connaître", l'enfant, dans ses réactions, dans ses élaborations, dans sa persistance à "vouloir connaître" ou dans ses renoncements éventuels, porte une grande part de responsabilité dans le "destin" de ce désir. Nous avons vu qu'au très puissant besoin d'investigation du jeune enfant concernant la différence des sexes, la conception, etc...correspond une tendance au refoulement tout aussi puissante, instaurant un conflit psychique considérable. Dans un premier temps, "les éléments destructeurs de la pulsion orale,... les qualités de l'agressivité primitive doivent "se psychiser" dans les qualités de "saisie" et de pénétrance psychiques indispensables au développement de la pulsion épistémophilique, c'est-à-dire la pulsion à savoir, à comprendre." (HAGG, 1993, p. 24). Le concept de sublimation est un concept fondamental, selon la théorie psychanalytique. Mélanie KLEIN définissait la santé mentale par la capacité d'un sujet à sublimer 336  . Qu'entend-on par "sublimation"?

Référons-nous à ce qu'en dit S. FREUD, dans: "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci" (1943, p. 80-81): "L'observation de la vie quotidienne des hommes nous montre que la plupart d'entre eux réussissent à détourner des parties très considérables de leurs forces pulsionnelles sexuelles vers leur activité professionnelle.
La pulsion sexuelle est tout particulièrement propre à fournir de telles contributions puisqu'elle est douée de la capacité de sublimation, c'est-à-dire en état d'échanger son but immédiat contre d'autres, non sexuels, éventuellement placés plus haut sur l'échelle des valeurs.
Nous tenons ce processus pour démontré, lorsque l'histoire infantile d'une personne, donc l'histoire de son développement psychique, montre que dans l'enfance la pulsion prédominante était au service des intérêts sexuels."

      Si le destin des pulsions est, respectivement et à des degrés divers, leur décharge, leur refoulement et/ou leur sublimation, cette dernière opération intéresse au plus haut point l'école, qui va fournir des objets culturels, "socialement reconnus et valorisés" à cette sublimation. FREUD tient l'activité artistique et l'investigation intellectuelle pour principales activités de cette sublimation...Voilà qui nous fait toucher du doigt le mécanisme originaire du désir de savoir, selon la théorie psychanalytique...

      Mais ce processus serait aussi particulièrement délicat, vulnérable, puisqu'issu en partie de pulsions qui auraient échappé au refoulement, puis se seraient transformées en d'autres buts à visée culturelle. Reste à connaître les mécanismes de ces transformations. Mireille CIFALI (1994, p. 117) décrit ce processus de sublimation et évoque ses relations avec le désir du sujet: "une transmutation: de l'énergie libidinale en pulsion épistémologique; des plaisirs d'organe en plaisirs secondarisés; de la jouissance immédiate en jouissance différée; de la satisfaction du corps à la satisfaction de l'âme. Freud l'a montré; entre sexualité et intelligence, il y a continuité." .Le refoulement fait donc partie des processus normaux grâce auxquels la pensée se construit. S'il ouvre à la sublimation, cette dernière est la condition pour que puisse s'exercer la créativité du sujet. "..nous savons au moins que la sublimation n'est pas à entendre sur le modèle du besoin, avec sa possible satisfaction, mais bien du désir qu'aucun objet ne peut satisfaire...La sublimation apparaît comme désir (et plaisir douloureux) de penser, comme quête passionnée de la vérité, comme construction d'un objet scientifique, artistique ou relationnel...souffrance et joie, dépression et activité créatrice vont de pair,...l'invention est impensable sans douleur et sans plaisir, car elle met en cause le rapport du sujet à lui-même" (CIFALI, 1994, p. 213).

      Lorsqu'il y a échec du refoulement, lorsque la sublimation est insuffisante, et que se produit la sexualisation de la pensée, cette sexualisation bloque l'accès aux apprentissages, et livre l'enfant à des pulsions non transformées, non élaborées. Les questions inconscientes surgissent à nouveau, submergent la pensée, attirent vers elles toute l'énergie du sujet. Ce que Ismène jouera au cours des rencontres préliminaires, et que nous évoquerons 337  , semble illustrer cette "sexualisation" trop importante de la pensée, qui contribue, peut-être, à l'empêcher d'apprendre à lire actuellement.

      Si l'échec du refoulement peut entraîner des difficultés scolaires importantes, un trop grand refoulement peut avoir les mêmes conséquences pour l'enfant.


Le désir de savoir peut s'inhiber. Le symptôme.

      Le désir de savoir rencontre, se heurte ou surmonte des obstacles internes et externes au sujet. Pour certains enfants, le processus de refoulement est trop important, refusant tout accès au savoir. L'inhibition, ou empêchement, ou bien le symptôme, réponse sous forme d'impasse que le sujet donne à ses questions, bloquent la poursuite de ses investigations 338  . L'enfant n'a-t-il pas supporté de savoir certaines choses qu'il a considérées comme lui étant interdites, dont il se sent coupable d'avoir percé les secrets, ou dont la vérité lui a été trop difficile à assumer car trop chargée de "réel", au sens lacanien de ce terme ? S'est-il désormais interdit tout autre savoir? Il ne peut plus savoir, il évite d'écouter, il évite de comprendre. Le processus de refoulement domine. Il se construit inconsciemment une "pseudo-débilité". Ou bien, il ne pose plus de questions, ou bien restreint son champ d'investigations d'une manière tellement limitée qu'il se barre l'accès à tout un champ de connaissances, mais aussi à son imaginaire, qui l'entraînerait peut-être trop loin malgré lui... Daniel MARCELLI (1992), met en garde contre une assimilation trop rapide et abusive entre l'échec scolaire et le défaut de pulsion épistémophilique, ou "désir de savoir". Ce dernier n'est qu'un des possibles de ce qui peut être cause de l'échec scolaire d'un enfant.

      De même, tout autant qu'un désir de savoir de la part d'un enfant ne lui garantit pas la réussite scolaire, une réussite scolaire peut être constatée sans que l'enfant ne manifeste particulièrement d'un désir de savoir, s'étant contenté d'entrer passivement dans le désir de l'autre, parent ou enseignant, ou encore dans le modèle proposé par l'école. Il s'agit alors de certaines formes d'adaptation passives, dénoncées par de nombreux auteurs, comme pouvant devenir rapidement pathologique 339  .

      Si la clarification préalable de ces concepts nous permet de dissocier la question du désir de savoir de celle du désir d'apprendre, nous pouvons constater cependant que ces deux concepts sont étroitement imbriqués. "Désirer apprendre" est-il un mouvement naturel qui pousse certains enfants à désirer apprendre, et d'autres non?


2-2- Qu'est-ce que le "désir d'apprendre" ? qu'est-ce que la "motivation" ?


2-2-1- Les théories de "la motivation" sont nombreuses. Etymologie et historique. Champs d'application.

      Le terme motivation vient du latin motivus (relatif au mouvement, mobile). Celui d'apprendre, vient du latin apprehendere, saisir. Le mot motivation lui-même, est anglo-saxon, créé entre 1920 et 1925 par la psychologie comportementaliste américaine. Il s'agissait de répondre à la question:" Comment agir sur les attitudes des gens et faire jouer tel ou tel ressort afin qu'ils achètent tel ou tel produit?" Ce concept a été repris et développé en France dans des champs aussi différents que celui de l'économie - la publicité en est l'exemple le plus évident -, le domaine social, celui de la politique, de l'éducation: "Comment motiver les jeunes, un groupe, une classe, un individu...?". "La motivation possède un rôle déterminant dans la formation et le déroulement des activités humaines. Elle influence, détermine, explique, justifie, excite et oriente l'ensemble des éléments qui forment la vie même de l'être humain." (FOURCADE, 1975, p. 23).

      La question déborde donc largement les activités scolaires, puisqu'elle est à la base de tout ce qui nous meut, ou nous "met en mouvement", le terme anglo-saxon évoquant la dimension dynamique de ce concept. Il est des motivations au travail, des motivations dans le choix des loisirs, des motivations politiques, syndicalistes...Joseph NUTTIN (1961) souligne, dans l'aspect dynamique de la motivation, le fait qu'elle est non seulement "moteur" de l'action, mais également son enracinement purement subjectif et interne: "La motivation met l'organisme en mouvement, mais plus encore le dirige: les stimuli extérieurs n'acquièrent, en dernière analyse, leur pouvoir de direction qu'en vertu d'une exigence directrice et sélective inhérente à la motivation même". La même racine latine motivus avait donné en français deux mots distincts évoquant deux concepts différents:

  • le motif, issu d'une raison consciente et pour un acte volontaire (XIVème siècle). Le sens a été ultérieurement influencé par l'ancien français movoir (déterminer, décider à),
  • le mobile qui suppose une raison inconsciente (les mobiles d'un crime).

      Les termes de "motif" et "mobile" ont le mérite d'évoquer les deux versants de ce "moteur" de l'action, son aspect conscient et sa dimension inconsciente, ce que ne laisse pas supposer le terme anglo-saxon. Le dictionnaire Larousse définit le terme de "motivation" comme "une modification psychologique et physiologique chez l'être humain, créant un état de besoin et entraînant un comportement qui vise à retrouver l'équilibre psychologique et physiologique par la satisfaction de ce besoin. Chez l'homme, la plupart du temps les motivations cachent par leurs complexités les pulsions qui sont à leur base." Cette dernière définition a l'avantage de pointer l'existence de pulsions inconscientes en liaison avec une recherche de satisfaction vitale des besoins.


2-2-2- Des psychologies diverses, et la psychanalyse, se sont intéressées à la question.

      René FOURCADE les énumère (1975, p. 24): il est une théorie expliquant la motivation par les instincts (P. DIEL, O. KLENEBERG), par la sexualité, (S. FREUD), une théorie hédoniste (YOUNG, Mc. CLELLAND), une théorie béhavioriste du comportement dirigé (MULL, TOLMAN), de l'apprentissage ( J. NUTTIN), de la rupture des attentes conventionnelles (R. S. PETERS), de l'explication par le modèle "intention selon les règles" (LAGAGE, GAUQUELIN, ADLER). Nous pourrions ajouter: une théorie née de la neurobiologie, de l'étude des systèmes, etc... René FOURCADE regrette que ces différentes théories raisonnent le plus souvent par exclusive et non par complémentarité - quand celle-ci s'avérerait possible -, amputant par là même d'une richesse éventuelle la compréhension des processus.

      Né d'un contexte économique, le concept de motivation laisse entendre qu'on peut maîtriser, manipuler la motivation des individus. C'est toute la question de l'influence de l'autre sur le sujet par l'intermédiaire en particulier de la séduction, de la suggestion 340  . FREUD a très vite abandonné hypnose et suggestion dans les cures analytiques, se rendant compte que tout effet obtenu de par la seule autorité du médecin sur le malade était de courte durée, voire inefficace. Une autre raison "clinique", s'y ajoute: on constate que, lorsque le désir de l'aidant, concernant le changement de l'autre, est trop fort, les résistances, de la part de celui vers lequel s'exerce ce désir, s'accroissent d'autant. Des raisons éthiques, également, ont déterminé les psychanalystes à l'abandon de ces techniques, dans la mesure où suggérer à l'autre ce qui est bon pour lui, c'est le nier en tant que sujet de son désir, capable du seul "savoir" valable sur lui-même.

      Dans le domaine de l'enseignement, comment, compte tenu de ces effets, peut-on démêler ce qu'il en est du désir de l'enseignant et du désir de l'élève?


2-2-3- Qu'en est-il dans le domaine de l'éducation, de la pédagogie? Du "désir" de l'élève...

      La "pédagogie de l'intérêt" ou "des centres d'intérêt", la pédagogie du projet, toutes les pédagogies dites "actives", sont des applications directes de cette recherche de développement des motivations des enfants, en pédagogie. Si l'éducation consiste en "une action exercée sur un individu ou un groupe et pouvant entraîner des réactions, pour faciliter, infléchir ou modeler leur développement" (HADJI, 1987) 341  , comment s'exerce cette action? Par quelles voies? Comment éviter que le désir légitime de l'enseignant envers l'enfant: que celui-ci réussisse, qu'il devienne plus autonome, qu'il s'exprime, qu'il soit inventif, etc..., devienne tellement prégnant, qu'il ne laisse aucune place pour que celui de l'élève puisse émerger? C'est ce qu'exprime Philippe MEIRIEU (1991) "Le projet de faire apprendre est légitimement impatient. L'apprentissage est constitutivement hésitant. L'enseignant, qui est déjà de l'autre côté du savoir, est mortifié du temps perdu à le rejoindre" (p. 108). Il est nécessaire "...(d')équilibrer un légitime désir de maîtrise et une volonté indéfectible d'offrir à autrui les moyens d'y échapper." (id., p. 165).

      Séduction et suggestion font-elles partie intégrante du processus éducatif? demande Mireille CIFALI (1994). Comment l'adulte peut-il "se déprendre" afin de ne pas aliéner l'enseigné, pour que ce dernier soit capable de poursuivre seul sa route, et qu'advienne son désir et non celui de ses parents ou de son maître? Marie-Claude BAIETTO (1982), démonte ce qu'il en est de la "prise de pouvoir" et de la recherche de maîtrise sur l'autre au sein même des pratiques pédagogiques non-directives. C'est ce qui se produit, selon cet auteur, lorsque l'enseignant veut "capter la totalité de l'élève" pour "mieux le comprendre", mieux "LE" "savoir". L'amalgame entre la fonction enseignante et la fonction "d'analyste du groupe", risque de conduire à la clôture narcissique de l'espace pédagogique, au détriment, non seulement des apprentissages, mais aussi de la liberté du sujet. Il risque d'accentuer l'aliénation de l'enfant dans le désir de l'adulte.

      Autant de questions que se pose l'enseignant, ou qui lui sont posées. Ces questions interpellent, d'une manière plus aiguë encore, sans doute, tous les intervenants qui ont pour mission d'aider l'enfant en difficulté. "Lorsqu'un enfant est en difficulté, ce n'est pas un adulte seulement qui désire qu'il y arrive, mais 2,3, 4. Le voilà talonné, avec pour toute issue l'adoption d'une position de résistance. On oublie que ce n'est ni la proximité ni notre volonté à tout prix qui peuvent lui permettre de se regreffer sur ce qu'il rejette...cela oblige à faire le deuil de notre activisme, que nous travaillions à nous tenir à la bonne distance, sans abandonner, sans renoncer à enseigner." (CIFALI, 1994, p. 219). Jacques LEVINE (1993-1) va dans le même sens, évoquant ce que pourra être la position du rééducateur quant à son désir d'aider l'enfant: "L'inconscient de l'aidant veut que l'enfant aille mieux, le plus vite possible. L'institution l'y pousse en lui demandant de prévoir un nombre de séances limité. Il est pourtant nécessaire d'envisager les cas où ce n'est pas possible..."

      Mais le sujet échappe toujours, à ce qui voudrait le définir par des théories, ou le diriger par des principes. Quoi que l'on tente, il peut sauvegarder la possibilité, pour lui-même, de "se bricoler" sa propre alchimie entre son désir et ce que lui propose l'école. Philippe MEIRIEU (1988, p. 36).voit dans ce fait "la chance" du sujet: "Il y a une opacité incontournable de la conscience d'autrui, qui marque un point limite de toutes nos tentations totalitaires ...c'est bien là que les "pédagogies du sujet", dans leur radicalité même, nous sauvent du dressage et du délire: il faut que le sujet échappe et que je reconnaisse à la "boîte noire" le droit absolu à l'existence."

      Théories de la communication ou du comportement viennent buter sur le contenu de "la boîte noire". Pouvons-nous, et devons-nous, arrêter là nos investigations, face à cette "boîte noire", comme le fait la psychologie comportementaliste? L'enfant en difficulté, est également en difficulté avec cette énigme, sa propre énigme. Lui non plus, ne comprend pas. Si nous voulons un tant soit peu l'aider à dépasser ses difficultés, ses impossibilités, ses refus inconscients, nous devons, avec lui, tenter de démêler un peu ce qu'il en est de "sa boîte noire". Ceci ne peut se faire qu'au sein de la rencontre. Cependant, il est nécessaire à "l'aidant", de disposer de connaissances qui, le moment venu, pourront apporter une piste, un éclairage, qui permettront de formuler une hypothèse, à partir d'un mot, d'un geste, d'un indice, si minime soit-il, de la part de l'enfant. Au delà de la description fonctionnaliste de la motivation qui permet de décrire des comportements observables, des résultats, nous nous interrogerons sur la genèse de cette motivation. La théorie psychanalytique s'est intéressée à la compréhension de ces mécanismes psychiques. C'est donc à ce référent théorique, que nous devons adresser nos questions.


2-2-4- De la "boîte noire" et "du sujet".

      Dans le domaine pédagogique, le terme de "motivation" est le plus souvent utilisé. La théorie psychanalytique parlera, elle, de désir de savoir et de désir d'apprendre. Le concept psychanalytique de désir nous entraîne à tenter une approche et une analyse plus fines de l'élève considéré comme un sujet, dans sa construction inter et intrapsychique.

      Enoncer qu'apprendre est un acte, comme le font Bernadette AUMONT et Pierre-Marie MESNIER, qui se réfèrent, entre autres, dans leur recherche (1992), à la théorie psychanalytique, c'est en souligner l'aspect dynamique, la nécessité d'engagement du sujet. Il semble que ce soit la partie inconsciente, pulsionnelle, du Moi, qui soit d'abord et principalement en jeu dans cette démarche: "...pour que les apprentissages se fassent, il est nécessaire que les aspects non rationnels de l'élève soient pris en compte. Le désir d'apprendre, élément fondamental dans la mise en oeuvre des apprentissages est un des plus importants." (TEIL, 1993, p. 73). La théorie psychanalytique fait appel au sujet, en, tant que sujet d'un désir qui préexiste nécessairement à l'apprentissage et à toute mise en oeuvre didactique de la part de l'enseignant. Sans ce désir, tous les efforts de l'enseignant sont vains. "...pour qu'il y ait apprentissage, encore faut-il que l'enfant soit là en personne. S'il n'y est pas, s'il se trouve hors circuit, rien ne pourra faire qu'il apprenne. Préalablement à cet enjeu d'un "objectif d'apprentissage", encore faut-il qu'il ait pu exister un sujet disposé à apprendre, un sujet de désir." (IMBERT, 1994, p. 24).

      Si une impulsion, quelquefois puissante, pousse le sujet à apprendre, elle peut être tout aussi forte pour l'en empêcher. L'ambivalence de tout désir se retrouve dans le désir d'apprendre comme dans les autres domaines, fragilisant ce mouvement, en faisant un élan jamais définitif, toujours à entretenir, à reconstruire, à consolider, à réajuster. "Dans le désir d'apprendre, il y a tout l'amour et la haine des apprentissages. Il y a le meilleur et le pire. Tel est fait le désir." (DARRAULT, 1992, p. 10).

      Nous avons constaté que le désir de connaître est manifeste chez le nourrisson. Qu'en est-il de l'apprentissage et du désir d'apprendre?


Les apprentissages commencent à la naissance.

      La question de l'adaptation de l'enfant à son milieu nous a fait mettre en évidence en quoi le processus adaptatif du sujet est un apprentissage de comportements appropriés à un environnement changeant, processus qui doit se mettre en oeuvre dès les premiers instants de l'existence.

  • Si apprendre est un acte, comme le démontrent par exemple Bernardette AUMONT et Pierre-Marie MESNIER (1992),
  • si apprendre, c'est croître, grandir, devenir autre, se séparer, comme l'explicite par exemple la théorie psychanalytique,
  • si apprendre est un processus, une démarche, une quête, qui s'inscrivent dans le temps,...
  • s'il faut qu'un "sujet de désir" "disposé à apprendre" "soit là en personne"...

      y a-t-il des "préalables" à cet acte? Qu'est-ce qui pousse un sujet à apprendre? Comment se constitue le "désir d'apprendre"?


On ne peut désirer sur ordre. Pas plus désirer apprendre qu'autre chose.

      "...il ne faut jamais oublier...que c'est le sujet et lui seul qui est capable d'impulser le mouvement de la conversion, qu'il ne le fait donc jamais sur commande, au moment prévu et dans des conditions définies par un autre..." (MEIRIEU, 1991, p. 54), et que "c'est notre pouvoir de refus qui donne sens et valeur à notre acceptation". (id, p. 55). L'injonction donnée à l'enfant par les parents ou les enseignants, comme on l'entend souvent: "Maintenant tu entres à "la grande école", il te faut apprendre...", montre quotidiennement son inefficacité, voire sa nocivité lorsque la pression devient trop forte sur l'enfant. La question est bien ailleurs. Lorsque les parents sont, pour une raison ou une autre, en opposition avec l'école, certains enfants se trouvent confrontés à un choix impossible. Perdre l'amour de ses parents ou pouvoir s'en passer est impensable pour l'enfant qui a besoin d'eux d'une manière vitale. L'enfant sera donc tenté de renoncer à s'engager dans une voie que ses parents réprouvent, et ce, d'autant plus qu'il est jeune. Un médiocre désir de savoir, accompagné d'un médiocre désir d'apprendre, s'en suivront. Ou bien, un désir de savoir fondamentalement différent du savoir proposé par l'école. (MARCELLI, 1992).

      Le jeune enfant peut apprendre "pour faire plaisir" à maman, à la maîtresse, entrant ainsi dans le désir de l'autre, comme le remarque son enseignante pour Ismène. Il demeure alors assujetti, aliéné dans ce désir, et incapable d'initiative, de créativité. Son "désir d'apprendre" est fragile, fluctuant, selon son désir de faire plaisir ou non, selon les contrariétés subies...Combien de temps cela durera-t-il avant la révolte et l'abandon radical de tout investissement, l'enfant ou l'adolescent manifestant alors son affirmation de soi par le refus de tout ce que "désirait l'autre" et y compris qu'il apprenne? On ne peut parler pour ces enfants, qui "sont pourtant dans les apprentissages", de "désir d'apprendre", désir qui concerne un sujet séparé, un sujet qui peut exprimer quelque chose de son désir, et qui s'en fait responsable. D'autres enfants semblent avoir renoncé à tout désir vis à vis des apprentissages, "comme s'ils en avaient fait le deuil" disait Yves de LA MONNERAYE à Valence (1994). Ils peuvent même donner l'impression d'avoir renoncé au désir de toute activité scolaire, tant leur repli ou leur passivité, ou encore leur refus, fait dire aux enseignants "Il ne s'intéresse à rien."

      Il convient donc de s'interroger, au niveau en particulier d'une indication d'aide à un enfant, mais également au niveau de la conception même de cette aide, sur la position de cet enfant et de son désir vis à vis de la situation et de l'acte même d'apprentissage, indépendamment, dans une certaine mesure, du choix de l'objet d'investissement. Bien des obstacles sont à surmonter, tant internes qu'externes, pour que cet élan vers l'apprentissage conserve son énergie, son dynamisme.


Le désir d'apprendre n'est qu'une des formes du désir, désir qui nous fait vivre.

      "Apprendre, c'est investir du désir sur un objet de savoir" dit FREUD. "L'essentiel...c'est que circule un peu de désir...ce qui mobilise un élève, l'engage dans un apprentissage, lui permet d'en assumer les difficultés, voire les épreuves, c'est le désir de savoir et la volonté de connaître. Sans ce désir en lui, seule la mécanique peut répondre..." (MEIRIEU, 1988, p. 86). Cependant, nous savons que "ce qui permet l'investissement du savoir est toujours mystérieux, toujours singulier." (CIFALI, 1994, p. 220). Dans un projet d'aide à l'enfant-élève en "difficulté de pensée", en difficulté de désir d'apprendre, nous avons besoin de quelques repérages. Si le désir d'apprendre, et le plaisir lié au fonctionnement de la pensée, s'originent dans la sexualité sublimée, "transmutée" dit Mireille CIFALI, que se passe-t-il pour ces enfants dont il semblerait qu'ils "s'empêchent", inconsciemment, de penser, comme si leur pensée leur faisait peur, ou leur était interdite?


La question du désir, c'est la question du sujet qui est posée, selon la théorie psychanalytique.

      Le sujet, au point de vue psychanalytique, est le sujet du désir, capable de ressentir, de vivre ses émotions, sujet de l'inconscient, sujet soumis aux lois du langage, donc aux lois du symbolique, sujet divisé. Si le sujet est considéré comme divisé, c'est, en particulier entre:

  • ce qu'il veut faire et ce qu'il peut faire, c'est à dire entre son désir et ses possibilités, ou la réalité,
  • son conscient et son inconscient.

      Les racines du désir d'apprendre sont inconscientes.


Le DESIR s'ancre sur le plaisir mais naît du MANQUE et de l'écart par rapport au BESOIN.

      Le mot "désir" est un mot éminemment polysémique: on désire du chocolat, une glace, une femme, un enfant, partir en vacances, une augmentation, des chaussures, une maison, un chien...C'est Jacques LACAN qui a formalisé et articulé les concepts de besoin, demande, désir sous ces termes. Chaque instance se constitue chez le nourrisson en fonction du lien interpsychique et de l'articulation vitale entre un besoin exprimé, une demande, une réponse, un désir. Sigmund FREUD formule, lui, la réalité psychique en termes d'instances. La première topique, décrit les instances psychiques comme étant l'inconscient, le préconscient et le conscient 342  . L'enfant se construit d'abord inconsciemment, mu par ses pulsions libidinales. Ce sont des concepts-clés de la théorie psychanalytique.

      Pour FREUD et LACAN, le désir vient d'un manque toujours précédé d'une expérience de satisfaction. Il naît de l'écart entre le besoin et la demande. Jacques LACAN introduit la distinction entre les trois niveaux de fonctionnement:

  • le besoin est de l'ordre du réel,
  • le désir est de l'ordre de l'imaginaire,
  • la demande est de l'ordre du symbolique 343  .

      L'homme est un être de lien. Ce qui spécifie le petit d'homme c'est sa prématurité et donc sa dépendance prolongée. Il a un besoin vital de l'Autre pour survivre, non seulement sur le plan physiologique mais aussi psychique. Nous retrouvons chez des psychologues comme WALLON et VYGOTSKY par exemple, une conception interactive et globale du développement qui n'est pas contradictoire avec celle développée par la psychanalyse. Interrogeons la théorie psychanalytique, dans la conceptualisation qu'elle propose de cette construction.


2-3- Besoin, demande, désir.


2-3-1- LE BESOIN et les premières représentations.


"Un corps pour deux".

      Au "départ", (Temps 1 théorique), temps le plus pur du narcissisme primaire, l'enfant et sa mère constituent comme une appartenance à un même corps (on parle souvent de relation fusionnelle). Lorsqu'un "creux", un manque, s'inscrivent dans le fonctionnement physiologique, vient la réponse comblante de l'extérieur dans la simultanéité. C'est ce que Joyce Mac DOUGALL décrit lorsqu'elle évoque le fantasme "un corps pour deux". Le besoin, de nourriture par exemple, ou première manifestation très archaïque du "désir", se présente sous la forme d'accumulation d'excitation, correspondant à un ressenti de déplaisir. Lorsque les conditions sont suffisamment bonnes, le sein ne tarde pas trop à arriver, et le bébé fait l'expérience, importante, de son omnipotence. La satisfaction met fin à l'excitation interne. Il se produit une association psychique entre l'expérience de la satisfaction et l'image mnésique de la perception l'accompagnant (l'image du sein ou du biberon dans cet exemple) 344  .


Plaisir, déplaisir, premières représentations.

      Lorsque l'expérience du manque se fait sentir à nouveau, l'image mnésique de la perception se présente alors et provoque, par une impulsion psychique, la perception sous forme hallucinatoire, comme une "identité de perception", ou "représentation de choses" (AULAGNIER, 1975), "en vue de répéter l'expérience de satisfaction qui impliquait une diminution de l'excitation et était ressentie comme plaisir" (FREUD, 1898-1899, p. 508). Le nourrisson hallucine le sein, suppléant ainsi au manque d'objet. Cette hallucination, ou ébauche de représentation de l'objet manquant, lui permet d'attendre le retour de la satisfaction. Mais il est nécessaire que l'attente ne se prolonge pas, car cette représentation hallucinée ne peut apporter la satisfaction du besoin, et le malaise revient. Ce sont les premières représentations du nouveau-né. "L'investissement total de la perception depuis l'excitation du besoin est le chemin le plus court vers l'accomplissement du désir. Rien ne nous empêche d'admettre un état primitif de l'appareil psychique où ce chemin est réellement parcouru et où le désir, par conséquent, aboutit en hallucinatoire."(FREUD, 1898-1899, p. 481). "Désirer a dû être d'abord un investissement hallucinatoire du souvenir de la satisfaction." (id., p. 508). La première forme du désir se présente donc d'abord comme "un courant de l'appareil psychique qui va du déplaisir au plaisir" (ibid., p. 508).

      Cette forme de représentation est à l'origine de la "pensée magique", de l'omnipotence de la pensée, croyance que l'on retrouve vivace, fréquemment, chez l'enfant, lorsqu'il aborde les apprentissages scolaires, et en résurgence chez certains adolescents 345  .


"Pensée magique".

      L'enfant qui entre "à la grande école" attend de celle-ci une initiation en quelque sorte magique aux savoirs qu'elle propose. Il réactive ainsi l'illusion d'une position de dépendance à une toute puissance mégalomaniaque, imaginaire, à laquelle il est prêt à se soumettre. Cette illusion narcissique, est aussi aliénation dans le désir de l'autre, de laquelle l'enfant aura à se déprendre. Elle correspond à la pensée magique de l'enfant qui croit pouvoir capter le savoir des adultes, et à une illusion de toute-puissance qu'il lui faudra à son tour soumettre au principe de réalité pour pouvoir accepter les contraintes inhérentes à tout apprentissage. Cependant, beaucoup d'enfants pensent qu'il suffit de vouloir, que le désir entraîne sa réalisation, qu'il suffit par exemple de se mettre enfin à travailler pour que des effets immédiats en soient attendus, d'où une déception quelquefois suivie d'abandon, si les effets n'en sont pas aussi rapides. Ce mode de pensée comporte également des implications terribles lorsque la réalité vient confirmer ces fantasmes: un décès qui fait suite à des désirs de mort sur une personne; une séparation lorsque le garçon, animé par des sentiments oedipiens, désirerait l'éloignement du père, ou lors de la réactivation de ces sentiments, à l'adolescence 346  . Mais cette illusion de toute-puissance permet également, l'intervention nécessaire de l'imaginaire et du fantasme, comme recours, étayage de l'enfant, face aux difficultés et aux découragements rencontrés.

      Cependant, dans des conditions "normales", l'intervention du principe de réalité va contraindre au dépassement de l'illusion.


2-3-2- Le manque et la DEMANDE. Naissance de la pensée.


Attente.

      Dans un temps 2, du fait d'une inadéquation au moins corporelle (latence de la réponse), séparant le besoin de la réponse, va naître la demande chez le nourrisson. Lorsqu'un "creux" physiologique vient s'inscrire, l'hallucination ne sera pas adéquate à satisfaire corporellement et psychologiquement ce creux. La satisfaction ne se produisant pas chez le nourrisson, il devient nécessaire de faire intervenir un second système. L'activité de ce dernier va "interdire à l'investissement mnésique d'atteindre la perception et de ficeler alors les forces psychiques, mais (va) plutôt faire prendre à l'excitation née du besoin, un chemin détourné qui, finalement, par la motilité volontaire, altère le monde externe, si bien qu'apparaisse la perception réelle de l'objet de satisfaction..." (FREUD, 1898-1899, p. 508). Le nourrisson ressent la faim, s'agite et crie.

      Pour quelles raisons se produit cette première inadéquation, au moins corporelle? La première raison en est que le besoin s'inscrit dans le temps réel du corps, et du temps sépare le besoin et la réponse de la mère. La seconde raison tient à ce que l'objet, qui a répondu une première fois, est arrivé dans des conditions particulières qui ne se présenteront jamais exactement de la même manière, d'où une image mnésique qui ne sera jamais tout à fait identique, d'où un écart entre image et réalité, et une insatisfaction perpétuelle. (Dans la seule situation de jouissance amoureuse, c'est-à-dire en dehors de cette rencontre aléatoire et habituelle, du besoin et de la réponse, peut se réaliser l'adéquation entre objet demandé et objet apporté. Il est important de noter que cette adéquation entre demande et réponse fait vaciller tous les repères, le "dedans", le "dehors"...). Seuls les psychoses hallucinatoires et les fantasmes des inanitiés s'épuisent à retenir d'une manière permanente l'objet désiré sous sa forme d'investissement interne équivalent à la perception extérieure.

      FREUD voit dans ces processus, l'origine de la mise en place des deux systèmes inconscient et préconscient, ainsi que la distinction entre processus primaires et processus secondaires.


L'énigme de l'inconscient. L'origine de la pensée.

      Comment FREUD définit-il ces instances? "L'inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d'une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur. " (FREUD 1898-1899, p. 508). "Le processus primaire 347  s'efforce de faire se décharger l'excitation pour établir, grâce aux quantités d'excitation ainsi rassemblées, une identité de perception; le processus secondaire a abandonné cette intention et l'a remplacée par une autre: atteindre une identité de pensée. La pensée n'est qu'un moyen détourné qui va du souvenir de la satisfaction, pris comme représentation-but, à l'investissement identique de ce même souvenir, investissement qui sera atteint par le moyen de l'expérience motrice." (id., p. 511) 348  .

      Cependant, si la demande s'origine du côté de l'imaginaire (par l'image), et si elle est soutenue par ce registre, elle ne devient véritablement demande qu'à partir du moment où l'Autre a mis des mots, à partir, donc, de l'intervention du symbolique.


2-3-3- Au temps 3, vont s'articuler le BESOIN, la DEMANDE et le DESIR. La mère ouvre le champ du symbolique à son enfant.

      C'est d'une deuxième inadéquation entre la demande exprimée et la nature de la réponse, que naîtra le désir.


L'interprétation par la mère.

      Les signes moteurs chaotiques du bébé ne sont pas encore porteurs de sens. Ce sont "des éprouvés du corps inconnaissables" (AULAGNIER, 1975, p. 46), qui font subir à l'enfant "une souffrance innommable" (id.), parce que dépourvue de mots pour les dire, dans le système psychique originaire de l'enfant. Cette agitation, ces cris du bébé, sont des réactions corporelles qui visent à éliminer la cause du mal-être, là où l'hallucination qui visait à nier l'état de manque, a échoué. Ils sont interprétés par la mère, et, par sa réponse, elle va leur donner le sens d'un appel, d'une demande. Piera AULAGNIER analyse cette interprétation de la mère comme une "violence primaire" radicale et nécessaire, que la psyché de l'enfant subit. Cette violence est due à l'écart entre l'organisation psychique de la mère et celle de l'enfant. L'appareil psychique de la mère a connu le refoulement et ses effets. Il subit les effets qu'exercent sur le discours, les affects à l'oeuvre dans l'inconscient. Il est soumis aux processus secondaires:

  • au principe de réalité,
  • aux structures de parenté,
  • à la structure linguistique.

      L'autre, la mère (ou le substitut maternel), qui possède le code symbolique, met des mots sur ces cris, sur cette agitation du bébé, sur ces éprouvés, selon ses propres registres, selon ses préoccupations personnelles, selon ses propres angoisses, ses références, selon le moment de la journée, selon la compréhension subjective qu'elle en fait, selon ce qu'elle suppose, selon sa propre histoire. Il s'agit bien d'une interprétation de la mère, d'une anticipation sur le sens, et d'une interprétation nécessaire. Elle va donc d'abord répondre en nourrissant, en parlant, en chantant, en lui changeant la couche, etc.... La mère est en position de toute puissance par rapport à son enfant qui, lui, se retrouve en situation d'objet de cet Autre. Cette réponse de la mère à un cri du nourrisson, donne donc valeur de demande à ce cri et marque l'entrée de l'enfant dans le signifiant de la parole, inaugurant pour lui le symbolique.


Entrée dans le symbolique.

      Qu'entend-on par "le symbolique"? Le symbole, selon son étymologie, du latin: symbolum, du grec symbolon, marque, signe de reconnaissance, était un tesson de poterie partagé en deux parties, qui faisait lien, signe de reconnaissance, lors des retrouvailles, après une séparation. La parole fait à la fois lien et séparation. C'est en ce sens que la théorie lacanienne peut dire qu'une rencontre à deux est toujours une rencontre à trois puisqu'il se trouve deux sujets et un objet symbolique, celui-ci pouvant être la parole.

      L'interprétation par la mère d'un éprouvé corporel du nourrisson, en lui donnant statut de demande, va donc créer un lien entre le fonctionnement réel du corps et le registre du sens, par l'intervention de la parole, de la chaîne symbolique. Dans le même temps, la mère ouvre à l'enfant le champ de l'apprendre. Nous aurons à nous interroger sur ces processus.

      Cependant, l'enfant s'agite, crie. La mère "suffisamment bonne", est là pour répondre. Comment y répond-elle?


Une réponse toujours "à côté": brèche par laquelle peut s'immiscer le désir.

      L'enfant va donc adresser ses demandes à sa mère, et à d'autres. On fait aujourd'hui l'hypothèse que Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron, dont ITARD a tenté de faire l'éducation 349  a eu au moins une réponse de sa mère qui l'a conduit à formuler des demandes. Il n'éprait pu autrement bénéficier du maternage des loups. Ce qui donne sens à la demande, c'est que l'autre est là pour répondre. Cependant, il n'y répond jamais tout à fait, et de là, peut naître le désir. Un écart peut exister entre le besoin réel du nourrisson et ce que la mère en "entend", en comprend. Le besoin, de l'ordre du physiologique, du corporel, peut être satisfait. Mais il est en nous et nous échappe, dans la mesure où il a besoin d'être exprimé, dans la mesure où il a besoin de passer dans le registre du signifiant pour devenir demande, elle-même interprétée par l'Autre. Il résiste donc, échappe au langage qui ne peut jamais véritablement le saisir, le traduire, le mettre en mots. Même lorsqu'il dispose du langage, le sujet ne parvient jamais véritablement à exprimer son besoin, car les mots sont toujours "à côté" du réel du corps, les mots qui expriment le ressenti trahissent toujours, ne sont jamais adéquats. "Le mot est le meurtre de la chose" dit LACAN. Il n'y a pas absolue transparence, d'où risques d'erreurs, de "ratages".

      D'un écart redoublé entre

      

      peut émerger le désir.

      Un autre écart, irréductible celui-là, car non ajusté strictement aux besoins corporels, est la demande d'amour du bébé en même temps que sa demande de nourriture ou de soins. Ce besoin d'amour ne peut être comblé. Le désir s'y faufile 350  . Nous proposons de résumer, en page suivante, sous une forme schématique, l'articulation entre besoin, demande et désir, que nous venons de décrire.

      Cependant, cet écart entre demande de l'enfant et réponse de la mère, ce "ratage", n'est pas suffisant pour déterminer la séparation nécessaire entre le désir de la mère et celui de l'enfant, et pour qu'advienne le désir de ce dernier. Un temps 4 est nécessaire.


2-3-4- Le temps 4 de la "métaphore paternelle": ouverture au social, à la culture.

      Ce temps 4 sera marqué par l'effet de la "métaphore paternelle", reformulation par LACAN du complexe d'Oedipe freudien, qui inaugurera véritablement une structure trianguipire, laquelle permettra l'ouverture de l'enfant vers la société et la culture. Le concept de la "métaphore paternelle" permet de comprendre pourquoi l'enfant entre très vite (avant l'Oedipe), dans le désir.

      L'enfant, dans sa position de totale dépendance à la mère, va tenter de combler cette mère, d'en être l'objet convoité, "le phallus", selon la terminologie lacanienne. Si la mère, au moment où se joue l'Oedipe, n'entre pas dans son jeu, si elle fait percevoir à l'enfant qu'elle n'est pas comblée par lui, mais que son désir va ailleurs (vers le père, un amant, son travail...), la relation duelle va pouvoir se transformer en situation triangulaire. La mère existe ailleurs, elle peut être absente. Elle s'occupe de quelqu'un d'autre. L'enfant découvre qu'il n'est plus tout pour elle. C'est cet "ailleurs" de la mère que Jacques LACAN a nommé "la métaphore paternelle", le "Nom du Père", la notion de père. Le "Nom-du-Père", ce peut être aussi le désir des parents entre eux qui a abouti à l'enfant 351  . C'est parce que l'autre ne comble pas, que le désir du sujet peut advenir.

      La "métaphore paternelle", l'intégration de l'interdit de l'inceste, le renoncement à la dyade mère - enfant, ouvrent à la Loi et à la culture. La triangulation qui se constitue comme une structure, ouvrira le champ à toutes les autres structures. L'Oedipe a comme effet fondamental pour la suite de l'histoire du sujet d'interdire la fermeture, et d'obliger à l'ouverture, rappelait Charlotte HERFRAY à Strasbourg (1993). C'est dans ce jeu et cette restructuration entre les différents pôles de la relation, que l'Oedipe est davantage l'instauration d'une structure, qu'une seule réduction au désir amoureux de l'enfant pour le parent du sexe opposé, et la rivalité avec le parent du même sexe. Le troisième pôle de ce triangle va pouvoir être occupé par le père, la culture, le social (le monde extérieur à la famille), et l'enfant va pouvoir s'intéresser à autre chose. Il met en route, il met en place, la signification, et son rapport au savoir.

      Qu'avons-nous appris, en ce qui concerne le désir, qui ancre le désir d'apprendre, et de ce qui peut se rejouer pour l'enfant à l'école?

      

Schéma : Emergence du désir, dans l'écart entre besoin et demande insatisfaite...


2-4- Sublimation du désir, en désir d'apprendre.


2-4-1- Le DESIR, "un ratage" nécessaire.

      Le désir naît de notre incomplétude, du fait que nous ne pouvons pas incorporer l'objet aimé, sinon il disparaîtrait. La complétude ne peut perdurer entre la mère et l'enfant. Ils ne font pas qu'un. Il n'y a pas d'harmonie absolue. Le désir est structurellement articulé au manque, et il n'y a de désir que dans le manque, le désir étant toujours "désir de désir", selon l'expression lacanienne 352  . L'objet d'amour s'échappe toujours. Lorsqu'on le possède, ou que l'on croit le posséder, on en désire un autre, car l'objet possédé a perdu son caractère désirable. C'est la raison pour laquelle FREUD a pu dire qu'il n'y a pas "d'harmonie" pour le sujet. Il y a un trou, ou un point qui résiste.

      Certaines mères "trop" comblantes, ne laissent pas à l'enfant le temps de prendre contact avec ses éprouvés du corps. A prévenir tout besoin de sa part ( que ce soit la faim ou le besoin d'évacuer ses selles, par exemple), elles ne permettent pas suffisamment le contact de leur enfant avec ses sensations proprioceptives, entravant par là ses possibilités d'expériences, la construction de son schéma corporel et la confirmation de son existence autonome. N'ayant pas le temps de formuler des demandes, ni de retarder à son gré ce moment de la demande, l'enfant aura, de même, des difficultés à anticiper, ces capacités étant fondamentales pour qu'il puisse faire preuve ensuite d'imagination créatrice, et pour qu'il puisse apprendre. L'histoire des enfants présentant des traits psychotiques, montre nombre de ces mères "comblantes" et "comblées" par un bébé "qui ne demandait rien", pour lequel elles étaient "tout" et qui leur était "tout", comme s'il n'y avait eu aucun obstacle entre leur bébé et elles. Sans aller jusqu'à la pathologie, la rencontre avec des enfants pour lesquels le désir d'apprendre est défaillant, montre chaque jour des mères "trop" comblantes, "trop" nourricières. Allant toujours au devant des besoins de leur enfant, prévenant sa demande, elles deviennent négatives, étouffantes, ne laissant pas assez de place au désir de celui-ci, ni même l'espace pour que se formule sa demande.

      C'est l'enfant, comme sujet, qui connaît et peut exprimer parfois la "vérité" sur lui-même, et sur son désir, lorsqu'on lui offre l'espace pour en dire quelque chose.

      J'ai rencontré Ludovic, treize ans, au cours d'un bilan préalable à une éventuelle "prise en charge", en tant que rééducatrice d'un CMPP. Elève de 6ème, il était en grand échec scolaire. Sa mère l'accompagnait. Elle est arrivée en pleurs. Très "dépressive", elle n'avait surmonté ni la séparation d'avec son mari, ni la mort de sa mère. Vers la fin du deuxième entretien, elle rapporta se débattre dans des problèmes financiers importants et se sentir coupable de ne pouvoir acheter à son fils tout ce qu'il souhaitait.

      Elle lui dit alors: "Tu sais, j'en suis malade de devoir te dire non...". Ce à quoi le garçon a eu cette réponse extraordinaire: "Mais, tu sais, maman, je demande, je demande...c'est normal...J'ai envie de choses...Mais quand je demande, il ne faut pas m'acheter, c'est aussi pour que tu dises non!" Et, se tournant vers moi, il ajoute: "Et quelques jours après, elle se débrouille pour me l'acheter quand même!" Il déclare alors à sa mère: "Tu ne comprends pas...Ce serait triste si on avait tout ce qu'on veut, on s'ennuierait!"

      Qu'ajouter à de telles paroles?


2-4-2- Accepter son propre manque pour pouvoir apprendre.

      "Si l'illusion est nécessaire pour entreprendre, c'est la désillusion qui est nécessaire pour construire", énonce Claude VEIL (1995) 353  . Illusion, du côté de l'imaginaire. Désillusion, du côté du principe de réalité. Tout apprentissage met en jeu l'acceptation de ses limitations par le sujet lui-même, l'acceptation de "ne pas savoir", pour pouvoir apprendre. "Le désir de savoir ne vient à naître pour chacun que du deuil de sa toute-puissance, de sa capacité à endurer le vide, la faille. De sa "castration symbolique", disent les psychanalystes, c'est-à-dire de sa capacité psychique de souffrir de n'être pas tout, d'être manquant, d'être prêt à faire l'épreuve du doute, de l'interrogation." (CIFALI, 1994, p. 212). Le tout jeune enfant pense tout d'abord que ses parents ont réponse à tout. Puis un moment vient où ses questions deviennent plus complexes, concernent les grandes énigmes de la vie, de la mort. L'enfant est persuadé que ses parents en connaissent les réponses, mais qu'ils refusent de lui répondre, qu'ils lui cachent des secrets. D'où ses questions incessantes à l'adulte. Un jour il lui faudra se rendre à l'évidence: les adultes ne savent pas tout, et ignorent eux-mêmes la vérité concernant les questions fondamentales sur le sens de la vie, sur le sens du monde 354  . L'adulte y perd en toute puissance, mais l'enfant y gagne en capacité de recherche, en capacité d'apprentissage, n'étant plus entièrement dépendant de la bonne, ou de la mauvaise volonté de l'adulte, qui est supposé répondre. L'enfant découvre peu à peu que l'autre aussi est castré, soumis à la même loi de castration symbolique; qu'il ne possède pas la "vraie réponse" qu'il lui aurait cachée; qu'il n'y a pas de vérité établie concernant les grandes questions de l'humain: l'amour, l'origine de soi et du monde, la mort, la différence des sexes, Dieu... C'est une découverte terrible mais fondamentale pour l'enfant que de découvrir que les adultes, ses parents en particulier, ne savent pas. Il n'y a, entre autres, pas de réponse au "pourquoi?" Il découvre en même temps qu'il devra se forger ses propres réponses, jamais établies, n'ayant jamais statut de certitudes, toujours provisoires. C'est pourtant ce besoin de réponse, ce "besoin de savoir", qui le conduira à continuer sa recherche. Si l'enfant n'effectue pas ce parcours, si une angoisse trop forte l'empêche de réaliser ce passage, il en subit les conséquences, y compris au niveau de l'apprentissage.

      L'expérience du manque permet de transformer les processus primaires (plaisir immédiat en fonction de la satisfaction des besoins), en processus secondaires articulés à la poussée du désir. "L'investissement des processus secondaires qui sont à la base d'une pensée organisée autour du temps et de l'espace, conditionne la possibilité pour l'individu de se dégager d'un fonctionnement psychique dominé par les processus primaires où prévaut la primauté de l'hallucinatoire." (MARCELLI, 1992, p. 15). Par le fait du complexe d'Oedipe et du complexe de castration, l'enfant se découvre sujet d'un "manque à être" qu'il désire combler, capable d'exprimer un désir qui le concerne 355  . Le garçon n'est pas le phallus de sa mère, la fille n'aura pas des enfants du père.

      Certains enfants ou adolescents, dont l'investissement narcissique est trop important, se prennent pour leur propre modèle, n'acceptent pas de se considérer - ou qu'on les considère - comme défaillants, et rejettent tout ce qui peut provenir de l'extérieur, contenus ou méthodes. Ou bien, à l'opposé, leur fragilité est telle qu'ils se sont constitué une carapace pour cacher leur manque qu'ils connaissent ou dont ils ont l'intuition. "Je sais, je sais..." est leur seule réponse, comme dans la chanson de Jean GABIN, et ils se ferment ainsi à tout changement. Cette attitude recèle la plupart du temps une très grande fragilité. Ils ont le sentiment qu'ouvrir la moindre brèche dans leur système de défense ainsi mis en place, risque de faire s'écrouler tout leur édifice.

      C'est le fantasme qui aide l'enfant, normalement, à compenser la perte de ses illusions de toute puissance, la découverte du manque de l'autre et de son manque. Sigmund FREUD (1924) évoque "le roman familial des névrosés" Jacques LACAN (1953) appelle la construction de ce fantasme: "Le Mythe individuel du névrosé".

      Autour de 7 ans, lors de l'entrée à l'école élémentaire, grâce à la résolution du complexe d'oedipe, l'enfant aborde normalement un phase plus calme au point de vue des pulsions sexuelles, dite "période de latence". C'est grâce à cela qu'il est ordinairement "prêt" à entrer dans les apprentissages de l'école et la culture scolaire. C'est aussi en fonction de cela que certains enfants "ne sont pas prêts", et ce, d'autant moins que leurs parents ou l'école elle-même veulent parfois hâter la période des apprentissages 356  . A la puberté, toutes ces positions seront réactivées.

      Cependant, si le manque peut entraîner un désir de comblement, il faut au sujet un "moteur", pour le pousser à aller chercher ce qui pourrait le combler.


2-4-3- Seuls le désir et l'espérance de plaisir sont capables de mouvoir le sujet, de mettre l'appareil psychique en mouvement. Un besoin "hédonique"?

      Le désir est strictement de l'ordre de l'humain, parce qu'il est indissolublement lié au langage et à la demande. L'apprentissage du langage est un jeu pour l'enfant, dans des conditions normales. Ce dernier sublime et utilise une partie de son énergie libidinale, qui trouve ainsi d'autres voies pour s'exprimer. Il est nécessaire qu'il ait pu auparavant expérimenter des activités sensori-motrices, exercer son appareil phonatoire dans toutes sortes de jeux interactifs avec son entourage, jeux accompagnés, et sources de plaisir. L'attente du plaisir fournira l'énergie psychique nécessaire de tous les investissements à venir du sujet .

      Jacques ANDRE (1993) dénonce l'assimilation trop fréquente entre souffrance et apprentissage. "Même si l'effort est indispensable, et l'obstacle didactique, nécessaire au progrès, ceux-ci doivent s'inscrire dans une dynamique de recherche de plaisir." (p. 70). L'intérêt soutient, vivifie l'enfant. "Ce n'est pas par l'effort qu'il faut commencer, mais par l'intérêt, ce n'est pas par l'obstacle, mais par le sujet." (id.). Daniel PENNAC (1992, p. 79) insiste sur l'oubli habituel de la dimension du plaisir, dans tous les programmes scolaires: "Il semble établi de toute éternité, sous toutes les latitudes, que le plaisir n'a pas à figurer au programme des écoles et que la connaissance ne peut qu'être le fruit d'une souffrance bien comprise". Et pourtant, l'analyse des processus qui président au désir d'apprendre mettent bien en évidence qu'il y a bien investissement de l'apprentissage lorsqu'une prime de plaisir est attendue de cet apprentissage.

      L'opposition plaisir/déplaisir, née de la satisfaction ou de l'insatisfaction des besoins physiologiques, est un des premiers éprouvés du nourrisson. Il est très vite articulé au plaisir et au déplaisir qui ponctuent la présence ou l'absence, le manque, de la mère. Ce sont ces éprouvés qui sont à l'origine de la demande de l'enfant. L'incomplétude du plaisir ou de la satisfaction, dès lors qu'il s'agit d'une demande d'amour de la part de l'enfant et non plus d'une demande biologique, permet que naisse le désir. Le désir et l'attente du plaisir, dans leur appartenance au registre imaginaire, sont ce qui meuvent le sujet dans son investissement des apprentissages. Le désir de découverte, le plaisir promis par l'énigme à découvrir, celle qui est au bout du "pourquoi?", poussent l'enfant à savoir, puis à connaître, et enfin à apprendre. Pour investir dans l'apprentissage, dès l'abord de la scolarité, l'enfant doit pouvoir y trouver une promesse d'un plus de plaisir et un moyen de donner sens au monde. Il parviendra à dépasser les difficultés très importantes que représente l'apprentissage de la lecture, s'il a compris que l'histoire lue lui permettra d'entrer en contact avec un inconnu et avec ses sentiments, et quand il découvrira que d'autres partagent ses joies, ses inquiétudes, ses peurs, ses préoccupations, ses questions. Il s'intéressera à l'apprentissage de la lecture quand il découvrira qu'il peut trouver dans les livres des choses qui répondent à ses questions actuelles, des choses qui l'aideront à vivre, des choses qui l'aideront à rêver, à être un autre pour un moment, mais aussi que lui seront proposés "une filiation et même un territoire symbolique." (CIFALI, p. 214).

      Cependant, le plaisir de savoir est par nature de courte durée. Le savoir n'est jamais stabilisé. Nous découvrons aussitôt tout ce que nous ignorons derrière. C'est pourquoi il est important que l'enfant découvre très tôt le plaisir de la recherche, de la découverte, le plaisir mental né du fonctionnement de sa pensée, pour ne pas se décourager trop vite. PAVLOV lui-même insiste sur la nécessité d'un "stimulus finalisé", c'est-à-dire un stimulus qui procure un plaisir, une gratification, une satisfaction. "Il faudrait arriver à ce que tout enfant éprouve du plaisir dans le processus lui-même. Plaisir de l'apprendre, plaisir de la quête pour la quête." (DARRAULT, 1992, p. 7). Certains auteurs donnent au "besoin hédonique" (ou besoin de plaisir) un statut de besoin fondamental du sujet.


2-4-4- "Le désir d'apprendre est tout, sauf simple"...

      Nous proposons en page suivante un schéma qui tente de synthétiser les analyses précédentes, en articulant le désir de connaître, le désir de savoir, et le désir d'apprendre, selon le fil directeur donné, en particulier, par Daniel MARCELLI.


2-4-5- Importance du lien social.

      Le lien social donne à l'enfant l'impulsion nécessaire pour entrer dans les apprentissages, et lui permet de soutenir ses efforts. L'investissement dans les apprentissages naît de la relation. "L'intérêt n'est pas un état, c'est un acte de l'ordre du dynamisme relationnel" (ANDRE, 1993, p. 68). Des processus identificatoires, par le biais de l'admiration et de l'imitation, poussent le sujet à investir le même objet que les tiers privilégiés (les parents, l'enseignant). La relation à l'objet d'apprentissage a comme origine la relation à l'autre. "La dépendance affective est le vecteur principal d'une motivation forte" (id., p. 69).

      

Schéma : "Le désir d'apprendre est tout sauf simple" (MARCELLI, 1992).
L'articulation du désir autour:
- de la connaissance,
- du savoir,
- de l'apprentissage.

Selon la psychanalyse, et D. MARCELLI.
N B: La schématisation est réductrice, et ne permet pas de représenter toutes les liaisons existantes.

Apprendre suppose une relation, un lien social.

      Même l'autodidacte va chercher un savoir construit avant lui dans des écrits. L'acte d'apprendre suppose l'échange, le double mouvement de celui qui donne et de celui qui reçoit. J'apprends quelque chose à quelqu'un. J'apprends quelque chose de quelqu'un. L'apprentissage est un processus médiatisé. L'interaction est au coeur de l'apprendre. Il doit y avoir nécessairement rencontre entre deux sujets désirants, mais rencontre à bonne distance, ni trop près, ni trop loin... "On apprend toujours en relation avec une personne plus ou moins pris ou libéré du regard de l'autre, du désir de l'autre." (ANDRE, 1993, p. 66). Apprendre, c'est être en relation avec un autre qui incarne la connaissance. Cet autre n'est pas n'importe qui pour le bébé. LACAN l'a nommé (le grand) "Autre". Ce sont d'abord les figures primordiales de l'enfance, c'est à dire d'abord les parents, la fratrie, les personnages importants des premières relations de l'enfant au monde. Les enseignants prennent le relais, figures identificatoires pour l'enfant mais aussi supports de transferts. L'enfant qui apprend d'abord "pour faire plaisir à maman, à papa", tentera ensuite de faire plaisir à des tiers secondaires privilégiés, comme la maîtresse, voire le professeur. Se dégagera-t-il jamais tout à fait du regard des pairs? L'opinion des autres nous est rarement indifférente...Nous sommes sensibles à leur estime..."Nous n'existons que par les autres, avance Jacques ANDRE, et le regard de certaines personnes affectivement privilégiées exerce une influence considérable sur l'état de notre motivation..." (ANDRE, 1993, p. 69).

      Plaisir d'apprendre et santé relationnelle semblent aller de pair. "Si l'enfant est en bonne santé relationnelle, il a une curiosité, une avidité d'apprendre, c'est un jeu. ", avance Bernard THIS (1991, p. 12).


Pouvoir s'identifier à un adulte qui témoigne de la culture.

      Les processus identificatoires apparaissent comme des préalables à l'entrée dans les apprentissages. Encore faut-il distinguer entre les identifications primaires, basées sur l'imaginaire, le principe de plaisir et l'illusion, et les identifications secondaires, soumises aux processus secondaires et au principe de réalité. Ce sont des identifications de ce type qui sont requises par le projet d'apprentissage. On peut penser que l'identification que je peux faire, moi enfant, par rapport aux adultes, parents et maîtres, qui ont tenté l'expérience avant moi, qui se sont risqués et m'ont vanté les charmes du "savoir", qui ont su me le rendre désirable, va m'inciter peut-être à me lancer. L'imitation de la personne admirée, parent ou maître, qui investit un objet particulier de savoir et témoigne du plaisir tiré de cet investissement, ou du plaisir de la recherche, de la confrontation avec une énigme à découvrir, peuvent m'inciter l'enfant à investir à mon tour ce même objet 357  . L'imitation et la stimulation de mes pairs peuvent aussi m'y encourager, effets des identifications latérales. L'existence de processus identificatoires avec les pairs, permet à l'enfant, non seulement de mieux vivre et assumer son manque, "il n'est pas seul à vivre sa situation", mais il peut constater également que d'autres, "plus avancés", éprouvent du plaisir, alors que, lui, peine encore...à moins que ce ne soit une source supplémentaire de dévalorisation et de découragement...

      Si, en même temps, cet adulte imité, encourage l'enfant, celui-ci trouvera à son tour du plaisir dans cet investissement et pourra se passer de l'étayage du premier.


Etre accueilli, encouragé, et accompagné, en retour.

      Le processus d'identification ne parvient pas, comme par miracle, à me faire ressembler à mon "modèle". Bien des tâtonnements seront nécessaires, bien des erreurs, bien des découragements éventuels. D'où l'importance des messages de réassurance que celui-ci peut me prodiguer, l'importance de la reconnaissance des autres pour me sentir en sécurité, pour me sentir exister, reconnu comme faisant partie d'une communauté, pour croire en ma propre valeur, et, du coup, pour pouvoir apprendre, et créer. C'est le sens de ce que Piera AULAGNIER a nommé "le contrat narcissique", qui est une garantie d'accueil et de repérage dans le "discours de l'ensemble", de la part du groupe à l'égard de tout sujet qui fait la démarche de s'inscrire dans la culture et la société. La gratification obtenue, de la part de cette personne, l'estime de ce tiers, soutient le mouvement engagé vers cet objet. Les messages de réassurance, les signes de reconnaissance, de complicité, soutiennent l'enfant face à la peur d'apprendre, qui est normale. "Le sujet se sent reconnu dans sa réussite, important, signifiant, il existe." (ANDRE, 1993, p. 70). Son énergie psychique est importante, son travail s'améliore, ses méthodes se précisent, son efficacité s'accroît, ses résultats s'en ressentent.

      Cependant, la transmission du savoir s'inscrit dans la transmission familiale. Les intérêts de la famille influencent en investissements - ou en contre-investissements - les choix des enfants.


L'identification comme obstacle à l'apprentissage.

      Aujourd'hui, 85 % des enfants dont les parents sont séparés sont hébergés par la mère. On constate que pendant la période de latence les filles réussissent mieux que les garçons. L'identification à la mère se fait plus facilement pour les filles. Le garçon, lui, doit chercher des repères identificatoires ailleurs, des "re-pères". Le processus identificatoire peut être aussi, par des phénomènes d'identification parentale, la recherche de l'ignorance comme état valorisé par l'enfant, dans des messages surtout inconscients: " être comme mon père qui ne sait pas lire" avec son corollaire, "je ne dois pas en savoir plus que lui, le dépasser", c'est interdit... ou encore "être comme on pense que l'autre nous aime", ne pas grandir, ne pas penser....Autant de messages inconscients qui peuvent avoir comme effets que l'enfant s'interdit d'apprendre...Ne pas être autorisé, ou ne pas s'autoriser à penser peuvent être du même ordre, car penser, ce peut être ouvrir le champ à des pensées interdites - ou non-dites-, ou à des pensées dangereuses, ou encore "trop" autonomes, "trop" séparées...Ces messages renvoient à la question de l'aliénation dans le désir de l'autre et de la séparation, de l'autonomie, et de la construction de son identité par le sujet, créations qui conduisent l'enfant d'une appartenance exclusive à la maison familiale, à une inscription dans la collectivité et la culture scolaires.


2-4-6- Obstacles et ressorts relationnels. "Etre pris" et "se déprendre".

      On conçoit à quel point, compte tenu de ces "ressorts de la motivation", lorsqu'un enfant éprouve des difficultés à se séparer ou bien à établir des liens sociaux, lorsque ceux-ci sont perturbés, trop conflictuels, il ne peut pas entrer dans les apprentissages. Il s'avère important et urgent de lui permettre de renouer ces liens sociaux, pour qu'il puisse s'inscrire dans le lieu de l'école, en tant qu'apprenant.

      Cependant, la complexité de la situation pédagogique est telle, que ces liens, une fois établis, ne doivent pas, à leur tour, être enfermement, piège narcissique pour l'enfant. C'est un des grands enjeux de l'éducation. Comment être à la fois pris dans le désir de l'autre et savoir qu'il importe de s'en séparer? Tout lien se fait sur une séparation, et pour qu'il y ait séparation, il faut qu'il y ait eu lien préalable. C'est ce lien fondamental et premier qui nous donne statut d'être humain, qui nous fait entrer dans l'ordre du signifiant, du symbolique. Si la mère est primordialement dans une position de toute puissance par rapport à son enfant, par le fait qu'elle interprète la demande et y répond - ou non -, celui-ci comprend très vite ce qui plaît ou déplaît à sa mère, et éventuellement, l'interpellera là où elle ne le supporte pas. "L'émergence d'un désir dans la relation à l'autre est de l'ordre de son grandir. Il s'y découvre désirant, y éprouve sa capacité à nous retenir." (CIFALI, 1994, p.196). Pour gagner ou conserver l'amour de ses parents qui lui est indispensable, pour être "un gentil petit garçon" ou "une gentille petite fille", l'enfant souhaite d'abord se conformer au désir de ses parents pour lui-même, ou à ce qu'il pense être le désir de ses parents 358  . La grande affaire de l'enfant, c'est de se désaliéner, de se réaliser en tant que sujet séparé de ces désirs réels ou supposés. Se séparer, c'est aussi ce qui permettra à l'enfant d'investir de l'énergie dans l'acte d'apprendre qui est intériorisation, mais aussi appropriation, car transformation de choses extérieures à lui-même ou aux objets primordiaux que sont ses parents. Se séparer, c'est ce qui permettra à l'enfant de se projeter dans un devenir qui le concerne, lui, personnellement en tant que sujet.

      Cependant, il est essentiel que le lien préalable à la séparation ait été suffisamment bon, pour que cette séparation ne soit pas déchirement, pour qu'elle soit écart, maturation, ouverture, croissance, et non rupture, traumatisme qui ne serait ni pensé ni symbolisé.

      C'est la complexité de tout ce parcours à effectuer, qui peut permettre de comprendre pourquoi certains d'enfants rencontrent tant de difficultés pour s'inscrire dans l'acte d'apprendre et dans la collectivité scolaire.


2-4-7- Proposition d'une synthèse. Le "désir d'apprendre".

      Qu'avons-nous appris, qui puisse donner des éléments:

  • de compréhension de ce qui pousse un sujet à investir de l'énergie dans les apprentissages, et devienne un élève,
  • de compréhension de la nature de la difficulté de l'enfant, dans son parcours pour devenir élève,
  • de compréhension sur les besoins de l'enfant, dans ce parcours;
  • et des indications sur la nature, la conception, la mise en oeuvre d'une aide éventuelle à lui proposer, pour l'aider à dépasser ses difficultés.

      Le désir de connaître, le désir de savoir, et le désir d'apprendre, sont trois mouvements du sujet dans lesquels s'articulent narcissisme, Surmoi, Idéal du Moi, Moi, constitutifs de l'identité du sujet.

      Si le désir de connaître se joue dans l'immédiateté de l'appréhension du monde, pour un sujet poussé par ses pulsions, il ne peut devenir effectif que s'il intègre les processus secondaires et la temporalité, et s'il ne s'enferme pas dans un mode de "pensée magique". C'est sous l'influence d'un premier refoulement que le désir de connaître peut se sublimer, changer d'objet, devenir désir de savoir, qui se donne les moyens de parvenir à ses buts, et en particulier de réduire l'écart entre Moi et Idéal du Moi, en enclenchant le désir d'apprendre.

      Une série d'obstacles surgissent dans le "trop".

  • L'ambivalence éprouvée dans son désir à connaître les réponses à ses questions, pouvant entraîner un refoulement trop important, et des conflits entre le désir, et ce qui "est su" ou "à savoir", peut conduire soit à une inhibition de ce désir de connaître, soit à une formation substitutive inconsciente, le symptôme, construction tout aussi "bloquante" pour la pensée, car réponse en forme d'impasse aux questions que le sujet se pose.
  • Un échec du refoulement peut au contraire conduire à une sexualisation de la pensée qui reste aux prises avec des mouvements pulsionnels non transformés.

      Le désir est constitutif des premières relations du nourrisson au monde, et, en particulier, à sa mère. Il s'origine dans le besoin, dans le réel du corps, naît de l'éprouvé du manque, du déplaisir, cherche à retrouver le plaisir, par la demande. Celle-ci doit passer par le canal du symbolique, elle doit être traduite en mots qui ont un sens, faisant intervenir l'imaginaire et le symbolique. Le désir, qui est toujours demande d'amour, ne peut être satisfait. Il est quête, perpétuellement et nécessairement, insatisfaite.

      Si le désir d'apprendre naît lui aussi du constat, dans la souffrance, d'un manque, et d'une acceptation par le sujet de ce manque (celui de l'Autre, le sien), d'une prise en compte de cet écart, de la faille, qu'il s'agit de combler, une espérance d'un plus de plaisir, d'un accroissement du Moi vers un but défini par l'Idéal du Moi , le soutient.

      L'existence et la qualité des relations primordiales avec les parents, relayées par l'enseignant, sont fondamentales, puisque cette relation est support des processus identificatoires et soutien à l'enfant face aux obstacles rencontrés. Ce relais peut être assuré complémentairement par les pairs. L'admiration pour un adulte, l'imitation, si celui-ci invite l'enfant vers les objets culturels, incite ce dernier à s'y intéresser, puis à s'y investir.

      Ce mouvement est soutenu par:

  • la réussite,

      mais aussi par:

  • un accompagnement complice,
  • une réassurance,
  • des signes de reconnaissance,
  • des marques d'estime,
  • des gratifications,

      de la part de cet adulte.

      La difficulté, pour un enfant, tant à se séparer qu'à établir des liens sociaux, constitue un obstacle considérable à ce mouvement vers "l'apprendre".

      Il semble que nous puissions soutenir, à présent que, quel que soit le comportement observable d'un enfant,

      Ne pas faire fonctionner sa pensée est une souffrance pour l'enfant.

      C'était une des hypothèses de travail (3) proposée, pour cette phase de nos analyses. La question reste cependant posée: Est-ce, pour autant, et systématiquement, une pathologie?

      Nous proposons, ci-après, un tableau synthétisant les éléments de "savoir" issus de nos analyses. Nous l'avons organisé en quatre colonnes. La première colonne correspond aux capacités directement utilisables par l'enfant dans sa relation au savoir, aux objets d'apprentissage et à ceux qui lui enseignent. Ces capacités renvoient directement aux processus qui ont permis de les élaborer. Trois grandes directions de la construction psychique apparaissent:

  • la relation aux objets humains et matériels, qui se traduisent par la position du sujet par rapport à son désir (aliénation et séparation du sujet), et par son inscription dans des liens sociaux;
  • le fonctionnement des registres psychiques;
  • les bases de la construction identitaire,

      Ces processus et ces constructions constituent les ressources du sujet. Des besoins fondamentaux doivent être satisfaits pour que ces processus puissent se dérouler dans des conditions satisfaisantes. Une aide devra s'interroger par rapport à ce qu'elle peut proposer à l'enfant pour satisfaire ces besoins. Ces besoins, lorsqu'ils sont satisfaits, sont indissociables des processus 359  . Si des difficultés apparaissent, elles ne sont pas pour autant systématiquement des indices de pathologie. La nature et l'importance de ces difficultés, mises en regard des ressources du sujet et de ses capacités d'auto-réparation, déterminent l'indication de l'aide à proposer à un enfant en "difficulté de désir d'apprendre".

      
Tableau de synthèse : Désirer apprendre...
être capable de... renvoie à ...(processus) besoins quelques difficultés (non exhaustives)
- désirer connaître

- désirer savoir

- désirer apprendre

- demander
- désirer accepter son manque
construction identitaire

-
narcissisme
investissements pulsionnels
- surmoi
refoulement
sublimation
- idéal du moi

-moi

- fonctionnement des registres psychiques
-
fonctionnement du registre imaginaire
fantasmes
- p.primaires/ p. secondaires
plaisir/déplaisir
- fonctionnement du symbolique
- refoulement
- sublimation.
- continuité de soi
- représentation de soi
- estime de soi


- métaphore paternelle
- premiers liens sociaux chaotiques ou défaillants;
- sécurité de base défaillante;
- défauts, atteintes du narcissisme; Idéal du moi défaillant;
- atteinte de l'idéalisation des parents sur l'enfant;
- atteinte de l'idéalisation de l'enfant sur lui-même;
- investissement narcissique trop important. Refus d'apprendre d'autrui; toute-puissance imaginaire;
- échec du refoulement,
- difficultés de sublimation.
- pensée sexualisée.
- refoulement trop important;
- évacuation;
- inhibition; blocage de la pensée; repli sur soi;
- constructions substitutives: symptôme;
- ne pas s'autoriser à, ou refuser de grandir;
- ne pas connaître le manque;
- ne pas pouvoir désirer;
- ne pas connaître son désir;
- difficultés à anticiper;
- être trop angoissé par le manque de l'autre ou par son propre manque;
- refus de reconnaître ses limites;
- se séparer - position du sujetaliénation/séparation
(relation aux objets humains et matériels)
- plaisir
- espérance de plaisir
- liens sociaux satisfaisants;
- difficultés à se séparer;
- angoisse trop importante;
- difficultés identificatoires;
- imiter
- s'identifier
- s'inscrire dans des liens sociaux symbolisés
- réalisation de soi
(construction identitaire)
- construire des liens sociaux
(relation aux objets humains et matériels)
- repères identificatoires
- contrat narcissique
-
être accueilli
- être reconnu
- être encouragé
- être accompagné
- être rassuré
- être gratifié
- difficultés à établir des liens sociaux symbolisés;
- enfants qui s'empêchent ou ne s'autorisent pas à penser.
- Perte du désir d'apprendre; enfants qui "ont fait le deuil" de l'apprentissage.

      Si le désir d'apprendre n'est ni "un donné", ni un "inné", "un don", mais une construction,

  • s'il est issu de toute une histoire, l'histoire personnelle de chaque sujet, dans son irréductible spécificité,
  • s'il est étroitement lié au désir même du sujet, au plus profond, au plus intime de son histoire, dans sa dimension dynamique, sa dimension vitale, et dans son désir d'expansion, qui sont les indices de sa bonne santé psychique,
  • si le sujet, selon la théorie psychanalytique, s'organise autour de la question du désir et dans sa relation à l'Autre,
  • si les deux opérations constitutives du sujet sont l'aliénation et la séparation 360  , et si elles sont liées à celle de la relation d'objet et donc au manque d'objet 361  ,
  • deux questions se posent alors avec insistance:
    1. L'enfant en difficulté d'entrée dans les apprentissages est-il en "difficulté de désir", c'est-à-dire en difficulté pour exprimer un désir qui lui soit propre?
    2. Dans ce cas, comment pourra-t-il trouver une autre manière de s'arranger avec son désir ou comment peut-il le dégager de ce qui l'englue, le retient, l'empêche de s'exprimer, dans sa relation à l'autre et aux objets?

      Seule la rencontre clinique et répétée avec l'enfant permettra à la fois de comprendre quelque chose à ce qu'il en est de son désir, de ses difficultés et de ses besoins. Seul le travail de l'enfant dans un cadre et au sein d'une relation, sécurisants, étayants et stimulants, pourra l'aider à se désengluer, à réaménager quelque chose de ce qu'il en est de son désir, de ses relations à l'autre et aux objets.

      Si nous avons envisagé, dans une sorte de "panorama", et dans ce qui reste une vue d'ensemble, les déterminants principaux qui permettent à un enfant d'entrer dans les apprentissages, il nous faut à présent reprendre certains des points énoncés, pousser un peu plus loin l'analyse de leurs mécanismes, pour mieux comprendre ce qui peut faire difficulté pour certains enfants. Il nous faut tenter de trouver des éléments pertinents pour différencier une difficulté qui demeure normale et une difficulté qui pourrait être considérée comme pathologique, afin de répondre à la question qui nous préoccupe dans cette phase de notre recherche: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?

      Ces éléments de "savoirs constitués" devraient nous donner des éléments utiles dans la compréhension de ce qui se joue pour tout enfant à l'école, et ce qui empêche certains d'entre eux d'investir dans les apprentissages. Ils devraient nous éclairer sur ses difficultés et sur ses besoins, et par là même, apporter des indications indispensables, quant à l'aide à lui proposer. Nous en attendons des informations quant à la mise en oeuvre d'une aide à un enfant qui ne parvient pas à investir les apprentissages. S'il existe, effectivement, à l'école, des enfants dont la difficulté relèverait d'une aide que l'on pourrait qualifier de "rééducative", ces connaissances de l'enfant et de sa difficulté nous permettront de répondre à la question: A quels besoins de l'enfant cette aide devrait-elle pouvoir répondre? Elles fourniront également, dans un deuxième temps, des repères pour "évaluer" l'évolution de l'enfant, au cours du processus d'aide, si celui-ci est mis en place. Elles constitueront le matériel qui contribuera à pouvoir répondre ultérieurement à la question posée: "La rééducation est-elle à même d'aider un enfant en difficulté à l'école et "en panne de désir d'apprendre", à s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages?" "Par quelles voies?" Qu'est-ce qui est « rééducatif »?

      Nous avons entendu qu'apprendre nécessite l'acceptation du différé, de l'attente. L'enfant qui apprend, l'enfant qui réussit à l'école, est, nous l'avons compris, nécessairement dans une position de sujet "désaliéné" du désir de l'Autre. Le désir du sujet préexiste au mouvement qui pousse un enfant à apprendre. "Pour qu'il y ait apprentissage, encore faut-il que le sujet soit là en personne", dit Francis IMBERT 362  . Nous avons entendu qu'apprendre nécessite "d'être séparé". "Aucun apprentissage n'évite le voyage..., avance Michel SERRES (1991, p. 28), ...Partir exige un déchirement qui arrache une part du corps à la part qui demeure adhérente à la rive de naissance, au voisinage de la parentèle, à la maison...Pars: sors du ventre de ta mère, du berceau, de l'ombre portée par la maison du père et des paysages juvéniles. Le voyage des enfants, voilà le sens nu du mot grec pédagogie. Apprendre lance l'errance...cette agonie pour naître, cette mort pour vivre ailleurs...il sait déjà, donc peut s'adapter, apprendre: mourir". "Se séparer" est, selon la psychanalyse, l'opération fondamentale constitutive du sujet. Le "temps 4" de l'émergence du désir, par l'intervention de "la métaphore paternelle" nous a fait apercevoir l'ébauche de cette séparation. De quoi l'enfant doit-il se séparer, et comment se sépare-t-on?


3- Etre capable de SE SEPARER. Séparation et apprentissages. Se séparer: processus en jeu.

      L'analyse des processus d'adaptation du sujet au monde, comme l'analyse de ce qui pousse un enfant à désirer apprendre, mettent en évidence l'importance de l'opération de séparation, ou d'individuation, dans la dimension de la "relation aux objets humains et matériels", premier axe de l'organisation psychique du sujet.

      Les apprentissages scolaires ne sont que le prolongement d'autres apprentissages qui ont commencé peut-être in utero, mais qui, de toutes façons ont commencé dans la famille, au sein des relations familiales, en interaction avec elles, et avec la mère en particulier. La façon dont l'enfant accueille les difficultés, et son positionnement par rapport aux problèmes qui se posent à lui aujourd'hui, reproduisent bien souvent sa manière d'être au monde, construite au cours de ses premières expériences, face à ses premiers acquis. Les attitudes actuelles sont, dans leur grande majorité, le prolongement, la répétition d'attitudes élaborées dès les premiers apprentissages perceptivo-moteurs, corporels, moteurs, langagiers ou cognitifs, et vis à vis de la situation même d'apprentissage, indépendamment des facteurs spécifiques liés à cet apprentissage lui-même.

      Etre séparé, franchir le passage qui mène de la vie privée, familiale, à la vie sociale, scolaire, voilà la grande affaire de l'enfant qui devient, de gré ou de force, et tout le problème est là, écolier et élève. Rupture à assumer, passage difficile pour certains. Se séparer, lié à la capacité de savoir un tant soit peu qui on est...La question du "pouvoir apprendre" semble bien renvoyer à une problématique de la séparation. Dans quels termes se pose celle-ci? De quoi l'enfant doit-il se séparer? Comment va-t-il procéder? Quelles sont les conditions de cette séparation? Quels sont les obstacles? Quels sont ses besoins? Qu'est-ce qui va l'aider? Qu'y perd l'enfant? Qu'y gagne-t-il? Certains enfants en difficulté scolaire, rencontrés lors des séances préliminaires à une indication d'aide, semblent "non-séparés", ou "mal séparés". Que se passe-t-il? Peut-on repérer, en ce qui concerne un enfant, et en ce qui concerne la manière dont il a pu "se séparer" et élaborer les différentes séparations nécessaires à son "grandir", ce qui relèverait de "difficultés normales", ou ce qui semblerait dépasser une aide apportée à l'école? La préoccupation du praticien, en tant qu'interlocuteur d'un enfant en difficulté, au cours des séances préliminaires, est, non seulement de comprendre, un peu, ce qui se passe pour un enfant, mais aussi de trouver des éléments pertinents en vue de l'indication d'aide. Pour le chercheur, repérer les besoins fondamentaux de cet enfant, devrait permettre d'apporter des éléments de réponse aux questions: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? Si oui, à quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre? Cette connaissance devrait donc pouvoir donner des indications, non seulement quant au choix de l'aide à proposer à l'enfant, mais elle devrait également permettre de mieux comprendre, dans une phase ultérieure de la recherche, la conception de cette aide, et ses effets quant à ce qui pourrait constituer un processus "rééducatif".

      Comme nous y a conduit l'analyse du "désir d'apprendre", nous sommes au coeur de "la boîte noire". C'est donc la théorie psychanalytique que nous interrogerons en priorité, comme la plus apte à nous éclairer sur les processus en jeu. Les pédagogues questionnés au passage, s'y sont eux-mêmes souvent référés. Nous proposons une synthèse des éléments repérés, dans des tableaux récapitulatifs. Afin de faciliter le repérage de ces éléments, nous choisirons de les écrire en caractères gras, dans le texte. Nous sommes consciente que toute synthèse, et de plus sous une forme schématique, ne peut être que réductrice.

      Pouvoir apprendre est lié pour l'enfant à la possibilité de se séparer de sa famille et de ses désirs imaginaires. Yves de LA MONNERAYE (1995) (2) rappelle les deux grandes étapes de ce processus de séparation:

  • Première séparation: quitter la symbiose maternelle, par l'intervention de la métaphore paternelle.
  • Deuxième séparation: passer de la famille au milieu scolaire.

      Apprendre nécessite d'accepter de perdre la fusion, ou l'illusion de relation fusionnelle, l'immédiateté de la relation, sa complétude imaginaire pour se vivre séparé des autres. C'est une obligation, mais c'est aussi une richesse nouvelle, celle de pouvoir nouer des liens symbolisés, c'est-à-dire des liens fondés sur l'altérité et la différence, celle de gagner le symbole, la communication, des savoirs nouveaux, des savoir-faire, une plus grande maîtrise sur le monde et sur soi-même. L'enfant a un parcours à effectuer, du SYMBIOTIQUE au SYMBOLIQUE, et de la MAISON à l'ECOLE... Comment la famille peut-elle aider l'enfant à franchir ce passage? Comment les éducateurs pourront-ils prendre le relais, dans tous les cas, et d'autant plus lorsque des difficultés, normales, deviennent des problèmes, c'est-à-dire des difficultés dans lesquelles l'enfant s'enlise, des difficultés qu'il ne parvient pas à dépasser? Nous nous proposons de retracer rapidement, dans un premier temps, ce qu'il en est de ce premier lien à la mère, de ce qu'il permet comme apprentissages pour l'enfant, en son sein, puis ce qu'il en est de la "première séparation". Nous aborderons ensuite en quoi consiste et ce que représente pour l'enfant la "deuxième séparation", nous centrant sur ce qu'elle lui permet comme préparation et élaboration de nouvelles capacités, qui lui seront nécessaires pour aborder l'école, dans son aspect collectif et dans ce qu'elle lui propose comme apprentissages.


3-1- Première relation, dans la complétude, et première séparation.

      Le sujet est là au départ. Mais il change de position par rapport au désir parental. WINNICOTT (1971) a structuré en plusieurs phases, le parcours qui mène le bébé, d'une adaptation quasi "parfaite" avec la mère, à son autonomie relative. De la "phase d'illusion" à la "phase de désillusion" qui inaugure la construction de son autonomie, un parcours est nécessaire pour que le sujet se constitue comme "sujet autonome", c'est-à-dire, "capable d'exprimer un désir qui lui soit propre." Jacques LACAN a articulé cette évolution en deux opérations constitutives du sujet, qui sont l'aliénation et la séparation par rapport au désir de l'Autre. Ces deux opérations concernent deux champs:

  • le champ du sujet,
  • le champ de l'Autre.

      Nous retrouvons ici, abordé d'une autre manière, le mouvement d'adaptation réciproque sujet - environnement, évoqué plus haut. Le sujet "s'épingle " et il est "épinglé" dans cette aliénation dans l'Autre 363  .


3-1-1- Apprentissages fondamentaux au sein de la symbiose maternelle.


Ouverture au champ de "l'apprendre".

      Ivan DARRAULT (1992, p. 12) relate les études de STERN, concernant les interactions très précoces mère-enfant. Bien avant que son bébé ne parle, la mère instaure avec lui des dialogues imaginaires, lui posant une question, réservant un temps de latence pendant lequel le bébé est supposé répondre, avançant alors sa propre réponse. La mère, "porte - parole" du discours culturel, lors de ces échanges, énoncera, médiatisera le discours ambiant. Elle transmettra à l'enfant, "sous une forme prédigérée et prémodelée par sa propre psyché, les injonctions, les interdits, et les limites du possible et du licite". (AULAGNIER, 1975, p.37). Ce discours de la mère va préparer progressivement pour l'enfant "l'accès à un mode d'organisation qui se fera aux dépens du plaisir et au profit de la constitution future de l'instance appelée Je." (id., p. 38). La rencontre mère-enfant, est ouverture à la pensée, ouverture au sens. "...Au moment où la bouche rencontre le sein, elle rencontre et avale une première gorgée du monde. Affect, sens, culture sont coprésents et responsables du goût de ces premières molécules de lait que l'infans prend en soi: l'apport alimentaire est toujours doublé de l'avalement d'un aliment psychique que la mère va interpréter comme avalement d'une offre de sens."(ibid. p. 43). Les psychanalystes avancent la présence, chez le nourrisson, et dès son entrée au monde, de processus que l'on pourrait rapprocher des mécanismes d'assimilation et d'accommodation décrits par PIAGET. "Le psychisme est un appareil d'assimilation et de transformation" (LEVINE, 1993-1).

      La théorie psychanalytique pose également l'hypothèse d'un premier temps pendant lequel le besoin de l'enfant et la réponse de la mère, coïncideraient suffisamment pour que l'enfant puisse se constituer une base narcissique fondamentale pour son développement ultérieur: le sentiment d'omnipotence et de confiance en son pouvoir, qui constituera le substrat de la confiance du sujet en ses possibilités. La répétition du plaisir est nécessaire, car c'est elle qui permet au nourrisson d'organiser et de penser peu à peu le temps. L'enfant développe ainsi, non seulement sa certitude de continuer à exister, mais aussi le plaisir narcissique lié à la reconnaissance de son existence et de ses besoins, ainsi que l'assurance d'un environnement suffisamment bon capable de lui offrir l'étayage nécessaire à son développement, de l'aider à développer sa "sécurité de base", selon l'expression de Bernard THIS (1990).

      Deux fonctions de la mère jouent un rôle déterminant dans la construction, par l'enfant, de ses capacités de pensée.


Une pensée rendue possible. "Fonction contenante" et "fonction conteneur" de la mère.

      Jacques LEVINE, suivant en cela les conceptualisations du psychanalyste BION, évoque ces enfants pour lesquels leurs mères n'ont pas pu, ou pas su, mettre des mots sur les éprouvés du corps, sur les affects, sur les émotions. Selon la thèse de W. R. BION (1962), ces mères n'ont pas suffisamment "prêté leur appareil psychique" ("fonction alpha" de la mère) à leur enfant, pour contenir (fonction contenante) et pour élaborer, "digérer", à sa place (fonction conteneur), des éléments "indigérables", "insymbolisables" par le psychisme du bébé (ou "éléments béta").

      Cette "fonction alpha" consiste en l'élaboration par l'appareil psychique de la mère, des "éléments béta" qui dépassent les capacités d'élaboration psychique du nourrisson, et qui seraient sources "d'angoisses catastrophiques". La mère peut alors renvoyer à son enfant, sous une forme acceptable, "digérable" par le psychisme de celui-ci, ces éléments élaborés (sous la forme "d'éléments alpha"). Contrairement aux "éléments béta", les "éléments alpha" se présentent sous une forme utilisable par la pensée et le raisonnement conscients. L'enfant intériorisera peu à peu, sous la forme d'un "accompagnement interne", la fonction alpha de la mère.

      Lorsque la "fonction contenante" et la "fonction conteneur" de la mère ont été défaillantes, l'enfant ne peut pas intérioriser, puis faire jouer pour lui-même ensuite, la "fonction alpha de la mère". Cette "parentalité interne" devrait l'accompagner, et devrait l'aider à élaborer les impressions des sens, les émotions, les affects, rencontrés sous forme "d'éléments béta" "indigestes" pour le psychisme, pendant l'état de veille et de sommeil, tout au long de la vie. Les "éléments béta" encombrent le psychisme, l'envahissent, le submergent, ne peuvent être symbolisés, et demeurent ainsi présents sous une forme toxique, génératrice de mal-être, de "blocages", de sidération, d'angoisse, rendant l'enfant indisponible au travail de la pensée. " La fonction-alpha est indispensable à la pensée et au raisonnement conscients, puis à la relégation de la pensée dans l'inconscient quand il devient nécessaire de décharger la conscience du fardeau de pensée que représente tout apprentissage." (BION, 1962, p. 27). "S'il n'existe que des éléments-béta, qui ne peuvent être rendus conscients, il n'y a ni refoulement, ni suppression, ni apprentissage." (id). Il y a donc blocage du développement de l'enfant.

      N'est-ce pas ce qui s'est passé en partie pour Michel, garçon de six ans en très grande difficulté psychique, et en très grande souffrance, signalé depuis l'école maternelle, mais dont la mère refuse obstinément tout placement en établissement spécialisé? "Le dossier est en cours" depuis plusieurs années, y compris auprès du juge pour enfants. Des conditions de vie extrêmes (scènes de violence familiale, y compris au couteau, père clochardisé, qui "faisait la manche" dans la même ville, puis assassiné dans la rue, mère dans la symbiose avec l'enfant), ont procuré à Michel "toutes les bonnes raisons" d'aller mal...

      Michel, "petit ange blond" adorable, accumule "bêtises" sur "bêtises"...Il a mis le feu chez lui, a voulu se jeter par la fenêtre, avale tout et n'importe quoi, est dangereux pour les autres et pour lui-même. Il semble ne connaître aucune limite, aucune règle, et n'éprouver aucune culpabilité apparente. Il semble ignorer le "faire-semblant" (il ne cherche jamais, en particulier, ni à dissimuler, ni à nier, lorsqu'il a fait "une bêtise"). Il ne fait rien à l'école, ne s'investit dans aucun apprentissage, met le maître en très grande difficulté, et de temps en temps change de classe, parce que le maître "n'en peut plus"...Il est dans la parole, dans le langage. Il s'exprime même aisément et volontiers. Est-il pour autant dans le discours, si l'on définit celui-ci comme soumis à la logique du secondaire, "du partageable et du communicable", faisant lien social? Le sien est quelquefois confus, perd toute logique par moments, ne tient plus compte de l'autre qui est là...

      Bien des élaborations semble-t-il n'ont pu se faire ou se sont mal faites pour Michel. On peut penser, entre autres déterminants de sa difficulté actuelle, que sa mère, elle-même prise dans la violence et le désarroi familiaux, avait sans doute "de bonnes raisons" de ne pouvoir remplir les fonctions de "contenant" et de "conteneur" psychiques des angoisses de son enfant...

      Notons au passage que ce "tableau clinique" des difficultés de Michel, si nous nous reportons à ce que nous avons pu dégager des indices d'une pathologie éventuelle et d'une indication de thérapie, semble y correspondre. La difficulté du garçon dépasse manifestement des "difficultés normales". S'il a bien bénéficié à un moment donné d'une psychothérapie, sa mère a tout interrompu, et plus rien n'est fait actuellement. On touche là les limites de toute aide...

      Cependant, si la mère est "suffisamment bonne", si elle assume d'une manière satisfaisante pour son enfant "la fonction contenante" et "la fonction conteneur", sa réponse est toujours en écart, décalée, par rapport à la demande de l'enfant. L'interrogation portant sur les conditions d'émergence du désir d'apprendre, nous ont amenée à insister sur le "ratage" de la réponse de la mère, ratage nécessaire pour que le désir survienne. Cet écart, à condition de rester supportable pour l'enfant, est celui-là même qui permettra que se construise, pour l'enfant, sa capacité à attendre.


Apprendre à attendre, apprendre à supporter le manque, la frustration. Ouverture au symbolique.

      Le premier apprentissage est celui "d'apprendre à attendre". C'est le premier investissement sublimé du nourrisson qui attend le retour de sa mère qui tarde à revenir. Il apprend à pouvoir supporter la frustration liée à son absence, donc au manque de l'objet, en faisant "l'expérience des petites défaillances dans la continuité des soins maternels ", dit MARCELLI (1992).

      Jacques LACAN (1956-1957), fait du ressenti de frustration par l'enfant, l'ouverture au symbolique. La mère, objet réel, vient à manquer. L'enfant hallucine le sein, sous l'influence du système primaire plaisir/déplaisir. Il ne différencie pas au départ l'objet réel, de cette ébauche de représentation, ou "représentation de chose" 364  , de l'objet manquant. Mais l'hallucination est très vite incapable d'apporter la sensation de plaisir attendue, et le malaise reprend. La mère n'étant pas toujours là au moment où il le faut, elle apprend "progressivement à l'enfant à subir des frustrations, et du même coup, percevoir, sous la forme d'une certaine tension inaugurale, la différence entre la réalité et l'illusion. Cette différence ne peut s'installer que par la voie d'un désillusionnement, lorsque, de temps en temps, la réalité ne coïncide pas avec l'hallucination du désir." ( LACAN, 1956-1957, p. 34). Dès ce stade apparaissent, même chez le très petit enfant, ce que WINNICOTT (1971) a nommé "les objets transitionnels". Ces objets ont pour but de combler provisoirement le manque de la mère. En cela, ces objets sont amorces de symbolique. La frustration, "domaine des exigences effrénées et sans loi", est, selon Jacques LACAN (1956-1957, p. 26-37), un "dam imaginaire" vis à vis d'un objet réel (le sein, la mère). Cette notion de frustration, qui se rapporte aux premiers moments de la vie, est liée aux "traumas, fixations, impressions, provenant d'expériences pré-oedipiennes"... elle (...) donne en quelque sorte le terrain préparatoire, la base et le fondement (de l'Oedipe)." (id. p. 61-62).

      La frustration présente deux versants:

  • celui de la relation directe à l'objet réel. "L'objet n'a d'instance, n'entre en fonction, que par rapport au manque" (ibid. p. 66).
  • celui concernant la relation à l'agent de la frustration, qui est la mère, dans cette occasion.

      Le couplage présence/absence (de la mère) est articulé, par le sujet, au registre de l'appel. Il y a déjà une amorce de l'ordre symbolique. Cette trame "offrira précisément au sujet la possibilité d'établir un rapport à un objet réel, avec sa scansion, et les marques, ou les traces, qui en restent...et la possibilité de raccorder la relation réelle à une relation symbolique" (LACAN, 1956-1957, ibid. p. 67). Lorsque la mère ne répond plus, elle devient une puissance qui peut dispenser des dons à l'enfant, ou les refuser. Les objets, de moyens de satisfaction, deviennent objets de dons, ils sont susceptibles d'entrer à leur tour dans la connotation présence/absence, et peuvent devenir symboliques. Le renversement de position conduit l'objet à présenter deux versants:

  • celui de la satisfaction d'un besoin,
  • celui de la symbolisation d'une puissance favorable. (LACAN, id. p. 69).

      Le désir, lié à la recherche du plaisir, et soutenu par l'image de l'objet qui apaiserait la tension, ressort du registre imaginaire.. L'attente n'est tolérable, que si le sujet a acquis la conviction, par des expériences préalables satisfaisantes, que le plaisir ne saurait tarder, et que sa continuité narcissique n'est pas menacée, que sa sécurité est assurée. La certitude du retour de la satisfaction permet à l'enfant de supporter la frustration. L'acceptation de l'attente et de la frustration, l'élaboration de la séparation s'accompagnent de l'élaboration de la capacité à anticiper le retour de la mère. Cette possibilité d'anticipation, préparera la capacité à anticiper, plus tard, la satisfaction qui viendra en différé de l'effort accompli pour apprendre.


Apprendre à anticiper, et à accepter le changement.

      La construction de la capacité à anticiper est très précoce chez l'enfant. Elle se constitue grâce aux soins ritualisés de la mère, dans une répétition contextualisée (même personne, mêmes lieux, mêmes objets). L'enfant mémorise un passé dispensateur de plaisir, et anticipe un proche avenir. Temps discontinu certes, mais dont le retour peut être prévisible, si la satisfaction ne se fait pas trop attendre. La qualité des soins, le fait qu'ils apportent satisfaction, plaisir, décharge de la tension née de l'attente, sont des facteurs déterminants de cette élaboration. La mère, par des jeux d'alternance, de "tromperie", peut complémentairement éduquer son enfant à l'attente, et au changement possible par rapport à cette attente, sans que ce changement soit catastrophique. Le plaisir de la surprise doit pouvoir l'emporter, au sein d'une relation qui assure la sécurité de l'enfant. (MARCELLI, 1992).

      La construction des deux capacités, étroitement liées entre elles: être capable d'attendre et être capable d'anticiper, permettent d'élaborer la capacité de séparation.


Avoir fait l'expérience de la solitude et être capable de se représenter l'autre en son absence.

      Pour se représenter les choses, pour pouvoir penser, il faut:

  • pouvoir se soustraire à la présence concrète des objets;
  • pouvoir les conserver et en avoir une certaine maîtrise dans la pensée.

      Lorsque l'enfant peut "être seul" en présence de la mère qui ne lui demande rien, lorsqu'il peut penser à elle dans ces conditions, et lorsqu'il peut se sentir exister pour elle en son absence, l'enfant a construit une capacité que WINNICOTT (1958, p. 325 à 333) considère comme "l'un des signes les plus importants de la maturité du développement affectif." (p. 325). WINNICOTT la nomme: la "capacité d'être seul". "...Il est important que quelqu'un soit là sans rien exiger" (id., p. 331). L'enfant peut alors se livrer en confiance, en sécurité, à des expériences instinctuelles, pulsionnelles, sublimatoires, fondamentales pour son développement. Cette capacité est la preuve que l'enfant a intériorisé la mère comme "un bon objet" et qu'un sentiment de confiance en la fiabilité de celle-ci, s'est établi dans son psychisme. Il peut désormais supporter "d'être seul" face à une situation problématique pour lui dès lors qu'il a pu résoudre certaines situations sans l'aide immédiate de sa mère.

      L'élaboration de la distance, par la capacité de supporter la séparation et la solitude, est la condition de la constitution d'un espace mental. La maîtrise des mots est très étroitement liée aux capacités de représentation, donc de séparation.


Le langage, comme outil de la pensée.

      Le langage est ce qui permet la pensée. "Il y a une intelligence avant le langage, mais il n'y a pas de pensée avant le langage", affirme Jean PIAGET (1972, p. 17). La dichotomie instaurée par DESCARTES, entre la pensée et le corps, est démentie par le fonctionnement même de la personne. "La pensée n'est pas sécrétée par le cerveau", peut avancer Augustin MENARD 365  . Il poursuit, étayant ses propos sur la théorie lacanienne: l'organisme vivant, dans sa globalité corporelle et idéelle, dans son étendue, en tant que psyché et psychosomatique, vient habiter le langage, l'inconscient, la pensée, qui sont extérieurs à lui. Or, le langage est l'outil indispensable de la fonction symbolique.


Pouvoir se constituer un "espace mental".

      "La pensée, c'est l'intelligence intériorisée (...) s'appuyant non plus sur l'action directe, mais sur un symbolisme, sur l'évocation symbolique par le langage, par les images mentales etc.., (qui permet) de représenter ce que l'intelligence sensori-motrice, au contraire, va saisir directement." (PIAGET, 1972, p. 17). Un "espace mental" (WALLON, 1970) se constitue, et un langage intérieur s'élabore, en grande partie grâce à l'identification, et à l'intériorisation progressive de la fonction alpha de la mère (BION, 1962). Or, le psychisme de la mère est normalement soumis aux processus secondaires. "La situation de l'enfant a ceci de particulier qu'elle met en présence des "milieux internes" en voie de formation avec des "milieux externes" déjà constitués et organisés, notamment autour des processus de refoulement, pour ce qui est des "milieux externes" vivants" (BEGOIN-GUIGNARD, 1986, p. 111). Comment l'enfant, baigné dès avant sa naissance dans le langage, et confronté à la loi symbolique, va-t-il pouvoir les faire fonctionner pour son compte?


3-1-2- L'accès à l'ordre symbolique: séparation de la symbiose maternelle.

      La psychanalyse en décrit la genèse. Deux conditions d'accès s'avèrent nécessaires:

  1. L'intervention et l'effet de la "métaphore paternelle";
  2. L'acceptation par l'enfant de l'épreuve de castration, liée à l'Oedipe.

L'intervention et l'effet de la "métaphore paternelle", comme élément séparateur.

      Le père, ou à défaut l'objet tiers qui occupe la mère et qui fait que l'enfant n'est pas tout pour elle (activité professionnelle...), y tient une position structurale et constitue un obstacle au désir de l'enfant. Le père, ou "l'ailleurs" du désir de la mère, existe. Pour la théorie psychanalytique, le père est:

  • le référent de la loi;
  • le détenteur des clefs donnant accès au symbolique;
  • le donateur du nom.

L'Oedipe: séparation et constitution de nouveaux modes de relation.

      L'enfant mobilise ses désirs sexuels tantôt pour un parent, tantôt pour l'autre, au sein du processus nommé "complexe d'Oedipe", par la théorie psychanalytique. Dans l'Oedipe, le garçon voit en son père un rival qu'il doit éliminer et qu'il aime, auquel il doit cependant se soumettre. L'Oedipe achevé est le passage au père comme modèle. La fille s'identifie à sa mère et tente de séduire son père. Garçon et fille sortent de l'Oedipe en acceptant de différer leur désir, en reportant sur l'avenir la solution de leurs désirs oedipiens. Quels processus permettent à l'enfant de trouver une issue à l'Oedipe?


L'acceptation par l'enfant de l'épreuve de castration, liée à l'Oedipe.

      Une des grandes questions des enfants est la différence des sexes, liée à l'énigme de la naissance. Le garçon attribue à tout être vivant un pénis, comme il en a un. La fille se découvre châtrée, mais peut-être pas définitivement. Le garçon craint le châtiment du père à l'égard de son pénis, comme punition de son désir pour la mère. Il connaît l'angoisse d'être privé du pénis. La fille connaît l'angoisse d'être décrétée sans valeur.

      L'angoisse d'identification et l'angoisse de castration sont, selon Piera AULAGNIER (1975), les deux faces d'une même unité, et l'origine d'un savoir sur son identité sexuelle comme sur la mort. "L'angoisse de castration est le tribut que tout sujet paye à cette instance qui s'appelle le Je et faute de laquelle il ne pourrait être sujet de son discours." (p. 200). Cette angoisse recouvre la découverte par le sujet, "dans le registre identificatoire, qu'on n'avait jamais été à la place qu'on avait cru sienne et que, à l'opposé, on était à une place à laquelle on ne pouvait pas encore être." (id., p. 198).

      Qu'en est-il de l'angoisse de castration, lorsque l'enfant aura dépassé ce difficile passage de l'Oedipe? "Une fois le Je advenu, l'angoisse surgira chaque fois que les repères identificatoires risquent de vaciller". (AULAGNIER, 1975, p. 199). Toute situation de changement, toute situation de rupture, risque de raviver cette angoisse pour le sujet. L'angoisse de castration fait s'effondrer une série de certitudes. Le garçon se rend compte qu'il n'a pas ce qui manque à la mère et ne peut combler son désir. La première conséquence en est qu'il renonce à posséder la mère, et accepte un "plus tard" et un "ailleurs". La fille accepte "d'aller-devenir dans le génie de son sexe", selon l'expression de Françoise DOLTO. Elle espère, "plus tard", avoir des enfants du père. Garçon et fille doivent accepter de ne pas pouvoir combler la mère. Ils doivent accepter de ne pas être Tout pour elle, ce qui leur permettra d'acquérir la liberté de se séparer du désir de celle-ci.

      Si la découverte de la différence des sexes est précoce, elle est ordinairement niée par le psychisme de l'enfant, lequel se trouve en contradiction entre ce qu'il voit et ce qu'il pense. Si l'enfant sait de tout temps que sa mère est sa mère et son père est son père, le principe de fonctionnement des processus primaires ne lui interdit pas de concevoir son mariage "avec maman" ou "avec papa". Dès lors, avec la dissolution du complexe d'Oedipe, le psychisme de l'enfant accepte d'intégrer la différence des sexes, comme la différence des générations, la filiation et la loi de l'interdit de l'inceste. Par la castration oedipienne et le déclin de l'Oedipe, l'enfant, garçon ou fille, se positionne dans une position tierce, par rapport à ses parents. Il n'est plus le centre par lequel tout passe, et il accepte que ses parents aient une vie de couple autonome. Son autonomie personnelle par rapport à eux se construit par la même occasion. Cette nouvelle position, nommée classiquement "le triangle symbolique" ou "la triangulation", représente un remaniement profond des relations de l'enfant avec le monde. Cette élaboration est nécessaire à son entrée dans le monde culturel scolaire et à l'établissement de liens sociaux symbolisés, sur un fond d'altérité, de séparation.


La névrose infantile, processus "normal" d'ordonnancement du désir du sujet.

      C'est aussi pour l'enfant, autour de ses six ans, la phase d'élaboration de ce que l'on nomme "la névrose infantile", processus normal mais délicat, laborieux, dont dépend la "normalité" de son psychisme ultérieur. La névrose infantile signe une évolution positive de la vie psychique de l'enfant, et n'est possible que si les conditions relationnelles ont été "suffisamment bonnes" auparavant dans la famille. Ce passage par la névrose infantile, son élaboration rendue possible grâce au refoulement et à la sublimation, permet à l'enfant d'entrer dans la "période de latence", et d'aborder sereinement les apprentissages scolaires, les processus intellectuels étant normalement dominants à partir de ce moment, dans une pensée désexualisée. Cette névrose représente la construction singulière dont le sujet ordonne son désir, en tenant compte du principe de réalité et de ses propres limites, en acceptant la castration symbolique 366  . L'Oedipe et le complexe de castration permettent à l'enfant d'accéder à ce qu'il en est de "la relation entre la tension imaginaire et ce qui doit se réaliser, venir au jour, du rapport symbolique inconscient...ce quelque chose qui doit permettre au sujet de se réaliser autant comme histoire que comme aveu...le rapport de la relation imaginaire au symbolique..." (LACAN, 1956-1957, p. 80).

      Avec le déclin normal du complexe d'Oedipe, et la résolution adéquate de la "névrose infantile", processus "normal" par lequel l'enfant s'arrange avec son désir, la sexualité infantile a subi un refoulement normal. Le refoulement des désirs interdits et la possibilité de sublimation des pulsions désexualisées permettent à l'enfant d'investir ailleurs.


Etre capable de sublimer ses pulsions, et d'utiliser l'énergie libérée, dans le mouvement d'investissement vers les apprentissages.

      Le désir de savoir nous a fait rencontrer le processus de sublimation. Celui-ci ne peut intervenir qu'après l'intervention des processus secondaires, après l'opération de refoulement des pulsions et la mise en place chez l'enfant du fonctionnement symbolique. La théorie psychanalytique pose que les pulsions orales, qui tendent dans un premier temps à l'incorporation de l'objet aimé, le sein, la mère, doivent se sublimer, changer d'objet, et, en faisant porter la tension et leur énergie sur l'acquisition du langage, faire accéder l'enfant au plaisir de la parole. La sublimation des pulsions anales, devient désir de maîtrise. L'intelligence s'organise pour maîtriser la réalité extérieure par une action.

      Le bébé hallucine le sein qui lui apporte le plaisir, puis, cette solution ne lui apportant pas satisfaction, il exprime son mal être par de l'agitation, des cris. Dès qu'il acquiert l'autonomie de se déplacer lui-même, serait-ce "à quatre pattes", son pouvoir sur le monde s'accroît considérablement. Il peut dès lors exercer sa capacité d'exploration, principale source de motivation à la connaissance. Un enfant apprend à parler pour pouvoir exprimer quelque chose: ses besoins, ses désirs, pour obtenir certains effets, pour communiquer avec ceux qu'il aime, pour faire comme eux, pour leur répondre. Il apprend à marcher pour pouvoir se déplacer, pour atteindre un objet qui l'intéresse, pour faire comme "les grands"...Il apprend à faire du vélo pour jouir de la vitesse, pour accompagner ses parents, pour partager ce jeu avec les autres enfants... C'est au moment de l'apprentissage sphinctérien que l'enfant découvre que, non seulement, il peut avoir un contrôle sur son corps (rétention, expulsion différée...), mais aussi un certain pouvoir sur les autres, sa mère en particulier. Celle-ci manifeste sa satisfaction mais aussi son anxiété éventuelle, donnant aux fèces une valeur symbolique d'échange, interprétant celles-ci comme un "premier cadeau" de son enfant qui lui est adressé, ou comme un refus de ce don. Le mode de pensée de l'enfant est alors l'ambivalence. Les choses sont clivées, bonnes ou mauvaises, à garder ou bien à rejeter. Ce qui résiste est mauvais et mérite l'agressivité. Le déplacement de cette agressivité d'un objet sur un autre 367  est ouverture au symbolisme. Pensée et mouvement sont liés: l'enfant pense en bougeant, en parlant. L'effet du refoulement sur les pulsions anales, et leur sublimation, deviennent pulsion d'emprise, ou de maîtrise, sur l'environnement, sur soi-même.

      Ces apprentissages décuplent le pouvoir, la maîtrise que l'enfant peut avoir sur lui-même et sur le monde. La fierté, la jubilation qu'il manifeste, en sont la preuve. "Le seul apprentissage qui influence réellement le comportement d'un individu est celui qu'il découvre lui-même et qu'il s'approprie." (ROGERS, 1973 p. 152). "Toute connaissance est une réponse à une question", déclare, de son côté, Gaston BACHELARD (1938, p. 14). L'enfant doit pouvoir attendre de ses élaborations, une prime de plaisir, un plus de pouvoir sur le monde et sur lui-même. Pour accepter de perdre les illusions de l'imaginaire, l'enfant doit avoir la certitude de pouvoir gagner plus de plaisir et plus de pouvoir grâce au symbolique. "L'enseignement freudien pose d'emblée comme essentiel l'entrée dans l'ordre symbolique...et précise combien le milieu social en luttant apparemment pour l'extinction du sexuel, se sert des pulsions sexuelles et leur offre un destin humanisant...Les apprentissages, utilisant l'énergie libidinale, vont devoir jouer sur le velours du refoulé" (BIODJEKIAN, 1987, p. 63). L'enfant accepte de différer l'aboutissement de sa libido sexuelle. Il pourra renoncer à l'immédiateté du plaisir. La capacité de penser est articulée au manque, à la frustration et au différé. L'énergie qui était mobilisée par la résolution de ces questions se trouve alors libérée pour d'autres investissements non sexualisés. L'école et le Cours Préparatoire lui en proposent justement.

      L'élaboration de ces processus doit se faire avant l'entrée de l'enfant dans les apprentissages, qu'ils permettent. Ils sont rarement achevés avant l'âge de sept ans environ. C'est la raison pour laquelle Philippe THIEFAINE (1996) peut affirmer que "L'entrée au CP vient faire le bilan de l'Oedipe", et que Jacques LEVINE s'insurge contre les "entrées précoces au CP", ou encore les "apprentissages précoces" de la lecture, c'est-à-dire avant l'âge de sept ans révolus 368  . Cependant, les modes de pensée évoluent, mais chacun laisse sa trace, sa marque, et coexiste en arrière-fond des modes de pensée ultérieurs, prêt à resurgir.


A "Qui perd gagne"...

      Accepter de perdre l'illusion d'une relation fusionnelle, accepter de perdre la réalité d'une relation symbiotique sur un mode complémentaire avec la mère, accepter de perdre de l'omnipotence, accepter la réalité et accepter que les objets externes soient autonomes, séparés, c'est, en contrepartie, gagner ce qu'une relation symbolisée peut apporter.

      Qu'y gagne l'enfant?

  • Accéder à de nouvelles possibilités pour la pensée;
  • accéder aux symboles culturels, communicables et partageables, plus riches que les symboles personnels,
  • se vivre "séparé", ayant intériorisé l'imago des parents, et pouvant faire fonctionner pour soi-même la parentalité interne (DUPUY, 1992, p. 32).
  • pouvoir représenter symboliquement l'absence, le manque, (DUPUY, 1992; id.) pouvoir différer, accepter le détour, tolérer et élaborer l'incertitude, l'inattendu, la frustration;
  • pouvoir construire "un rapport créatif à la réalité" (DUPUY, 1992, ibid.) en investissant celle-ci de significations plus variées, articulant monde externe et monde interne;
  • pouvoir exprimer et échanger par la parole ses pensées, ses idées, ses désirs, ses sentiments, ses refus;
  • pouvoir construire "un rapport créatif à la réalité" (DUPUY, 1992, ibid.) en investissant celle-ci de significations plus variées, articulant monde externe et monde interne;
  • accéder aux savoirs et aux savoir-faire de sa culture;
  • pouvoir s'inscrire dans des relations sociales symbolisées appropriées à l'école, c'est-à-dire pouvoir créer des liens entre des êtres séparés...
  • avoir développé "un sentiment de confiance en soi et en ses possibilités" (DUPUY, 1992).

      "... toute la chaîne de l'expérience ne peut littéralement se concevoir qu'à poser d'abord le principe que rien ne s'articule et ne s'échafaude dans l'expérience, que rien ne s'instaure comme conflit proprement analysable si ce n'est à partir du moment où le sujet entre dans l'ordre des symboles, ordre légal, ordre symbolique, chaîne symbolique, ordre de la dette symbolique." (LACAN, 1956-1957, p. 102). Si Jacques LACAN situe son analyse au niveau de la construction et du fonctionnement psychique, Yves de LA MONNERAYE, souligne l'importance de cette entrée de l'enfant dans le fonctionnement symbolique quant à son ouverture sur le monde et à tout ce qui sera découverte culturelle: "Du point de vue psychologique, ce qui permet à l'enfant de découvrir le monde, c'est qu'il est dans une relation triangulaire." (1993, p. 5). La résolution du Complexe d'Oedipe et la position de l'enfant dans la structure symbolique qui en découle, est la condition indispensable pour tout accès aux apprentissages. Elle rend possible le passage des processus primaires aux processus secondaires, ainsi que leur articulation.

      L'analyse du mouvement qui pousse un sujet à apprendre, nous a déjà fait rencontrer le principe de plaisir et le principe de réalité. Si le principe de plaisir, qui appartient aux processus primaires, régit le fonctionnement imaginaire, le principe de réalité, caractéristique du processus secondaire, domine et régit l'ordre symbolique. On retrouve les implications de ces dimensions dans tout processus psychique, comme on les retrouvera comme préalables, dans l'élaboration de toute capacité à apprendre. Une brève clarification de ces concepts s'impose. Elle nous permettra de les repérer dans la suite des analyses.


L'évolution de la capacité de penser. Articulation principe de plaisir et principe de réalité; processus primaires et processus secondaires.

      Principe de plaisir et principe de réalité sont d'emblée présents dans le psychisme, et on les retrouve actifs dans tout apprentissage. Piera AULAGNIER (1975), insiste sur la dualité entre principe de plaisir et principe de réalité, qui reste présente tout au long de l'existence du sujet 369  . Nous retrouverons cette dualité particulièrement active, tant en ce qui concerne les investissements cognitifs de l'enfant, qu'en ce qui concerne la qualité et le maintien de son investissement dans les apprentissages. L'analyse des conditions d'émergence du désir, partant du besoin et interrogeant les processus d'élaboration de la demande, a mis en évidence la coexistence dans le psychisme des processus primaires et des processus secondaires, liés eux-mêmes respectivement aux systèmes inconscient et conscient. Nous avons vu qu'il n'y a pas de désir d'apprendre sans espérance d'un plaisir qui pourrait en résulter. Nous venons de voir que les premières opérations de séparation du sujet sont rendues possibles par l'attente du plaisir. Si la recherche du plaisir origine le désir, si le désir est articulé au manque et à l'écart, une élaboration est nécessaire entre principe de plaisir et principe de réalité pour accéder aux apprentissages. Elle est liée au passage des processus primaires aux processus secondaires. Comment se fait ce passage? Qu'apporte-t-il?

La mise en place des processus primaires (en tant que mode de fonctionnement), suppose la reconnaissance d'un extérieur et d'un intérieur.

  •  
    • Les processus primaires sont dominés par la dualité des affects plaisir/déplaisir, amour/haine, ou des processus incorporation/rejet.
    • Le fantasme domine, soumis aux principes de plaisir et de déplaisir.
    • Le désir de l'Autre est tout puissant.
  • Les processus primaires sont articulés au registre psychique de l'inconscient.
  • Ils régissent le registre imaginaire et en constituent le levier, le moteur.

      Piera AULAGNIER, en particulier, montre comment l'hallucination, première représentation et premier mode de pensée la plus rudimentaire, peut représenter l'absence et nier le manque (AULAGNIER, 1975). Selon la psychanalyse et Françoise DOLTO, une série de "castrations symboligènes" sont nécessaires pour faire évoluer les modes de pensée de l'enfant, et le pousser à la sublimation. La première castration symbolique concerne la bouche qui, de bouche pour se nourrir, doit devenir une bouche pour demander et pour parler. Cette castration correspond au sevrage du corps à corps nourrisson-mère. La deuxième castration, ou castration anale, va signifier à l'enfant qu'il doit se débrouiller seul, être propre, s'habiller, contrôler ses actes, sa motricité, ses pulsions, son agressivité, faire la différence entre le dire et le faire. La "période phallique" ouvre au questionnement du "A quoi ça sert?" et à la découverte de la différence de sexes, à la découverte de l'altérité. La troisième castration, correspondant à la "phase oedipienne", et à l'intervention de la métaphore paternelle, permet d'intérioriser les limites. C'est cette castration qui permet à l'enfant d'effectuer ce passage fondamental des processus primaires aux processus secondaires. Ces castrations sont des opérations structurantes et peuvent être considérées comme des "dons" que fait une mère "suffisamment bonne" à son enfant pour lui permettre de grandir. Cette mère accepte "d'être mauvaise", et que son enfant puisse éprouver de la colère contre elle. Ne l'entretenant plus dans l'illusion de le combler et qu'il la comble, l'enfant peut désirer ailleurs. Ces castrations passent notamment par la parole et par des actes.

Les processus secondaires supposent la reconnaissance d'un discours porteur de significations, dans un énoncé ou une représentation idéique non arbitraire, qui conduit le Je à construire la mise en sens du monde 370  .

  • Les caractéristiques du secondaire, dès la première phase de l'activité, sont:
    • le principe de réalité, qui a partie liée avec la catégorie de la différence:
      • avant/après,
      • même/altérité,
      • unité/ensemble,
      • l'identification,
      alors que le principe de plaisir tend à méconnaître ou à nier les différences, à vouloir revenir "comme avant".
    • le Je,
    • l'Oedipe,
    • la castration.
  • Le secondaire requiert pour son fonctionnement:
    • la qualité du dicible,
    • la qualité du conscient,
    qui seront les critères de choix du refoulement secondaire sur les énoncés ou les désirs.
  • Il est articulé aux registres psychiques du pré-conscient et du conscient.
  • Il régit le registre symbolique.
  • Le processus secondaire a pour tâche de mettre le principe de réalité au service d'un plaisir que l'instance du Je va constituer et approuver.
  • La série de différences instituées par le processus secondaire obéit à un ordre temporel d'élaboration:
    1. la constitution des deux espaces psychiques différents: mère et enfant,
    2. la reconnaissance de la différence dans le couple parental,
    3. la différence entre le désir et la demande,
    4. la différence des sexes,
    5. la différence entre la signification primaire et la signification secondaire.

      Cependant, le Je restera sous la double emprise du principe de plaisir et du principe de réalité.

      L'intégration du principe de réalité qui inaugure l'élaboration des processus secondaires permet de tempérer, de réguler, les angoisses imaginaires et l'énergie liées aux processus primaires. Les processus secondaires permettent d'accéder à cette acceptation du différé, de sortir de l'immédiateté de la relation. Par l'intervention des systèmes conscient et préconscient, ils sont en jeu dans ce que l'on nomme "la pensée" le "raisonnement", "l'attention", le "jugement" 371  . Avec les processus secondaires, l'enfant va accepter de se lancer, d'être déprimé, de manquer, de faire un détour pour obtenir satisfaction. Cette acceptation de la frustration, de la déception, lui permettent de passer du désir à la pensée. La pensée est issue de la perte. On ne peut penser que les choses que l'on a perdues.

      L'articulation des processus primaires et des processus secondaires, des registres imaginaire et symbolique, du principe de plaisir et du principe de réalité, permettent à l'enfant de développer, d'affirmer, certaines capacités dont l'élaboration était déjà, souvent, entreprise depuis longtemps.


La capacité à tolérer et à élaborer l'incertitude.

      Si cette capacité se développe dès les premières expériences de l'enfant, l'accession au registre symbolique lui permet de l'élaborer. Accompagnant les processus secondaires soumis au principe de réalité, l'accès au registre symbolique permet à l'enfant d'accepter un certain degré d'inattendu, mais aussi lui rend tolérable l'écart inévitable entre la réalité psychique et la réalité du monde, entre le vouloir et le pouvoir. "C'est sur cet écart que le Moi ne cessera de travailler et d'apprendre" (MARCELLI, 1992, p. 14). La prise de conscience de cet écart correspond également pour l'enfant, à la première prise de conscience de sa division de sujet.

      L'analyse des processus qui conduisent un sujet à désirer apprendre nous ont montré que "apprendre, c'est accepter de ne pas déjà savoir, se mettre en réceptivité (position de dépendance donc de vulnérabilité), intégrer délais et étapes, admettre l'erreur, respecter les succès des autres, toutes figures de l'insupportable castration." (HERBERT, 1995, p. 197). Le Moi travaille sur ses ignorances, à partir d'un écart, d'une tension. Il n'est pas complètement dupe. Il intègre très vite qu'il n'y a ni savoir, ni connaissance, définitivement acquis. Il sait que l'équilibre pourtant toujours recherché ne sera jamais acquis, hors la mort. Continuer la quête repose pourtant sur une acceptation du non-savoir, de son manque, de ses failles 372  . Daniel MARCELLI, qui a été notre guide en ce qui concerne la recherche des origines du désir de savoir, du désir de connaître et du désir d'apprendre, insiste sur cette attente et sur cet espoir du sujet: "Toute stratégie d'apprentissage se nourrit d'une espérance de savoir et ce savoir s'acquiert pour conforter une connaissance... peut-être l'apprentissage est-il dans cette tension entre connaissance déjà là et une attente supportable." (1992, p. 10).

  • Supporter l'incertitude,
  • supporter le différé, le détour,
  • mieux accepter ses propres limites et avoir une conscience plus exacte de ses possibilités,
  • accepter de changer de représentation,
  • sublimer les pulsions non refoulées,

      toutes opérations liées à celle de la séparation du sujet de ses premiers objets, semblent bien constituer les bases nécessaires non seulement au mouvement qui portera le sujet vers de nouvelles connaissances rendues possibles, mais aussi au maintien de ce mouvement. Apprendre c'est accepter d'en passer par le symbolique.


Le fonctionnement de la parentalité interne: "capacité à tolérer la frustration et à élaborer l'angoisse, pour pouvoir penser".

      C'est ainsi que BION (1962) définit la capacité de penser, se référant à la "fonction alpha", que nous avons évoquée. L'investissement des processus secondaires permet à l'enfant de faire fonctionner pour lui-même la fonction alpha de la mère, ou accompagnement interne. Nous avons reconnu que la connaissance vise à résoudre des questions, des contradictions, des conflits. Il est nécessaire que le refoulement ne se soit pas exercé d'une manière trop intense sur ces contradictions. Des pulsions sadiques, relevant des registres oral et anal, et s'exerçant vis à vis des premiers objets d'investissement, s'opposent à la pulsion à connaître, et au retour du refoulé. "Plus fortes seront les pulsions sadiques, plus l'agir sera utilisé défensivement contre la souffrance et l'angoisse liées à l'activité de penser", souligne Florence BEGOIN-GUIGNARD (1986, p. 113).


Penser, c'est pouvoir créer des liens entre soi et le monde, c'est donner du sens.

      "Penser, tel que le définit Marcelle BRICAIRE, c'est tenter d'organiser le chaos, pouvoir se situer et se comprendre, dans le monde, et dans ses relations aux autres". (1994, p. 36). La pensée est appropriation du monde par l'enfant, et transformation de ce dernier par le fait de cette appropriation. En retour, l'enfant agit sur le monde et le transforme. Cette appropriation est différente d'une intériorisation ou d'une identification, car elle est construction de sens. "L'appropriation désigne un processus complexe, jamais achevé, une assimilation active des produits culturels et sociaux, pour une "création vivante de soi", selon l'expression de WINNICOTT." (BRICAIRE,1994, p. 36).

      La différenciation "dedans" et "dehors", constitués par les divers espaces du monde animé et inanimé, l'existence d'un espace intermédiaire, transitionnel, le fonctionnement et l'articulation souple des registres psychiques de l'imaginaire et du symbolique, sont les conditions pour que puissent avoir lieu l'avènement et le fonctionnement de la réalité psychique, pour que puissent se représenter et s'élaborer les contradictions, les conflits, entre monde intérieur et monde extérieur. "...une riche circulation "osmotique" de ces divers milieux internes, entre eux et avec les milieux externes, est indispensable au bon fonctionnement psychique du sujet." (BEGOIN-GUIGNARD, 1986, p. 111). Le sujet s'approprie sa propre expérience en faisant des liens entre ce qu'il reçoit et s'approprie de l'extérieur, et ce qu'il a compris de sa propre histoire. C'est cette création de liens, de ponts, entre l'autre et soi-même, qui donne sens à ce qui vient de l'autre, à ce qui vient de soi, et à ce qui vient du monde. "L'activité de penser est avant tout une activité de liaison, et fait appel à des processus définis comme processus de symbolisation."(SEGAL, 1957).


Apprendre, c'est interpréter le monde, c'est créer des liens, c'est donner du sens.

      "Apprendre, c'est comprendre, c'est-à-dire prendre avec moi des parcelles de ce monde extérieur, les intégrer à mon univers..." (MEIRIEU, 1988, p. 38). Qui dit apprentissage, dit aussi copiage, imitation. Mais l'apprentissage, c'est aussi création. La preuve en est l'écart, involontaire souvent, entre le modèle et la copie. La liberté du sujet est dans la marge qu'il s'octroie, entre son modèle et l'interprétation qu'il en donne. Elle est aussi structurelle, par le fait que l'intériorisation directe et brute d'une information ne correspond pas aux processus en jeu. La connaissance n'est pas dans l'objet en soi, mais dans le mouvement et l'élaboration du sujet, qui part de l'objet pour en retirer des informations, qui recrée l'objet par une représentation qu'il s'en fait, et par l'effet des opérations mentales qu'il fait subir à ses représentations. Toute représentation est re-création de l'objet, et création de sens entre le sujet et l'objet. Comment donner du sens au monde, si nous ne donnons pas de sens à ce qui nous arrive, à notre propre histoire? "Cette quête ...traduit la capacité à investir des objets de connaissance trouvés-crées, dont le sujet devra tolérer et assumer l'existence autonome (hors lui) et leur cohérence dans un ordre symbolique qui le dépasse et dans lequel il lui faut s'inscrire." (BONNET, 1992, p. 35). Nos sens sont sollicités en permanence par une très grande quantité d'excitations. La sélection de ces dernières est la condition de notre santé psychique, mais aussi physiologique. Nos sens filtrent donc à un premier niveau les informations, les transmettent à notre cerveau qui les traite, les interprète, les analyse, reconnaît, associe, range, classe, mémorise, rappelle. Les synapses transmettent l'information, réalisent des liaisons d'ordre biologique entre les neurones. Certains stimuli désagréables ou douloureux provoquent fuite ou évitement.

      Les neurosciences ont montré le rôle de filtre que pourrait jouer le cerveau limbique dans l'accession de certaines informations au cortex qui doit la traiter, concernant des expériences antérieures agréables ou de leur tentative de blocage dans le cas contraire 373  . Mais ceci ne peut rendre compte de l'ensemble des processus en jeu. Des phénomènes affectifs interfèrent, faisant intervenir de façon fondamentale l'expérience antérieure du sujet. Les informations conservées ou rejetées de la conscience le sont selon ce que nous sommes, ce qui nous intéresse, ce qui sait susciter notre curiosité, ce que nous privilégions, ce que nous voulons ou tentons d'ignorer consciemment ou inconsciemment, ce que notre refoulement inconscient préserve ou relègue hors de notre conscience, etc... Notre environnement culturel, social, notre histoire, jouent un rôle déterminant dans les filtres que nous mettons consciemment ou inconsciemment en place, dans les sélections que nous opérons.


Problèmes liés au "non passage" des processus primaires aux processus secondaires.

      Ne pas pouvoir passer du désir à la pensée, de la satisfaction immédiate à la pensée qui admet le détour, est une source de problèmes nombreux pour un enfant 374  .

      Ce sont par exemple:

  • La psychose. La plupart du temps, ces enfants, nous ne les rencontrerons pas à l'école, mais par contre, nous rencontrons des enfants présentant "des traits psychotiques".
  • l'inhibition concernant une motricité "structurante" (celle avec lequel l'enfant explore le monde et construit ses schèmes opératoires);
  • l'inhibition de la curiosité (or, comment apprendre, lorsque l'on est "sans curiosité"?);
  • la soumission au désir de l'autre, une adaptation passive;
  • des pensées obsédantes, mode de défense contre des pensées sexualisées refoulées;
  • l'excitation maniaque: le refoulement n'est pas suffisant; l'enfant est excité, incapable d'attention, etc...

3-2- De la maison à l'école...


3-2-1- Conditions de possibilité pour se séparer de sa famille.

      La deuxième grande opération de séparation de l'enfant, consiste à se séparer de sa famille, pour entrer à l'école. "Un enfant ne quitte sa famille que pour autant qu'il entre dans la vie sociale et il n'entre dans la vie sociale que pour autant qu'il sort de sa famille." (CLERGET, 1993, p. 5). Il doit donc être passé auparavant du symbiotique au symbolique, et il doit en avoir construit les préalables. Gilbert DIATKINE (1991) énonce,

      " cinq conditions minimum pour que l'enfant puisse se séparer de sa famille et tirer parti de l'école:

  1. avoir investi des représentations parentales en tant qu'objets de désir à la place des personnes réelles de ses parents;
  2. avoir investi dans une dominance positive ces représentations pour pouvoir s'en séparer, comme dans un processus de deuil;
  3. avoir fait l'usage du refoulement sous la pression du conflit oedipien;
  4. avoir expérimenté le retour du refoulé à la conscience sous une forme condensée et déplacée sous forme d'histoires (comme dans le rêve);
  5. bénéficier de la métabolisation, de la sublimation, c'est-à-dire d'une désexualisation suffisante de ces représentations refoulées, pour que la pensée puisse s'exercer sans que le surmoi s'en mêle".

      La pensée, sinon, est paralysée et censurée. Le matériel refoulé passe de l'inconscient au préconscient, (dans le jeu, dans l'élaboration de la névrose infantile). L'enfant va pouvoir projeter ce matériel refoulé sur des sorcières, des ogres...dans des contes, des dessins, des histoires qu'il invente à partir de ses peurs...

      "Il y a une articulation directe entre les contenus émotionnels et affectifs du vécu de l'enfant et sa disponibilité aux apprentissages", rappelle Philippe THIEFAINE (1996, p. 1). Les cinq conditions énoncées par Gilbert DIATKINE, exigent l'intervention des processus secondaires et un bon fonctionnement du registre symbolique. C'est dire à quel point l'acte d'apprendre est inscrit dans l'histoire du sujet.

      Nous interroger sur:

  • ce à quoi l'enfant doit renoncer lorsqu'il entre à l'école,
  • sur les gains qu'il peut en espérer,

      nous permet de mieux comprendre sur ce qui fait conflit pour l'enfant, mais permet aussi de nous donner des repères quant à ses "besoins".


3-2-2- Pertes et gains liées au passage de la famille à l'école.

      Apprendre à l'école exige d'être suffisamment détaché, séparé:

  • des premières appartenances familiales, des premières images parentales, du désir maternel.
    Nous venons d'envisager par quels processus doit en passer l'enfant pour pouvoir se séparer du désir maternel. Nous devons à présent interroger les autres séparations nécessaires à l'enfant pour pouvoir apprendre à l'école. Une tâche importante lui reste à accomplir. Apprendre à l'école, exige également de l'enfant qu'il soit détaché, séparé:
  • du savoir actuel, éventuellement des personnes qui le lui ont appris 375  . Une part de renoncement, de remise en question, sont nécessaires pour aller de l'avant, vers d'autres savoirs, vers d'autres connaissances;
  • des objets. Pour appréhender un objet de connaissance, il est nécessaire d'être "à la bonne distance", ni dans la confusion, ni dans l'évitement.

      "Le vrai passage a lieu au milieu. Voici le voyageur seul. Il faut traverser pour apprendre la solitude.." (SERRES, 1991, p. 24) "...au milieu du passage, finies les appartenances." (id., p. 25).


3-2-3- Se séparer des savoirs actuels.

      L'analyse des processus d'adaptation de l'enfant a mis en évidence que:


L'enfant réalise des apprentissages premiers au sein de la famille. Ils correspondent, en grande partie, aux processus d'adaptation au monde.

      "Toutes nos activités cognitives, même les plus "abstraites" et "mentales", trouvent leur origine dans les premiers échanges adaptatifs de l'organisme avec son environnement...Lorsque quelqu'un "pense", il utilise des "schémas" qui ne sont jamais purement "intellectuels" mais qui ont été appris et se maintiennent disponibles par une interaction constante entre les différentes fonctions sensori-motrices, socio-affectives et cognitives qui ne sont distinguées que pour la commodité de l'analyse." (HAMELINE, 1979, p. 77). Le nourrisson, dès ses premiers instants, se trouve dans l'obligation impérieuse de se construire des modes de relations appropriées à son développement du moment, puis de suivre l'évolution des exigences du milieu à son égard, comme de s'adapter à l'évolution des relations, au sein du milieu familial. Nous avons relevé la nature des premiers apprentissages, fondamentaux, réalisés par l'enfant au sein de sa famille. Quel va être le devenir de ces apprentissages? Il va se trouver, en abordant un nouveau milieu, dans l'obligation d'apprendre de nouveaux comportements et de réviser, transformer les anciens.


L'enfant doit ré-ajuster, ré-apprendre de nouveaux modes de relations, à tous les moments de changement

      Que ces changements soient l'entrée à l'école maternelle, l'entrée au C.P. ou en classe de 6 ème, la remise en question des apprentissages précédents correspond à un ébranlement très profond du savoir antérieur. La peur du changement est normale. L'enfant a un parcours, difficile, délicat, à effectuer encore, pour devenir élève.


L'enfant doit se séparer de ce qu'il sait déjà, de ce qu'il a appris, du savoir qu'il a sur le monde.

      Etre disponible pour recevoir quelque chose de l'extérieur suppose de se séparer des savoirs antérieurs. En l'occurrence, les "savoirs de l'école" doivent pouvoir s'articuler, voire se substituer aux "savoirs de la maison, de la famille". C'est ce que rappelait Yves De LA MONNERAYE en 1995, au colloque de Nancy. Le savoir ancien apporte à l'enfant un certain équilibre. Tout nouveau savoir est rupture par rapport à ce savoir antérieur, et recherche d'un nouvel équilibre. Nous savons combien il peut être difficile de renoncer au connu, même s'il ne nous satisfait pas, pour aller vers l'inconnu, qu'il s'agisse de savoir intellectuel ou de savoir relationnel et affectif. Une prise de risque s'impose, la peur d'apprendre est normale.

      Les apprentissages ne se superposent pas. Un nouvel apprentissage remanie le savoir antérieur, le réorganise. Un apprentissage qui ne tiendrait pas compte des représentations antérieures que l'enfant s'est déjà constitué de l'objet d'apprentissage, serait superficiel, "plaqué", et précaire. "Rien ne peut être acquis sans que l'apprenant l'articule à ce qu'il sait déjà" (MEIRIEU, 1988, p. 134). Philippe MEIRIEU (id.) note que "chaque représentation est, à la fois, un progrès et un obstacle" et, citant BACHELARD 376  , souligne que "l'on connaît contre une connaissance antérieure". Les deux processus complémentaires de l'assimilation et de l'accommodation, décrits par PIAGET, répondent d'une certaine manière à cette dialectique connaissances antérieures/connaissances nouvelles. En effet, par l'assimilation, le sujet explore, puis transforme la réalité afin de l'intégrer à ses possibilités d'action, et par l'accommodation, il modifie à leur tour ses schèmes d'action afin de les rendre plus adéquats, afin de les adapter aux exigences de la réalité. Une régulation souple des deux processus s'avère nécessaire. "...Bien que je déteste encore avoir à réviser mes opinions, à abandonner ma façon de percevoir ou de conceptualiser, j'ai fini pourtant par reconnaître, dans une grande mesure et à un niveau plus profond, que cette pénible réorganisation est ce qui s'appelle apprendre et que, aussi désagréable qu'elle soit, elle mène toujours vers une perception beaucoup plus satisfaisante, parce que plus exacte, de la vie.", déclarait Carl ROGERS en 1961 (p. 23). Cependant, cette démarche demande à nouveau une acceptation de la perte. Celle-ci ne peut être supportée par l'enfant que dans la mesure où une espérance d'un plus de plaisir et d'un plus de pouvoir est attendue des nouvelles connaissances. Les processus primaires, le principe de plaisir, en faisant appel au registre imaginaire, doivent pouvoir s'articuler avec les processus secondaires, le principe de réalité, dans un fonctionnement du registre symbolique. Pour pouvoir accepter de changer de représentations, l'enfant doit pouvoir disposer de repères identitaires: être assuré de la continuité et de l'intégrité de sa personne.


Se séparer éventuellement des personnes qui lui ont appris ce savoir.

      La deuxième séparation concernant les savoirs antérieurs implique le registre affectif, et la capacité de se séparer des personnes de qui l'enfant a reçu ses premiers savoirs et avec lesquelles il est plus ou moins aliéné ou séparé sur le plan du désir. C'est également un point soulevé par Yves de LA MONNERAYE (1995). Cette séparation renvoie aux processus d'identification que nous avons rencontrés lors de l'analyse de l'émergence du désir d'apprendre. Remettre en cause le savoir antérieur en provenance de la famille, peut être ressenti par l'enfant comme un reniement des valeurs, des croyances dans les figures primordiales de l'enfance, si l'écart est trop grand entre les savoirs de l'école et les savoirs de la maison. Cette remise en cause peut avoir l'effet d'une blessure atteignant l'identité du sujet dans ses identifications premières. Cette difficulté est souvent rencontrée, mais sans exclusivité, par certains enfants de migrants, ou par les enfants des "gens du voyage", qui ne s'autorisent pas à savoir plus ou autrement que leur père par exemple. Chez ces derniers, la question se complexifie par un rapport particulier à "la trace", donc à l'écrit, que l'on peut retrouver comme quasiment une constante, même chez des familles sédentarisées. Des réactions de défense peuvent apparaître, de l'indignation, des refus. L'enfant, qui n'a pas une autonomie suffisante par rapport aux figures parentales, risque de s'accrocher à son savoir antérieur, et ne parvient pas à se séparer. Il risque alors d'exprimer son mal-être, sa difficulté à se vivre et se réaliser en tant qu'écolier sous forme de symptômes scolaires. Ces symptômes peuvent revêtir des formes très variées, de l'agitation motrice à l'apathie, au repli sur soi par exemple. On les rencontre fréquemment exprimés par le biais de ce que Pierre MARC (1983) nomme les "caractéristiques de mobilisation": difficultés d'attention, difficultés à se concentrer, manque de participation, de contrôle, de maîtrise de soi, tant corporelle et globale, que manuelle, manque de persévérance, d'application, toutes formes d'obstacles à l'apprentissage.

      "L'enfant doit pouvoir se soustraire au désir parental si celui-ci est aliénant, pour "se mettre à connaître" (BIODJEKIAN, 1987, p. 64). Certains enfants, "enfants-idéaux", sont investis de la trop lourde charge de réaliser les fantasmes de leurs parents 377  . D'autres, subissent des interdits de penser liés à des non-dits, ou à des "mi-dires" familiaux, concernant en particulier leur origine. Certains, considérés comme métonymies de la mère, sont aliénés par une peur de la séparation en provenance, cette fois, de la mère qui accepte mal que "son petit" grandisse... Autant de "bonnes raisons" pour un enfant de ne pas parvenir à se séparer de sa famille, à ne pas parvenir à apprendre, ailleurs.


S'autoriser à penser.

      L'activité de penser peut être considérée comme un acte majeur qui marque l'autonomie de l'enfant, et son pouvoir par rapport à sa mère. L'enfant doit être engagé dans sa construction identitaire pour pouvoir penser, dans une relative autonomie par rapport au milieu familial. Autant on peut contrôler les actes, les mouvements d'un autre, autant, la pensée de cet autre nous échappe. Piera AULAGNIER (1975, p. 121 à 125) souligne à quel point le refus de l'enfant de communiquer ses pensées à sa mère, est un moyen privilégié de marquer les limites du "pouvoir savoir" de la mère, qui ne mette pas directement l'enfant en péril quant à sa survie.

      L'ambivalence des mères est fréquente et significative à cet égard. Elles sont fières de l'entrée à l'école primaire de leur enfant, mais en même temps craignent "ce verdict social" qui viendra confirmer - ou non -, la réussite de leur oeuvre, leur enfant, par sa réussite ou son échec à s'intégrer, à s'adapter, à apprendre, à l'école. Les mères surinvestissent souvent les capacités de pensée de leur enfant, et en même temps, les redoutent. Il pourra désormais leur cacher des choses, les tromper, leur mentir. L'école va solliciter en l'élève ce qui justement fait qu'il leur échappe le plus: la pensée.

      Telle la mère de Bernard, garçon de cinq ans, qui venait travailler au sein d'un petit groupe de trois enfants, en rééducation. A la suite du premier entretien avec la mère et son fils, en les quittant, j'entends la mère dire: "Alors, tu me raconteras!" Bernard, élevé seul par elle, avait justement besoin, entre autres choses, d'un "espace privé" qui lui permettrait d'expérimenter des relations basées sur une possible distanciation d'avec sa mère, et avait bien compris la garantie de discrétion donnée par la rééducatrice vis à vis de ce qu'il disait et jouait en séance. Ces règles avaient été données, bien entendu, en présence de la mère, et "acceptées" par celle-ci.

      Il a fallu un certain temps à cette mère pour qu'elle renonce à m'attendre, dans l'espoir que je lui "raconte" ce que son fils, de son côté, lui "racontait" trop peu à son goût... Difficile renoncement. Difficile acceptation par cette mère, de sa castration symbolique...

      La capacité de pensée de l'enfant fait jouer en ces mères, la confirmation et l'angoisse provoquées en elles de voir leur enfant grandir, se séparer d'elles. La rencontre avec Thalie et sa mère 378  nous a donné un exemple significatif de la difficulté de certaines mères à accepter cette séparation, cette autonomie, de la part de leur enfant, en particulier, lors de leur entrée au Cours Préparatoire, à "la grande école".

      Nous aurons à nous interroger sur la nature des capacités de penser requises par l'école pour pouvoir apprendre.


3-2-4- Se situer "à bonne distance" des objets d'apprentissage et de l'acte d'apprendre.

      La confusion sujet-objet ne permet pas l'apprentissage, une absence de contact non plus. L'évitement de l'objet, dans la phobie par exemple, ne permet en aucun cas de le connaître. Pour qu'il y ait apprentissage, il faut qu'une certaine distance s'établisse avec l'objet à connaître, que cet objet soit séparé du sujet, mais que le contact demeure 379  . Si l'on peut penser à des traits psychotiques chez l'enfant, lorsqu'il y a confusion sujet/objet, la phobie, quant à elle, peut présenter un caractère passager, transitoire, réactionnel à une situation donnée. Une régulation possible vers "une bonne distance" est donc absolument nécessaire. Le rapport distancié aux objets de connaissance ouvre à la possibilité de pensée rationnelle et scientifique.

      L'existence d'un espace intermédiaire, entre intérieur et extérieur, permet l'élaboration des émotions, de l'affect, la mise en images par un imaginaire rendu culturellement signifiant, partageable, communicable, par l'intervention du symbolique 380  . Selon WINNICOTT (1971), cet espace est "transitionnel", et correspond à l'espace de l'expérience culturelle. Ces conditions préalables à la capacité de se situer à une "bonne distance" de l'objet d'apprentissage par l'enfant, suppose un bon fonctionnement de l'imaginaire et du symbolique, et une articulation souple entre ces deux ordres. Lorsque cet objet n'est pas "partiel", spécifique, mais qu'il se trouve être l'acte d'apprentissage lui-même, les deux positions: manque de distanciation ou évitement, se révèlent entraîner des conséquences similaires. Un surinvestissement ou un sous-investissement de l'apprentissage par l'enfant peuvent être sources d'empêchement pour accéder à cet apprentissage, que ce surinvestissement ou ce sous-investissement soient liés ou non à ceux des parents envers l'école. Nous retrouvons ici, sous l'angle de la distance aux objets d'apprentissage, ce qui a été dit à propos du désir.


3-3- La séparation n'est pas une rupture. Elle implique un processus de maturation, de métabolisation, d'élaboration. Elle permet la création de nouveaux liens. Elle nécessite étayage et accompagnement.

      C'est par les mots mis par la mère sur son absence, que l'enfant peut intérioriser le fait que cette attente, si elle ne se prolonge pas trop, n'est pas catastrophique. Supporter l'incertitude, supporter de changer de représentation, semblent bien constituer des bases nécessaires à la possibilité même du sujet à apprendre. Elaborer la séparation, c'est aussi pouvoir créer de nouveaux liens. Inversement, toute création de nouveaux liens suppose une possibilité d'écart, avec des liens anciens intériorisés comme "suffisamment bons", une mobilité et une souplesse psychiques. La possibilité même, pour un sujet, d'entrer dans un apprentissage spécifique ou dans "les" apprentissages, dépend de la distance qu'il a pu établir entre les objets, les personnes, et ses propres conflits psychiques, et de la qualité des nouveaux liens qu'il noue.


3-3-1- Des difficultés de séparation...

      Certains enfants éprouvent de grandes difficultés à se séparer. Toute séparation, tout passage, (entrée en maternelle, CP...), peuvent être des drames pour l'enfant, des reviviscences peut-être d'autres ruptures, mal vécues, mal élaborées. "Il refuse de grandir", dit-on.

      Certains enfants "savent", de par leur histoire, combien il peut être dangereux que quelque chose change, et ne sont pas sûrs de "renaître". Un "ailleurs", un "autrement", les angoisse. Leur sécurité vitale est menacée, comme elle a pu l'être dans certaines ruptures, dans certains départs, cassures, brisures, qu'ils ont pu vivre. Leurs blessures, encore à vif, ou se ravivant à la moindre amorce de changement, leur fait refuser de tout leur être d'aller de l'avant, d'aller vers l'inconnu. Mieux vaut un connu, même douloureux, à un inconnu incertain, angoissant. Certaines angoisses persécutoires et dépressives sont liées aux expériences de séparation, de perte, de rupture (sevrage, maladie de la mère, hospitalisation, entrée à la crèche, à l'école maternelle, au Cours Préparatoire...). Ces expériences vont plus ou moins bien être ré-élaborées par l'enfant, et risquent de laisser des traces, des "lettres en souffrance"...


3-3-2- La rupture est un traumatisme qui n'est ni pensé ni métabolisé. Angoisse et mécanismes de défense: adaptation passive, passage à l'acte, inhibition.

      Le réel 381  surgit, avec son cortège d'angoisses. L'appareil psychique ne peut contenir les affects. Ce peut être dû au manque de maturité de l'enfant: C'est le cas de "l'angoisse catastrophique du nourrisson" décrite par BION (1962). Lorsque l'absence de la mère se prolonge trop, lorsqu'elle n'est pas mise en mots par l'entourage, elle reste incompréhensible pour l'enfant, qui ne peut élaborer ces émotions éprouvées trop fortement. Ces éléments restent présents dans son psychisme sous la forme "d'éléments toxiques" ou "éléments béta". Les expériences précoces de rupture, de discontinuités non verbalisées, non prévisibles, de la présence maternelle, sont vécues par le sujet comme une menace à la fois contre cette continuité d'investissement de soi et contre la continuité du sentiment d'existence. Elles rendent insupportables la frustration, le manque. Lorsque l'enfant vit une rupture, quelque chose d'une séparation, d'un deuil, qui ne sont pas parlés, mis en mots par son entourage, il ne peut rien en faire. En perpétuelle incertitude sur l'avenir proche, il ne parvient ni à se constituer une mémoire, un substrat sécuritaire, ni à projeter des attentes. Les affects sont évacués au fur et à mesure, qu'ils soient porteurs de plaisir ou de déplaisir, l'angoisse n'est pas élaborée et peut surgir à tout moment. La loi qui impose une énergie constante dans le psychisme, fait que ce dernier doit se décharger de ces affects pour rétablir l'équilibre. Des symptômes moteurs dérangeants ou inquiétants, de la violence dirigée contre autrui ou contre soi-même, peuvent en être des exutoires.

      Marie-Ange, rencontrée pendant un peu plus d'une année en rééducation, et dont il sera relaté des moments du "parcours rééducatif", semble avoir connu cette insécurité au sein de sa famille, cette défaillance de la permanence de la mère et de la fonction contenante et conteneur de celle-ci. La mère, malade mentale, a subi plusieurs hospitalisations. La fillette, âgée de quatre mois, en a été séparée pendant une année, et hébergée en famille d'accueil. On peut faire l'hypothèse, sans doute, que c'est une des raisons pour lesquelles toute rupture, toute absence, prend dès lors des formes "catastrophiques" pour Marie-Ange.

      Le mécanisme du refoulement lui-même, lorsqu'il s'emploie à annuler, compenser, repousser toutes les pensées chargées d'angoisse, peut conduire le sujet à une adaptation passive. Mais ce mécanisme de défense est souvent inefficace, et l'angoisse surgit parfois, laissant l'enfant désemparé, quelquefois effondré, ou sidéré, en grande difficulté. L'action sous une forme désordonnée, impulsive, pulsionnelle, le passage à l'acte ou "l'acting-out" sont des moyens de décharge, car le sujet "n'y pense pas" et quelquefois même "n'y est pas" (LACAN, 1967). Son "mal-être" s'exprime par une instabilité, une communication difficile, un refus partiel ou total de la situation scolaire. L'inhibition intellectuelle, mais aussi l'inhibition de la pensée, qui laisse la personne vide, sans que rien ne l'intéresse, sont d'autres moyens qu'utilise le refoulement pour éviter à l'enfant d'être confronté à l'angoisse 382  .


3-3-3- ...des préoccupations qui engluent le sujet, qui l'empêchent de se séparer... des affects ou de l'angoisse inhibitrice...Symptômes et capacités d'auto-réparation.

      Il est d'autant moins facile de laisser derrière soi la maison que l'on est préoccupé par ce qui s'y passe en notre absence, ou de ce qui nous attend à notre retour. Certains enfants ont l'esprit occupé par des conflits, des questions non symbolisés, avec lesquels ils n'ont pu prendre aucune distance, qui dépassent leur compréhension, mais les encombrent, les rendant indisponibles aux activités scolaires, que ces préoccupations familiales soient réelles ou fantasmatiques. Certains affects qui sont à l'origine d'une émergence possible de l'angoisse, sont à la base d'inhibitions, de peurs de savoir. Le savoir peut être considéré comme dangereux, ou bien encore interdit. " ...Les formateurs, les éducateurs, les parents, les apprenants, les responsables institutionnels...oublient trop souvent que ce même cerveau qui est assis sur les bancs de l'école doit aussi apprendre à lire, réciter un poème, compter, écrire...qu'il est aussi celui qui aime, déteste, souffre, a faim, a soif, parle, crie, pleure, rêve, etc..." (TROCME-FABRE, 1987, p. 26).

Ismène est inquiète pour la santé de sa mère. Où en est son cancer? Va-t-on la lui enlever à nouveau pour des soins à l'hôpital? L'angoisse de mort est présente, en arrière-fond de ses pensées...

Benoît, neuf ans, se demande ce que sa mère, en grande difficulté psychique, va faire pendant qu'il est à l'école. Elle parle toujours de se supprimer. Lorsqu'il était en grande section de maternelle, elle avait voulu se jeter par la fenêtre...

Alex a attendu tout le week-end que son père vienne le chercher. Il a guetté un signe de lui, restant à proximité du téléphone...

Une petite soeur va naître. Les questions concernant sa propre naissance sont ravivées, se pressent, se bousculent dans leur urgence, occupant toute la capacité de penser de Nicolas...

      Ces enfants ne parviennent pas à "poser" leurs préoccupations avant le portail de l'école, et les emportent avec eux en classe...Le maître se plaint de leur rêverie, de leur manque d'attention: ils ont "la tête ailleurs"... L'enfant ne laisse pas une partie de lui-même au porte-manteau du couloir lorsqu'il rentre en classe. Comment être disponible pour apprendre, comment se séparer de ce milieu familial encombrant dans de telles conditions?

      Ces préoccupations:

  • les engluent dans la "niche écologique" de la famille,
  • les rendent indisponibles pour effectuer le "voyage" entre la maison et le troisième "monde écologique" qui est celui de l'école et des circuits sociaux.

      Il nous faut noter que les enfants que nous rencontrons à l'école, ont, de toutes façons, commencé à nouer les processus de séparation, même si ces processus ne sont pas suffisamment élaborés pour pouvoir bénéficier d'une manière satisfaisante, de l'école. Dans le cas contraire, l'enfant n'est, souvent, pas scolarisable. La question de l'indication d'aide, pour lui, ne se pose pas de la même manière, et, même s'il arrive que l'école maternelle l'accueille, des soins s'imposent 383  .


Des difficultés d'inscription dans le passé, le présent et l'avenir...

      Un certain nombre de difficultés qui touchent à l'investissement de l'enfant dans les apprentissages, touchent à la profondeur du sujet et de son mal-être. Ce sont des difficultés:

  • à se situer et à situer son histoire dans un passé, un présent et dans un devenir,
  • à s'inscrire dans une filiation, dans une généalogie;
  • à vivre son présent;
  • à attendre,
  • à anticiper,
  • et à se projeter dans un avenir qui l'angoisse.

      Dominique GUICHARD (1996) différencie la "difficulté", qui est rencontrée par tous, d'un "problème", qu'il définit comme une difficulté qui persiste. Ce problème, qui requiert alors une aide spécifique, n'est pas pour autant pathologique, et il peut, souvent, être surmonté à l'école. On peut penser que, le fait pour une difficulté persistante d'apparaître comme un "problème", si elle n'est pas pathologique et ne relève donc pas de soins, pourrait être un des repères pour spécifier le public auquel pourrait s'adresser une rééducation. Cette distinction constitue ainsi un élément de réponse à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?


Des difficultés entendues comme des symptômes. Dépasser l'enveloppe formelle du symptôme, pour écouter l'enfant.

      Existe-t-il une inhibition constitutionnelle? Une lenteur physiologique? Dominique GUICHARD (1996) rappelle que, lorsque la lenteur est physiologique, elle conduit à un état léthargique très grave, qui est celui d'enfants rencontrés dans les hôpitaux. Dans tous les autres cas, cette lenteur est dite "réactionnelle" à une situation donnée. Contre quoi l'enfant résiste-t-il? Contre quelle tentative de pouvoir, de maîtrise, à son égard? C'est peut-être la manière que cet enfant a trouvé de résister, de s'opposer, sans trop de risques, et sans entrer dans un conflit ouvert trop dangereux pour lui. Un enfant est considéré comme "instable", dans sa relation aux autres, dans sa relation face à ce qu'on lui propose. De même, un enfant inhibé est un enfant qui a peur. De qui? de Quoi? L'objet de sa peur n'est peut-être pas extérieur, mais peut être constitué de fantasmes qui font monter en lui une angoisse qu'il ne peut maîtriser, et dont il cherche ainsi à se protéger, à se défendre. Dominique GUICHARD, insiste de ce fait sur la dimension relationnelle des symptômes (1). Le symptôme de l'enfant serait la preuve qu'un processus est à l'oeuvre, donc un recherche de solutions de la part du sujet, face à une situation difficile.

      Les psychanalystes, à la suite des propos de FREUD, s'accordent pour souligner la dimension dynamique du symptôme. Celui-ci est une formation substitutive, inadéquate certes, mais une réponse quand même, que le sujet a trouvée, alors qu'il est pris dans un conflit inconscient qui se présente comme une impasse à ses yeux. D'une manière générale, on admet que, dans le domaine psychique, le symptôme est un "phénomène subjectif qui, pour la psychanalyse, constitue non le signe d'une maladie, mais l'expression d'un conflit inconscient" 384  . Le symptôme serait en quelque sorte la partie émergée de « l'iceberg » que serait un conflit intra-psychique refoulé. La distinction entre la cause psychique inconsciente et son mode d'expression, sa manifestation visible, qui peut être corporelle, physiologique, cognitive, affective, relationnelle, partie émergée de « l'iceberg », est de toute première importance: "Doit-on confondre la colère et le conflit dont la colère est l'expression? La colère apparaît comme ce que le sujet croit être la meilleure réponse aux questions qui ne sont pas posées et aux mots justes qui ne sont pas prononcés". (NADIN, 1992). Le symptôme apparaît alors comme une réponse à une question dont le sujet n'a même pas conscience, le plus souvent.

      Reconnaître l'existence du symptôme psychique, c'est admettre que le sujet est mû par son inconscient, et qu'il est divisé entre son conscient et son inconscient. C'est reconnaître également certains processus constitutifs de la psyché, comme le refoulement pulsionnel et ses effets. Jacques LACAN dira du symptôme: "C'est ce que les gens ont de plus réel", (le « réel » étant pris au sens d'indicible). Yves de LA MONNERAYE (1991, p. 119) souligne qu'en rééducation, "nous avons donc à travailler sur du sens qui se présente comme du non-sens ". Ce "non-sens" joue d'abord une fonction de protection du sujet contre l'angoisse. "La formation de symptôme ne serait entreprise dans tous les cas qu'afin d'échapper à l'angoisse, les symptômes liant l'énergie psychique qui serait sans cela déchargée sous forme d'angoisse...toute inhibition que s'impose le moi peut aussi être nommée symptôme. » (FREUD, 1925). En tant que mécanisme de défense contre l'angoisse, protection du sujet, on conçoit la nécessité de ne pas vouloir faire disparaître le symptôme à tout prix, sans que les causes de son existence aient elles-mêmes trouvé d'autres solutions, d'autres réponses.

      Appréhender la difficulté comme un symptôme, a comme conséquence de postuler ce symptôme comme un appel inconscient, une parole qui n'a pas trouvé d'autre voie pour s'exprimer. C'est aussi poser l'hypothèse que l'enfant tente désespérément de dire son mal-être par cette voie, et de préserver quelque chose de son désir dans sa relation à autrui. Dans son aspect symbolique, le symptôme est à la fois un signal d'alarme, un langage, un message codé dont le sujet lui-même ne possède pas le code, et il joue une fonction de prothèse.

      Mais cet appel, souvent, n'est pas entendu comme tel. Le mouvement ordinaire est de tenter de débarrasser le sujet de son symptôme, au risque de ne rien entendre de ce qu'il ne parvient pas à dire car il ne le sait pas. L'erreur est de prendre le symptôme au pied de la lettre, de se centrer sur ce, avec quoi "le symptôme tombe", puisque l'étymologie piptein du mot symptôme est "ce qui tombe avec". Le risque est de ne pas entendre le sujet derrière le symptôme, puisque les parents, le maître et bien souvent lui-même présentent l'enfant comme un objet de son symptôme et non comme un sujet qui peut faire quelque chose pour lui-même. Il ne reste à l'enfant que la construction d'autres symptômes, la somatisation ou le passage à l'acte pour tenter encore "d'ex-sister". Ne pas reconnaître le symptôme, c'est en quelque sorte ne pas écouter l'enfant, mais surtout, le faire taire.


...et des capacités "d'auto-réparation"...

      La plupart des auteurs, qu'ils soient psychanalystes ou rogériens, ou pédagogues héritiers des positions de COMENIUS ou de Maria MONTESSORI, ou bien encore qu'ils se situent dans la ligne des pédagogues qui ont toujours défendu le postulat d'éducabilité, s'accordent à considérer la puissance des tendances progressives, ou progrédientes, ou encore du désir de grandir, chez l'enfant, et leur domination sur la pulsion de mort. Jacques LEVINE, comme DIATKINE par exemple, misent sur les grandes "capacités d'auto-réparation" de l'enfant .


3-3-4- Proposition de synthèse. Opérations de séparation et apprentissages.

      Proposition de synthèse qui peut donner des éléments:

  • de compréhension des processus en jeu dans l'opération de "séparation" du sujet,
  • de compréhension de la difficulté de l'enfant, dans son parcours pour devenir élève,
  • de compréhension sur les besoins de l'enfant, dans ce parcours;
  • et des indications sur la nature, la conception, la mise en oeuvre d'une aide éventuelle à lui proposer, pour l'aider à dépasser ses difficultés.

      Lors des séances préliminaires avec un enfant en refus d'école, ou en souffrance à l'école, le rééducateur se demande où en est l'enfant de son parcours, qui le conduit à construire son identité d'élève. L'enfant peut donner à voir certains éléments de sa problématique, qui conduisent à formuler l'hypothèse d'un lien entre ses difficultés, ses symptômes actuels, à l'école 385  , et une séparation insuffisante par rapport à son milieu familial. Il pourra se demander où en est l'enfant quant aux différents processus de séparation. Au-delà de ses difficultés manifestes, observables directement, il tentera de repérer les ressources de cet enfant. Celles-ci sont constituées par les capacités qu'il devrait avoir développées et avoir à sa disposition, et par les préalables à ces capacités dont il devrait pouvoir disposer 386  . Les réponses apportées, dans une première approche, le degré d'élaboration de ces capacités et de ces préalables, pourront contribuer à mieux comprendre la situation de l'enfant, et sa difficulté. Nous avons souligné, au fur et à mesure, les besoins fondamentaux qui paraissaient devoir être satisfaits, pour que les différents préalables des processus de séparation, puissent s'élaborer. Pour cet enfant singulier, qui est rencontré, ces besoins semblent-ils avoir été satisfaits? Qu'est-ce qui pourrait lui avoir manqué? Une aide pourrait-elle prendre le relais de la famille pour étayer et accompagner l'enfant dans l'élaboration de ces processus? De quelle nature devrait être cette aide? S'agit-il alors de soins, ou bien peut-on envisager une rééducation? Complémentairement aux ressources actuelles de l'enfant, ce dont il aurait besoin pour dépasser ses difficultés actuelles, semble donc fondamental pour déterminer la nature de l'aide la plus appropriée à proposer à cet enfant. Ce repérage des besoins de l'enfant, devrait contribuer à pouvoir répondre à la question de l'indication. Ces éléments, en lien avec les opérations de séparation, permettront d'avancer de premières hypothèses, mais ils ne seront sans doute pas suffisants encore pour poser l'indication, et ils devront être complétés, par d'autres approches de la situation de l'enfant. Cependant, vu l'importance que nous leur accordons, à la fois pour l'indication et pour la nature de l'aide à proposer ensuite à l'enfant, nous proposons de récapituler ces besoins de l'enfant, articulés à l'élaboration des "préalables", après la présentation des tableaux de synthèse.

      A cette phase de notre recherche, les différents éléments repérés devraient apporter des indications précieuses, en réponse aux questions qui nous préoccupent: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre? Donner à cette synthèse la forme de tableaux récapitulatifs, nous a paru approprié pour que ressortent ces éléments de la manière la plus éclairante possible. La plupart des préalables se répètent. Nous avons choisi de ne pas éviter les redites, les estimant significatives de l'importance de ces préalables et de leur implication dans des capacités différentes.


Synthèse sous forme de tableaux.

      Nous proposons, en pages suivantes, de récapituler, sous forme de tableaux, les éléments repérés, qui peuvent permettre une meilleure compréhension des processus en jeu, de leurs implications et de leurs effets, dans le domaine des apprentissages, dans ce qui constitue les différentes opérations de séparation du sujet, dans son parcours qui le mène de la maison familiale à l'école.

      Nous regroupons ces éléments, selon:

  1. Les capacités construites par l'enfant lors des différentes phases caractérisées par des relations spécifiques au sein de sa famille.
  2. La construction, en parallèle, des préalables qui ont permis l'élaboration de ces capacités. Il n'y a pas de correspondance terme à terme entre une capacité et un préalable. Plusieurs préalables sont souvent nécessaires et se combinent, pour que puisse se construire une capacité.
  3. Ce qui peut apparaître comme des besoins fondamentaux de l'enfant pour que ces processus puissent se produire. L'environnement familial de l'enfant, relayé ensuite par le milieu scolaire, sont supposés répondre à ces besoins.
  4. Le repérage de quelques difficultés qui se sont, sans doute, nouées à ce moment là, mais dont on retrouve parfois les traces, plus tard, chez l'enfant en difficulté à l'école, dans la mesure où il va manifester de ses difficultés dans le lieu scolaire.

      Le fait d'avoir écrit en caractères gras les éléments de réponse à nos différentes questions, facilite, nous semble-t-il, une lecture croisée entre le texte et les tableaux, puisque ce sont ces éléments mis en évidence dans le texte, qui apparaissent dans ces derniers.

      
Tableau de synthèse : Opérations de SEPARATION et APPRENTISSAGES.
1- APPRENTISSAGES PREMIERS au sein de la SYMBIOSE
être capable de construction de préalables besoins quelques difficultés...
- différencier plaisir/déplaisir - construire un substrat narcissique suffisamment bon:
--> ;avoir connu un sentiment d'omnipotence
- avoir réalisé des expériences préalables satisfaisantes
- s'être constitué un accompagnement interne
- fonctionnement imaginaire, fantasmes
- premier lien satisfaisant
- se sentir aimé
-     unique
-     spécifique
- fonction contenante
-     conteneur
- reconnaissance de son existence et de ses besoins;
- fonction alpha de la mère, défaillante
- éléments Béta
     non digérables
- angoisse catastrophique
- attendre
- supporter
    - le manque
    - la frustration
--> ;Ouverture à la pensée
--> ;    au sens
--> ;représentation de choses

ouverture au symbolique
--> ; ressentis liés à la présence/absence
--> ; saisir la différence entre la réalité et l'illusion
--> ; raccord relation réelle à relation symbolique
- objets transitionnels
- les objets acquièrent "du" symbolique
- sécurité
- environnement "suffisamment bon"
- étayage
- insécurité
- manque de mots
- discontinuité non verbalisée
- menaces contre la continuité du sentiment d'existence
- menaces contre la continuité de l'investissement de soi
- non étayage
- impossibilité de mémoriser
- blocage de l'évolution
- difficultés à attendre, à différer
- anticiper
- accepter le changement
- tolérer l'incertitude, l'inattendu;
- avoir la certitude de la continuité et de l'intégrité de sa personne.
- sécurité
- répétition contextualisée des soins
- retour prévisible du plaisir
- surprise = plaisir
- soins imprévisibles
- le changement est ressenti comme un danger
- la sécurité vitale est menacée
- angoisse
- impossibilité d'anticiper
- difficultés à mémoriser
- être seul en présence de l'autre
- se représenter l'autre en son absence
- pouvoir se soustraire à la présence concrète des objets
- pouvoir les conserver en pensée, en mémoire
- constitution d'un espace mental
--> ;représentation de mots
- avoir intériorisé la mère comme "un bon objet"
- sécurité
- fiabilité de la mère
- se sentir exister pour la mère en son absence
- possibilité d'expériences instinctuelles, pulsionnelles, sublimatoires
- mère ressentie comme non fiable
- décharge pulsionnelle
- décharge des affects
- symptômes moteurs
- angoisse

      
Tableau de synthèse : Opérations de SEPARATION et APPRENTISSAGES.
2- Le PASSAGE du SYMBIOTIQUE au SYMBOLIQUE permet de construire...
Etre capable de construction de préalables besoins Quelques difficultés...
--> ; se séparer du désir de la mère
--> ; se constituer en tant que sujet séparé, soumis à l'ordre symbolique
--> ; investir ailleurs
- accéder aux symboles culturels, communicables, partageables
--> ; accepter la réalité, les objets extérieurs comme autonomes, séparés.
--> ; recourir aux symboles pour représenter l'absence, le manque
--> ; accepter de différer
--> ; accepter le détour
--> ; tolérer et élaborer l'incertitude, l'inattendu,
--> ; accepter de ne pas savoir, d'être manquant, accepter de perdre l'omnipotence.
- maîtriser la parole, le langage
- pouvoir s'inscrire dans des liens sociaux symbolisés
- accéder aux savoirs et savoir-faire de la culture
--> ; pouvoir construire un rapport créatif à la réalité donnant du sens au monde externe par l'intermédiaire du monde interne
--> ; penser, raisonner,
--> ; attention,
--> ; jugement
- admettre et respecter des règles
- se mettre en projet
- acquérir un savoir
    - sur son identité sexuelle
    -.sur la mort
    -.sur la différence des générations
    - sur la filiation
    - sur la loi de l'interdit de l'inceste
- accepter sa propre castration, ses limites; ses manques.
- pouvoir s'inscrire dans le temps
- avoir accédé au refoulement normal de la sexualité infantile
- avoir élaboré la névrose infantile
- pouvoir sublimer
- articuler principe de plaisir et principe de réalité
- articuler processus primaires et processus secondaires
- articuler inconscient/ pré-conscient/conscient
- articuler registre imaginaire et registre symbolique
- se vivre "séparé", ayant intériorisé l'imago des parents (parents intériorisés, Surmoi)
--> ; faire fonctionner pour soi-même l'accompagnement (ou parentalité) interne
--> ; accepter l'écart entre le pouvoir et le vouloir (sa division du sujet)
--> ; tolérer la frustration et élaborer l'angoisse
--> ; s'être constitué un espace transitionnel
- donner du sens au monde
- pouvoir se situer et se comprendre dans le monde
- donner du sens à sa propre histoire
- pouvoir développer un sentiment de confiance en soi et en ses possibilités.
- Reconnaître l'altérité, la différence
- Sublimation de l'agressivité
- Anticiper des conséquences de son action
- Désirer accroître sa maîtrise sur les objets, sur le monde, sur soi-même.
- Donner du sens au monde, à son expérience, à son histoire. Mythe individuel
- Désirer se construire par l'appropriation du savoir.
- avoir satisfait les besoins antérieurs
- métaphore paternelle

- disposer des conditions d'élaboration de l'Oedipe
- disposer de conditions relationnelles "suffisamment bonnes"
- bénéficier des castrations symboligènes
- disposer d'une pensée désexualisée
- disposer de l'énergie libérée




- disposer de l'énergie nécessaire
- disposer d'un minimum de choix
- que quelqu'un vous fasse confiance
- psychose et traits psychotiques
- difficulté à faire jouer la métaphore paternelle
- difficultés à s'inscrire dans une filiation, dans une généalogie, dans le temps
- difficulté à trouver sa place
- reviviscence de l'angoisse de castration/aux situations de changement, de rupture
- "refus de grandir"
- difficulté à se séparer
- surgissements pulsionnels, passage à l'acte
- encombrement de la pensée
- refoulement trop important
    - pensées obsédantes,
- inhibition motrice
- inhibition de la pensée, de la curiosité,
- adaptation passive, soumission au désir de l'autre
- refoulement insuffisant
    - pensée sexualisée
    - excitation maniaque



- difficulté à vivre son présent et à se projeter dans l'avenir

      
Tableau de synthèse : Opérations de SEPARATION et APPRENTISSAGES.
3- Séparation de LA MAISON à l'ECOLE...
être capable de avoir construit les préalables besoins quelques difficultés...
apprendre à l'école - être passé du symbiotique au symbolique
- en avoir construit les préalables
- satisfaction des besoins antérieurs  
--> ; (selon G.DIATKINE) - avoir investi des représentations parentales en tant qu'objets de désir
- avoir investi ces représentations dans une dominance positive
- avoir fait usage du refoulement
- avoir expérimenté le retour du refoulé à la conscience sous une forme condensée et déplacée: "histoires"
"mythe individuel"
- pouvoir métaboliser, sublimer
  - difficultés à se séparer des personnes réelles des parents, de leurs représentations
- être en situation "d'enfant-idéal" chargé de réaliser les fantasmes parentaux
- ré-ajuster, ré-apprendre de nouveaux modes de relations
- de nouveaux savoirs
- accepter de changer de représentations
- accepter le risque
- accepter la perte
- pouvoir faire intervenir les processus primaires et les processus secondaires, l'ordre imaginaire et l'ordre symbolique
être assuré de la continuité et de l'intégrité de sa personne
(avoir construit des repères identitaires)
- espérer un plus de plaisir
espérer un plus de pouvoir
être en sécurité
être accueilli dans une perspective dynamique
- accrochages au savoir antérieur
- peur d'apprendre (normale)
- mécanismes de défense , indignation, refus, pensée paralysée, censurée

- indisponibilité psychique
préoccupations d'origine familiales,
- s'autoriser à penser - être séparé du désir parental
- être engagé dans sa construction identitaire
  - "interdits" de penser
- "interdits" de grandir
- sur-investissement
- sous-investissement
- pouvoir aller vers les objets d'apprentissage - être "séparé", se situer à "bonne distance" des objets, de l'acte d'apprendre
- s'être constitué un espace intermédiaire permettant l'élaboration des émotions, de l'affect
- disposer de la mobilité, de la souplesse psychique
(registre imaginaire articulé au registre symbolique)
- phobie
- confusion sujet-objet (pathologie)
- symptômes scolaires, expression du "mal-être": instabilité, inhibition, hyperkinésie, difficulté de communication, refus partiel ou total de la situation scolaire,
( caractéristiques de mobilisation)


3-4- L'enfant a besoin d'un étayage et d'un accompagnement, pour construire les préalables qui lui permettront de se séparer, de créer des liens, et qui devraient lui permettre d'apprendre, à l'école.

      Pour pouvoir se séparer, il faut qu'il y ait eu un premier lien satisfaisant, qui correspond à la période que WINNICOTT (1971) nomme la "phase d'illusion". Plaisir et répétition en sont les ancrages. Une première relation symbiotique de la mère avec son enfant est nécessaire à celui-ci pour assurer sa sécurité de base, ses assises narcissiques et un certain sentiment d'omnipotence, qui lui permettront de faire confiance en ses possibilités, en son propre pouvoir. Sans cette phase d'illusion qui assoit les bases narcissiques du sujet, celui-ci ne peut aller de l'avant, prendre des risques, y compris celui de se lancer dans l'aventure de l'apprentissage. Cette période correspond pour l'enfant à celle pendant laquelle dominent les processus primaires et le principe de plaisir, l'imaginaire et les fantasmes. La période de symbiose mère-enfant, permet à ce dernier de développer des capacités qui lui seront indispensables lors de tout apprentissage. C'est le cas en particulier de la capacité à attendre, à différer, de la capacité à anticiper, de la capacité à tolérer la frustration, de la capacité à accepter le changement. La fonction d'accompagnement de la mère est fondamentale pour contenir les angoisses de son enfant et pour l'aider à les élaborer. Dans des conditions "normales", l'enfant intériorisera peu à peu cet accompagnement, jusqu'à pouvoir le faire fonctionner pour lui-même, lorsqu'il est seul.

      La mère aide ensuite son enfant à se détacher d'elle, en permettant en particulier qu'intervienne ce que Jacques LACAN a nommé "la métaphore paternelle." "Après "l'attachement sécurisant", il faut permettre "le détachement sécurisant". (THIS, 1991, p. 14), ce que Bernard THIS rattache à la "sécurité de base", indispensable au sujet pour pouvoir aller de l'avant. Etre séparé n'est pas être sans repères, ni sans guide. Pour me risquer, je dois avoir la conviction que j'en ai la force d'une part, et que le monde ne va pas s'écrouler autour de moi d'autre part. "Le vrai passage a lieu au milieu. Quelque sens que la nage décide, le sol gît à des dizaines ou centaines de mètres sous le ventre ou des kilomètres derrière et devant. Voici le voyageur seul. Il faut traverser pour apprendre la solitude. Elle se reconnaît à l'évanouissement des références....au milieu du passage, même le sol manque, finies les appartenances." (SERRES, 1991, p. 24-25). Traverser la rivière, comme l'évoque l'image utilisée par Michel SERRES 387  , et pouvoir accepter de ne pas voir l'autre rive lorsque je suis au milieu, nécessite que je sois convaincu qu'il existe une autre rive.

      Des pertes sont liées à tout "grandir". L'espérance des bénéfices doit l'emporter sur le regret des pertes inévitables. L'enfant engagé dans sa construction identitaire, espère voir son narcissisme conforté, par l'accroissement du savoir. Il supporte le changement grâce à la certitude de la continuité et de l'intégrité de sa personne, grâce à la conviction de ne pas se perdre dans ce nouveau savoir. S'engager dans une action d'apprentissage suppose de pouvoir accepter le changement de ses représentations, et son propre changement. Le sujet sait qu'il ne sera plus tout à fait le même quand il "saura", mais il ne peut savoir exactement à l'avance en quoi consistera ce changement. Seul son imaginaire peut lui permettre de se représenter cette situation, le principe de réalité venant réguler ces "visions anticipatrices". "Tolérer l'incertitude, accepter l'inattendu ou l'insolite, représentent des préconditions indispensables pour investir son proche environnement et développer des capacités d'apprentissage" (MARCELLI, 1992, p. 15).

      Seul l'éprouvé d'un sentiment de sécurité permet à l'enfant d'effectuer puis d'élaborer les différentes séparations nécessaires. L'étayage et l'accompagnement par un environnement suffisamment bon, lui permet de construire les bases de son identité: un substrat narcissique dans lequel il se sent aimé, unique, spécifique, dans lequel il est convaincu de la continuité de son existence, de la reconnaissance de celle-ci par l'autre et de la reconnaissance de ses besoins; une conscience de soi et la possibilité de se réaliser comme relativement autonome par rapport aux désirs de ses parents. L'ensemble social qui accueille l'enfant doit lui offrir les garanties d'un futur non aléatoire, non illusoire. C'est à ce prix que le sujet peut s'inscrire à son tour dans le temps et accepter le changement, à condition que celui-ci lui assure une prime de plaisir futur.

      Une distanciation de l'enfant par rapport à ses peurs, par rapport à ses angoisses, par rapport aux préoccupations qui peuvent être les siennes, est nécessaire pour tenter l'aventure. Cette distanciation n'est pas refoulement, mais élaboration, métabolisation, sublimation. Si le refoulement des pulsions inacceptables par le principe du secondaire est une première étape indispensable, nous avons vu que ce refoulement ne doit pas être trop important. Une partie de ces pulsions doit échapper au refoulement pour être sublimées dans des investissements culturels. Un nécessaire "retour du refoulé" sous la forme "d'histoires" suffisamment déplacées, condensées, par rapport à l'histoire personnelle de l'enfant 388  , ou de "mythe individuel" 389  , sont nécessaires pour que ces élaborations se fassent et pour que le psychisme de l'enfant soit disponible à d'autres investissements, d'un ordre culturel et social. L'énergie libérée, ainsi, peut s'investir ailleurs.

      Certains enfants ne supportent pas la dé-fusion. Ils n'acceptent pas de se détacher du Tout; ils éprouvent des difficultés à se sentir distincts. Ils ont de ce fait des difficultés à établir des relations. Si l'accès à la fonction symbolique s'en trouve limité, dès lors, les apprentissages deviennent difficiles, voire impossibles. "Le symbiotique est aux antipodes du symbolique." (DARRAULT, 1992, p. 37).


3-5- Le point sur nos analyses, à cette phase de notre recherche, et premiers éléments de réponses à nos questions.

      L'analyse des conditions d'émergence du "désir d'apprendre" a mis en évidence la complexité du mouvement qui pousse un sujet à vouloir investir de l'énergie dans des apprentissages. Trois axes de l'organisation psychique du sujet sont apparus:

  • la relation aux objets humains et matériels, qui se noue par l'opération de séparation de l'enfant par rapport au désir parental, et par la création de nouveaux liens sociaux,
  • le fonctionnement des registres psychiques,
  • la construction identitaire.

      Les analyses concernant le désir d'apprendre nous ont conduits à émettre qu'un sujet peut désirer, et désirer apprendre, lorsqu'il est "séparé". Nous avons interrogé en quoi consistait cette séparation, et ce qu'elle permettait. En fait, nous avons constaté qu'une série de séparations sont nécessaires pour qu'un enfant soit "prêt" à devenir élève. Les opérations de séparation du sujet, son inscription dans des liens sociaux appropriés, semblent, en effet, constituer des opérations déterminantes, préalables à l'investissement d'un enfant dans les apprentissages, et conditionner son devenir scolaire. L'enfant qui entre au Cours Préparatoire doit être suffisamment "séparé" de ses premières attaches, il doit s'avérer capable de nouer des liens appropriés, d'une nature différente, avec les personnes et avec les objets, à partir de son propre changement de place dans la cellule familiale, à partir du changement de sa position par rapport à son désir. Il est apparu que se construisaient, normalement, en lien avec ces opérations de séparation, ce que nous avons désigné par le nom de "préalables" (psychiques, cognitifs, affectifs, relationnels, ...), et des capacités, dont l'enfant devrait pouvoir disposer pour apprendre.

      Les préalables, normalement construits par l'enfant, devraient constituer autant de ressources qui apparaissent comme fondamentales, dont il devrait pouvoir disposer, pour s'inscrire dans la collectivité scolaire et ses activités, et pour que cette entrée à l'école ne soit pas un déchirement, une rupture, un traumatisme, mais un acte social, créatif de la personne, lié à son désir de grandir.

      Pourtant, certains enfants, et c'est la raison pour laquelle le rééducateur les rencontre lors des séances préliminaires, éprouvent des difficultés à l'école. "Ils ne peuvent apprendre", ou "refusent d'entrer dans les activités scolaires", ou encore "manifestent des attitudes et/ou des comportements qui rendent difficiles ou compromettent leur devenir scolaire". Le rééducateur, confronté à ce qu'il pense pouvoir être des symptômes du malaise, du "mal-être" de l'enfant à l'école, cherche à comprendre ce qui se passe pour ces enfants. Nous avons pu relever, au passage, ce qui peut faire difficulté, pour un enfant, dans son parcours de la maison à l'école. Nous avons noté la complexité des processus en jeu, et le fait que des obstacles, des embûches, sont toujours possibles. La difficulté est normale, dans un parcours difficile.

      Les premières hypothèses de compréhension de la difficulté de l'enfant, peuvent être que "quelque chose" ne s'est pas joué du côté de la séparation de l'enfant avec sa famille. L'enfant se retrouve en difficulté à l'école, non seulement parce qu'il ne parvient pas à se désengluer du milieu familial et à rendre sa pensée disponible, mais aussi parce que, peut-être, l'inachèvement des processus qui correspondent aux diverses opérations de séparation, ne lui ont pas permis d'élaborer de manière satisfaisante les capacités et les préalables nécessaires pour désirer apprendre. Il pourra s'avérer indispensable, en conséquence, d'aider cet enfant à poursuivre l'élaboration de ses processus de séparation, et, dans la mesure du possible, dès que les difficultés se manifestent. Les analyses du chapitre VI, nous avaient conduits à poser d'une manière anticipée, avions-nous annoncé, qu'un enfant non engagé dans des processus d'individuation, un enfant dont l'évolution semble bloquée, comme Victor, un enfant dont les difficultés sont manifestes dans tous ses lieux de vie, semble requérir des soins. Les analyses de ce chapitre, ont pu vérifier ces affirmations. On peut remarquer que la difficulté manifeste de l'enfant n'est pas significative, en soi, quant à l'indication de soin ou d'aide rééducative. Cependant, entendre les difficultés de l'enfant comme un symptôme et l'expression d'un processus de recherche par le sujet, de solutions à un conflit inconscient, ou à des questions qui aboutissent, pour l'instant sur des réponses en impasses, nous a conduit à souligner la dimension dynamique et relationnelle de ce symptôme. Ce dynamisme psychique de l'enfant, peut constituer un élément déterminant pour l'INDICATION DE REEDUCATION. Il constitue la condition de possibilité des capacités d'auto-réparation du sujet.

      Lorsqu'un enfant n'a pas achevé de construire les compétences et les capacités nécessaires pour se séparer et pour apprendre, lorsqu'il en a été empêché, ou lorsque, provisoirement, "il n'est plus présent psychiquement à l'école", parce que sa pensée est encombrée de préoccupations qui l'engluent dans le monde familial, il n'est pas pour autant et d'une manière systématique, dans une pathologie qui nécessiterait des soins. Les hypothèses de compréhension de la difficulté de l'enfant, telles qu'elles ont été avancées au fur et à mesure de nos analyses, sont autant de pistes possibles. Il y en a d'autres. Seule la rencontre singulière avec l'enfant peut permettre de formuler des hypothèses sur sa difficulté, en fonction de son histoire singulière. Nous savons d'autre part que ces hypothèses ne sont que des hypothèses, et si elles permettent d'entreprendre le travail avec l'enfant, ce qui constituera ensuite l'histoire de la relation entre l'adulte aidant et l'enfant, pourra les confirmer, les infirmer, et, sans doute, conduira, la plupart du temps, à en formuler d'autres.

      Le questionnement concernant les conditions d'émergence du désir d'apprendre, puis celle concernant les opérations de séparation du sujet, nous ont fait nous interroger sur les processus de développement de l'enfant, et nous l'avons suivi dans son parcours vers l'école. "Un élève en situation d'échec scolaire a, le plus souvent, de bonnes raisons d'aller mal indépendamment de l'école, mais les exigences (normales) de celle-ci les révèlent. On peut même dire qu'elles les atténuent ou les renforcent selon que le climat éducatif est ou n'est pas de qualité." déclarait Jean-Louis DUCOING en 1987 (p. 27). L'enfant, déjà fragilisé, peut-être, par son histoire, confronté aux apprentissages scolaires, et mis en difficulté, nous invite à inverser, à présent, la démarche. Nous avons rappelé que la difficulté de l'enfant est toujours une difficulté par rapport à des normes, par rapport à des attentes. Qu'attend l'école de l'enfant? Quelles sont les capacités dont l'enfant doit disposer pour apprendre, et pour réussir à l'école? A quel moment l'école l'estimera-t-elle en difficulté? De quelle nature pourront être les difficultés rencontrées? Quels seront les besoins de l'enfant? Nous devons à présent interroger, d'une manière systématique, les attentes de l'école par rapport à l'élève, afin de repérer ce qu'elle requiert de sa part. On peut, sans trop de risques d'erreurs, faire l'hypothèse qu'un écart trop important entre les attentes de l'école et le développement de l'enfant, laisse présager des difficultés pour cet enfant.

      Notre questionnement devient: "Quels sont les préalables cognitifs, affectifs et relationnels nécessaires à l'enfant pour pouvoir apprendre?" Ces préalables sont-ils les mêmes, ou sont-ils différents de ceux qui lui permettent "d'entrer à l'école" dans des conditions satisfaisantes, et que nous venons de rencontrer? Ce sont ces capacités supposées en grande partie acquises par l'enfant lors de son entrée au Cours Préparatoire en particulier, et les "préalables", ou "compétences", ou encore "postures" nécessaires à l'élaboration de ces capacités, que nous devons à présent questionner.


4- Capacités attendues de l'enfant, par l'école. Repérage des préalables psychomoteurs, cognitifs, affectifs, relationnels, intervenant dans la construction de ces capacités.

"Apprendre est une activité complexe, fragile, qui mobilise l'image de soi, le fantasme, la confiance, la créativité, le goût du risque et de l'exploration, l'angoisse, le désir, l'identité, toutes sortes de choses fondamentales dans l'ordre de la personne et de la culture." Philippe PERRENOUD (1991, p. 8).

      Que demande l'école à l'enfant? Qu'il apprenne. Tout est mis en oeuvre, normalement, pour que les choses se passent ainsi. Pour un certain nombre d'enfants, l'apprentissage se fait "naturellement". Les premières réussites apportent des gratifications et des plaisirs qui compensent rapidement le premier "choc" des efforts demandés, et la déception quasiment inévitable entraînée par la découverte que ce savoir, attendu, n'était pas "magique". L'entrée dans la lecture signe l'entrée dans le monde "des grands", l'accès au secret de ces livres que l'on a vus, touchés, feuilletés, depuis toujours, et dont on peut soi-même, désormais, percer le mystère. Au livre et à ses histoires, sont attachés quelques-uns des moments les plus doux, partagés avec les figures primordiales de l'enfance. On peut supposer que ces enfants étaient "prêts" à apprendre à lire. On peut faire l'hypothèse qu'ils avaient construit pour eux-mêmes les préalables aux capacités requises par l'école, puis qu'ils avaient élaboré les capacités qui en découlent, terreau indispensable sur lequel peuvent se construire les apprentissages. Quelles sont ces capacités attendues, et quel est ce substrat requis?

      Pour d'autres enfants, les choses se compliquent, dès les premières semaines de leur entrée au Cours Préparatoire. L'enseignant, très vite, les repère comme "en difficulté". Les premiers apprentissages "ne passent pas". Leur décalage avec les autres enfants s'accroît. Le découragement et le désintérêt les guette. Le maître les voit, avec inquiétude, "mal partis". Que se passe-t-il pour ces enfants? Qu'est-ce qui bute? Qu'est-ce qui fait conflit? Qu'est-ce qui les conduit, ou les empêche, d'utiliser l'école pour s'instruire, et grandir, dans les différents apprentissages culturels qui leur sont proposés? Comment comprendre, un peu mieux, leurs difficultés? Quelle aide faudra-t-il, enfin, leur proposer, et comment concevra-t-on cette aide? Nous avons compris et admis que, pour ces enfants, qui ne s'inscrivent pas dans les apprentissages, l'aide pédagogique du maître, ou bien l'aide pédagogique spécialisée, ne semblent pas adaptées. Une rééducation est-elle nécessaire, envisageable, ou bien leurs difficultés débordent-elles le cadre de l'école pour requérir des soins?

      Nous venons de préciser en quoi la situation de l'enfant vis à vis de son individuation, vis à vis des diverses opérations de séparation, ou encore la permanence de l'angoisse, sont des éléments déterminants pour préconiser d'une manière formelle, dans certains cas, des soins. Nous avons constaté que la plupart des différentes manifestations symptomatiques de l'enfant à l'école, ne sont pas, en elles mêmes, des éléments déterminants d'une indication de rééducation ou de soins. Nous nous proposons, en conséquence, d'explorer une autre dimension de la connaissance de cet enfant, en attendant, éventuellement, d'autres éléments pour poser l'indication: Quelles sont les ressources de cet enfant? Où en est-il quant à l'élaboration des capacités nécessaires pour apprendre à l'école?

      Le cadre spécifique et individualisé des rencontres préliminaires, est, pour le rééducateur, un moment privilégié pour s'interroger sur ces élaborations, pour mieux connaître "le lieu" où en est l'enfant de son parcours, et la nature des difficultés rencontrées. La nature des difficultés ou des impossibilités de l'enfant, mais aussi de ce qui lui serait nécessaire pour y parvenir, ses besoins, nous guideront dans le choix de l'aide la plus appropriée pour l'aider dans ces élaborations. Ces analyses devraient apporter, pour notre recherche, des éléments de réponse complémentaires à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?

      Notre démarche ici, de la même manière que précédemment, part de l'analyse des processus "normaux" pour tenter de mieux comprendre la difficulté. A quel moment les choses se "grippent-elles" pour un enfant? Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné? Partant des capacités directement requises dans les comportements et les apprentissages scolaires, nous articulerons ces capacités avec le "substrat" qui ont permis de les construire, retrouvant alors "la boîte noire" des constructions psychiques, affectives, relationnelles, cognitives, préalables. Ces préalables sont-ils différents de ceux que nous avons déjà repérés comme nécessaires pour qu'un enfant s'adapte, pour qu'il "se sépare" et pour qu'il investisse de l'énergie dans les apprentissages? Nous questionnerons deux grandes capacités plus "générales" comme "penser" ou "s'inscrire dans un projet d'apprentissage", qui impliquent diverses capacités spécifiques de la part de l'enfant, puis nous ferons porter notre attention sur les capacités requises de l'enfant pour pouvoir apprendre à lire et à écrire, ces apprentissages pouvant être considérés comme déterminant tous les autres.

      Nous adopterons, chaque fois que possible, le même ordre logique dans notre questionnement des différentes capacités: dans un premier temps, l'énoncé de la capacité, à quoi elle correspond dans la démarche d'apprentissage, ou dans l'apprentissage spécifique considéré. Trois directions pour l'investigation seront envisagées ensuite: les différentes dimensions des préalables nécessaires à la construction de cette capacité, les besoins de l'enfant pour construire cette capacité et ses préalables, et enfin, l'évocation de certaines difficultés rencontrées. Les quatre temps ne seront pas systématiquement développés de manière égale: certains renvoient directement et sans modification significative, aux développements du chapitre précédent.

      La complexité des processus, l'intrication des différents préalables pour une même capacité, fait partie de la réalité de ce qui se joue pour l'enfant. De nombreux écrits, très spécialisés, existent sur ces questions. Notre intention n'est pas de "tout" dire sur chacun des points abordés. Tout en tentant d'être synthétique et de ne retenir que des traits qui nous paraissent pertinents, quant à un projet d'aide, nous ne refuserons ni la complexité, ni la répétition, car vouloir trop simplifier reviendrait à dénaturer ce qui se passe. Nous faisons l'hypothèse que la répétition des mêmes éléments est significative.

      En contrepartie, une présentation sous la forme de tableaux récapitulatifs s'impose. Nous reprendrons la présentation des tableaux déjà réalisés dans les chapitres précédents, pour une facilité de lecture, et pour rendre possible une lecture croisée. De la même façon que précédemment, nous mettrons en évidence, dans le texte, par le changement de caractères (utilisation des caractères gras), les éléments qui serviront à construire les tableaux, permettant un aller et retour plus aisé entre le texte et ces schémas.

      L'élève doit avoir construit des capacités spécifiques pour entrer dans les différents apprentissages que lui propose l'école. Il doit aussi pouvoir disposer de capacités plus "générales" qui s'exercent, quel que soit le domaine d'apprentissage. Parmi ces capacités "générales" la capacité de penser semble occuper une place prioritaire. L'école demande en effet à l'enfant, qu'il dispose de ses capacités de penser, et qu'il les exerce, pour comprendre ce qui lui est proposé, et pour apprendre. L'enfant n'a pas attendu d'être à l'école pour penser. Quelle est la nature de la pensée requise par l'école? Quels en sont les principales dimensions? La capacité de "se mettre en projet d'apprendre", si elle s'est construite, elle aussi, bien avant l'entrée de l'enfant à l'école, est une attente spécifique de l'école vis à vis de l'enfant. Nous l'interrogerons, dans ses différentes dimensions, dans un deuxième temps.


4-1- Etre capable de penser.

      Dans sa complexité, la pensée rationnelle est l'activité principale sollicitée chez l'enfant à l'école. Telle qu'elle est requise pour les apprentissages, elle nécessite de la part de celui qui pense et parle, l'exercice de capacités que l'on pourrait regrouper ainsi:

  1. Des capacités qui dépendent directement de la position de l'enfant par rapport à son désir, et de son acceptation à se vivre "séparé". C'est le cas en particulier des capacités à attendre, à différer, à anticiper, à accepter le détour et à travailler et penser seul. Evoquer un objet en son absence, être capable de le représenter, supposent en effet une opération de séparation préalable, et une non-confusion soi / non-soi.
  2. Des capacités en liaison avec la connaissance et la maîtrise de son corps. Les capacités d'attention et de concentration, ce qui concerne l'espace-temps, la capacité à se situer physiquement, psychiquement et socialement, mettent en jeu la dimension corporelle.
  3. Des capacités à se concevoir soi-même comme un élève inscrit dans une collectivité.
  4. Des capacités à évoquer des signes, à manipuler des codes, et à leur donner du sens. Toutes les activités scolaires font appel à la capacité de l'enfant à représenter et à élaborer, à manier des représentations, à utiliser des images mentales issues de l'imaginaire, à utiliser un langage dont on maîtrise le sens et le fonctionnement 390  .
  5. Des capacités à effectuer des opérations mentales: se souvenir, anticiper, mettre en liaison des concepts, pouvoir généraliser, etc.

      Jacques LEVINE (1997, p. 16) dégage quatre grands facteurs qui déterminent des différences de capacités à penser et à apprendre, entre les enfants qui abordent les apprentissages:

  1. "les inégalités de rythme et d'organisation du développement intellectuel;
  2. les conditionnements socio-culturels;
  3. l'image qu'il forme de lui et des autres;
  4. sa capacité à neutraliser, ou pas, ses conflits affectifs."

      En examinant les diverses capacités requises de l'enfant pour penser et pour apprendre, nous devrions pouvoir mieux connaître et mieux comprendre dans quels domaines ces inégalités se manifestent, en classe, et les difficultés spécifiques rencontrées par certains enfants.


4-1-1- Des capacités qui dépendent directement de la position de l'enfant par rapport à son désir, et de son acceptation à se vivre "séparé".

      Alors que l'idéologie de la société actuelle met plutôt l'accent sur la jouissance immédiate des biens, le système scolaire est fondé sur le différé.


Etre capable d'attendre, d'accepter le différé des apprentissages.

      A l'école, on apprend pour plus tard. Le plaisir de la lecture n'est jamais un plaisir immédiat. Il faudra de longs efforts pour y parvenir. Marc BONNET (1992), à Poitiers, exprimait que la capacité d'apprendre suppose une capacité à tolérer la frustration et à la penser. Savoir attendre suppose l'enfant capable de connaître quelque chose de son désir, donc d'être séparé du désir maternel, comme de pouvoir se distancier de ses savoirs actuels. Tout apprentissage se nourrit de l'espérance d'une prime de plaisir. Il implique tout autant la capacité de l'enfant à tenir compte de la réalité, concernant les efforts qu'il devra fournir, les répétitions contraignantes ou l'écart entre l'investissement, les efforts et les effets, avant d'éprouver du plaisir, comme résultat de son apprentissage. Nous avons vu que la capacité à accepter le détour, est directement liée à l'intervention des processus secondaires. Ceux-ci interviennent également pour permettre à l'enfant de se repérer dans le temps, dans un "avant" et un "après". Une part de remise en question, de renoncement, une prise de conscience et une acceptation de ses limites, de ses manques, sont nécessaires pour pouvoir aller de l'avant, vers d'autres savoirs, vers d'autres connaissances. Il est donc nécessaire que l'enfant ait élaboré quelque chose de sa propre castration. Des repères identitaires doivent nécessairement avoir été construits par l'enfant: le sentiment de sa propre continuité dans le temps, la conviction de se réaliser par l'action et par le savoir, une estime de soi suffisante pour être convaincu d'y parvenir 391  .

      Toutes ces constructions supposent, pour pouvoir être réalisées, que l'enfant ait à sa disposition une sécurité affective et sociale importantes. La relation soutient ce processus: l'enfant doit pouvoir se référer et s'identifier à ceux qui sont engagés plus avant que lui dans ces processus et qui peuvent témoigner du plaisir qu'ils éprouvent à être entrés dans la culture. Le désir de l'enfant de s'identifier à ces adultes se nourrit de la qualité de la relation entretenue avec eux, de l'invitation et de l'incitation qu'ils lui prodiguent à aller de l'avant, et de l'accompagnement qu'ils lui assurent. De la même manière que les questions du jeune enfant se sont, à un moment donné, heurtées à la non-réponse de ses parents, à leur impossibilité à répondre parce que eux-mêmes ne connaissaient pas les réponses, l'enseignant ne pourra pas répondre à toutes les questions de l'élève. C'est l'acceptation de son non-savoir et le témoignage de sa propre recherche, qui pourront, par des mécanismes d'identification, ouvrir la voie au plaisir de la recherche 392  . Si son enseignant ne sait pas tout, mais qu'il n'en est pas détruit ou diminué dans sa valeur, si au contraire, il montre le plaisir qu'il éprouve à chercher, l'enfant pourra accepter à son tour, ses erreurs, ou de ne pas savoir. Lorsque nous avons interrogé les conditions favorisant l'émergence du désir d'apprendre chez l'enfant, nous avons souligné l'importance de l'existence d'un lien social suffisamment bon avec des adultes tutélaires qui invitent, incitent, accueillent l'enfant dans le monde culturel, parents et éducateurs auxquels l'enfant s'identifie, qu'il imite, Ces besoins de l'enfant doivent continuer à être satisfaits, afin de soutenir son engagement dans les apprentissages, ou lorsqu'il est tenu à cet engagement, parce qu'il est au Cours Préparatoire. L'accueil de l'enfant, par "un environnement qui lui fait confiance, qui l'imagine capable et désireux d'y arriver" 393  , et lui propose un contrat narcissique réalisable, l'accompagnement de cet enfant ensuite, constituent des repères et des étayages indispensables pour compenser la peur liée à cette l'aventure de l'apprentissage. Plus que jamais, dans ses premières tentatives, l'enfant a besoin de signes de reconnaissance de sa personne, de complicité, de recevoir des gratifications, d'être reconnu dans ses réussites. Ces besoins recouvrent ce que MASLOW (1954) nomme "le besoin d'estime des autres". La satisfaction préalable de ce besoin, selon le même auteur, est capitale pour que puisse se construire l'estime de soi.

      L'insécurité, des difficultés d'élaboration, de symbolisation, entraînent avec elles des difficultés pour l'enfant, à s'engager dans une construction identitaire qui lui permette de supporter attente et différé.

      Ainsi, la première des capacités exigée de l'enfant, si elle correspond, à un apprentissage entrepris par l'enfant dès les premiers moments de sa vie, semble requérir, pour être effective, toute l'élaboration ultérieure qu'il a pu en faire. Cependant, chez le nourrisson, et dès ses premières expériences, la représentation de l'objet manquant est très vite décevante, tant qu'elle demeure hallucinatoire. Elle ne peut se soutenir que de l'anticipation d'une situation future apportant du plaisir. Pouvoir attendre les effets obligatoirement différés d'un apprentissage, est rendu possible par la capacité à se représenter cette situation, résultant de cet apprentissage, c'est-à-dire à anticiper. Dans le domaine des apprentissages scolaires, comme dans celui des premières expériences au sein de la famille, la capacité à anticiper est indissociable de la capacité à attendre.


Etre capable d'anticiper.

      La capacité à anticiper les effets de l'action, de la règle, de l'énoncé, de l'expérience, est au coeur même du processus d'apprentissage. L'anticipation fait partie de la technique même de la lecture. Les conduites anticipatoires sont en lien étroit avec les processus d'individuation de l'enfant, dans la mesure où elles requièrent de celui-ci de pouvoir tolérer l'attente, capacité pouvant être considérée comme un préalable à la seconde. Si pouvoir anticiper nécessite de pouvoir se représenter une situation future, elle exige de pouvoir se projeter dans le temps. L'imaginaire est en jeu, en donnant à l'enfant la capacité de se représenter les effets de son action, par l'image, dans une imagination régulée par le principe de réalité. Nous avons vu que cette capacité est rendue possible grâce à l'intervention des processus secondaires, et par l'intervention du symbolique. Pour être disponible dans le présent et pour pouvoir anticiper, l'enfant doit être relativement dégagé du passé, disposer de ses capacités psychiques et de sa pensée. Pouvoir investir dans des objets d'apprentissage extérieurs, pouvoir attendre et pouvoir anticiper, exigent de disposer d'une énergie pulsionnelle suffisamment libre.

      L'analyse des processus concernant l'émergence du désir d'apprendre, a mis en évidence que celui-ci provient de la tension née de l'écart entre les compétences que le sujet se reconnaît, et celles qu'il désire acquérir. Cet écart ne doit jamais être trop important, mais il ne doit pas être insuffisant non plus, afin de stimuler l'investissement intellectuel. C'est ce qui justifie pleinement les pédagogies de l'obstacle, de la résolution de problèmes. Cet écart, pour être supportable, doit se situer dans ce que VYGOTSKY nomme la "zone proximale de développement" 394  . La capacité à anticiper, au sein même des processus d'apprentissage, s'étaye de la satisfaction narcissique née des réussites antérieures, et du plaisir attendu d'une réussite possible. L'enfant peut, s'appuyant sur les convictions forgées grâce à son expérience passée, espérer que l'attente, raisonnable, lui permettra d'apaiser la tension actuelle liée à la confrontation avec une difficulté. A leur tour, la connaissance et le plaisir qui lui sont conjoints conforteront son narcissisme, lui permettant de supporter une nouvelle attente inévitable, la tension n'étant jamais véritablement comblée de façon durable, et le but étant toujours repoussé. L'élève pourra ainsi accepter les contraintes de l'apprentissage, le nécessaire différé qu'il suppose. Pouvoir anticiper suppose donc également d'avoir une conscience relativement juste de soi et de ses possibilités, ce qui ressort de la construction identitaire de l'enfant 395  .

      Lorsque "plus tard" n'a pas de sens pour l'enfant, lorsque l'avenir est perçu comme trop incertain, trop dangereux, lorsque sa pensée est engluée dans des préoccupations actuelles qui l'empêchent de se dégager du moment présent, la capacité d'anticiper de cet enfant est considérablement restreinte, et avec elle, ses capacités d'apprendre. Lorsque des expériences antérieures d'échec, des blessures narcissiques non cicatrisées, non élaborées, atteignent la confiance de l'enfant en lui-même et dans le monde, lorsque l'enfant ne parvient pas à donner du sens aux événements de sa vie et à son histoire, lorsqu'il ne sait pas qui il est, il ne parvient pas à se projeter dans un avenir, même proche.

      L'espérance du retour d'un autrefois perdu est vivace, il peut se faire tenace, les regrets et la nostalgie risquent alors de l'emporter sur les contraintes du présent, et sur un plaisir qui se fait attendre. C'est le discours de l'environnement (la famille, l'école, les frères aînés...) qui peuvent apporter à l'enfant des assurances sur le futur, et lui faire accepter le changement. Ce discours constitue une partie de ce que nous avons rencontré sous le nom de "contrat narcissique" 396  . Lorsque l'espérance d'un pouvoir et d'un plaisir ne sont pas assez puissants ou déjà perdus, la nostalgie risque de l'emporter...

      Antoine, élève de CE1, lors de notre troisième rencontre, se lève et regarde par la fenêtre. Les enfants de l'école maternelle jouent dans la cour de récréation. Il repère d'abord des enfants qu'il connaît, puis exprime clairement ses regrets: c'était si bien alors, tous ces jeux...; ils ont de la chance; il aimerait encore y être...ou y retourner, dit-il.

      Lorsqu'un enfant peut faire confiance en ses possibilités, il peut alors envisager de s'affronter aux obstacles, lorsqu'il se retrouve seul face aux difficultés, et confronté à la peur normale, inhérente à tout apprentissage.


Etre capable de travailler et de penser seul.

      La situation de problème, tout nouvel apprentissage, confronte l'enfant devant l'expérience du vide, liée à l'expérience primitive du manque. Des sentiments d'incomplétude, d'incompétence, d'incapacité (qui atteignent la personne dans son intégrité), peuvent en résulter. L'enfant doit avoir expérimenté auparavant "la capacité d'être seul" 397  , au sein de sa famille. Pouvoir lire, écrire, compter, penser, sont liés à la capacité d'être seul, séparé. Ainsi, lire et écrire renvoient beaucoup d'enfants à une insupportable angoisse: celle d'être séparé, "défusionné". Certains ne le supportent pas. Faire face à cette angoisse, nécessite de s'être constitué une enveloppe psychique, un appareil psychique suffisamment contenant et "conteneur" au sens que lui donne BION, c'est-à-dire capable d'élaborer les conflits, l'angoisse, les vécus dépressifs. C'est ce que Jacques LEVINE nomme la "capacité d'accompagnement interne" 398  , résultat de l'intériorisation de la fonction alpha de la mère, "appareil à "lire" les situations, à les interroger, à les transformer.. .art d'accueillir, de façon constructive et réaliste, les difficultés" (LEVINE, 1997, p. 18). L'activité la plus cognitive, avance-t-il, s'accompagne d'éléments béta, facteurs d'angoisse et de dé-liaisons du psychisme. L'enfant doit pouvoir transformer pour son propre compte ces émotions, ces affects, pour pouvoir apprendre. "Le cognitif est parsemé d'embûches qui nécessitent qu'on sache transformer l'inintelligible en intelligible, le difficile en moins difficile" (id.). Pouvoir élaborer l'angoisse, suppose un bon fonctionnement du symbolique.

      Si les besoins à satisfaire sont les mêmes que ceux qui permettent à l'enfant de se séparer de la maison à l'école, en prolongement de la fonction alpha de la mère, un étayage puis un désétayage de la part des éducateurs, des enseignants, d'adultes fiables, sont nécessaires à l'enfant, lors de chaque changement, de chaque nouvelle expérience d'apprentissage, pour qu'il parvienne à retrouver une confiance suffisante pour travailler et penser seul. Ainsi, l'étayage nécessaire à l'enfant est constitué de deux composantes. La première composante en est un étayage externe, qui correspond à ce que Jacques LEVINE 399  désigne par "être en alliance minimale avec quelqu'un", c'est-à-dire être compris et soutenu dans les moments de découragement, de fatigue, d'échec. La deuxième composante est constituée par l'étayage interne que l'enfant a construit par l'intériorisation de la fonction alpha de la mère, puis dont il poursuit l'élaboration, par l'intériorisation de la fonction contenante et conteneur des adultes qui ont pris le relais.

      La persistance d'une angoisse liée à la séparation, des sentiments dépressifs d'incomplétude, d'incapacité, d'incompétence, viennent s'opposer à la capacité de l'élève à être seul, devant son travail, en classe. L'agitation motrice excessive, est pour certains enfants la seule manière, inconsciente, qu'ils ont pu trouver d'exprimer leur malaise, leur "mal-être", devant la difficulté dans laquelle ils se trouvent de pouvoir répondre aux attentes de l'école. Elle peut donc être entendue comme un symptôme, et un appel de l'enfant. "Bouger sans cesse", "bavarder", constituent deux attitudes difficilement supportées par les enseignants. L'école demande à l'enfant de rester assis, d'écouter, d'être sage", de maîtriser son geste, de faire preuve de capacités de précisions, lors de l'exercice d'écriture, par exemple. L'enfant, sagement assis dans la classe, est supposé "oublier son corps" lorsqu'il apprend à lire, ou "le faire se tenir tranquille". Ce corps peut retrouver ses droits à la récréation. En fait, la dimension corporelle est omniprésente dans toute situation scolaire et dans tout apprentissage.


4-1-2- Des capacités en liaison avec la connaissance et la maîtrise de son corps.


Etre capable d'attention et de concentration.

      Le travail scolaire requiert de l'élève des capacités d'attention et de concentration importantes. "Parce qu'il impose une règle, le CP contraint l'enfant à une maîtrise de son corps", rappelle Philippe THIEFAINE (1996, p. 2). Ces exigences s'accentuent considérablement par rapport au comportement qui était attendu de l'enfant, à l'école maternelle. L'enfant est à l'école avec son corps, même si une tradition scolaire a cru pendant longtemps s'adresser à un élève désincarné, dont il fallait maîtriser les manifestations corporelles gênantes: mouvement, regard "perdu", postures relâchées ou "non-conformes", etc...Il lui faut maîtriser son corps pour "rester tranquille", pour écouter. Il lui faut maîtriser son geste pour écrire. Les capacités d'attention et de concentration nécessitent de l'enfant une capacité à se fermer aux excitations et sollicitations extérieures. L'enfant doit être capable de se créer une "bulle " faisant pare-excitation, nommée encore "barrière de contact". Souvent "c'est X...qui l'a appelé" ou qui lui parle, ou bien il reconnaît qu'il "ne peut faire autrement". Cela suppose que le sujet dispose de son énergie et n'en dépense pas trop à se défendre, dans son monde interne, d'excitations pulsionnelles trop importantes. Cela suppose qu'il a suffisamment construit, et fait fonctionner pour lui-même, la "fonction alpha" maternelle qui le protège des sollicitations intérieures et extérieures, et qui lui permet de les élaborer. "La fonction alpha peut-être considérée comme une structure, comme cette partie de l'appareil psychique qui produit la barrière de contact." (BION, 1962, p. 43).

      Une certaine passivité est nécessaire pour apprendre. Donner toute sa place à l'activité de l'enfant, comme dans les méthodes actives, n'est pas prôner un activisme incessant qui empêcherait l'enfant de recevoir quoi que ce soit d'autrui. Les pulsions comportent un versant actif et un versant passif, ce dernier permettant seul une position réceptive aux objets et à l'autre de la relation, l'intériorisation, la conservation des dons de l'autre, l'acceptation de ses remarques en cas d'erreur.


Situer son corps dans l'espace.

      Dans le cadre de la "loi d'Orientation" du 10 juillet 1989, l'article 4 mettait en place les cycles à l'école. Le texte ministériel (CNDP, 1991) 400  sur les compétences à acquérir durant les cycles à l'école maternelle et primaire, avance: "il affirme son autonomie dans l'espace par rapport aux objets, aux personnes; il connaît son corps, adapte ses comportements à l'activité exercée et manifeste de l'aisance corporelle." (p. 30).

      L'intégrité du corps, aussi bien neurologique qu'anatomique ou fonctionnelle, facilite pour le sujet, l'expérimentation, l'exploration de son environnement, la construction des schèmes sensori-moteurs, supports de la pensée pré-opératoire. Dans un langage piagétien, ces schèmes sont le substrat indispensable à la construction des opérations cognitives d'assimilation et d'accommodation, puis de toutes les représentations symboliques et opératoires, concrètes ou formelles. Le premier objet d'apprentissage du nourrisson est son corps: il apprend d'abord par sa bouche, en portant les objets à la portée de celle-ci, puis il "apprend" ses mains, ses pieds...avant d'apprendre avec ses mains, son corps tout entier. Encore faut-il que l'enfant ait pu bénéficier des conditions favorables, de la part de son environnement, pour pouvoir expérimenter, explorer, réaliser diverses expériences motrices, sensorielles, etc...Il doit avoir pu être actif et avoir pu prendre des initiatives, dans ses expériences, dans ses relations. Ces besoins correspondent au besoin fondamental de création, ou de production (LEVINE, 1993-3), que MASLOW (1954) désigne par besoin de réalisation.

      La latéralisation du sujet est en jeu dans le lire et l'écrire, puisque repérer le sens de la lecture, requiert de l'enfant qu'il sache auparavant se repérer sur son corps, puis sur celui de l'autre, et enfin sur un objet qui plus est, lui fait face. Pour repérer le début et la fin d'un mot, d'une phrase, d'un texte, l'enfant doit, d'une part, avoir inscrit son histoire dans le temps, en lui donnant sens. Il faut qu'il ait intégré que toute vie, la sienne comprise, a un début et une fin. Il doit, d'autre part, "habiter son corps", c'est à dire en avoir une certaine conscience, et le situer dans l'espace, dans une image cohérente, suffisamment unifiée. Cette construction requiert le fonctionnement de l'imaginaire et du symbolique. "Il n'existe aucune activité chez un être humain qui ne mette en jeu le rapport avec l'espace et le temps. C'est notre intelligence même des choses qui doit être définie comme "spatio-temporelle"...se situer dans le temps et l'espace peut être cité comme un pré-requis à la quasi totalité des apprentissages cognitifs..." (HAMELINE, 1979). L'expression courante "être bien dans sa peau" est le plus souvent liée à la possibilité d'ouverture du sujet à des expériences nouvelles, à son ouverture sur le monde. Le rapport au corps propre, souligne Pierre TEIL (1993, p. 73), est directement lié à la capacité pour l'enfant à "se situer physiquement, psychiquement, socialement". Quant à la notion "d'attitude", si souvent rencontrée dans les discours des enseignants, Jacques LEVINE (1997, p. 15) la réfère à la dimension corporelle de " l'être au monde" du sujet: "La notion d'attitude ...se réfère au corporel, à la façon d'aller vers l'autre et vers les choses. C'est la façon physique, quasi locomotrice dont l'enfant "va vers" les diverses tâches liées au langage écrit: avec attirance et plaisir, indifférence, répulsion, superficialité ou rigueur, demande d'une relation d'aide, réaction à cette relation d'aide lorsqu'on la lui propose." "Se situer corporellement, psychiquement, socialement", suppose de pouvoir représenter, symboliser, élaborer, sublimer, les émotions, les excitations pulsionnelles. Un bon fonctionnement du symbolique est requis, comme l'articulation souple des fonctionnements imaginaire et symbolique. La dimension corporelle renvoie, on le pressent, au registre émotionnel, et à la possibilité pour l'enfant de gérer celui-ci. Nous nous réservons d'y revenir, en nous interrogeant sur le nouage des différents ordres du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Si l'intégrité corporelle est un des besoins fondamentaux pour que ces processus se déroulent dans des conditions facilitantes, être en sécurité semble en constituer une autre condition primordiale.

      Certaines contradictions apparentes existent entre activité psychique et passivité du corps. Chez le jeune enfant et dans certaines pathologies: ne plus bouger, ne plus parler, c'est être mort 401  . Les enfants qui n'ont pas élaboré et assumé la castration oedipienne, ne peuvent pas, nous l'avons rappelé, penser sans "bouger" ou sans "bavarder", c'est-à-dire qu'ils n'ont pas complètement intériorisé leur pensée. Hyperkinésie et logorrhée, sont également des voies inconscientes que certains enfants ont trouvées pour avoir le sentiment "d'exister en classe". Si certains enfants assimilent abusivement activité, mouvement incessant et vie, inactivité et mort, et éprouvent le besoin de ce mouvement pour se sentir exister, cette activité excessive peut être un symptôme et l'expression d'un malaise de l'enfant. Ce peut être également l'effet d'excitations pulsionnelles trop importantes, non élaborées, qui envahissent l'enfant et dont la décharge motrice apparaît comme la seule voie possible pour apaiser la tension. "L'excitation maniaque", effet d'un refoulement insuffisant, semble constituer un des problèmes constitutifs au non-passage des processus primaires aux processus secondaires. Ce "non-passage" peut tout aussi bien conduire à des inhibitions motrices tout aussi "invalidantes" dans les démarches d'apprentissage 402  .

      Accepter de se considérer comme "séparé", individué, relativement autonome, avoir une conscience et une maîtrise relative de son corps et de ses actes, semblent constituer des conditions préalables pour pouvoir s'inscrire d'une manière créative dans une collectivité, pour pouvoir partager, échanger, c'est-à-dire pour pouvoir apporter quelque chose aux autres et en tirer des bénéfices pour sa propre construction.


4-1-3- Etre capable de se concevoir comme élève, inscrit dans la collectivité scolaire.

      Le document du CNDP, "Les cycles à l'école primaire" (1991), issu du texte ministériel concernant les compétences à acquérir durant les cycles à l'école maternelle et primaire, décrit comme une "compétence transversale", "la capacité et la nécessité de se situer socialement.". On considère, aujourd'hui, que le Cours Préparatoire constitue un des principaux rites d'entrée dans la vie sociale. "Il révèle la capacité ou non des enfants à prendre leur place" (THIEFAINE, 1996, p. 2). Comment, selon les textes, l'enfant prend-il sa place? "Il coopère, écoute et respecte l'autre; il peut prendre la parole "à bon escient", accepte et respecte le rythme et les règles de la vie collective, y compris ses contraintes et il comprend et accepte les jeux à règles." (CNDP, 1991, p. 30 et 31).


Pouvoir participer à des activités collectives. Admettre et respecter des règles.

      L'école attend de l'écolier, qu'il pèse les risques qu'il prend, qu'il participe à des sports d'équipe, qu'il tienne compte des règles. Grâce à l'intervention du fonctionnement symbolique et des processus secondaires, le Moi de l'enfant peut raisonner et réfléchir avant d'agir. Le Moi est par essence l'instance régulatrice. Le Surmoi, presque à son insu, tend à lui donner des avertissements, des conseils, des interdits, et pousse l'enfant à sublimer son agressivité. Le fonctionnement du symbolique, permettant à l'enfant de construire la capacité d'inscription dans le temps, lui permet d'anticiper les conséquences de ses actes. "L'anticipation, c'est la capacité de travailler sur les conséquences des actes que l'on pose" (MEIRIEU, 1995). La pensée permet de suspendre l'acte, et, en particulier, lorsqu'elle est, de plus, verbalisée, elle permet souvent d'éviter le passage à l'acte. "...on imagine, on raconte et on sublime, on anticipe les choses qui, ainsi, ne passent pas directement à l'acte" (id.).

      Etre capable de s'inscrire dans une collectivité, suppose d'être capable d'y prendre sa place et de s'affirmer en tant que sujet individué. La reconnaissance de l'altérité et de la différence, se constituent de la mise en place du fonctionnement symbolique et des processus secondaires.

      La pensée, soutient VYGOTSKY, naît de la relation avec l'autre.


Pouvoir utiliser les liens sociaux, dans la construction et le fonctionnement de la pensée et de toute activité cognitive.

      Les concepts mettent en oeuvre une activité de liaison et de généralisation, qui caractérise la pensée. VYGOTSKY 403  , comme WALLON, reconnaît l'importance des racines émotionnelles de la pensée. L'expérience affective et sociale est à la base de l'activité propre de l'enfant, elle-même créatrice de signification, puisque tout apprentissage est d'abord inter-psychique avant d'être intra-psychique, selon VYGOTSKY. L'échange, la confrontation entre des points de vue différents, permettent à l'enfant de construire, de préciser et d'affirmer sa pensée.


Pouvoir établir des relations symbolisées.

      Dans le classique triangle didactique, qui décrit la situation facilitant le fonctionnement "normal" de tout apprentissage, l'apprenant, l'enseignant et l'objet d'apprentissage figurent chacun un des pôles du triangle. La situation pédagogique se réfère toujours à l'objet d'apprentissage, qui est en position tierce.

      La confrontation avec les autres, constitutive de la pensée, comme l'affirme VYGOTSKY, n'est possible que si l'enfant a construit les préalables nécessaires, s'il est dans une "posture" qui la rend possible. Francis IMBERT souligne la nécessaire sortie de l'enfant d'un fonctionnement imaginaire et de ses illusions, le dégagement de l'image du "même" pour accepter la différence, l'altérité: "L'intérêt effectif suppose un inter-essement: un être qui en passe par la confrontation aux autres, un être parmi d'autres, un être partagé, coupé de l'illusion de un-Tout, - dénarcissisé, réveillé - qui partage. Partage...échanges de savoir." (IMBERT, 1994, p. 116).

  • Si le mode de relation imaginaire fondé sur l'image spéculaire découverte par l'enfant lors du "stade du miroir", se caractérise par:
    • l'immédiateté de la relation,
    • la recherche du "même", du semblable,
    • le rejet de tout ce qui n'est pas semblable à soi,
    accepter l'altérité, la différence, suppose d'être sorti d'un fonctionnement imaginaire, et d'avoir intégré l'existence de règles qui régissent les relations humaines. Cette capacité suppose que l'enfant peut désormais s'inscrire dans des relations symbolisées.
  • La capacité à instaurer des relations symbolisées, dont nous avons rappelé les différentes étapes, s'est élaboré par:
    • tout un processus de séparation, de dégagement d'avec le désir de la mère,
    • un processus de construction de la pensée, une manifestation de l'autonomie et de l'individuation du sujet,
    • l'intégration de la différence des sexes et des générations,
    • l'intégration de la loi symbolique de l'inscription dans une généalogie, dans une filiation.

      Un "bilan" de l'état d'élaboration de ces processus est bien réalisé par l'entrée de l'enfant à "la grande école". Le parcours à accomplir par l'enfant pour devenir écolier, est difficile. La difficulté est normale. L'enfant qui n'a pas suffisamment construit ces différents processus, ne semble pas prêt à s'inscrire dans la collectivité scolaire. Sera-t-il pour autant prêt à entrer dans les apprentissages?


Des difficultés de structuration et de fonctionnement des liens symboliques...

      Les analyses auxquelles nous venons de procéder nous renvoient sans cesse sur la nécessaire intervention des processus secondaires et du fonctionnement symbolique. Le désir d'apprendre, comme pouvoir se séparer, pouvoir penser, pouvoir attendre, pouvoir anticiper, pouvoir accepter et intégrer des règles, des consignes, pouvoir se situer corporellement, psychiquement, socialement, nécessitent de l'enfant l'intégration du symbolique. Certains enfants n'ont pas achevé leurs processus d'élaboration, de remaniement psychique. Ils n'ont pas stabilisé un fonctionnement mental régi par les processus secondaires et l'ordre du symbolique. Ils ne semblent pas prêts à entrer dans les apprentissages que leur propose l'école. Ils ne sont pas prêts à nouer des relations sociales non symbiotiques au sein de la collectivité scolaire. Leur énergie est toute entière mobilisée par ces constructions, leur pensée et leur énergie ne sont pas disponibles. Ces enfants adressent des demandes affectives immenses à leur maître et le font support de projections massives et parfois déroutantes. Ils sont très peu aptes à entrer dans un véritable groupe d'enfants. On les dit souvent "dépendants" "turbulents" ou encore "instables", quelquefois agressifs avec les autres.

      L'enfant qui "refuse" de se plier aux règles de l'école ou de l'orthographe, est souvent un enfant qui "refuse" de voir limitée sa toute-puissance imaginaire pour accepter la loi du symbolique. Se soumettre aux règles graphiques, donc obéir, être limité dans sa fantaisie, donc se voir posé des interdits, est vécu par eux comme une castration, une limitation insupportables. L'acceptation de la réalité est une "tâche sans fin" ."La castration est une épreuve dans laquelle on entre, mais dont on ne sort pas.", rappelle Piera AULAGNIER (1975, p. 198).

      On peut avancer qu'il faut être écolier (c'est-à-dire inscrit dans des relations sociales propres à la collectivité scolaire), pour pouvoir être élève (c'est-à-dire apprenant).

      L'enfant qui se maintient dans une relation duelle imaginaire, aliénante et mortifère, ou qui tente inconsciemment de la recréer, ce qui est souvent un effet du symptôme, risque d'entraîner l'adulte dans ce type de relation dans laquelle ne peut exister "l'objet tiers" 404  . Les difficultés de ces enfants peuvent-elles être considérées comme pathologiques pour autant? Selon les éléments qui nous ont fait discriminer un premier tableau clinique "pathologique" 405  , il semble que, dans la plupart des cas, la difficulté de ces enfants puisse être considérée comme "normale", mais qu'il leur faut poursuivre leurs élaborations, leur construction.

      Toute situation nouvelle, tout apprentissage rompent l'équilibre antérieur construit par le sujet. Cependant, cet équilibre n'est jamais acquis, jamais stabilisé. La situation même d'apprentissage est facteur de déséquilibre. VYGOTSKY (1934) insiste sur l'importance du rôle de l'adulte dans la genèse de la pensée de l'enfant. A la suite de la mère et de la fonction alpha de celle-ci, l'adulte est médiateur, relais, du groupe culturel. Que ce soit à l'intérieur même de l'opération d'étayage, comme lors de la phase de désétayage, lorsque l'enfant est supposé s'être construit son propre étayage interne, il éprouve un besoin fondamental d'être accompagné et reconnu, rencontré là où il est, dans son existence, dans ses besoins. C'est ce que Jacques LEVINE (1997) nomme le besoin de transitionnalité. L'enfant a besoin d'être aidé et accompagné par un adulte, médiateur du "monde externe" et du "monde culturel".

      Jacques LEVINE (1997), attirait l'attention sur les différences de développement entre les enfants, dès leur entrée à l'école, ou du moins, au Cours Préparatoire. Ces différences d'organisation du développement intellectuel se caractérisent, entre autres dimensions, par la capacité plus ou moins grande de l'enfant à manipuler des codes et à effectuer des opérations mentales. Quels sont ces codes, et quelles sont ces opérations?


4-1-4- Etre capable d'évoquer des signes, de manipuler des symboles, des codes, et de leur donner du sens.

      Tout apprentissage utilise le code symbolique. L'école élémentaire utilise et stimule les capacités de symbolisation de l'enfant. "En tout cas, tout est prévu comme si cette potentialité proche existait d'évidence" (HERBERT, 1995, p. 239). "..Il se donne des repères et les code " (p. 32), attend-on de l'enfant de fin de cycle I 406  .

      Comment se présente cette activité de symbolisation? "Tout apprentissage, toute activité nouvelle sur le plan intellectuel, qu'il s'agisse d'activités de langage ou d'autres activités, nécessitent l'utilisation d'un code symbolique en deux dimensions: chaque élément a une valeur symbolique, mais c'est la mise en chaîne des symboles qui donne un discours vivant." (DIATKINE, 1995, p. 125). Il y a un "code" langagier et comportemental de l'école à connaître et à comprendre. "Toute la culture s'articule dans le langage...Tout ce qui va se jouer désormais se réalisera par le biais du langage", souligne Philippe THIEFAINE (1996, p. 4). "...le CP fonctionne comme une mise à l'épreuve de ce que l'enfant y est installé sans défaillance (id.)." La maîtrise des symbolismes, la maîtrise des opérations logiques (nommés organisateurs par SPITZ), comme indices de développement, font partie des compétences d'un élève. Dans les apprentissages fondamentaux privilégiés à l'école, des symboles achevés, différenciés, sont mis en oeuvre. Michèle DUPUY (1992, p. 35) avance que "le développement des signes, la relation aux objets du monde externe et la prise de conscience de soi, semblent former un système interactif 407  .".

      Jacques LEVINE (1997) insiste sur l'inégalité des enfants face aux codes de l'école. Les "messages" de la famille interne font partie de l'héritage familial. Ce sont à la fois les problèmes familiaux qui pèsent sur l'enfant, qu'il porte avec lui, et qui encombrent sa pensée, et ce que Jacques LEVINE nomme "le modèle cognitif", qui sous-tend le fonctionnement familial, et qui a imprégné l'enfant depuis sa naissance. Selon son appartenance à une famille dans laquelle le langage écrit et l'abstraction sont, ou non, une source de pouvoir social, l'enfant arrive à l'école plus ou moins bien armé pour appréhender le langage et les valeurs scolaires. Roger BEAUMONT (1997), dans le même sens, souligne la disparité entre les enfants, selon leur appartenance familiale. Dans certaines familles d'un milieu cultivé, la langue écrite est omniprésente; les pratiques langagières préparent l'enfant au langage de la culture, et de l'école. Le langage y est utilisé aussi pour l'expression de soi et de ses sentiments. L'écart trop grand entre les habitus familiaux et ceux de l'école, augmente considérablement, dans ces conditions, le "choc" de l'apprentissage, pour certains enfants et leurs familles qui pourtant, attendaient, souvent, beaucoup de l'école. Une "forte désillusion" peut entraîner des "refus silencieux", une "fuite agitée" ou une "lassitude désabusée" (BEAUMONT, 1997, p. 13). Un retard de parole et de langage important, d'autant plus lorsque ceux-ci sont accompagnés d'une affectivité perturbée, risquent de rendre particulièrement difficile la rencontre d'un enfant avec l'écrit, lors de son entrée au CP. La mise en place de ses codes symboliques est encore confuse et risque d'entraîner d'autres confusions dans le domaine des apprentissages.

      Cependant, le maniement des codes ne suffit pas, sous peine de devenir maniement de formes vides de sens. On ne peut isoler les codes symboliques. Ils coexistent avec d'autres formes de représentation et se relient à elles, au sein d'opérations mentales.


4-1-5- Etre capable de réaliser des opérations mentales.

      La description des compétences normalement acquises par un enfant de fin de moyenne section d'école maternelle (cycle I), indique que l'enfant de cet âge "commence à argumenter pour justifier un avis." (CNDP, 1991, p 32).

      A la fin du cycle II (CE1), l'enfant doit être capable de:

      "Emettre des suppositions;

  • faire des choix et les expliquer;
  • contrôler ses réponses par rapport au projet et aux données initiales."

      Ces capacités supposent la capacité préalable de réaliser des opérations mentales, de se décentrer. Pouvoir argumenter, suppose l'intégration et la mise en oeuvre du principe de réalité, et de sa possible distinction, par l'enfant, d'avec son désir. La capacité de l'enfant à se décentrer par rapport à ses propres productions, semble requise dans la plupart des activités scolaires, qu'il s'agisse de "se relire", de "se corriger", de "vérifier", etc... Qu'est-ce que "se décentrer"? demande Philippe MEIRIEU (1988). "Il faudra donc interroger la notion de décentration, comprendre ce que peut vouloir dire "intégrer le jugement d'autrui sur soi sans pour autant renoncer à être soi" (p. 17),...percevoir ce que cela signifie "se placer du point de vue des conséquences par rapport à ses propres actes" (p. 109).

      Lorsque nous avons interrogé les concepts de "processus primaires" et de "processus secondaires", nous avons souligné au passage, à la suite de Pierre FEDIDA (1974) 408  , la nécessaire intervention des processus secondaires dans des activités de pensée, comme "le raisonnement", "l'attention", "le jugement".

      Selon le modèle tridimensionnel de GUILFORD (1956), les processus intellectuels comportent:

  • Les opérations: mémoire, cognition, production divergente, production convergente, jugement;
  • Les produits: unités, classes, relations, systèmes, transformations, implications;
  • Les contenus: figuraux, symboliques, sémantiques, comportementaux.

      Les activités scolaires requièrent de l'enfant:

  • des compétences (jamais observables directement), ce que Daniel HAMELINE (1979, p. 120) nomme "capacités 409  mentales", suivant la classification de BLOOM:
  • connaissances,
  • compréhension,
  • application,
  • analyse,
  • synthèse,
  • évaluation.

      Philippe MEIRIEU (1988, p. 174) repère quatre opérations mentales requises par la "situation-problème". Ce sont les opérations de:

  • déduction,
  • induction,
  • dialectique ("mise en relation des concepts entre eux" (id., p. 115),
  • divergence.

      A partir de cette classification de BLOOM, des analyses de PIAGET et INHELDER (1978, p. 101), de Philippe MEIRIEU (1988), de Britt-Mari BARTH (1993), on peut proposer de regrouper les "formes de pensée" en quatre catégories, qui s'articulent, se combinent entre elles, dans la démarche d'appropriation du réel, par le sujet. Ces catégories recouvrent les différentes opérations mentales requises pour apprendre, et qui peuvent constituer des repères quant à l'évolution de l'enfant dans la construction et la mise en fonctionnement de sa pensée:

      Quelles sont-elles?

  1. La cognition et la mémoire, qui recouvrent les capacités de récapitulation, de clarification, d'énumération, de conservation, de réversibilité, de relation d'ordre, de régulation, de décentration...
  2. La pensée convergente, c'est-à-dire la recherche de solutions reconnues bonnes d'une façon conventionnelle, à partir de l'analyse des informations. Les capacités d'association, d'explication, de translation, de déduction y sont à l'oeuvre. La démarche hypothético-déductive décrite par PIAGET, condition de possibilité de la rationalité scientifique, met en oeuvre les capacités de déduction du sujet ( "déduire les conséquences d'un fait, d'un principe, d'une loi" (MEIRIEU, 1988, p. 112). Le changement possible des points de vue, l'intériorisation progressive du point de vue d'autrui, y sont à l'oeuvre.
  3. La pensée divergente, c'est-à-dire la recherche de solutions originales à partir d'informations, met en jeu les capacités d'élaboration, d'analogie, d'implication, de synthèse, mais aussi l'affectivité et l'imaginaire. La divergence est condition de la créativité du sujet, souligne Philippe MEIRIEU (id., p. 114). "En utilisant une forme de pensée inductive (passage de l'exemple à la notion, des faits aux lois, de l'observation au concept) elle met en jeu la capacité de l'enfant à faire apparaître, à partir de l'observation, des attributs communs, et à formuler des hypothèses. Elle est ouverture à l'abstraction." Le sens, selon LACAN, naîtrait de l'effet du symbolique dans l'imaginaire. L'articulation souple entre les dimensions imaginaire et symbolique peut donc être considérée comme une condition fondamentale de la possibilité de penser et d'apprendre pour un enfant.
  4. Le jugement, ou l'évaluation, enfin, qu'elle soit structurée ou non, qui requiert des capacités de qualification, d'estimation, par rapport à des critères et des indicateurs personnels ou collectifs.

      Selon le modèle théorique piagétien, lors de son entrée au Cours Préparatoire, l'enfant est normalement passé d'un mode de pensée pré-opératoire, à la capacité de réaliser des "opérations concrètes", comprenant les premiers invariants (quantité, puis longueur...), des capacités de classification, de sériations, des opérations numériques additives et multiplicatives. Se construiront ensuite: des structures d'ensemble (groupements de classes ou de relations), l'organisation de l'espace représentatif, les notions de temps. L'acquisition progressive des conservations est décisive pour tout le développement intellectuel de l'enfant.

      La construction des opérations mentales par l'enfant requiert qu'il ait pu, expérimenter, manipuler, représenter.


4-2- Etre capable de "se mettre en projet" d'apprentissage, et de s'y tenir...


4-2-1- Le projet d'apprendre: un projet de maîtrise sur soi-même et sur le monde.

      Le document ministériel (CNDP, 1991) qui détermine les compétences devant être acquises par l'élève au cours de chaque cycle, stipule, qu'au Cycle 1 410  , (l'enfant) "prend conscience du pouvoir que donne le savoir et il a envie d'entrer dans les processus d'apprentissages correspondants" (p. 33). La mise en projet, exige de l'enfant qu'il ait construit les capacités et les préalables nécessaires pour pouvoir anticiper. En particulier, il doit pouvoir se repérer dans le temps. Qu'attend-on d'un élève du cycle I? "Il se situe dans le temps proche...et commence à repérer des déroulements chronologiques différents"; quant à celui du cycle 2 411  , "il se situe dans le passé proche, le futur proche et progressivement par rapport à un passé et à un futur plus lointains." (CNDP, 1991, p. 33). La capacité d'inscription dans le temps, permet à l'enfant de transposer ce désir, dans un projet de maîtrise sur le monde, sur les autres, et sur soi. Il y a apprentissage lorsqu'il y a désir de savoir, de comprendre, de donner du sens au monde, à son expérience: "La capacité de se représenter et de maîtriser ce qui se passe ailleurs est un moteur du désir de connaître." (DIATKINE, 1989, p. 9). Le savoir prend sens pour l'apprenant à partir du moment où il cherche, invente, crée, dans une exploration qui se traduit par une action et une transformation sur les choses et sur le monde. L'information donnée par l'apprentissage doit avoir, pour le sujet, du sens, au présent, mais aussi au passé et au futur.

      La pratique éducative n'est pas neutre: elle est un terrain et un enjeu de luttes:

  • sur le plan du savoir,
  • sur le plan des pouvoirs,
  • sur le plan de la construction du sujet.

      Le sentiment de l'ignorance peut générer l'angoisse: celle d'avoir à supporter un "creux". La seule façon de supporter cette angoisse est de tenter de boucher "le trou". Apprendre, c'est chercher à combler un manque, c'est tenter d'échapper à l'angoisse possible née d'un vide ressenti. Les métaphores évoquant l'incorporation orale et la digestion abondent, dans le domaine des apprentissages. Il est question "d'anorexie scolaire" ou de "boulimie de savoir". On parle d'appétence ou d'inappétence scolaire, on "absorbe des connaissances", "on se nourrit intellectuellement", l'enfant "avale" ou "boit" les paroles du maître, on a soif d'apprendre ou bien on est affamé de connaissances, puis on les digère bien ou mal, on déguste un poème, on dévore un livre, on manifeste un appétit de savoir, mais on vomit les mathématiques...Le refoulement des pulsions orales et leur sublimation conduit à les transformer, et permet de se tourner vers des apprentissages...S'inscrire dans un projet d'apprentissage suppose d'être capable d'articuler désir, manque et projet d'apprentissage. Il n'est de savoir opératoire que dans le désir de la personne de se construire par l'appropriation de ce savoir. Le sujet s'approprie l'information quand le savoir qui en résultera peut signifier pour lui un "devenir", ce qui renvoie à la construction identitaire du sujet. "Un apprentissage s'effectue quand un individu prend de l'information dans son environnement en fonction d'un projet personnel" (MEIRIEU, 1988, p. 55).

      L'enfant doit avoir construit certaines capacités indispensables, préparatoires, pour pouvoir se mettre en projet.


4-2-2- Préalables nécessaires pour pouvoir "se mettre en projet".

      Guy AVANZINI 412  insiste sur le fait que l'on ne peut demander à un sujet de faire un projet, s'il n'a pas développé pour lui-même les capacités nécessaires pour le faire, mais que l'on peut l'aider dans l'élaboration des capacités préalables nécessaires.

      Quelles sont ces capacités 413  ?

  • Des capacités qui renvoient à l'élaboration par le sujet, de la séparation et du manque:
    • Etre capable d'attendre, de différer;
  • Se mettre en projet renvoie à la capacité à anticiper et à ses préalables:
    • pouvoir se repérer et s'inscrire dans le temps (pouvoir faire fonctionner les processus secondaires et le symbolique,);
    • pouvoir se représenter l'avenir (et qu'il ne soit donc pas menaçant);
    • être capable de représentation mentale anticipatrice. Pouvoir faire des liens entre une décision et les conséquences éventuelles qu'elle comporte.
  • Se mettre en projet renvoie aux capacités opératoires du sujet:
    • être capable de raisonner de manière hypothético-déductive: "Si je me donne tel but, je dois faire ceci..." Ce mode de raisonnement n'est pas acquis par l'enfant qui entre au Cours Préparatoire. L'école va se charger de l'aider progressivement à le construire.
  • Se mettre en projet renvoie à la construction identitaire du sujet:
    • donner du sens au monde, à son expérience, à sa propre histoire;
    • désirer se construire par l'appropriation du savoir
  • Se mettre en projet renvoie aux capacités du sujet à articuler sa construction identitaire aux processus secondaires et en se référant aux lois du symbolique:
    • être capable de confronter le projet personnel au principe de réalité. Disposer pour cela du minimum d'informations sur soi et sur son projet, afin d'éviter un projet aberrant ou délirant, totalement dépendant de l'imaginaire.

      Pouvoir "se mettre en projet", suppose d'être capable d'anticipation, de pouvoir se projeter dans le futur sans angoisse excessive. Pouvoir "se mettre en projet" suppose de pouvoir reconnaître et situer sa propre histoire et l'inscrire dans une filiation, dans une généalogie. Une élaboration suffisante de l'expérience passée est nécessaire pour que le sujet, quel que soit son âge, puisse s'inscrire dans le présent. C'est la condition pour que le sujet conserve son identité malgré les transformations qu'il vit ou subit. D'autres conditions doivent être remplies pour que l'enfant puisse construire un projet et s'y tenir: Quelles sont-elles?


4-2-3- Des besoins fondamentaux doivent être satisfaits.

      Pouvoir "se mettre en projet", apparaît comme une démarche complexe, qui conjugue en particulier, pouvoir attendre, pouvoir anticiper, être inscrit dans un ensemble plus vaste qui dépasse la personne. Les conditions de possibilité du développement de ces capacités doivent donc être nécessairement satisfaites. La première de ces conditions semble être:

  • que quelqu'un fasse confiance en ses possibilités. Cette confiance, qui correspond au "besoin d'estime des autres" (MASLOW, 1954) est une des composantes de ce que Piera AULAGNIER, présente sous le terme "contrat narcissique". Pour pouvoir s'inscrire dans un projet, le sujet a besoin également, on le conçoit, de se sentir rencontré là où il est, ce qui correspond au "besoin de transitionnalité", (LEVINE, 1993-3). Il a besoin d'être accompagné, soutenu, encouragé, dans "une alliance minimale avec quelqu'un" (LEVINE, id.).
  • La possibilité pour un sujet de se projeter dans l'avenir, demande de sa part la volonté et la possibilité d'inscrire son histoire dans le temps: le passé, le présent et le futur. Cette condition de possibilité correspond au "besoin d'inscription" (LEVINE ibid.). Ce qui suppose d'être relativement dégagé du passé, et disponible dans le présent
  • disposer de la disponibilité psychique, de l'énergie nécessaire, être capable de manifester de la "volonté", suppose une capacité d'investissement, afin de s'engager dans l'action.
  • disposer d'un minimum de choix Il n'y a de projet que dans une certaine liberté, qui permet des choix possibles. Ce qui suppose que le sujet est en mesure de pouvoir au moins partiellement peser sur son avenir, de ne pas le subir passivement, de ne pas se présenter comme objet de son destin, mais qu'il puisse s'en considérer, au moins en partie, comme auteur.

      Le premier projet dans lequel l'école demande à l'enfant de s'inscrire, est celui d'apprendre à lire. Une restriction est faite, d'emblée: on ne lui donne pas le choix d'accepter ou de refuser. Apprendre à lire et à écrire, est un des principaux apprentissages scolaires. C'est celui qui, de toutes façons, conditionne la possibilité de tous les autres. Par son impossibilité ou sa difficulté à entrer dans le monde de l'écrit, un enfant sera considéré comme étant en situation d'échec scolaire. Qu'en est-il des capacités requises de l'enfant pour pouvoir apprendre à lire? Quels sont les préalables que l'enfant doit avoir construit pour y parvenir? Quels sont les besoins devant être satisfaits pour que ces élaborations deviennent possibles?


4-3- Etre capable d'apprendre à LIRE.

      Dominique De PESLOUAN (1991, p. 63), affirme que "le savoir lire" est le résultat d'une logique chronologique et symbolique qui recouvre un "Pouvoir-Vouloir-Savoir lire". Cette logique commence "dans les premières relations signifiantes/ symboliques entre l'enfant et son environnement (...) dont l'écrit représente l'achèvement culturel." (p. 63)

      Aucun apprentissage à l'école n'est possible sans la maîtrise de la langue écrite. Ne pas pouvoir lire une consigne, un énoncé, met en échec, quelles que soient les capacités du sujet par ailleurs.

      C'est ce qui se produit pour Alex, élève brillant en mathématiques, mais "bloqué en lecture". A cause de la lecture et de l'écrit en général, il recommence actuellement sa classe de Cours élémentaire première année. Lorsque l'enseignante peut se rendre disponible pour lui lire l'énoncé des exercices de mathématiques, il résout les exercices et problèmes posés, rapidement et sans erreur. Que s'est-il passé pour Alex, pour qu'il n'ait pu acquérir la lecture, et pour qu'il ne puisse pas encore, actuellement, dépasser ses difficultés 414  ?


4-3-1- Pouvoir lire, demande à être individué, "séparé".


Pouvoir symboliquement représenter l'absence.

      Lire, c'est pouvoir jouer avec la présence/ absence de l'objet, sur le mode du "Fort-Da" décrit par FREUD (1920), la "re-présentation" de l'absence étant ouverture au symbolique. Les mots échangés, mots qui peuvent être remplacés par des mots lus à l'enfant, puis lus par lui-même, permettent l'élaboration de l'anxiété, des préoccupations, c'est à dire la distanciation 415  . "Tout rapport au langage écrit est un rapport de dialogue vivant avec des interlocuteurs, même s'il s'agit de personnages invisibles et imaginaires." (LEVINE, 1997, p. 17). C'est ce que Jacques LEVINE nomme "l'imaginaire du cognitif". WINNICOTT (1971) considère le langage oral et écrit comme un objet transitionnel, un objet substitutif, c'est-à-dire un objet "trouvé-créé" par l'enfant, à mi-distance entre intériorité et extériorité. L'objet transitionnel, en tant qu'il n'est plus tout à fait soi mais qu'il est encore soi, à la limite, ouvre l'enfant à un espace transitionnel, un espace de création, mais aussi à l'espace de l'expérience culturelle. Lire et écrire nécessitent d'être séparé, mais permettent le passage, permettent de faire exister l'absent et permettent d'élaborer la séparation, grâce au pouvoir symbolique des mots et du langage.

      Lorsqu'un changement d'affectation me conduit, après deux années de travail avec elle, à ne plus rencontrer Angélique, elle me déclare: "Dès que je sais lire, je t'écrirai". Elle n'est entrée en effet dans l'apprentissage de la lecture qu'au mois de mai de son année de CP. Je lui promets alors que je lui répondrai.

      "Si on ne peut pas évoquer un objet absent...on peut à la rigueur apprendre par coeur comment lire, mais on ne peut pas se représenter ce que le texte évoque", avance Gilbert DIATKINE (1992, p. 11). Les difficultés de Thibault, garçon de neuf ans, rencontré hors cadre professionnel, semblent illustrer d'une manière particulièrement éclairante cette affirmation de Gilbert DIATKINE.

      Après le déchiffrage laborieux du mot "cheval" (il pratique l'équitation), il déclare être dans l'impossibilité de se représenter mentalement l'image d'un cheval, ni d'aucun autre objet. Il déclare qu'il "ne voit rien dans sa tête, jamais". Nous référant à Antoine de LA GARANDERIE (1980), dirions-nous qu'il a "une langue maternelle uniquement auditive", et qu'il n'a en aucune sorte développé des modes d'évocation visuelle? Le nom même de cette capacité d'évocation se réfère à "la mère". Que se passe-t-il pour Thibault du côté de la mère?

      Les parents sont séparés depuis plusieurs années, et le garçon vit avec son père. La mère est retournée dans une autre ville, vivre chez sa propre mère. Elle est malade, "dépressive", selon le père, et a du être hospitalisée à plusieurs reprises. Le père ajoute "qu'il préfère ne pas en parler", mais le peu qu'il en dit, est un rejet massif de sa femme. Thibault voit quelquefois sa mère, chez la grand-mère paternelle. La seule évocation de sa mère le fait "se rétracter". Son visage se ferme, il baisse la tête, l'enfonce dans ses épaules, et se recroqueville, "s'enroule" telle une boule crispée, tassée, sur sa chaise. La tension est extrême, la souffrance manifeste. Il demeure ainsi un long moment, inaccessible à toute parole, avant de pouvoir, à nouveau, se déplier et "reprendre vie". Des pleurs silencieux accompagnent cette position. Si, avec le père, un "interdit de parole" fait éviter le sujet, Thibault ne s'est-il pas donné à lui-même un interdit de penser? Il semble bien que cette réaction de sa personne, cette fermeture, soit une tentative, un mécanisme de défense, pour lutter contre une trop grande angoisse, contre une trop grande souffrance.

      Cette même réaction, il l'a, bien qu'atténuée, lorsqu'il est appelé à évoquer l'image mentale d'un objet. N'y a-t-il pas contamination manifeste, ici, d'un empêchement à penser, liée à une absence, un manque, non symbolisables? Comment parvenir à une lecture qui ait du sens, dans ces conditions? Comment intégrer d'autres apprentissages qui nécessitent, tous, des capacités d'évocation mentale 416  ?


Pouvoir accepter et élaborer la perte.

      Certaines lettres écrites ne se lisent pas. Certaines lettres sont "muettes". La perte, le manque d'objet, sont au centre de l'acte de lire. Le sens du texte en dépend (MOY, 1997, p. 13). Certains enfants, confrontés à cette perte, ne peuvent la symboliser. Ils sont comme sidérés. Thibault, dont nous venons de parler, semble bien être dans cette problématique. Seule l'anticipation concernant le sens permet d'accepter cette perte.


Avoir assumé une série de castrations symboligènes.

      La maniement de la langue orale est la condition première de l'acquisition de l'écrit, rappelle Alain COSTES ( 1997, p. 18). Si une première castration donne à la "bouche pour se nourrir" le statut de "bouche parlante", une deuxième castration imposera à cette bouche de devenir, également, au CP, une "bouche lisante".


Etre inscrit dans des relations symbolisées.

      Pour ne pas confondre les sons ou les lettres qui "se ressemblent", il est nécessaire d'être inscrit soi-même dans un système de relations au monde qui repose, non plus sur le "même", sur le semblable à soi de l'image spéculaire, mais sur l'altérité et la différence. Ces éléments font partie des caractéristiques des processus secondaires. L'enfant y accède par son intégration du fonctionnement de la loi symbolique de la différence des sexes, de la différence des générations. L'accès à la lecture et à l'écriture demande à l'enfant d'entrer dans des relations triangulaires. Les mots deviennent des tiers dans les relations duelles. Jacques LEVINE (1997) exprime ce changement de position du sujet comme le "passage du monde socio-maternel au monde socio-paternel". Grâce à l'intériorisation du tabou de l'inceste, l'enfant post-oedipien a normalement acquis son identité sexuée. Alain COSTES (1997, p. 18) précise que la langue maternelle est "reprise en main" par l'écriture. Une "triangulation" ou "légifération" du langage oral s'opère, par des lois de combinaison, d'orthographe, de grammaire, de conjugaison. Le "pouvoir symbolique des mots écrits" (id.), permet l'inscription, la trace. Jacques LEVINE (1997, p.19) avance que: "Contrairement à l'idée reçue, le langage écrit dépend au plus haut point de la façon dont le sujet perçoit sa construction et sa relation à l'autre. L'accès à l'abstraction, telle qu'elle est requise pour l'accès au langage écrit, ne dépend pas, ou très peu, de l'aptitude à l'abstraction à propos du langage écrit. Le langage écrit et l'abstraction dépendent des processus d'individuation" 417  . Les enfants qui n'ont pas intégré leur identité sexuelle, en tant que garçon ou fille, qui n'ont pas commencé à résoudre leur conflit oedipien, ou qui sont plongés dans la recherche de sa résolution, ont de grandes difficultés à entrer en relation avec le texte écrit, avec cet interlocuteur absent qu'est l'auteur, interlocuteur dont la voix est représentée par des signes qui eux-mêmes représentent des mots 418  .


4-3-2- Pouvoir lire, c'est être capable d'articuler les différents fonctionnements psychiques.


Etre capable de manier des codes symboliques.

      L'apprentissage de la lecture requiert des capacités d'abstraction, des possibilités de compréhension et de maniement des codes, de la part de l'enfant. De l'objet concret à l'ensemble de signes écrits qui l'évoque, du phonème au graphème, le lien est arbitraire, comme l'était déjà le lien entre le mot et la chose, dans le langage oral. Ces signes écrits discontinus obéissent à des lois d'assemblage spécifiques pour former des mots puis des phrases, lois que l'on ne peut déduire de la chaîne parlée continue. Les difficultés de l'enfant, lorsqu'il faut individualiser les mots lors de l'apprentissage de l'écrit, soulignent l'éventuelle mais fréquente difficulté à s'approprier ce nouveau codage. L'acquisition du schème de la permanence de l'objet, mais aussi l'acceptation de règles extérieures à soi, donc du système symbolique, sont nécessaires pour comprendre et accepter que la graphie d'un mot ne dépende pas de la fantaisie de celui qui l'écrit. Permanence de l'objet et conscience de sa propre permanence sont liés, et renvoient à la construction identitaire de l'enfant.

      Corinne MOY (1997), rappelle qu'avant d'être un signe de l'écrit alphabétique, la lettre est pour l'enfant:

  • une image ressemblant à la chose;
  • un trait d'identification au même titre que le nom propre;
  • un objet phobique, suscitant des ratés d'écriture ou des défauts de prononciation.

      Il est nécessaire que la valeur figurative attribuée fréquemment à la lettre disparaisse, pour que cette lettre devienne une abstraction et un trait différentiel de l'écrit alphabétique, un trait symbolique.


Etre capable de diverses opérations mentales.

      La lecture exige à la fois, et entre autres, des capacités opératoires de sériation, d'identification, de différenciation, de classification, d'anticipation et de mémorisation, afin de pouvoir comparer, reconnaître les signes ou un ensemble de signes et accéder à l'unité du mot, de la phrase. Il faut déduire, anticiper, analyser, effectuer une synthèse...L'enfant doit être capable d'opérations mentales concrètes. Il avoir dépassé un fonctionnement intellectuel égocentrique, c'est-à-dire caractérisé par l'indifférenciation entre le moi et le monde extérieur, entre le point de vue d'autrui et le sien propre, entre l'activité personnelle et les transformations de l'objet, et ne plus être accroché à des perceptions successives. Il ne doit plus être exclusivement dans un monde dominé par l'imaginaire, par la confusion entre soi et autrui, par la non différenciation entre les choses. "...La diminution de l'égocentrisme s'explique...par une transformation de point de vue telle que le sujet, sans abandonner son point de vue initial, le situe simplement parmi l'ensemble des autres possibles", autrement dit, cesse de "considérer le point de vue propre comme le seul possible" et le "coordonne à l'ensemble des autres", grâce à une activité impliquant la décentration et "la réciprocité des points de vue" 419  . C'est ce que PIAGET traduit en comportement cognitif par la capacité de décentration, ou capacité à "se situer parmi l'ensemble des perspectives possibles, et par là même à établir entre les choses, les personnes et son moi un système de relations communes et réciproques" (PIAGET, 1947, p. 70).

      L'activité de lecture exige donc que l'enfant ait non seulement pu élaborer le questionnement sur sa propre histoire, qu'il ait pu se formuler les questions, concernant les origines et le devenir, qui le taraudent: "D'où viennent les enfants?" "Où vont les morts?" et qu'il y ait répondu de manière satisfaisante pour lui, mais que par voie de conséquence, il se soit d'une certaine manière détaché, séparé de ces questions, qu'il ne soit plus entièrement centré sur lui-même pour pouvoir aller vers les autres.

      Ces opérations ne sont possibles qu'à partir du moment où l'enfant peut faire fonctionner la fonction symbolique et la pensée logique, rationnelle, contrôlée, rendue possible avec l'intervention des processus secondaires.


Pouvoir faire intervenir l'image du corps dans l'acte même de lire.

      Nous avons déjà noté ce qui a trait à la latéralisation et au schéma corporel. La dimension corporelle s'intrique d'une manière à la fois globale et spécialisée, dans l'acte de lire. Jacques LEVINE insiste sur l'implication de la dimension corporelle et du lien social dans tout acte de lire (1997, p. 18). "Lire implique la référence à un tiers instauré comme modèle du sachant lire. Il s'agit d'incorporer (corporellement) la façon dont ce tiers s'y prend." Cette incorporation correspond à un "vol de secret". "Lire c'est interroger son propre corps sur ces gestes volés qu'il faut effectuer pour reproduire graphiquement les formes qui correspondent aux sons des lettres." (id.). Le même auteur fait remarquer que pour interroger son corps, il est nécessaire de s'en être constitué une image non morcelée, et l'avoir symbolisée en un contenant structuré. Lire, c'est "se faire lire en train de lire", qui implique donc la constitution d'une image de soi suffisamment unifiée, solide. Ivan DARRAULT (1992, p. 38) souligne la jouissance attachée à la lecture d'un texte qui provient d'une source corporelle inconnue.


Pouvoir faire appel à l'imaginaire, et réussir à articuler les différents fonctionnements psychiques.

      Le plaisir de lire articule le principe de plaisir, en procurant à l'enfant la jouissance de la maîtrise, de son pouvoir sur le monde, et le principe de réalité, en nécessitant une répétition fastidieuse avant d'atteindre la satisfaction. Une grande quantité d'énergie psychique est requise avant de parvenir à un résultat. Si lire, c'est pouvoir se lire des histoires, ou les lire au petit frère, si écrire, c'est pouvoir communiquer à distance avec ceux avec lesquels je veux garder des liens, leur écrire mes histoires, mon histoire, mes pensées, alors, peut-être pourrai-je dépasser l'exercice formel du déchiffrage, et y trouver du sens. Si l'accès au sens est l'effet du symbolique sur l'imaginaire (LACAN), imaginaire et symbolique sont intriqués dans tout acte de lecture.

      Jacques LEVINE (1993-2), énonce cinq conditions minimum pour qu'un enfant apprenne à lire, conditions qu'il nomme "dialogues imaginaires de type ludique", ou "l'imaginaire du cognitif" (1997, p. 17) (1), qui mettent en jeu l'articulation de l'imaginaire et du symbolique.

      Apprendre à lire c'est mettre en oeuvre au moins:

  1. L'imitation, l'incorporation du tiers qui sait lire, "avec le désir de voler ses secrets". Lire, c'est donc "inscrire le tiers dans le JE;"
  2. Un dialogue avec l'auteur du texte, interrogeant le désir de celui-ci contenu dans le message. C'est donc "inconsciemment le rendre présent et vivant", tiers, entre le lecteur et le texte;
  3. Lire à un public imaginaire. Les petites filles surtout mettent en scène un public de poupées.
  4. Dialoguer avec son propre corps, puisque c'est passer inconsciemment à un mode scriptural, imaginer le geste qui trace les lettres.
  5. Se décentrer de son acte, puisque c'est aussi se regarder ou s'entendre lire.

Pouvoir articuler sa propre expérience au "savoir" des livres, pour donner du sens à celui-ci. Disposer de repères identitaires.

      Les signes de l'écrit s'assemblent dans un ordre défini que l'on ne peut changer, que l'on doit respecter, d'où un lien entre le "pouvoir lire et écrire", et la capacité requise de l'enfant à s'inscrire dans un ordre symbolique de filiation, de généalogie, et dans son histoire, dans le temps, avec un avant, un présent et un après. Reconnaître qu'un texte, une histoire, a un début et une fin, c'est reconnaître que notre vie commence bien à la naissance et que nous mourrons. Accepter l'ordre logique des épisodes d'une histoire, ou celui des mots de la phrase, c'est aussi reconnaître qu'il y a eu un "avant" et qu'il y aura un "après" nous.

      L'articulation est indispensable entre lire et comprendre. Or, on ne peut comprendre ce que l'autre a dit ou écrit qu'à partir de sa propre expérience, de son propre savoir. Eprouver le désir de lire, c'est aller à la rencontre de la pensée d'un autre, de ses émotions, de ses idées, de son imaginaire... C'est avoir le désir d'entrer en communication avec cet inconnu, dans une rencontre intersubjective. C'est avoir le désir de découvrir le message que cet autre tente de me transmettre. "Vouloir rencontrer ce qui se passe dans la tête d'un autre pour mieux comprendre ce qui se passe dans la sienne" 420  . C'est être prêt à partager avec lui ses pensées, ses émotions, le désir que l'auteur a eu d'écrire. C'est avoir la conviction, anticipée, que ce message contenu dans le livre, m'aidera à mieux comprendre mes propres pensées, mes propres émotions, ma propre histoire. C'est faire l'hypothèse que ce qui est à lire fera sens pour soi. C'est admettre inconsciemment que quelque chose de soi, encore insu, sera saisi à la faveur du texte d'un autre... "Pour anticiper un sens à venir, il faut pouvoir engager son savoir inconscient, autrement dit, accepter que le refoulement soit levé. La lecture fait alors lien social, il est question de lier sa propre représentation à celle d'un autre. Pour cela, il faut s'intéresser au désir de l'autre." 421  . Ce désir de savoir ce que l'autre pense, correspond à la deuxième étape du "Pouvoir-vouloir-savoir lire", trilogie dégagée par Dominique de PESLOUAN (1991).

      Reconnaître une identité à un signe, une lettre, un mot, est lié au fait de savoir quelque chose de sa propre identité. Les capacités à se séparer, se différencier, se décentrer, permettent de reconnaître une autonomie à l'autre, que cet autre soit signe, objet ou personne, et à l'accepter. Ces capacités renvoient à l'opération de séparation et à l'intégration de l'ordre symbolique par l'enfant. Elle revient à avoir compris qu'une identité, la sienne, celle des objets ou des signes qui les représentent, s'inscrivent dans une structure plus large, qui les dépasse. La compréhension de son histoire par l'enfant, la construction de son identité, sont directement impliquées dans sa possibilité de lire et de comprendre ce qu'il lit. Jacques LEVINE affirme que pour comprendre comment se construit la capacité à lire d'un enfant, et son entrée dans le langage écrit, "il est nécessaire de se référer à la façon dont toute individualité se construit, se déconstruit, se construit autrement". (1997, p. 19).


4-3-3- "Difficultés en lecture" et "troubles du développement".

      Le "Pouvoir-Vouloir-Savoir lire", fait donc intervenir, de manière complexe, les capacités construites à partir des opérations de séparation du sujet, l'imaginaire, le symbolique, leur articulation, et la construction identitaire de l'enfant. "...il y a (...) interaction et cristallisation réciproque de "troubles du développement" et de "difficultés de lecture", au plan étiologique: l'échec s'inscrit dans l'histoire de l'enfant et l'histoire s'inscrit dans l'échec."(De PESLOUAN, 1991).

      Considérant que la lecture représente, à l'école, une condition fondamentale de possibilité des autres apprentissages, nous avons voulu interroger avec quelque précision cet apprentissage. Qu'en est-il, très rapidement, de l'acte d'écrire, et des mathématiques?


4-4- Bref aperçu sur d'autres apprentissages...


4-4-1- Etre capable d'apprendre à écrire.

      Il est nécessaire qu'un certain détachement s'effectue, un décollement entre soi, le support, la médiation du geste d'écrire ou de dessiner, pour que la trace graphique puisse traduire quelque chose de la pensée du sujet. Quelque chose d'une séparation se joue dans l'acte d'écrire. Il y a écart irrémédiable entre ce que j'ai voulu dire et ce que le mot écrit dit à l'autre, interlocuteur absent. Il y a perte, castration symbolique, et acceptation de cette perte. On ne peut traduire le Tout. Je dois avoir quitté l'illusion d'un monde où tout peut se dire dans l'immédiateté, pour accéder à l'écrit. Etre capable d'écrire revient à avoir commencé à intégrer sa propre division de sujet, entre désir et réalité, entre vouloir et pouvoir, entre conscient et inconscient, même si cette compréhension n'est jamais achevée.

      Pour écrire un texte, il y a un ordre des lettres à respecter, non aléatoire: dans "la", le "l" se met avant le "a"...On ne peut apprendre à écrire si on n'a pas travaillé autour de la génération et intégré la loi symbolique de l'inscription dans une filiation. Les rapports sont étroits entre la loi et l'écriture. Les signes lus laborieusement se transcrivent avec des règles de graphie précises, indépendantes de la phonétique. D'où la nécessité souvent soulignée d'un nécessaire rapport de l'enfant à la loi et aux règles pour pouvoir aborder l'écrit.

      Quand il s'agit d'écrire, des liaisons sont à effectuer entre l'entendu et le vu, mobilisant à la fois les capacités d'analyse et de synthèse auditives et visuelles, régies chacune par des codes différents. L'enfant doit être capable de certaines opérations mentales, il doit avoir intégré le principe de réalité et le fonctionnement des processus secondaires, il doit avoir accédé à l'ordre du symbolique.

      Lorsque l'enfant écrit, dessine, ou réalise une construction, son image du corps intervient autant que la qualité des gestes ou la valeur symbolique de sa réalisation. L'acte d'écrire consiste en une projection sur une feuille. La possibilité d'écriture est articulée à la constitution d'une image du corps cohérente, suffisamment unifiée.. "Il est persécutoire pour un enfant de vouloir lui faire réaliser l'apprentissage de l'écriture avant qu'il ne se soit approprié symboliquement ses objets, constitué une image du corps lui permettant de projeter sur un papier des images donc de dessiner de manière spontanée, c'est-à-dire qu'il soit en possession de son corps face à l'autre et assume ce qu'il a à dire, c'est-à-dire qu'il le dise..." (COLLAUDIN, 1987, p. 50).


4-2-2- Etre capable de faire des MATHEMATIQUES.

      Les travaux récents concernant les mathématiques tendent à prouver que " c'est à travers l'usage qu'il en fera, la maîtrise qu'il s'en construira, que l'élève élaborera ses propres conceptions du nombre, jamais définitives, toujours en évolution, complétées ou remises en question..." 422  . La notion de "pré-requis" est largement remise en question. Cependant, certains préalables cognitifs, affectifs, relationnels, la satisfaction de certains besoins fondamentaux, s'avèrent nécessaires, ici comme ailleurs, pour que l'enfant puisse construire ses capacités mathématiques. Nous y retrouverions les préalables, et les besoins, que nous avons soulignés en ce qui concerne la lecture.

      En ce qui concerne les capacités opératoires de l'enfant, l'accès à la loi d'écriture des nombres naturels, la loi qui indique que les nombres se suivent en ajoutant + 1 par exemple, exige que l'enfant admette que le nombre est la propriété d'un ensemble, donc une abstraction, et non plus la qualité de l'objet, comme il le pense dans un premier temps. L'entrée dans les mathématiques exige l'acquisition des structures opératoires, c'est-à-dire l'acquisition de la réversibilité avec invariant.

      Les travaux, entre autres, de Jacques NIMIER 423  à propos de la relation entre les mathématiques et l'affectivité, sont là pour témoigner de l'intervention de facteurs affectifs, pour la plupart inconscients, dans l'apprentissage de cette discipline, et dans la relation du sujet au langage mathématique. Les nombreuses inhibitions qui se manifestent à propos de l'objet mathématique, ou, à l'inverse, l'utilisation de celui-ci comme mécanisme de défense du Moi, sont largement connues aujourd'hui et apportent autant d'illustrations de l'implication des facteurs affectifs dans cette activité.


4-5- Proposition de synthèse. Capacités et préalables pour apprendre. Besoins devant être satisfaits pour construire ces préalables.

      Proposition de synthèse qui peut donner des éléments:

  • de compréhension des processus en jeu dans l'opération de "séparation" du sujet,
  • de compréhension de la difficulté de l'enfant dans son parcours pour devenir élève,
  • de compréhension sur les besoins de l'enfant, dans ce parcours;
  • et des indications sur la nature, la conception, la mise en oeuvre d'une aide éventuelle à lui proposer, pour l'aider à dépasser ses difficultés.

      L'enfant "en difficulté d'investissement des apprentissages" nous invite à nous interroger sur ce que signifie apprendre et sur les capacités nécessaires pour y parvenir. Apprendre est l'effet d'un mouvement qui porte le sujet vers un objet d'apprentissage, ce que l'on désigne sous le nom de "désir d'apprendre".

      Apprendre correspondrait au processus qui vise à conforter ou remodeler une connaissance antérieure, et à acquérir un savoir nouveau.

      Apprendre nécessite du sujet qu'il soit suffisamment séparé de ses premières attaches et de ses premiers apprentissages pour aller de l'avant.

      Apprendre, c'est croître, grandir, devenir autre, se détacher.

      Apprendre est un processus, une démarche, une quête, qui s'inscrivent dans le temps.

      Apprendre fait intervenir la relation et la médiation: on apprend quelque chose DE quelqu'un, serait-ce d'un tiers absent, par l'intermédiaire d'un livre.

      On construit un apprentissage. Apprendre est un acte et une création du sujet.

      L'école est le lieu par excellence de l'exercice de la pensée. Elle se donne comme objectifs de l'exercer, d'en poursuivre la construction, mais sur quels fondements? Lorsque les difficultés d'un enfant à l'école ne sont manifestement pas d'ordre pédagogique, lorsque l'enseignant a, lui semble-t-il, "épuisé" ses inventions didactiques pour aider cet enfant, qu'est-ce qui, dans les apprentissages eux-mêmes, a pu provoquer, ou accentuer, la difficulté de cet enfant?

      Les analyses de ce chapitre ont pu mettre en évidence que les activités scolaires, les apprentissages eux-mêmes, requièrent de l'enfant qu'il ait, d'une part, construit préalablement certaines capacités, et qu'il ait, d'autre part, bénéficié de conditions favorables pour le faire. Ces constructions ne sont pas achevées, lors de l'entrée de l'enfant au Cours Préparatoire, et l'école a pour mission d'en favoriser et accompagner l'élaboration. Il apparaît cependant, que pour certains enfants, la situation est plus difficile, plus délicate, car "ils ne sont pas prêts" à entrer dans les apprentissages et à bénéficier des conditions scolaires. Des besoins fondamentaux n'ont-ils pas été satisfaits? L'élaboration des préalables aux capacités requises pour penser, apprendre, se mettre en projet d'apprentissage, lire, écrire, n'est-elle pas suffisante? Ou encore, leur situation et leurs préoccupations actuelles, leur rend-elle impossible l'utilisation de ces capacités et de ces préalables?

      Nous proposons de catégoriser, autant que faire se peut, les différents éléments de compréhension des processus en jeu, sous la forme synthétique de tableaux, afin de disposer de repères clarifiés pour mieux "entendre" l'enfant rencontré lors des séances préliminaires, et pour tenter de situer à la fois le lieu où il en est de ses élaborations, et les difficultés qu'il n'a pas réussi à surmonter à ce jour. Ces éclairages devraient contribuer à déterminer la nature de l'aide qui lui serait la plus appropriée, pour surmonter ses difficultés.

      Dans le même objectif, nous reviendrons ensuite sur l'ensemble des besoins qui nous sont apparus nécessaires pour qu'un enfant puisse s'adapter à l'école (point 1), pour qu'il désire apprendre (point 2), pour qu'il puisse se séparer (point 3), et pour qu'il puisse apprendre (point 4). Ces besoins, s'ils sont satisfaits, permettent de construire des préalables psychiques, cognitifs, affectifs, relationnels, indispensables pour pouvoir construire les capacités attendues de l'école. Nous tenterons, de même, une synthèse de ces préalables.


Synthèse sous forme de tableaux.

      Comme nous l'avons fait dans le chapitre précédent, nous proposons une synthèse des analyses de ce chapitre qui regroupe:

  1. Les capacités attendues de l'enfant par l'école, pour qu'il puisse s'inscrire activement dans l'ensemble des apprentissages (tableaux 1 à 3), les capacités nécessaires pour pouvoir se mettre en projet d'apprendre (tableau 4), et les capacités requises pour pouvoir apprendre à lire, à écrire (tableau 5);
  2. la construction des préalables nécessaires à l'élaboration de ces capacités;
  3. les besoins devant être nécessairement satisfaits pour que ces élaborations puissent se faire; Ces besoins comportent ceux auxquels l'environnement doit répondre, et ceux que l'enfant lui-même peut satisfaire, grâce aux ressources constituées par l'élaboration des préalables antérieurs. Dans ce sens, besoins et préalables se rejoignent, s'intriquent, et leur différenciation n'est pas toujours aisée;
  4. quelques difficultés spécifiques, qui semblent articulées aux différents processus en jeu.

      
Tableaux de synthèse : Capacités et préalables pour apprendre
(Tableaux de 1 à 5)
Etre capable de Préalables besoins difficultés
1
Attendre, accepter le différé des apprentissages. - tolérer la frustration, pouvoir la penser
- être séparé, connaître quelque chose de son désir.
- articuler processus primaires et processus secondaires.
--> tenir compte de la réalité
--> accepter le détour
--> se repérer dans le temps
--> accepter, élaborer, ses limites, ses manques
- avoir construit des repères identitaires
--> sentiment de sa propre continuité dans le temps,
--> conviction de se réaliser par l'action et par le savoir,
--> estime de soi suffisante
--> pouvoir s'identifier à des adultes, à des pairs
- espérer une prime de plaisir
- sécurité affective et sociale
- bénéficier d'un lien social suffisamment bon
- être accueilli dans un environnement qui propose un contrat narcissique réalisable, qui lui fait confiance, qui l'imagine capable et désireux d'y arriver.
(alliance minimale)
- disposer de repères identificatoires et se soutenir de la qualité de la relation avec des adultes tutélaires, complices, inscrits dans le monde culturel
--> qui témoignent
--> qui invitent
--> qui accompagnent
--> qui gratifient
--> qui reconnaissent
- la personne
- ses réussites
(besoin d'estime des autres) (MASLOW)
- insécurité,


- difficultés d'élaboration, de symbolisation,
- difficultés identitaires
Anticiper - tolérer l'attente
- faire fonctionner les processus secondaires
--> pouvoir se projeter dans le temps
- articuler registre imaginaire et registre symbolique
--> se représenter une situation future en tenant compte du principe de réalité
--> avoir inscrit son histoire dans le temps et lui avoir donné un sens
- avoir construit des repères identitaires
--> conscience de soi et de ses possibilités
- ceux qui permettent de tolérer l'attente
- être disponible
--> relativement dégagé du passé
--> disposer de ses capacités psychiques
--> disposer de sa pensée
--> être disponible dans le présent
- disposer d'une énergie pulsionnelle suffisamment libre
- avoir pu réaliser suffisamment d'expériences satisfaisantes qui confortent son narcissisme
- attendre du plaisir
- présent trop encombré
- trop d'incertitudes, trop d'angoisse concernant le présent et/ou l'avenir
- blessures narcissiques non élaborées
- passé non élaboré,
- l'histoire personnelle n'a pas de sens
2
Etre capable de travailler et de penser seul. - être séparé.
- avoir expérimenté "la capacité d'être seul" au sein de sa famille
- avoir élaboré la "capacité d'accompagnement interne"
(fonctionnement des registres imaginaire et symbolique)
- ceux liés à la séparation
- disposer d'un étayage externe et interne suffisants
- se sentir "en alliance minimale avec quelqu'un"
- étayage puis désétayage par des adultes fiables
- angoisse liée à la séparation,
- sentiments dépressifs
    d'incomplétude,
    d'incapacité, - d'incompétence,
- symptômes: agitation motrice excessive, expression du mal-être de l'enfant
Connaître et maîtriser son corps.
--> être capable d'attention et de concentration
--> situer son corps dans l'espace
- s'être constitué un pare-excitation.
- pouvoir se mettre en position "passive", réceptive
- "habiter son corps"
--> avoir inscrit son histoire dans le temps, en lui donnant sens
--> avoir construit une image du corps cohérente, suffisamment unifiée.
--> située dans l'espace
--> pouvoir représenter, symboliser, élaborer, les émotions, les excitations pulsionnelles
(fonctionnement et articulation souple des registres imaginaire et symbolique)
- disposer de son énergie
- disposer de l'intégrité corporelle
- avoir pu être actif
- avoir pu prendre des initiatives dans ses expériences motrices, sensorielles, dans ses relations (besoin de création, de production, de réalisation)
- être en sécurité
- assimilation abusive
activité = vie
inactivité = mort
--> hyperkinésie
--> logorrhée
- pensée insuffisamment intériorisée
(castration oedipienne non élaborée, non assumée)
- non-passage des p. primaires aux p.secondaires
- inhibition ou décharges motrices
- excitations pulsionnelles trop importantes
Etre capable de se concevoir comme élève, inscrit dans la collectivité scolaire.
--> connaître et respecter les règles
--> pouvoir utiliser les liens sociaux dans la construction et le fonctionnement de la pensée
- régulation des agir du Moi par l'intervention du Surmoi
--> pouvoir sublimer son agressivité
--> anticiper les conséquences de ses actes
- reconnaître l'altérité, la différence, les ressemblances,
- pouvoir échanger, confronter des points de vue différents
- situer l'objet d'apprentissage comme objet tiers
(fonctionnement symbolique, processus secondaires)
- besoin d'être accompagné par un adulte médiateur du "monde culturel"
être reconnu et rencontré, là où l'on est
    - dans son existence
    - dans ses besoins
(besoin de transitionnalité)

Il faut être écolier (inscrit dans des relations sociales) pour pouvoir être élève (apprenant)
- fixation à des relations symbiotiques imaginaires
- fixation à l'illusion de "toute-puissance"
--> enfants qui ne sont pas prêts à entrer dans la collectivité scolaire
--> enfants dont la pensée et l'énergie ne sont pas disponibles
- demandes affectives immenses
- projections massives
- dépendance
- agitation
- instabilité
- agressivité
3
Evoquer des signes, manipuler des codes, et leur donner du sens - Avoir intégré le fonctionnement du symbolique et des processus secondaires
--> maîtriser la langue orale
--> être capable de manipuler des signes
--> être inscrit dans des relations symbolisées, triangulaires
    - avec les personnes
    - avec les objets
--> avoir pris conscience de soi
- Avoir développé au sein de sa famille son intérêt pour le langage écrit et l'abstraction, considérés comme sources de pouvoir
- être sensibilisé à l'utilisation du langage pour l'expression de soi et de ses sentiments
- ressentir l'accord entre les valeurs de la famille et les valeurs scolaires
("modèle cognitif" qui prépare à la culture scolaire)
- Ecart trop grand entre "habitus" ou "modèle cognitif" familial et celui de l'école
--> forte désillusion
--> "refus silencieux"
--> "fuite agitée"
--> "lassitude désabusée"
- Pensée encombrée par des problèmes familiaux
Réaliser des opérations mentales - se décentrer
- donner du sens
(intervention des processus secondaires
articulation des registres imaginaire et symbolique)

- être capable de réaliser des opérations concrètes lors de l'entrée au CP.
    - avoir acquis les invariants (quantité, longueur)
    - classifications
    - sériations
    - opérations numériques additives et multiplicatives
- avoir pu expérimenter
    manipuler
    représenter

L'articulation souple entre les registres imaginaire et symbolique permet de penser et d'apprendre
 
4
Se mettre en projet d'apprentissage, et s'y tenir - avoir élaboré la séparation et le manque
- désirer savoir, désirer apprendre
- être capable d'articuler désir, manque et projet d'apprentissage
- désirer accroître sa maîtrise sur les objets, sur le monde, sur soi-même
- (renvoient au désir du sujet)
- avoir construit les capacités nécessaires pour pouvoir anticiper
- pouvoir raisonner de manière hypothético-déductive
(processus secondaires, fonctionnement du registre symbolique)
- désirer se construire par l'appropriation du savoir
- donner du sens au monde, à son expérience, à sa propre histoire
- confronter le projet personnel au principe de réalité
- pouvoir reconnaître et situer sa propre histoire dans une filiation, une généalogie,
- avoir suffisamment élaboré l'expérience passée
- s'inscrire dans le passé, le présent et le futur

(construction identitaire et registre symbolique)
- vouloir et pouvoir inscrire son histoire dans le temps
- être relativement dégagé du passé et disponible dans le présent
- disposer de la disponibilité psychique
- de l'énergie nécessaire
(être capable de manifester de la "volonté")

- disposer d'un minimum de choix
- que quelqu'un vous fasse confiance
- "contrat narcissique"
- "estime des autres"
- "transitionnalité"
- "alliance minimale avec quelqu'un"
- concernent principalement l'inscription du sujet dans le temps, et sa non disponibilité psychique.
5
Apprendre à lire - pouvoir symboliquement représenter l'absence
- s'être constitué un espace transitionnel
- pouvoir accepter et élaborer la perte
- pouvoir anticiper
- avoir assumé une série de castrations symboligènes
- être inscrit dans des relations symbolisées
- manier des codes symboliques
- être capable de diverses opérations mentales, avoir acquis les opérations concrètes
- faire intervenir l'image du corps
- faire appel au registre imaginaire
(faire fonctionner et articuler les différents registres psychiques)
- avoir construit et disposer de repères identitaires
- avoir donné un sens à son histoire
(les besoins qui correspondent à la construction des différents préalables) "l'échec (en lecture) s'inscrit dans l'histoire de l'enfant et l'histoire s'inscrit dans l'échec."
(De PESLOUAN, 1991)
Apprendre à écrire - être séparé
- accepter la perte
- avoir intégré l'inscription dans une génération, et dans une filiation
- être capable d'opérations mentales
(fonctionnement du registre symbolique)
- s'être constitué une image du corps suffisamment unifiée
- avoir commencé à intégrer sa division de sujet
(avoir construit et disposer de repères identitaires)
(les besoins qui correspondent à la construction des différents préalables)  

      Un constat s'impose à la lecture des tableaux: les besoins et les préalables se répètent, les mêmes besoins apparaissent devoir être impérativement satisfaits. Si nous effectuons un rapprochement entre les résultats de nos analyses, les travaux bien connus de l'américain MASLOW (1954), dans sa "pyramide des besoins", et les "besoins imprescriptibles de l'enfant" décrits par Jacques LEVINE (1993-3), quels besoins fondamentaux de l'enfant pour accomplir ces processus, pouvons-nous dégager 424  ?


Des besoins doivent être impérativement satisfaits pour pouvoir s'adapter, désirer apprendre, pouvoir se séparer, pouvoir apprendre.


1- Etre en sécurité.

      Le besoin de sécurité correspond à "ne pas se sentir menacé dans son existence, dans sa sécurité, dans ses habitudes, dans son identité" 425  . L'enfant doit avoir bénéficié d'un lien social suffisamment bon, stable, fiable, garantissant sa sécurité de base. Il peut ainsi construire le sentiment de la continuité de son existence, et celui de l'intégrité de sa personne. La répétition prévisible de l'éprouvé de plaisir, permet de sauvegarder le sentiment de sécurité au sein de l'attente, de la surprise.

  • L'enfant a besoin de se sentir aimé, apprécié, de se sentir unique, spécifique. Il a besoin de se sentir exister pour l'autre en son absence. Le besoin d'amour fait partie de la sécurité affective du sujet. Jacques LEVINE (1993-3), évoque le besoin fondamental de "Minimum de reconnaissance du Moi", c'est-à-dire le besoin de se sentir aimé, apprécié, ou que l'on compte pour quelqu'un.
  • Il est nécessaire que "plus tard" ait un sens et ne soit pas porteur d'angoisse.
  • Pour pouvoir apprendre, il faut être en relation d'étayage, inscrit dans une relation sécuritaire, suffisamment contenante de l'angoisse qui accompagne toute démarche vers l'apprentissage. "L'acte d'apprentissage, dans le plus fort et le plus interne d'un être, (exige) une grande sécurité affective accompagnée de la liberté d'exprimer ce qui est ressenti et non de le renfermer en soi. C'est le sens de la pyramide de Maslow, de nombre de remarques de Rogers et de Bruner..." (MOYNE, 1983, p. 71). Certaines démarches didactiques l'ont bien compris, qui prévoient une phase d'étayage de la réflexion, de la recherche, par le groupe, l'adulte et les dispositifs didactiques, puis une phase de désétayage progressif, lorsque l'enfant a intériorisé les démarches, les acquis.

2- Etre rencontré "là où l'on est". La transitionnalité.

      "Dans les apprentissages et dans les passages d'un mode de vie à l'autre,... (l'enfant a besoin...) d'être rencontré là où il est". (LEVINE, 1993-3, p. 7), dans la reconnaissance de son existence et de ses besoins.

  • Etre accueilli dans sa différence,
  • pouvoir s'exprimer,
  • pouvoir communiquer,
  • bénéficier d'un milieu suffisamment adapté, évolutif.

3- Etre aidé à se séparer.

      Quelles sont les conditions spécifiques favorisant les différentes opérations de l'enfant? Nous avons vu qu'il doit:

  • avoir pu bénéficier des différentes castrations symboligènes,
  • avoir pu vivre l'Oedipe, avoir pu bénéficier de la métaphore paternelle, avoir été contraint au refoulement des pulsions,

4- Appartenir à une famille, un groupe, une collectivité. Pouvoir s'inscrire dans ce groupe.
  • Disposer de repères identificatoires, sous la forme d'adultes inscrits dans le monde culturel.
  • Le "besoin d'appartenance" a été décrit en particulier par (MASLOW) (1954). "Se sentir reconnu, respecté en tant que personne et comme membre d'une famille et d'une communauté" 426  , ce qui revient à être inscrit dans un ordre symbolique d'appartenance. Le "contrat narcissique" tel qu'il est présenté par Piera AULAGNIER (1975), est une offre au sujet, de la part de l'environnement, des garanties d'appartenance au groupe culturel d'accueil, en échange de son investissement dans le groupe. Toute vie sociale confronte nécessairement la personne à la question des normes, à la normalisation du comportement, des attitudes; elle la confronte à son adaptation aux codes sociaux. Pour pouvoir apprendre, l'enfant doit pouvoir "être créateur", imaginatif. Il doit aussi accepter les contraintes liées à tout apprentissage et à la vie collective. "C'est (...) dans une nécessaire dialectique du personnel et du collectif que l'enfant va se construire. Encore faut-il que pour lui un pôle n'absorbe pas l'autre, et qu'en particulier l'entrée dans le social ne se paie pas d'une mutilation d'une partie essentielle de lui-même" (TEIL, 1993, p. 73). Dans le point 1-5, nous avons relié le "besoin d'appartenance" dégagé par MASLOW, avec le "besoin d'inscription", et le "besoin de filiation", décrits par Jacques LEVINE (1993-3, p. 7).

      Celui-ci consiste à:

  • pouvoir s'inscrire dans le passé, le présent et le futur;
  • pouvoir situer sa propre histoire:
    • dans une filiation,
    • dans une généalogie.

      Ce besoin d'inscription correspond pour le sujet au "besoin d'un futur possible et d'un passé non impossible et, le cas échéant, pouvoir parler de ce qui empêche ce futur possible et de ce qui a rendu ce passé trop négatif." (LEVINE, id.).


5- Se sentir "en alliance minimale avec quelqu'un" (LEVINE, 1993-3, p. 7) Bénéficier d'un accompagnement externe, à l'intérieur d'un lien social "suffisamment bon".

      Ce qui revient à:

  • se sentir compris et soutenu, dans les moments de découragement, de fatigue, d'échec,
  • "savoir qu'on vous fait confiance, qu'on vous imagine capable et désireux d'y arriver" 427  .

      La rupture de l'étayage avec l'environnement entraîne chez le sujet, non pas une extinction des pulsions qui cherchent à s'exprimer en lui, mais une rupture avec le code, c'est-à-dire avec les références symboliques. L'impossibilité d'apprendre peut donc correspondre pour l'enfant, à une impossibilité d'entrer dans des relations socialisées, relations symbolisées, entre des êtres séparés, donc dans un registre qui ne soit pas celui de la confusion imaginaire. Le "non-apprendre" peut être dans ce cas l'expression de difficultés à vivre le rapport à l'autre de la connaissance.

  • Bénéficier d'un étayage puis d'un désétayage par des adultes fiables.
    Ces adultes tutélaires, médiateurs du monde culturel, invitent et incitent l'enfant à entrer dans la culture, et témoignent du plaisir qu'ils y trouvent pour eux-mêmes.

6- Ressentir l'accord entre les valeurs de la famille et les valeurs scolaires.

      On comprend l'importance dans la réussite scolaire de l'enfant, de ce que représente l'école pour les parents, l'importance de leurs paroles, l'importance de leurs attitudes conscientes et inconscientes envers l'école, représentations que l'enfant va intérioriser.


7- Avoir construit pour soi-même un accompagnement interne.
  • L'enfant doit avoir bénéficié de la "fonction contenante" et de la "fonction conteneur" de la mère.
  • Il doit avoir intériorisé la mère comme "un bon objet" et s'être constitué des "parents internes", qu'il peut faire fonctionner pour lui-même. Dans son apprentissage de la "capacité à être seul", l'enfant doit avoir en particulier suffisamment internalisé les références parentales, les autorisations et les interdits, les différents repères, pour être en étayage, accompagné sur ce chemin des apprentissages par une "parentalité interne".

8- Bénéficier de l'estime des autres (MASLOW, 1954).

      Il semble qu'elle puisse constituer un étayage important de la personne. Elle consiste en des convictions, et elle est confirmée par des messages, en provenance de l'autre:

  • "croire que quelqu'un attache de la valeur à ce que vous faites ou apprenez" 428  ,
  • "mieux encore, sentir que quelqu'un vous aime..." 429  (ou que vous comptez pour quelqu'un), que vous êtes unique, spécifique;
  • se sentir reconnu dans son originalité, dans son identité propre, sans craindre de se perdre, de se sentir "noyé", "absorbé" dans une norme, un anonymat;
  • Bénéficier de signes de reconnaissance de sa personne,
  • Etre reconnu, gratifié, dans ses réussites.

      C'est grâce à la satisfaction des besoins précédents, à l'intérieur du lien social, que le sujet peut poursuivre sa route, ayant étayé la confiance en lui indispensable pour croire lui-même en ses capacités, et, en définitive, pour pouvoir en disposer et les accroître. Quels autres besoins va-t-il pouvoir satisfaire de lui-même et pour lui-même?


9- Le besoin d'estime de soi (MASLOW, 1954).

      On peut le rapprocher du besoin d'un "narcissisme (ou amour de soi) suffisamment bon", qui est acceptation minimum de sa personne, de ce que l'on est... L'enfant doit avoir pu ressentir, dans un premier temps, un sentiment d'omnipotence. Il s'agit ensuite, à partir du moment où il commence à intégrer sa division de sujet, et qu'il différencie, en particulier, vouloir et pouvoir, qu'il puisse construire une image de soi acceptable, qu'il se constitue une confiance en soi et en ses possibilités, suffisamment solide pour affronter les obstacles inévitables à tout "grandir", à tout apprentissage. Apprendre, c'est vivre les obstacles non comme des échecs, des impasses insurmontables, mais comme des interrogations nouvelles et des stimulations à l'activité de penser, à aller de l'avant, avec pour objectif de savoir, et d'être en possession de nouveaux moyens d'action sur le monde, d'un pouvoir accru. Il ne peut y avoir désir d'apprendre sans confiance en soi, en ses capacités, et sans confiance en l'autre qui m'enseigne. L'estime de soi est nécessaire à l'apprentissage qui à son tour renforce l'estime de soi. Apprendre entraîne des transformations au plus intime des représentations mentales de l'apprenant. L'apprentissage "réussi" est par là même confirmation narcissique du sujet, répondant en quelque sorte à la perte de pouvoir née de la désillusion, lorsque l'imaginaire n'est plus tout puissant pour satisfaire le sujet. L'envie de savoir, de connaître, d'apprendre, de grandir, est une victoire des pulsions de vie sur les pulsions de mort.

      C'est le regard positif de l'autre sur moi qui me donne confiance en moi, cette confiance étaye ma confiance en l'autre en retour, et ma capacité à entreprendre. "Parce qu'on ne peut connaître vraiment le plaisir d'apprendre avant d'avoir appris, (la) détermination (de l'élève) à apprendre s'inscrit d'abord dans une relation, elle répond à une exigence et à un défi; elle honore une confiance et la justifie tout à la fois, elle est ce geste qui rend à l'autre le salut par lequel on l'a reconnu dans son humanité....il n'y a (...) pas "d'être pour moi" qui ne soit aussi "être pour l'autre": vouloir enseigner, c'est croire en l'éducabilité de l'autre; vouloir apprendre, c'est croire à la confiance de l'autre sur moi." (MEIRIEU, 1991, p. 39).

      Avoir pu vivre suffisamment d'expériences satisfaisantes qui confortent son narcissisme.


10- Le besoin de comprendre le monde et soi-même.

      Philippe PERRENOUD (1991, p. 8) le formule ainsi: "Donner du sens à ce qu'on fait et à ce qu'on apprend". Jacques LEVINE (1993-3, p. 7) parle de "besoin, sur le plan cognitif, de goûter le plaisir de percer des secrets de production et de fonctionnement des choses."


11- Le besoin de réalisation (MASLOW, 1954), d'action, de création, de "production concrète". (LEVINE, 1993-3, p. 7).

      L'enfant doit avoir pu être actif dans ses expériences motrices, sensorielles, pulsionnelles, sublimatoires, dans ses relations. Il doit avoir pu prendre des initiatives. Il doit avoir pu manipuler, représenter

      Pouvoir communiquer, pouvoir s'exprimer.


12- Le besoin hédonique ou besoin de plaisir.

      Il est à l'origine de tout acte, de tout apprentissage.


13- Le besoin d'affirmation.

      Le sujet doit pouvoir s'affirmer, il cherche à maîtriser le monde et lui-même. La recherche d'un "plus de pouvoir" s'articule à la recherche de plaisir, pour faire se mouvoir le sujet.


14- Le besoin de liberté.

      Un des besoins fondamentaux du sujet, afin d'être créatif, autonome et responsable, semble bien être, pour lui, de disposer d'un minimum de choix.


15- Des besoins concernant le fonctionnement du psychisme.

      Pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et pour pouvoir apprendre, l'enfant doit:

  • disposer de sa pensée, de la mobilité et de la souplesse des différents registres psychiques;
  • être relativement dégagé du passé;
  • être disponible dans le présent;
  • disposer d'une pensée désexualisée;
  • disposer d'une énergie pulsionnelle suffisamment libre pour investir des objets extérieurs à soi, pour pouvoir construire les préalables et les capacités nécessaires aux apprentissages.

      L'enfant lui-même doit satisfaire à ces besoins, grâce à un certain nombre d'élaborations, que nous avons désignés par le terme général de "préalables. Ces "préalables", construits à partir des diverses opérations de séparation du sujet, concernent trois grands axes de l'organisation psychique de l'enfant:

  • la relation aux objets humains et matériels,
  • le fonctionnement et l'articulation des ordres de l'imaginaire et du symbolique,
  • la construction identitaire.

Les capacités à apprendre se construisent à partir de certains préalables, substrat psychomoteur, affectif, cognitif, relationnel.

      Pour être capable d'apprendre, de rendre sa pensée disponible, pour pouvoir attendre, tolérer l'incertitude, tout en conservant son sentiment d'exister, pour être capable d'élaborer un projet de maîtrise sur soi et sur le monde, l'enfant doit pouvoir disposer d'un certain nombre de ressources, effets des besoins satisfaits et des préalables construits par l'enfant lui-même.


1- Etre séparé.

      Les différentes opérations de séparation, permettent au sujet de connaître quelque chose de son désir, de tolérer l'attente, la frustration, de pouvoir penser et travailler seul. L'enfant doit être passé "du symbiotique au symbolique", ou "du monde socio-maternel au monde socio-paternel", selon l'expression de Jacques LEVINE.


2- Pour pouvoir faire fonctionner et articuler souplement, imaginaire et symbolique.
  • L'enfant doit pouvoir faire intervenir:
    • L'imaginaire. Il doit pouvoir représenter, faire appel à des images mentales.
    • le système des processus secondaires, auxquels correspond l'intégration:
      • du principe de réalité, et de son articulation au principe de plaisir.
      • de la différence: avant/ après, même / altérité, unité/ ensemble, le dicible, le conscient, réalité/ illusion.
    • le fonctionnement du symbolique;
  • Il doit pouvoir:
    • accepter, élaborer, et représenter symboliquement l'absence, le manque, la perte,
    • accepter le détour,
    • anticiper, tolérer l'inattendu, l'incertitude, le risque,
  • Il doit:
    • avoir acquis un savoir sur son identité sexuelle, sur la mort, sur la différence des générations, sur la filiation, sur la loi de l'interdit de l'inceste;
    • avoir assumé une série de castrations symboligènes,
    • utiliser le pouvoir symbolique des mots:
    • accéder à l'inscription: la trace et la généalogie.
    • être inscrit dans des relations symbolisées, triangulaires, avec les personnes, avec les objets;
    • être capable de manipuler des signes, des codes, des opérations mentales; pouvoir se décentrer;
    • avoir élaboré le refoulement normal de la sexualité infantile;
    • avoir élaboré la névrose infantile;
  • Il doit pouvoir exprimer, représenter, symboliser, élaborer, métaboliser, sublimer, ses pulsions, les impressions des sens, les émotions, les frustrations, les inquiétudes, les préoccupations qui encombrent la pensée, qui empêchent de se séparer, de grandir;
  • Il doit s'être constitué un espace intermédiaire, transitionnel, pour le faire;
  • Il doit:
    • pouvoir concevoir et utiliser des objets transitionnels;
    • s'être constitué un "pare-excitation";
    • pouvoir se mettre en position "passive", réceptive;

3- Etre engagé dans sa construction identitaire:

      L'enfant doit:

  • avoir construit le sentiment de son existence, de son intégrité corporelle, de sa propre continuité dans le temps;
  • avoir construit une image du corps cohérente, suffisamment unifiée, repérée dans l'espace;
  • s'être constitué une image de soi suffisamment positive; pour:
    • désirer accroître son pouvoir, sa maîtrise, sur les objets, sur le monde, sur soi-même,
    • désirer se construire par l'appropriation du savoir;
  • accepter ses propres limites, ses manques, sa castration, sa division de sujet;
  • avoir une conscience de soi et de ses possibilités, suffisante;
  • pouvoir confronter le projet personnel au principe de réalité;
  • pouvoir s'inscrire dans le passé, le présent et le futur.
  • donner du sens au monde et à sa propre histoire:
    • faire fonctionner les représentations mentales passé/présent/futur.
    • pouvoir élaborer l'expérience passée,
    • être relativement dégagé du passé,
    • pouvoir situer sa propre histoire:
      • dans une filiation,
      • dans généalogie

      La construction de son histoire par le sujet, semble constituer une articulation privilégiée de ces trois axes. Se sentir exister, avoir accès au sens de sa propre histoire, seraient des préalables et des étayages fondamentaux qui permettent de se séparer, d'aller de l'avant, mais aussi de poursuivre la quête. Il semble que ce soient des fondements du mouvement qui pousse un sujet à apprendre.

      Les questions posées lors des séances préliminaires avec un enfant, pourront être:

  • Où en est cet enfant de ces différentes élaborations?
  • Comment l'aider, alors qu'il n'est pas parvenu, semble-t-il, à élaborer d'une manière suffisante ces diverses opérations, ou bien lorsque ses préoccupations le renvoient à des positions qu'il avait, normalement, dépassées, et qu'il se trouve, de ce fait, en difficulté à l'école, en difficulté d'apprendre?
  • quels sont les besoins de cet enfant, qu'une aide pourra, peut-être, satisfaire?

      Devant un enfant en difficulté d'investissement des apprentissages, en refus, en souffrance, en "impossibilité d'investir", en impossibilité d'apprendre, en difficulté relationnelle, il serait sans doute utile de se questionner, au sein d'une rencontre singulière lui offrant toutes les conditions de sécurité et d'étayage nécessaires à son expression: Qu'en est-il du rapport de l'enfant à la filiation, à la jalousie, à la mort? Qu'en est-il de son rapport à la vie? Ce sont les questions que proposait Martine MAHINC aux rééducateurs à Valence en 1995 430  .


4-6- Etre capable d'apprendre.

      Les instructions officielles de 1970, demandaient à l'école maternelle, de porter toute l'attention sur les "pré-requis" aux apprentissages, tant en lecture qu'en mathématiques. Les recherches en psychologie et en didactique ont remis en cause cette notion de "pré-requis", et insistent sur la nécessité de "donner du sens" aux apprentissages, en tenant compte, en particulier, de ce que les élèves savent déjà.

      La théorie du développement cognitif, issue des travaux de PIAGET, ou la psychologie cognitiviste qui "met l'accent sur la façon dont l'individu analyse et structure les informations en provenance de l'environnement afin d'élaborer la réponse et sur les instruments cognitifs utilisés pour cela" 431  , ou encore les recherches qui, comme celles de J.S. BRUNER (1983), se préoccupent de l'importance des interactions et de leurs effets dans le processus d'élaboration cognitive du sujet, si elles ne s'adressent pas exclusivement au "sujet épistémique" théorique de Jean PIAGET, partent du présupposé que l'enfant n'est pas dans un refus ou dans une impossibilité de s'inscrire dans ce qui est proposé. Son "désir d'apprendre" est préalablement, sinon posé, mais supposé.

      Notre démarche de recherche des préalables psychiques, psychomoteurs, affectifs, relationnels, cognitifs, nécessaires à l'enfant pour apprendre, nous apparaît s'inscrire directement dans le questionnement quant au sens que peut donner l'enfant aux apprentissages, et ce, justement, quant il paraît ne pas parvenir à leur donner globalement et a priori, du sens.

      On constate que l'ensemble des capacités requises de l'élève par les activités scolaires, nécessitent qu'il ait suffisamment construit un certain nombre de préalables. Ce sont ces derniers que nous avons tenté de repérer et d'articuler avec les apprentissages eux-mêmes. La complexité des actes "lire" et "écrire", par exemple, nous permet de mieux mesurer le parcours d'obstacles que représentent ces apprentissages pour l'enfant. Le fonctionnement de l'imaginaire, le fonctionnement du symbolique, ainsi que l'articulation souple entre les deux dimensions, y sont requis. L'enfant doit être "séparé", et être engagé dans sa construction identitaire, par le biais de l'élaboration de son histoire, au sein de laquelle il doit pouvoir se situer

      Trois grands axes de l'organisation psychique ont pu être mis en évidence. Nous les avons déclinés en:

  1. la relation aux objets humains et matériels (opération de séparation du sujet, inscription dans des liens sociaux appropriés);
  2. le fonctionnement et l'articulation du réel, du symbolique et de l'imaginaire;
  3. la construction identitaire.

      "Se séparer" et "se vivre séparé" sont apparus comme des opérations capitales qui conditionnent le développement du sujet, ses possibilités d'inscription dans le socius et la culture, son désir d'apprendre et de sa possibilité même d'apprendre. Elles permettent que le sujet connaisse quelque chose de son désir, et qu'il élabore les préalables qui lui seront nécessaires dans tout apprentissage.

      Une deuxième dimension de l'organisation psychique revient comme un leit motiv tout au long de nos analyses. C'est un fonctionnement suffisamment souple du psychisme. Le sujet doit pouvoir faire appel à l'imaginaire et au symbolique. Ces deux ordres, selon Jacques LACAN, doivent "se nouer" à un troisième, qui est celui du "réel". Une articulation souple des registres psychiques est requise. La plupart des auteurs considèrent cette mobilité psychique comme un indice de normalité 432  .

      Un troisième axe de l'organisation psychique du sujet apparaît comme un préalable fondamental à la capacité de s'adapter, de désirer et d'apprendre: c'est la construction identitaire.

      Afin de mieux comprendre ce qui peut "se gripper" dans le fonctionnement psychique d'un sujet, et afin de déterminer la nature de l'aide qui pourrait aider un enfant dont la problématique semble correspondre à des difficultés dans cette dimension, nous devons à présent interroger en quoi consiste cette articulation entre réel, imaginaire et symbolique. Nous nous demanderons ensuite comment un sujet construit son identité personnelle et sociale, comment un enfant construit son identité "d'enfant-écolier-élève", quelles difficultés il rencontre, et comment on peut l'aider dans cette élaboration.


5- Une articulation nécessaire entre réel, symbolique et imaginaire.

      Apprendre demande une plasticité du fonctionnement mental et met en jeu les capacités d'ajustement du sujet à l'environnement. Si, selon Jean BERBAUM 433  apprendre est "un processus de construction et d'assimilation d'une réponse nouvelle,...une démarche d'ajustement du comportement soit à l'environnement, soit au projet retenu par l'intéressé", être en mesure d'ajuster son comportement, est souvent considéré, nous l'avons vu, comme un signe de "normalité". Nous avons analysé également en quoi cette "adaptation" active du sujet est un processus actif et un des premiers apprentissages de l'enfant. La situation d'apprentissage et ses contraintes, suppose de disposer d'une disponibilité et d'une plasticité de ses ressources psychiques et de la mise en oeuvre de ces ressources, dans un comportement adapté.

      Les analyses des différents processus qui permettent au sujet de s'adapter, de se séparer et d'investir de l'énergie dans les apprentissages, l'analyse des préalables psychiques, psychomoteurs, cognitifs, affectifs, relationnels nécessaires pour que se construisent les capacités requises pour les apprentissages, ont mis en évidence la nécessité d'intervention très précoce de la fonction symbolique. Nous avons analysé comment celle-ci se construit chez l'enfant, et nous avons souligné quelques-uns des obstacles rencontrés lors de son édification. Le registre imaginaire, par l'image, domine les premières représentations de l'enfant, puis il soutiendra son désir de sujet, et son désir d'apprendre, comme il soutiendra son inscription dans les différents apprentissages eux-mêmes. Si la souplesse de l'articulation entre les deux registres, est déterminante de la capacité de l'enfant à s'inscrire dans la société et dans la culture, de sa capacité à apprendre, comment fonctionne chacun des registres? Quelles ressources représente-t-il pour l'enfant? Quel est le sens et l'intérêt de cette articulation? Quelles sont les difficultés spécifiques rencontrées? De quels moyens dispose l'enfant pour surmonter les obstacles éventuels? Quelle connaissance donne cette articulation plus ou moins souple, plus ou moins difficile, entre les fonctionnements de l'imaginaire et du symbolique, quant aux besoins de l'enfant, quant à ses ressources, et quant à l'indication d'aide éventuelle qui serait la plus appropriée à celui-ci?


5-1- Différents aspects de la fonction symbolique.

      La genèse de la personne correspond à une différenciation progressive du sujet par rapport à l'objet initial, et s'accompagne de la maîtrise progressive des systèmes symboliques, présents dès le départ, puisque l'enfant est immergé dans le langage.

      Jean PIAGET définit la fonction symbolique comme "la capacité de représenter quelque chose au moyen d'autre chose." (1972, p. 22) 434  . L'apparition de cette fonction correspond selon lui à la période de la représentation pré-opératoire, et se situerait aux alentours d'un an et demi, deux ans. Ce symbolisme se présenterait sous quatre formes:

  • La première forme en est le langage. "La fonction symbolique, c'est le langage, d'une part, système de signes sociaux par opposition aux symboles individuels." (id.). Le langage est au coeur de la fonction symbolique, puisqu'il est articulation de la chaîne phonatoire représentant, sous la forme d'images mentales, des objets ou des actions absents, qu'ils soient eux-mêmes symbolisés ou non.
  • C'est aussi le jeu qui, de moteur, devient symbolique, donc représentation de quelque chose au moyen d'autre chose, objet ou geste, sans que la distance, temporelle ou spatiale, entre l'objet perçu et sa représentation ne soit trop grande. Un carton devient ainsi une maison, un bâton sera une épée ou un fusil.
  • "L'imitation différée" est une troisième forme de ce symbolisme. L'enfant, par le geste, imite une action qui n'est pas actuelle. Par le jeu, l'enfant assimile le monde extérieur, en reproduisant des modèles, des objets absents, par l'intermédiaire du corps propre. Avant 6 ans, les jeux d'imitation de l'enfant mêlent réalité et imaginaire.
  • La quatrième forme du symbolisme est constituée par l'image mentale. L'imitation est cette fois intériorisée, soumise au processus d'assimilation décrit par PIAGET. L'enfant reproduit de façon différée, des actions vécues, intériorisées en tant qu'images, qu'il assimile ainsi à ses schémas d'action et à ses désirs. C'est le jeu de la maîtresse, de la dînette, etc.., jeux dits symboliques, qui permettent de réaliser sur des objets symboliques, des actions elles-mêmes symboliques. Ces jeux, qui font intervenir le corps propre, permettent des transformations compensatoires ou valorisantes.

      Ces quatre aspects de la fonction symbolique sont nécessaires pour que se constitue la pensée, qui rendra les opérations mentales possibles. On peut considérer que le graphisme et le langage représentent deux niveaux de symbolisation différents. La conception piagétienne du "jeu symbolique" rend compte d'une complexification des schèmes opératoires. Elle laisse cependant dans l'ombre toute un part "d'inconscient cognitif".

      Jacques LACAN présente le sujet comme effet du signifiant, c'est-à-dire que, non seulement, il s'inscrit dès sa venue au monde dans la chaîne des signifiants qui lui préexistent, mais, de plus, ces signifiants le définissent. Un bain de langage le fait entrer d'emblée dans un monde symbolique, dont il n'a pas encore les clefs. Des paroles ont précédé et accompagné sa naissance, et ces paroles, et d'autres, continuent à ponctuer sa vie. Pour FREUD puis pour LACAN, le symbolique renvoie au réseau des liens signifiants qui unissent les membres d'une famille ou d'une communauté. Ce sont les liens de parenté, la généalogie, les générations, la loi de l'interdit de l'inceste, la loi d'exogamie... Le symbolique, en tant que code social, est ce qui unit d'abord les membres d'une même communauté. C'est aussi ce qui réunit ensuite, lors des retrouvailles, des êtres séparés, comme les deux tessons issus de la division du "sumbolon". La séparation, constitutive du sujet, est elle-même l'effet de l'intervention et de l'intégration par l'enfant de la loi symbolique, nommée par Jacques LACAN, "métaphore paternelle". Nous en avons évoqué les conditions d'intervention. Le symbolique, qui réunit, est donc aussi ce qui sépare, ce qui permet qu'il y ait du manque, et ce qui permet ainsi que du désir "ex- iste". C'est aussi ce qui permet que se construisent les opérations mentales indispensables à l'exercice de la pensée et aux apprentissages.


5-2- La symbolisation comme possibilité d'élaboration de l'angoisse.

      La différenciation progressive du sujet, l'intervention de "la métaphore paternelle", la restructuration des relations, les processus de séparation, l'apprentissage progressif du maniement du langage et des codes, permettent le déplacement du plaisir, mais aussi de l'angoisse, vers les symboles qui permettent d'élaborer l'angoisse, aidant l'enfant à dépasser les positions initiales pour progresser dans son individuation.

      Si la fonction symbolique n'entre véritablement en jeu qu'après l'effet de la métaphore paternelle et de la castration oedipienne, les symboles s'ancrent dans les expériences pulsionnelles des premières relations avec l'objet maternel, d'abord indifférencié du corps de l'enfant.


5-3- Du "réel" au symbolique.


"Le réel" du corps.

      La théorie psychanalytique accorde une place importante aux ancrages corporels. Le corps est le lieu duquel s'originent les pulsions. C'est du corps que naît le besoin, avant de s'articuler à la demande et au désir. Nous en avons évoqué les rouages. Les premières traces suivent de près la découverte par l'enfant de son image dans le miroir, la première saisie d'un corps unifié, mais aliéné, dans et par l'image. Le corps est un vecteur privilégié de l'investissement narcissique.

      Le corps est le lieu:

  • des premiers apprentissages,
  • des éprouvés sensoriels,
  • des affects,
  • des émotions.

      Nous référant à Piera AULAGNIER (1975), nous faisons correspondre:

  • le mot "éprouvé" avec ce que cet auteur désigne comme ce qui peut être représenté sous la forme de "pictogramme", dans le registre de l'originaire, c'est à dire de "pré-représentations" ou premières représentations de notre vie, avant même l'apparition des mots. Ces pictogrammes demeureront le seul moyen rudimentaire de représenter des sensations auxquelles aucun mot ne peut correspondre;
  • le mot "affect" avec ce qui est éprouvé par le sujet dans le registre du primaire, c'est-à-dire le plaisir ou le déplaisir;
  • le mot "émotion" avec les effets des affects et des sentiments (pouvant être conscients et mis en mots) dans le corps.

      L'émotion plonge ses racines dans notre corps. Les analyses de WALLON concernant les émotions, l'expression et la communication, dans leur ancrage corporel, ont été confirmées par les observations actuelles des interactions précoces entre la mère et son enfant. Le corps ne se rappelle-t-il pas à nous lorsque ce que BION (1962) nomme "les éléments Béta", et LACAN l'irruption du "réel", lorsque l'angoisse nous envahit, nous submerge, nous laisse "sans voix", nous "prend au ventre", lorsqu'il n'y a aucun mot pour le dire? L'angoisse part du réel, selon la conceptualisation qu'en a fait Jacques LACAN (1974-1975). Ce peut être la réalité familiale et personnelle, réelle ou fantasmatique, qui vient faire retour, tout à coup, inopinément, sous forme d'émotions incoercibles, comme sait si bien le faire le réel (au sens lacanien) chez l'enfant qui ne parvient pas à se protéger, en séparant son histoire personnelle et le domaine de l'école. C'est par son corps, que bien souvent, l'enfant exprime à l'école, le mal-être qu'il ne peut exprimer autrement. La distraction ou l'attention labile, ou bien une agitation incoercible, ou encore "le fait d'avoir toujours la tête ailleurs", incapable de se fixer sur une tâche, peuvent être les signes d'un conflit qui se joue ailleurs que dans l'activité proposée par le maître.


Un corps insuffisamment symbolisé.

      Certains enfants n'ont pu réaliser suffisamment d'expériences sensori-motrices ou bien n'ont pu construire des liaisons entre des ressentis corporels, les émotions qui les accompagnent, et la verbalisation qui permet leur élaboration symbolique et leur dégagement de leur substrat organique. Certaines émotions, certains ressentis n'ont jamais pu être élaborés par l'enfant, la mère n'ayant pas mis les mots adéquats sur ceux-ci, n'ayant pas suffisamment assuré la "fonction alpha" maternelle décrite par BION (1962) 435  . Corrélativement l'enfant n'a pas pu construire de manière satisfaisante un pare-excitation entre son psychisme et le monde extérieur, entre son inconscient et son conscient. Il se trouve donc particulièrement vulnérable, et sensible aux moindres excitations extérieures. Ces émotions submergent d'autant plus l'enfant qu'elles ne sont pas élaborées en représentations, qu'il n'y a pas de mots pour les exprimer et qu'elles sont par conséquent porteuses d'angoisse.

      Cet événement est banal en soi, dans le sens où nous avons tous connu cette irruption d'émotions désagréables et paralysantes. Mais lorsqu'il devient répétitif, il apparaît nécessaire d'offrir à l'enfant un lieu où il pourra tenter d'élaborer ces éléments ("Béta" dirait BION), pour s'en distancier et s'en libérer, en les représentant, en les symbolisant, en y mettant des mots.


Nécessité d'aller, d'un réel dans lequel l'enfant est englué, vers une construction signifiante.

      L'enfant préoccupé, trop souvent submergé par le "réel" qui déborde en comportements agressifs, en agitation, ou qui, au contraire, le sidère, doit pouvoir transformer ce réel insupportable. Cette métabolisation passe par la représentation, et la parole.

      L'opération de séparation est une cause de souffrance pour l'enfant. Des sentiments hostiles à l'égard des parents s'intriquent avec l'amour qui leur est porté, et se teintent de la nostalgie des temps de complétude. "Que l'individu au cours de sa croissance se détache de l'autorité de ses parents, c'est un des effets les plus nécessaires mais aussi les plus douloureux du développement. Il est tout à fait nécessaire que ce détachement s'accomplisse..." (FREUD, 1924, p. 157) 436  .

      La construction de petites histoires, de "petits mythes" sont autant de mises en forme, de réponses, même provisoires, à ce qui préoccupe l'enfant, et permet à celui-ci d'élaborer ce réel, sur le mode d'une fiction (De HALLEUX, 1996). L'enfant remplace "la réalité indésirable, par une réalité plus conforme au désir. La possibilité en est donnée par l'existence d'un monde fantasmatique, d'un domaine qui (...) lors de l'instauration du principe de réalité, a été séparé du monde extérieur réel, depuis quoi, à la façon d'une "réserve", il a été laissé libre par rapport aux exigences des nécessités de la vie." (FREUD, 1924, p. 302-303). En s'étayant sur des fragments de la réalité, autres que ceux dont le sujet veut se défendre, ces constructions visent à élaborer "un substitut de la réalité " (id. p. 303). Ces "petites histoires", à la limite de l'imaginaire et du symbolique, constituent "le roman familial" (FREUD, 1924) ou encore "le mythe individuel" (LACAN, 1953). " Bien que le mythe individuel ne puisse d'aucune façon être restitué à une identité avec la mythologie, un caractère leur est pourtant commun: la fonction de solution dans une situation fermée en impasse...Il consiste en somme à faire face à une situation impossible par l'articulation successive de toutes les formes d'impossibilité de la solution." (LACAN, 1956-1957, p. 330).

      Pouvoir élaborer une fiction, pouvoir mettre un sens sur ses émotions, sur sa vie, sur les apprentissages, est possible grâce à l'intervention de "la réserve fantasmatique" constituée par l'imaginaire.


5-4- L'imaginaire: plaisir, désir, fantasmes et "mises en scène".

      Dans l'élaboration que fait Jacques LACAN des différents "ordres", ou "registres" que sont, selon, lui, le réel, le symbolique et l'imaginaire,

  • Si le réel est ce qui est strictement impensable, non symbolisable,
  • l'imaginaire fait référence au corps et à l'image, dont le prototype est l'image du corps élaborée au moment du "stade" du même nom 437  .

      La construction de l'imaginaire est ancrée dans les processus primaires, articulés aux affects de plaisir et de déplaisir, lieu des fantasmes, des "mises en scène".

      "La leçon majeure de (l'épistémologie de BACHELARD) est (...) que l'imagination, loin d'être un obstacle et un blocage pour le scientifique, est le moteur même de la science." (CAVAILLES, 1996, p. 1). Des images mentales accompagnent la science qui s'élabore. Roger CAVAILLES propose une typologie de ces images:

  • Ce sont celles de "la vitrine d'exposition de la science", lieu "des théories et des résultats présentés d'une façon rigoureuse" et logique (p. 2).
  • "l'atelier de construction de modèles" est le champ de l'imagination créatrice. "Des images qu'on pense" ou "images mentales" (id.), accompagnent la pensée et la guident.
  • sous "l'atelier", nous devons admettre l'existence d'une "cave", un "inconscient épistémologique", lieu des images inconscientes, "de ces images que nous ne pensons pas mais qui nous font penser" (ibid. p. 2).
  • Une troisième catégorie d'images constitue un obstacle, une source de blocages et de stérilisation de l'imaginaire. Elle est constituée de la profusion de ces "images matérielles" ou "vues", toutes faites, qui prolifèrent et s'imposent à nous par la télévision, le cinéma, la publicité, etc.

      Que permet le registre imaginaire?


Pouvoir éprouver du désir et du plaisir à découvrir une énigme.

      Parmi les "compétences transversales" supposées acquises par un enfant à la fin du cycle I, ou "moyenne section d'école maternelle", il "s'intéresse aux questions concernant les hommes, les animaux, le cycle de la vie..." (CNDP, 1991, p. 32).

      Si la connaissance est essentiellement un effort pour répondre à des questions que l'on se pose, pour résoudre des contradictions, si le savoir prend sens pour l'apprenant à partir du moment où il cherche, invente, crée, dans une exploration qui se traduit par une action et une transformation sur les choses et le monde, la curiosité est un des "moteurs" du désir de savoir. La naissance d'un petit frère, les "cachotteries" des parents, aiguisent la curiosité de l'enfant qui voudrait bien savoir ce que les parents font lorsqu'ils sont seuls, par exemple. "Je voudrais être une mouche, pour voir", me dit un jour Elisabeth, huit ans, au cours de nos rencontres en rééducation. La pulsion qui nous pousse à "voir", à regarder, que Jacques LACAN désigne par le terme de "scopique", semble bien être ce moteur qui nous pousse à regarder "pour savoir", à prendre des informations sur le monde. Regarder, mais aussi écouter, pour en savoir plus, pour enfin dévoiler ces secrets des adultes. La réponse des parents d'une manière qui satisfasse vraiment la curiosité de l'enfant, est impossible. C'est même cette inadéquation entre la demande et la réponse, brèche par laquelle peut s'engouffrer le désir, qui va permettre à l'enfant de s'emparer de la question, d'en faire son affaire et de continuer à chercher ailleurs, d'exercer sa "pulsion d'investigation", condition de tout apprentissage. Sans énigme, pas de recherche. "L'enfant cherche pour lui-même le secret des choses", disait Maurice MOULAY à Grenoble (1992).

      L'Oedipe en tant que moment décisif de l'ouverture à la culture, permet que se déplacent les intérêts de l'enfant. La théorie psychanalytique avance que, l'enfant renonçant à connaître la mère, comme à savoir ce qui se passe entre les parents, peut déplacer sa curiosité vers d'autres objets, dont ceux du monde culturel. Lire, c'est pénétrer et s'approprier le sens d'un texte écrit. Ivan DARRAULT (1992, p. 16) lie l'acte de lire au voyeurisme, celui d'écrire à l'exhibitionnisme. Cette énigme à résoudre, fait suite et remplace les énigmes concernant la vie et la mort, l'amour, la différence des sexes et la naissance, que l'enfant posait inlassablement et pour lesquelles il est nécessaire qu'il ait, pour l'instant du moins, trouvé des réponses qui le satisfassent. Cependant, il est nécessaire également que ces questions de l'enfant n'aient pas été trop refoulées, afin qu'il ait acquis et conservé le plaisir de la recherche. "Le parcours que fait l'enfant dans sa genèse d'enfant est un parcours non pas de l'énigme à sa résolution, mais de l'énigme bouleversante et mal assurée, à l'énigme, peut-être, dans le meilleur des cas, acceptée comme énigme." (DARRAULT, 1992).


A quels besoins répond cet intérêt de l'enfant pour les énigmes?

      Jacques LEVINE (1993-3, p. 7), les exprime ainsi: "L'enfant a besoin, sur le plan cognitif, de goûter le plaisir de percer des secrets de production et de fonctionnement des choses."

      Cette quête n'est sans doute possible que si:

  • dans le processus d'individuation, l'enfant n'est pas piégé dans un clivage entre un rapport fusionnel à la réalité et un rapport à la réalité trop distancié, alors inaccessible,
  • l'angoisse de ce qui peut être découvert ne l'emporte pas sur le plaisir de la quête, et vis à vis de la découverte elle-même.

      Si l'intervention du principe de réalité, les capacités à savoir attendre, savoir différer, savoir anticiper, permettent à l'enfant d'accepter "des activités contraignantes pour acquérir des savoirs nouveaux." (CNDP, 1991) 438  , désir et plaisir, directement ancrés dans le registre imaginaire, donnent l'impulsion et l'énergie à l'investissement dans les apprentissages puis au maintien de cet investissement. Nos différentes analyses ont mis en évidence à quel point l'espérance d'un plaisir doit contrebalancer ces contraintes. "Pour supporter une exigence qui est indispensable...il faut que l'enfant ait appris ailleurs et avant, le plaisir de l'écrit, qu'il ait envie de savoir comment est fabriqué l'écrit: il apprend alors facilement à déchiffrer et à orthographier. S'il n'est pas passé par ce plaisir de la fiction, il est en grande difficulté." (DIATKINE, 1989, p. 10).


L'importance et le plaisir de la fiction.

      Le document qui définit "Les cycles à l'école primaire", souligne l'importance de l'intervention du registre imaginaire dans le cadre des activités scolaires: "...il imagine et crée des histoires, des situations, des jeux, des objets; il peut se situer délibérément dans le réel 439  et l'imaginaire..." (CNDP, 1991, p. 31).

      René DIATKINE considère que la possibilité pour un enfant de pouvoir faire appel au registre imaginaire, est la condition première de la possibilité même d'apprendre et de s'inscrire dans la collectivité. "Le jeu de l'imaginaire est tout à fait impliqué dans le travail qui paraît le plus informatif...L'enfant ne peut mener celui-ci s'il n'est pas capable de transposition et de liberté par rapport à l'énoncé. Ma proposition: seuls les enfants qui savent jouer sont scolarisables." (DIATKINE, 1989, p. 10) 440  .

      Chacun sait l'importance pour l'enfant de l'histoire lue ou racontée; le plaisir qu'il y prend; la stimulation culturelle qu'elle représente. Bientôt, il voudra aller lui-même à la rencontre de ces histoires. Il y cherchera des personnages qui seront des repères à ses identifications. Il y cherchera la nourriture de ses rêves. Il doit pouvoir trouver du plaisir à la fiction que propose son livre de lecture. L'enfant a "des secrets", et prend plaisir à se créer un monde intime. "La capacité d'apprendre à lire... va de pair avec celle d'organiser des rêveries intimes qui ne concernent que lui." (DIATKINE, 1995, p. 115). Il est un héros et cela l'aide à supporter sa faiblesse, ses incapacités. Comme nous venons de l'évoquer, il commence à élaborer son "roman familial", c'est-à-dire qu'il s'invente d'autres parents, plus conformes à ses désirs. Ces "parents de recours" (LEVINE 1993-3) compensent les conflits qu'il vit actuellement avec ses parents de la réalité, conflits liés à l'élaboration de son individuation et de son autonomie...D'où le grand succès de "Sans famille" 441  pour tant de générations... "L'enfant doit pouvoir vivre son monde intérieur imaginaire. Le contraindre à un savoir ou à une activité avant qu'il ait épuisé son intérêt pour son monde fantasmatique, c'est lui rendre plus difficile son travail libidinal inconscient et partant son "appétence" intellectuelle." (MAUCO, 1975, p. 133).


5-5- Aucun registre ne peut se suffire à lui-même. L'imaginaire est le registre du sens, grâce à l'intervention du symbolique.

      Ce que Jacques LACAN (1974-1975) a schématisé sous la forme d'un "noeud borroméen", est le nouage indissociable des registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Ce "noeud" ne se soutient que de l'articulation souple entre les trois registres, et par le passage possible de l'un à l'autre. L'imaginaire y tient une place déterminante, comme ce qui lie réel et symbolique. "Si vous dénouez deux anneaux d'une chaîne, les autres demeurent noués. Dans le noeud borroméen si de trois vous rompez un, ils sont libres tous les trois.......le noeud borroméen, en tant qu'il se supporte du nombre 3, est du registre de l'imaginaire. Car la triade du réel, du symbolique et de l'imaginaire n'existe que par l'addition de l'imaginaire comme troisième", affirme Jacques LACAN (1974).

      L'activité représentative, au sens large, met en rapport:

  • les modes de représentations privées, secrètes, qui peuplent la vie imaginaire et fantasmatique, ressortant du fonctionnement imaginaire,
  • et les représentations sémiotisées, codifiées, partageables, ressortant du fonctionnement symbolique.

      L'idéal est un équilibre entre les deux modes de fonctionnement, avec passage souple de l'un à l'autre. Cette souplesse et cet équilibre, ne sont pas sans rappeler les conditions nécessaires pour qu'il y ait "santé mentale" 442  . Si la souplesse de fonctionnement est requise entre réel, imaginaire et symbolique, elle s'articule avec la "plasticité" des registres psychiques inconscient, préconscient et conscient. Jacques HOCHMANN (1984, p. 66), insiste sur la nécessité pour le sujet de disposer d'un "fonctionnement préconscient souple et riche, capable de donner aux apprentissages ultérieurs une épaisseur psychique, une résonance intime, rêvée, sans laquelle il n'est pas d'expérience culturelle"..

      Qu'en est-il de la nature et du fonctionnement du préconscient, et de ses rapports avec l'imaginaire ou le symbolique? Au niveau de l'intrapsychique, nous sommes toujours dans un système dualiste, entre le ça et le Moi, entre le ça et le surmoi, etc...mais pour FREUD, entre la représentation de choses ou inconscient, et le conscient, existe le préconscient. "Le préconscient joue le rôle d'écran entre l'inconscient et la conscience," (FREUD, 1900, p. 522). C'est le préconscient qui, tel un réservoir des représentations de mots, va permettre la conscientisation de l'inconscient lorsque l'enfant accède au symbolique. "Nous donnons le nom d'inconscient au système placé en arrière: il ne saurait accéder à la conscience, si ce n'est par le préconscient." (FREUD, 1900, p. 460).

      La souplesse du psychisme est nécessaire pour que le sujet puisse s'adapter "normalement", c'est-à-dire créativement, au monde. Cette souplesse, cette liberté de circulation entre les différents fonctionnements psychiques, est requise également pour pouvoir s'inscrire dans tout apprentissage.

      Les capacités d'apprendre sont liées à la fois avec le fait:

  • de s'être constitué une image corporelle suffisamment unifiée, stabilisée, entité imaginaire, certes, aliénante sans doute, puisqu'issue du stade du miroir, mais nécessaire,
  • et l'accès au monde symbolique régi par des règles, monde de la non-confusion, de l'altérité, de la différenciation.

      De l'analyse à la synthèse et réciproquement, l'enfant est supposé pouvoir jouer librement avec ses représentations. On lui demande d'inventer la suite d'une histoire, en tenant compte du début, par exemple...Il est supposé pouvoir manier librement les codes, mais aussi pouvoir en inventer d'autres. "Il est capable...d'observer, d'interroger, de verbaliser ce qu'il comprend, ou de le traduire par un dessin." 443  . Pouvoir lire et écrire, requièrent de la part de l'enfant, qu'il ait articulé d'une manière souple et efficace images mentales, symbolismes personnels, et symbolisme culturel, fonctionnement imaginaire et fonctionnement symbolique.

      Si le sens, comme l'affirme LACAN, naît de l'effet du symbolique dans l'imaginaire, il faut à l'enfant opérer d'autres liaisons que celles qui concernent les codages pour accéder au sens du mot, de la phrase, lorsqu'il lit. Apprendre, c'est charger la réalité de significations progressives. L'enfant doit se référer à son expérience, plonger dans ses ressentis, ses émotions, son vécu affectif et relationnel, puiser dans ses connaissances antérieures, faire appel à son imaginaire pour donner sens au texte. Si la catégorie de "l'entendement" est une catégorie fondamentale de l'intelligence, les registres du symbolique et de l'imaginaire permettent d'accéder au pouvoir de la trace, de l'inscription de soi-même, des autres, et des événements, dans une trame signifiante. Pour comprendre l'apport culturel, extérieur à soi, il est nécessaire d'avoir au préalable un peu "compris" sa propre expérience, sa propre histoire, d'articuler le "savoir" sur soi au "savoir" extérieur .

      Cependant, cet imaginaire doit être symbolisé, régi par les lois culturelles pour être créatif, communicable et partageable, pour ne pas être délire. L'imaginaire peut alors être communiqué symboliquement, et peut devenir plaisir partagé.


5-6- L'imaginaire, registre de la créativité. Des besoins fondamentaux du sujet. Etre capable de "faire-semblant".

      Si nous nous référons à MASLOW (1954) ou à Jacques LEVINE (1993-3, p. 7), par exemple, tout enfant, comme tout sujet, a besoin:

  • d'expression,
  • de communication,
  • d'action,
  • de production,
  • de création (ou de "réalisation", MASLOW). L'enfant a "besoin de se sentir producteur de réalisations concrètes" (LEVINE).

      Selon WINNICOTT, la créativité au sens large correspond à un certain mode de rapport actif à la réalité, opposée à une relation de soumission à cette même réalité externe ou interne 444  . Pouvoir puiser dans le registre imaginaire est la condition de base de la création. C'est aussi pouvoir y accéder sans danger. Etre créatif, c'est aussi pouvoir transformer, sublimer l'énergie psychique des pulsions.

      Si "pouvoir jouer" est, pour DIATKINE, un indicateur de la santé mentale et de la possible scolarisation d'un enfant, tous les jeux de "faire-semblant" permettent à l'enfant de faire fonctionner cette articulation entre ses différents registres, et d'y trouver du plaisir. La capacité de l'enfant à tricher dans un jeu, à mentir, à condition d'en avoir conscience, signe la capacité de l'enfant à faire jouer entre eux les registres du symbolique et de l'imaginaire.

      Le sujet dont l'imaginaire est inaccessible ne peut être créatif. Certains enfants "collent à la réalité", et "refusent" la fiction...Il s'agit de tenter d'en comprendre la raison...Mais si l'imaginaire est débordant, si l'imaginaire n'est pas métabolisé en symbolique, on ne communique pas, on se coupe de l'autre, on s'enferme. Certains enfants trouvent refuge dans l'imaginaire, s'y replient, fuyant ainsi la réalité. C'est un moyen de sauvegarde, de défense. Ils ont "la tête ailleurs". Ils rêvent...


5-7- Les pièges de l'imaginaire.

      De la relation en miroir qui ouvre la voie aux dualités mortifères, à l'enfermement narcissique, qui enferme le sujet à ne rien vouloir apprendre que de lui-même, l'imaginaire tend des pièges. Si l'imaginaire est perçu comme dangereux, ou bien s'il est trop envahissant, l'enfant va tout faire pour s'interdire l'accès à ce registre psychique, ou bien il tentera de colmater la brèche par laquelle, à l'inverse, l'imaginaire pourrait venir nourrir et donner du sens aux activités scolaires.

      Apprendre, c'est chercher à échapper à l'angoisse possible née du manque, de l'écart, du vide; c'est aussi accepter "d'ouvrir" quelque chose du psychisme à l'inconnu, l'inattendu. Toute ouverture est prise de risque. Le lieu, la faille dans l'organisation psychique "où se localise l'endroit où ça questionne: la brèche ouverte par le désir, brèche ouverte dans les deux sens: à la fois comme lieu par lequel passent les pulsions épistémophiliques, sources du savoir et de la connaissance, source de maturation et de progrès, mais aussi lieu par lequel se fait le retour régressif qui peut amener à des organisations psychiques archaïques si n'est pas assuré, quelque part, un endroit préservant l'unité de la personne, unité remise en cause par le désir d'aller plus loin. " (GUERIN, 1984, p. 117).

      Avec la nécessaire intervention de l'imaginaire dans "l'apprendre", est ouverte la voie aux éventuels refuges, replis, positions régressives...


Du "trop peu" au "trop " de sens.

      Il est nécessaire que l'information donnée par l'apprentissage ait non seulement du sens pour l'apprenant dans le présent, mais aussi qu'elle s'ancre dans le passé, c'est à dire qu'elle corresponde à son système de référence actuel ou n'en soit pas trop éloignée, afin qu'il puisse se l'approprier, la transformer, la faire sienne. Face au "trop peu" de sens, rien ne se passe, rien ne se déclenche. La capacité à déchiffrer un texte ne peut être tenue pour un "savoir lire" si l'enfant ne met pas de sens sur ce qu'il lit. Il reçoit les informations, mais celles-ci n'ont pas de sens pour lui, étant trop éloignées de ses préoccupations actuelles.

      A l'opposé, si les informations reçues par l'enfant portent trop de sens, si elles lui rappellent des expériences psychiques présentes ou passées difficiles, ou des événements douloureux et non élaborés en une parole qui libère, les fantasmes envahissent son psychisme, les émotions le submergent, bloquant par là toute élaboration possible.

      C'est ce qui se passe lorsque l'enfant n'est pas disponible pour recevoir les informations nécessaires à l'apprentissage. Il est trop préoccupé par des problèmes personnels, familiaux ou relationnels, ou par certaines questions urgentes qui le concernent.


Un imaginaire envahissant...

      Les neuro-sciences, nous l'avons évoqué, (TROCME-FABRE, 1987), attribuent au "deuxième cerveau" ou cerveau limbique, une fonction d'inscription, et éventuellement, une fonction inhibitrice, régulatrice. L'approche neuropédagogique de l'apprentissage, en soulignant l'importance de l'articulation entre l'apprentissage et la communication avec l'environnement, mais aussi avec soi-même, renvoie les difficultés de l'apprendre, à l'étage des interprétations individuelles de l'information, des images mentales parasites, autant d'obstacles possibles pour que joue librement la pensée. Mais l'efficacité de ce filtre n'est pas radicale...

      Aucun enfant n'échappe aux questions sur la relation sexuelle entre ses parents, "la scène primitive" comme la nomme la psychanalyse, relation parentale qui est à l'origine de son existence. Le fantasme, dit "originaire", qui accompagne cette énigme, peut envahir la psyché de l'enfant à tel point, que toute son énergie intellectuelle est mobilisée dans sa résolution.

      On peut penser qu'il était vital pour Angélique, par exemple, de trouver des ébauches de réponse à ces questions, avant de pouvoir être disponible pour penser, en classe, et pour pouvoir entrer dans l'apprentissage de la lecture. Elle y est parvenue, en rééducation, grâce à la représentation de "petites histoires", par le biais de l'élaboration de ce qui pourrait constituer son mythe individuel.

      Les fantasmes ne doivent pas envahir de manière importune la psyché lors de la lecture, ne serait-ce que d'un mot lors d'un énoncé ou de la consigne d'un exercice, bloquant alors toute poursuite de l'activité, renvoyant le sujet à sa problématique, à ses questions non résolues, à ses impasses, et le privant du minimum de distance nécessaire pour pouvoir rencontrer la pensée d'un autre, l'auteur du texte.

      Kevin a exprimé, lors de notre première rencontre et entretien avec sa mère, une illustration particulièrement claire de ce que peut être le "trop de sens", en tentant d'expliquer "une rêverie" incoercible qui l'empêchait d'être réellement présent en classe. La mère vient d'évoquer la situation familiale difficile. Après une séparation très conflictuelle du couple, Kevin voit très peu son père. "En classe, tu comprends, quand on écrit "m", on dit "m, comme maman", et puis pour un "p", on dit "p, comme papa", alors je pense à papa...Et puis, quand on parle de chiens, de chasse, de fusil, de forêt..." C'est le cas en particulier de tous les mots qui ont un rapport proche ou lointain avec la chasse, loisir privilégié du père, et souvenir de moments heureux avec celui-ci. Ainsi, du mot "chasse" lui-même, au mot "chien" ou "forêt", la liste est longue des signifiants qui le renvoient à ses préoccupations privées.

      Que "d'éléments Béta" se trouvent ainsi véhiculés par le cognitif!...; éléments porteurs d'une angoisse prête à envahir la pensée de l'enfant, à la rendre indisponible pour toute activité scolaire... La littérature est abondante quant aux difficultés affectives liées au domaine mathématique. Là encore et peut-être plus encore qu'ailleurs, si les fantasmes liés aux problèmes qui préoccupent l'enfant, aux questions non résolues, envahissent le psychisme, le problème posé est tout à fait étranger aux capacités de l'enfant. Rappelons pour mémoire tout ce que peut évoquer pour l'enfant l'apprentissage du "moins", de la division, des partages, de la nécessité "d'enlever", lorsqu'il vit une séparation des parents, un deuil, ou bien encore qu'une naissance importune vient lui enlever l'amour exclusif de ses parents et voudrait l'obliger à partager leur amour d'abord, l'espace ensuite, ses jouets peut-être...

      La chute spectaculaire du travail scolaire de Mustapha, pendant son Cours préparatoire, dans la semaine de la naissance de son petit frère, laissait peu de doutes sur l'élément déclencheur de ses difficultés. Jusqu'alors "petit dernier" de la famille, élève attentif et appliqué, Il rêve, a "la tête ailleurs"...Sans doute n'a-t-il n'a pu supporter de devoir changer de place dans la fratrie, de partager le temps et l'amour de ses parents avec le nouveau venu? Cinq mois après, les choses ne rentrant pas dans l'ordre, les parents eux-mêmes confirmaient la demande d'aide de l'enseignante au réseau d'aides, pour le garçon.


Confusion entre fantasme et réalité...

      Certains enfants ne peuvent pas faire, à des degrés divers, la distinction entre fantasme et la réalité. Cette confusion peut constituer une indication de soin, nous l'avons évoqué, lorsque la confusion est permanente, mais elle peut être aussi une difficulté passagère, transitoire, et tout à fait banale.

      Penser quelque chose peut signifier pour l'enfant que la réalisation de sa pensée est inévitable. Il vaut donc mieux ne pas penser. Pour s'en défendre, l'enfant reste "collé à la réalité", à l'expérience, aux faits, et de ce fait se prive de toute créativité. Cette croyance dans la réalisation de la pensée est banale, et appartient à ce qui est nommé "la pensée magique" du jeune enfant, jusqu'à ce qu'il ait pu faire l'épreuve du principe de réalité. Cependant, on rencontre chez certains enfants les effets désastreux de la survenue d'un événement réel, séparation des parents, ou décès par exemple, au moment même où l'enfant nourrissait à l'égard du parent de sexe opposé un désir de le voir disparaître, au moment de la crise oedipienne ou à l'époque de son remaniement, à la puberté. Ce mécanisme peut se produire, si un accident, par exemple, survient à un enseignant, alors que l'élève a développé des sentiments hostiles à son égard. La réalisation du désir paraît alors à ses yeux liée à sa formulation, et il devient dangereux de désirer, de penser.


L'inhibition: "une panne" de l'imaginaire.

      Il est des savoirs interdits. Questions oedipiennes, secret des parents qu'il est interdit de pénétrer, de dérober, mais dont l'éventuelle découverte fait peur, désir de savoir et angoisse de découvrir, comme l'évoque si bien le conte de Barbe-Bleue. C'est le cas de tous les non-dits familiaux qui parfois vont jusqu'à se transmettre de génération en génération, et que pourtant l'enfant "n'est pas sans savoir" ou du moins sans en pressentir quelque chose, serait-ce inconsciemment. L'enfant a peur de perdre une sécurité même précaire, en perçant des secrets qui ne lui sont pas destinés. Ce pressentiment de quelque chose qu'il ne doit pas connaître, ou de cette demi-vérité parce que les choses ne lui ont pas été énoncées directement, font que, souvent, l'enfant a intériorisé l'interdit de savoir. L'exemple le plus fréquemment rencontré, est celui d'une adoption que le seul intéressé est sensé ignorer. Peut-être vaut-il mieux dans ce cas éviter d'apprendre afin de ne pas savoir? La meilleure façon de ne pas apprendre, c'est de ne pas penser, ne pas rêver...

      Un des moyens de ne pas rêver, c'est de "paraître débile", ou bien d'être toujours dans le mouvement, dans l'activisme, dans une "hyperactivité", "maladie à la mode", semble-t-il, dont on ne se demande pas toujours ce qu'elle peut bien signifier avant d'ordonner une nouvelle pilule "miracle"...

      Il semble bien que Kaled, dont nous évoquerons un moment du travail d'élaboration et de dépassement possible de ses préoccupations, en rééducation, se trouvait dans une situation d'interdit de savoir, d'interdit de penser...

      Des secrets des parents aux secrets des textes écrits, le pas est quelquefois vite franchi... Certains enfants acceptent d'entrer dans l'écrit, mais évitent soigneusement de puiser dans la richesse de leur imaginaire, de peur de se laisser submerger par des démons bien plus terrifiants que ceux des contes de fées... et du coup, appauvrissent leur compréhension, ne peuvent laisser jouer toutes leurs potentialités, se limitent eux-mêmes.

      Ce fut le cas de Benoît, qui refusait d'abord tout dessin, toute trace, mais aussi tout jeu inventif, toute activité dans laquelle quelque chose aurait pu s'échapper de lui, lui semblait-il 445  ...

      Mais l'inconscient fait irruption, même et surtout quand il n'est pas invité....Selon Jacques LACAN, l'inhibition serait "une panne", un arrêt du fonctionnement imaginaire. La perturbation de l'imaginaire fait obstacle à l'accès au symbolique, que cette perturbation soit blocage ou débordement. Un accès barré à son imaginaire peut entraîner pour l'enfant des difficultés au niveau de l'organisation de l'information. L'enfant perçoit bien tous les détails, peut les énumérer, mais ne peut pas les organiser en un tout cohérent, ne parvient pas à établir des liens entre eux 446  .


Mobilisation de l'énergie psychique...

      Que ce soit l'envahissement du psychisme par l'imaginaire, par les fantasmes, et l'énergie déployée à lutter contre cette submersion; que ce soient les efforts considérables fournis pour empêcher la survenue indésirable d'affects, d'angoisses, avec leur cortège de manifestations psychomotrices et de mal-être, l'énergie du sujet se trouve mobilisée. Elle se trouve de ce fait indisponible pour d'autres activités. "Il est donc important que le sujet ne s'épuise pas dans une quête, ou un refoulement affectif pour qu'il puisse mobiliser ses puissances de connaître car la quantité d'énergie d'un être n'est justement pas inépuisable" (MOYNE, 1983, p. 72).

      Cependant, l'imaginaire offre aussi au sujet en souffrance, en difficulté, des ressources pour "s'auto-réparer"...


5-8- L'imaginaire, instance de recours.

      Si l'imaginaire est le lieu possible des repères identificatoires et des enfermements narcissiques, il est aussi le lieu des ressources créatives, pour l'enfant dans son processus d'auto-réparation" 447  des blessures et des déliaisons; lieu de ressourcement pour l'enfant en échec qui y trouve la force de continuer à désirer...

      Aux grandes questions des enfants, questions qui concernent le sens même de la vie, les parents, les adultes, ne peuvent jamais répondre vraiment: "D'où viennent les enfants?", "Où vont les morts?" Si ces questions n'ont pas trouvé de réponses qui satisfassent l'enfant, même provisoirement, avant l'entrée au CP, elles occupent à tel point sa pensée, qu'elles le rendent indisponible quasiment à tout apprentissage. L'issue à cette préoccupation suppose que l'enfant a pu apporter ses propres réponses à ces grandes questions. Il le fera en élaborant:

  • d'une part, ses théories sexuelles infantiles personnelles jusqu'à ce que ses réponses le satisfassent, jusqu'au prochain grand remaniement que sera celui de la puberté;
  • et d'autre part, son "mythe individuel" qui est reconstruction de sa propre histoire en lui donnant un sens, son sens.

      Même si l'enfant apporte à ces constructions mythiques quelques correctifs de temps à autre, au gré de connaissances nouvelles, ces questions devraient le laisser en paix, lui laisser la disponibilité pour autre chose, et en particulier pour les apprentissages proposés par l'école.

      La présence insistante de ces questions chez beaucoup d'enfants du cours préparatoire est révélée par les mises en scène et les questionnements indirects qui surgissent et se répètent, dès lors qu'un espace pour les représenter ou les formuler est offert à l'enfant. Nous retrouverons ces questionnements, et ces tâtonnements, dans les tentatives de réponse, dans les tentatives de construction du "mythe individuel" de Nicolas ou Angélique, dont nous relaterons certains moments du parcours rééducatif.

      Aider l'enfant à apprendre, c'est donc lui permettre de découvrir, d'inventer, d'explorer, de construire, d'oser, de créer...Les démarches de création, par la mise en jeu progressive d'un imaginaire soumis aux lois du symbolique, peuvent sans doute être considérées comme des occasions privilégiées de mise en jeu, de mise en chantier, et en élaboration, des capacités requises d'un enfant pour apprendre. "Un individu qui existe est toujours en procès de devenir...et traduit tout ce qu'il pense en termes de procès. Il en est de lui comme de l'écrivain et de son style; car seul a du style un écrivain qui toujours recommence..." 448  Il est donc fondamental que les deux registres de l'imaginaire et du symbolique soient, non seulement disponibles pour le sujet, mais aussi articulés d'une manière suffisamment souple pour que le passage de l'un à l'autre puisse se faire. "Déverrouiller l'histoire" dit Francis IMBERT (1994, p. 26), défaire, ouvrir les enfermements narcissiques et imaginaires, par la métabolisation de l'imaginaire...Mettre des mots...des paroles...faire entrer du "tiers"...


5-9- Faire de l'objet d'apprentissage un objet transitionnel...

      La capacité de faire de l'objet d'apprentissage un objet transitionnel, objet intermédiaire, donc déjà sur la voie de la symbolisation, un objet tiers, permettra à l'enfant, entre autres processus, d'articuler intérieur et extérieur, monde psychique interne et monde culturel, registre imaginaire et registre symbolique.


5-10- Synthèse et repères pour une indication d'aide.


Articulation réel, symbolique, imaginaire et apprentissages.

      La relation entre monde interne et monde externe est à l'oeuvre dans les processus de symbolisation, comme dans toute démarche d'apprentissage. Le manque est une condition d'émergence du symbole (comme substitution à l'objet manquant), comme dans la condition d'émergence du désir. Nous avons analysé les conditions d'élaboration de la capacité de l'enfant à symboliser 449  . On a pu dire que la difficulté à entrer dans les apprentissages, est toujours un symptôme exprimant une difficulté de relation, une difficulté à faire des liens: liaison au savoir, liaison aux autres, mais aussi liaison à soi-même. C'est aussi une difficulté à faire des liens entre les différents registres psychiques.

      Nous proposons, sous la forme synthétique d'un tableau, une synthèse de ce que permettent spécifiquement le fonctionnement du registre symbolique et du registre imaginaire, dans lesquels l'enfant peut puiser pour ses différentes élaborations, comme de ce que permet leur articulation, pour un psychisme "en équilibre", "en santé", qui est la condition pour que l'enfant ait envie de vivre, qu'il ait envie d'être heureux, qu'il ait envie d'accroître son pouvoir sur le monde et sur lui-même, et pour qu'il veuille apprendre. Ces éléments, nous les avons déjà rencontrés, comme conditions de possibilité de l'élaboration des différentes capacités à construire par l'enfant, pour apprendre. L'entrée que nous avons choisie plus précisément ici, nous permet de mieux appréhender comment fonctionnent les registres du réel, de l'imaginaire et du symbolique, ce que chacun d'eux permet de construire, l'importance de leur articulation. Grâce à ces connaissances, nous pouvons mieux repérer les besoins de tout enfant, et ceux, supposés satisfaits ou non, d'un enfant en difficulté, rencontré par le rééducateur lors des séances préliminaires, et, par déduction, des éléments d'information quant à la nature de l'aide éventuelle qui lui serait nécessaire. Nous disposons, pour cette recherche, d'éléments d'informations complémentaires, en réponse à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?, et à son corollaire: A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait pouvoir répondre?

      
le fonctionnement du registre symbolique permet... le fonctionnement du registre imaginaire permet...
- de se représenter le monde,
- "   "   "   l'absence, le manque,
- d'élaborer la séparation,
"   "   la frustration, les ratés,
- de nouer des liens sociaux symbolisés,
- les opérations mentales, la pensée, les apprentissages,
- d'élaborer les ressentis, les affects, les émotions, en provenance du réel du corps.
- d'élaborer l'angoisse,
- de transformer, de sublimer les pulsions et de disposer de l'énergie psychique.
- de produire des fantasmes, des "mises en scène",
- de s'intéresser aux énigmes, de vouloir les résoudre,
- de prendre du plaisir à la fiction,
- de désirer vivre, de désirer apprendre,
- d'être créatif,
- de "faire-semblant".
L'articulation des deux registres permet...
- de pouvoir jouer,
- d'élaborer ses théories sexuelles infantiles,
- d'élaborer son "mythe individuel", son "roman familial",
- de considérer l'objet d'apprentissage comme un objet transitionnel,
- de s'adapter activement, de se séparer, de penser, de désirer apprendre, d'apprendre.
- de donner du sens aux apprentissages.


Et le point sur l'indication...

      Qu'avons appris qui nous apporte des éléments de compréhension de la difficulté d'un enfant et sur ce dont il aurait besoin pour surmonter cette difficulté? Lors des séances préliminaires avec un enfant en difficulté, l'aidant qui rencontre celui-ci, a pour objectif principal de tenter d'entendre le lieu des difficultés de cet enfant. Son interrogation porte sur un au-delà éventuel de la difficulté de l'enfant à entrer dans les apprentissages, ou bien à y persévérer. Une prise en compte de la richesse et de la complexité de la vie mentale, s'impose.

      Lorsqu'il y a impossibilité d'accès à l'un des deux registres, Imaginaire ou Symbolique, ou envahissement répété du réel sur la scène de la réalité, lorsqu'il y a rigidification du fonctionnement, et enfermement de l'enfant dans l'un ou l'autre système, ses capacités d'élaboration et de création sont compromises, et requièrent d'autres lieux, d'autres cadres, d'autres méthodes, que l'école ne peut et ne doit offrir, n'étant pas lieu de soins. L'enfermement dans une parole "vide", dans laquelle le sens, les résonances affectives sont absents, ou bien sans logique, ou encore une parole qui ne tient pas compte de l'autre, ou bien encore une parole dans laquelle la confusion entre fantasme et réalité est quasi permanente, peuvent constituer des obstacles aux capacités d'auto-réparation d'un enfant, celui-ci étant dans l'impossibilité de symboliser ses éprouvés, ses émotions, ses affects. Nous avions souligné la nécessité impérieuse de proposer des soins à un enfant qui manifeste une perte de la plasticité des tendances, dont les troubles rigides et permanents sont signes d'un mal-être et d'une organisation défensive structurée contre l'angoisse. Nous en comprenons mieux les raisons. Nous possédons également de nouveaux éléments pour argumenter de la difficulté du parcours de tout enfant, et de la "normalité" des difficultés qu'il peut rencontrer.

      L'attention portée à un enfant, lors des séances préliminaires, et l'écoute de son parcours singulier, porte également sur les ressources, sur les potentialités de cet enfant, qui sont des éléments déterminants quant aux choix de l'aide à lui proposer. Cette écoute tente de situer cet enfant par rapport au parcours "normal", nécessaire à tout enfant pour investir et rester dans les apprentissages et la vie sociale. Dans la perspective d'une aide éventuelle à lui proposer, et à construire pour lui, elle tente de déterminer quels sont les besoins de cet enfant, éléments précieux dans la construction de la praxis à mettre en oeuvre.


L'enfant doit disposer de ressources en lui-même, qui sont des effets, entre autres, du bon fonctionnement et d'une articulation souple du réel, de l'imaginaire et du symbolique, pour pouvoir apprendre..

      Quelles sont les capacités préalables, nécessaires à un enfant pour pouvoir apprendre, liées au fonctionnement du réel, de l'imaginaire et du symbolique, et à leur articulation? La présence ou non de ces ressources de l'enfant, peut éclairer sur la nature de l'aide à lui proposer. Nous proposons de distinguer cinq de ces "ressources" de l'enfant:

  1. Pouvoir vivre son monde intérieur imaginaire, pouvoir épuiser son intérêt pour ses productions fantasmatiques.
  2. Pouvoir "faire-semblant" et pouvoir jouer, en faisant intervenir différentes formes de symbolisme.
  3. Pouvoir élaborer les "éléments Béta" générateurs d'angoisse, en provenance du réel du corps. Pouvoir les métaboliser en les représentant, en les symbolisant, en y mettant des mots. Pouvoir s'en distancier, pouvoir s'en libérer.
  4. Pouvoir se constituer un espace transitionnel, entre intérieur et extérieur, entre monde privé et monde culturel.
  5. Pouvoir "apprivoiser" l'imaginaire, pouvoir l'utiliser comme ressource créative, comme recours. Pouvoir "équilibrer" l'imaginaire et le symbolique.
  6. Pouvoir élaborer de "petites histoires", de "petits mythes", sous la forme de "roman familial" ou de "mythe individuel", en réponse aux inévitables conflits, et aux questions qui n'obtiennent pas de réponse de l'environnement, élaborer ses théories sexuelles infantiles.

      Les analyses concernant l'adaptation de l'enfant, son désir d'apprendre, sa capacité à s'inscrire dans les apprentissages et les conditions de possibilité psychiques pour qu'il puisse y réussir, faisaient ressortir un premier axe de l'organisation psychique de la personne: la relation aux objets humains et matériels. La séparation apparaissait comme l'opération fondamentale du sujet, selon cette dimension. Les analyses mettaient en évidence un deuxième axe de l'organisation psychique: le fonctionnement des symboles, et la nécessaire articulation souple des registres imaginaire et symbolique. Un troisième axe de l'organisation psychique revenait comme un leit-motiv , au coeur de toutes les élaborations: la construction par le sujet de son individuation-identité.

      Or, l'enfant rencontré lors des séances préliminaires, est un enfant qui, s'il est à l'école, ne parvient pas à construire son identité d'écolier et d'élève. Comment un enfant construit-il son identité? Quels obstacles rencontre-t-il? Peut-on l'y aider, et comment? Notre interrogation nous conduit à reprendre, sous un autre angle d'analyse, des points déjà rencontrés, qui devraient nous permettre de mieux percevoir où en est l'enfant de son parcours. C'est la dernière dimension que nous aborderons, de l'analyse de ce parcours de l'enfant à l'élève, avant de pouvoir déterminer, d'une place de rééducateur, pour chaque enfant singulier rencontré au cours des séances préliminaires, grâce aux éléments recueillis concernant la connaissance de cet enfant, de ses difficultés, de ses besoins, de ses ressources, et de l'aide à lui proposer. Nous devrions alors, pour cette recherche, disposer d'un nombre suffisant d'éléments significatifs pour répondre aux questions: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait pouvoir répondre?


6- La construction de son identité personnelle et sociale: une création du sujet.

      Les apprentissages scolaires, comme les échanges avec les pairs, pour la plupart des enfants, sont structurants. Les processus d'apprentissage eux-mêmes, par les capacités qu'ils exigent de développer ou d'affiner, les aident à poursuivre leur construction. La satisfaction d'avoir surmonté les obstacles, la réussite, développe la confiance en soi, l'estime de soi. L'école et ses activités, est, en soi, une aide indéniable pour l'enfant à SE construire. C'est cette fonction des apprentissages que l'aide du maître ou l'aide pédagogique spécialisée peuvent susciter chez l'enfant, par leur étayage et leur accompagnement. Cependant, la demande d'aide des enseignants concerne également des enfants pour lesquels les apprentissages ne peuvent jouer ces fonctions structurantes. Ce sont ces enfants qui ne parviennent pas à construire leur identité d'élève, parce qu'ils sont dans l'IMPOSSIBILITE de vouloir apprendre. Que se passe-t-il pour eux? Comment comprendre leur comportement, et au-delà de ce comportement, ce qui se joue pour eux, à l'école, en ce qui concerne leur construction identitaire? Il semblerait, d'après nos analyses, que le désir d'apprendre, la capacité à apprendre, et la construction identitaire, soient étroitement liés. De quelle façon? Comment mieux comprendre ce qui s'est dénoué, ce qui s'est délié, ou encore, ce qui s'est lié "mal" lié?

      "Il ne commence une activité que lorsque je suis auprès de lui...sitôt partie, il s'arrête..." Combien de fois avons-nous entendu cette plainte de la part de l'enseignant, qui ajoute: "Je ne peux pas m'occuper que de lui!"... Demande affective excessive de la part de l'enfant vis à vis de l'adulte, attitudes de dépendance..."manque d'autonomie", manque de confiance en soi qui se manifeste par une "peur de mal faire" qui peut aller jusqu'à ne pas entrer dans l'activité, besoin constant du regard de l'autre, difficulté à assumer des responsabilités, à prendre des initiatives... On conçoit facilement à quel point ces attitudes ne sont pas compatibles avec une inscription active, ni dans les apprentissages, ni dans les activités scolaires en général... Cet enfant est-il, quelque part, sujet, auteur et désirant, de sa vie? Quelle confiance a-t-il en lui-même? Quelle conscience a-t-il de sa personne? de ses propres ressources? Comment se ressent-il parmi les autres, comment ressent-il l'écart entre ce qu'il pense être et ce qu'il voudrait être? Comment se fait-il qu'il ait constamment besoin du regard de l'autre sur lui, qui le ferait exister? Comment l'aider, si besoin est, à s'individuer, à s'affirmer en tant que personne, à retrouver l'estime de soi, la confiance en soi?

      Des "capacités d'adaptation" du sujet à sa "sur-adaptation", toute une marge peut et doit exister pour que l'adaptation ne soit pas passivité, conformisme, voire pathologie, pour que le sujet existe en tant que tel. L'analyse des processus adaptatifs, l'a mis en évidence. Cette marge est celle de la liberté, de l'autonomie, et de la créativité du sujet. Si l'école se donne deux objectifs qui peuvent paraître contradictoires: "adapter le sujet au monde social, culturel et professionnel", et "développer l'autonomie de l'enfant", encore faut-il définir ce que l'on entend sous le terme d'autonomie. C. CASTORIADIS 450  définit l'autonomie comme relevant "pour chacun de sa capacité réflexive, de son pouvoir de transformer les événements surprenants de sa vie, d'affronter l'incertitude de la mort, les changements éventuels et l'insécurité inhérente à toute aventure." C. CASTORIADIS évoque ici l'autonomie du sujet, non seulement par rapport au monde extérieur, mais aussi par rapport à lui- même, dans sa capacité à se dégager de ce qui encombre son psychisme, de ce qui provient de sa propre histoire. Le principe de réalité interroge son désir, son imaginaire, et leur donne des bords, des ancrages. Sans limites et sans repères, ceux-ci pourraient devenir délire. L'analyse des processus d'adaptation du sujet au monde, et l'analyse des préalables affectifs et relationnels à la capacité de l'enfant à apprendre, ont mis en évidence l'importance de la construction de son identité par le sujet. "La biographie de tout un chacun, et la biographie de tout enfant, y compris en difficulté, est de l'ordre de la quête d'identité, plus ou moins difficile, plus ou moins problématique, plus ou moins douloureuse." (DARRAULT, 1992, p. 7).

      D'après la théorie psychanalytique et Jacques LACAN, le mouvement d'aliénation du sujet dans les désirs parentaux, la recherche dans l'autre de ce qu'il est, précède toujours nécessairement la possibilité de se constituer comme séparé, avec une identité propre. Nous avons analysé comment un sujet peut changer de position, et devenir porteur d'un désir qui lui soit un tant soit peu personnel. Comment le sujet construit-il son identité privée et sociale? Par voie de conséquence, qu'est-ce qui est nécessaire à un enfant qui ne parvient pas à construire son identité d'écolier et d'élève?

      La psychologie et la psychanalyse ont mis en évidence l'importance fondamentale de la période de la petite enfance dans l'histoire du sujet, car c'est elle qui assure les bases de sa personnalité, de son identité. Elles ont confirmé ainsi ce que depuis fort longtemps affirmaient des pédagogues comme COMENIUS, ROUSSEAU, Maria MONTESSORI et bien d'autres. Autonomie, estime de soi, désir d'apprendre, capacité à nouer des relations avec les objets extérieurs, que ceux-ci soient des personnes ou des objets d'apprentissage, autant de facteurs qui s'intriquent et trouvent leur nouage dès les premières expériences du sujet. D'où viennent ces attitudes? Comment se nouent le désir d'apprendre du sujet, son plaisir de penser, sa capacité à établir des liens sociaux, avec la construction de son identité ?

      Nous n'épuiserons pas la question ici, parce que la question est trop vaste, mais nous chercherons à nous donner quelques repères, quelques points d'ancrage de l'analyse des situations rencontrées avec ces enfants que l'on dit "en difficulté". Nous tenterons d'articuler le processus décrit par WINNICOTT(1971) concernant les différentes "phases" qui structurent le parcours de l'enfant, de la période de symbiose avec la mère à sa possible "séparation", et les conceptions psychanalytiques concernant les processus qui mènent à la constitution de son identité par le sujet. Afin de repérer où en est l'enfant que le rééducateur rencontre lors des séances préliminaires, de son parcours qui le mène de la maison à l'école, afin de mieux comprendre son éventuelle difficulté, afin de pouvoir envisager, si besoin est, quelle aide serait la plus appropriée pour répondre à ses besoins et l'accompagner dans ses élaborations, nous devons nous munir de "savoirs constitués", qui sont autant de "grilles de lecture" possibles de la réalité. Nous ferons appel aux concepts de la théorie psychanalytique, qui concernent la construction de son identité par le sujet.


6-1- Les constituants de l'identité.

      Pierre TAP (1997) distingue six caractéristiques de la construction et de la dynamique identitaire. Nous avons rencontré la plupart d'entre elles, impliquées, lors des analyses concernant les capacités d'apprendre du sujet, et leurs préalables. Ce sont:

  1. La continuité (ou sentiment de rester le même au fil du temps, semblable à soi-même);
  2. la représentation plus ou moins stable, plus ou moins structurée, que j'ai de moi-même et que les autres se font de moi (qui correspond également à ce qui est nommé, par de nombreux auteurs, "l'image de soi" ou "le soi vécu" (MARC, 1997);
  3. l'unicité, ou sentiment d'être original, de se vouloir différent, au point de se percevoir unique (ce que Edmond MARC par exemple (id.) nomme "la singularité", et RICOEUR (1990) "l'ipse").
  4. la diversité, ou sentiment d'être plusieurs personnages en une même personne. Cette diversité est source de richesse, mais peut également être à l'origine de sensations d'éclatement de soi, et du sentiment de dispersion.
  5. la réalisation de soi par l'action. Il s'agit de "devenir soi-même", de "se faire". Cette dimension de l'identité est articulée au "soi idéal" (ce que l'on voudrait être) (MARC, 1997).
  6. l'estime de soi. C'est la façon dont on s'évalue soi-même. Elle doit être nécessairement positive pour pouvoir "aller de l'avant".

      Pierre TAP insiste sur le fait que certains aspects de l'identité peuvent entrer en conflit avec d'autres, et que l'identité "constitue un effort constant pour gérer la continuité dans le changement" (TAP, 1997, p. 10), ce qui, remarque l'auteur, n'est pas toujours facile. Edmond MARC (1997) souligne l'écart plus ou moins grand qui peut exister entre le "soi intime" (interne) et le "soi social" (que l'on montre). Ces deux facettes de la personne ne sont pas sans rappeler ce que WINNICOTT nomme "le vrai self" et le "faux self". Un écart parfois difficile à vivre existe également entre le "soi social" et le "soi vécu" (ce que l'on se ressent être) (MARC,1997).

      C'est par de multiples appartenances, par de multiples identifications, que se constitue l'identité, à travers la gestion des ressemblances et l'affirmation des différences. Le sujet qui se sent en insécurité, peut être conduit à rechercher la fusion, la ressemblance. Le sentiment de sécurité, au contraire, permet d'affirmer la singularité. Toute crise d'identité est une perte des repères de continuité de soi. La personne ne sait plus à quel groupe elle appartient, ni à quel groupe elle peut se référer. "Il faut savoir revenir vers soi, si l'on veut forger son identité personnelle...pour être, rester ou devenir soi-même...Se personnaliser, se construire, c'est mettre en jeu des projets, en s'appuyant sur son univers de référence tout en s'en détachant." (TAP, 1997, p. 10).

      De quelles constructions ressortent les composantes de l'identité?

      Les théories psychanalytiques insistent sur la présence de quatre facteurs principaux dans la construction de l'identité du sujet.

      Ce sont:

  • le narcissisme, qui a directement rapport avec le registre imaginaire;
  • le rapport aux idéaux;
  • la conscience morale, ou Surmoi, qui inaugure l'accès au registre symbolique;
  • l'explication de la filiation, dont Françoise DOLTO disait que c'est la meilleure explication à l'enfant de l'interdit de l'inceste.

      Comment le sujet élabore-t-il son identité? Nous proposons de questionner cette élaboration à partir des trois phases de tout processus créatif, décrites par WINNICOTT (1971), phases ponctuées d'un moment d'écart, de rupture. Nous avions mis en évidence la pertinence de ce modèle dans notre première partie, lors de l'analyse de l'élaboration de leur identité professionnelle par les rééducateurs. Qu'en est-il pour l'enfant, dans sa construction identitaire?


6-2- Construction des fondations identitaires, au sein d'une première phase d'illusion.


6-2-1- Complétude et identification primaire. Construction du sentiment de continuité de soi et du sentiment de singularité.

      Un lien social préalable idéalisé, sur le modèle de la relation primordiale à la mère, est un préalable nécessaire à toute élaboration de soi, à toute vie. On peut supposer que dans la toute première relation, de type fusionnel ou symbiotique, entre le nourrisson et sa mère, les besoins physiologiques, mais aussi les besoins d'amour, sont sensiblement satisfaits. Pour le petit enfant, le parent est nécessairement et de façon vitale, une figure prestigieuse, qui sait tout, qui a les clés du "comment faire" pour résoudre les difficultés rencontrées, les conflits, les angoisses. Il est source d'amour, de sécurité, de paix. L'enfant, dans des conditions satisfaisantes, se sent aimé, unique pour sa mère.

      Le nourrisson, incapable de distinguer le Moi et le non-Moi, l'intérieur et l'extérieur, vit une période de non-différenciation d'avec sa mère. Il n'y a pas de limites, de frontières corporelles ou psychiques entre sa mère et lui. C'est ce que SPITZ décrit sous le terme "d'identification primaire", ou identification primitive à l'autre, sous le modèle de l'incorporation orale, avant toute constitution de l'objet séparé. "L'identification primaire consiste alors dans le fait que le nourrisson ressent tout ce qui dans son environnement relève de la satisfaction du besoin (satisfaction pulsionnelle) comme faisant partie de sa propre personne, de son propre corps, hors desquels rien n'existe." (SPITZ, 1968, p. 177). Il apparaît indispensable pour asseoir les fondations de sa personne, que le sujet ait vécu une période de complète adaptation de sa mère à ses besoins, une période de symbiose, de complétude avec elle. Cette phase lui permettra d'affronter ensuite la nécessaire séparation qui fera de lui le sujet d'un désir et d'une parole qui lui seront propres.

      Cependant, la relation établie est une relation duelle, relation de dépendance dans le miroir des yeux de la mère, dans le désir de la mère, afin de gagner ou de ne pas perdre son amour. Dans cette relation duelle, sont en jeu les sentiments ambivalents d'amour et de haine. Cette relation porte avec elle les pièges de l'imaginaire et du confusionnel. L'Autre est tout-puissant. "La structure de l'omnipotence n'est pas, contrairement à ce qu'on croit, dans le sujet, mais dans la mère, c'est-à-dire dans l'Autre primitif. C'est l'Autre qui est tout-puissant." (LACAN, 1956-1957, p. 169).


6-2-2- L'aliénation et l'image spéculaire, domination du registre imaginaire. Construction de l'image de soi.

      Un sentiment diffus d'exister dans un corps non différencié du monde entier, des angoisses ressenties comme morcellement, préexistent à la constitution de l'image de soi réalisée lors du "stade du miroir" (LACAN, 1956-1957).

      L'investissement de son corps par sa mère, et ce, dès les premiers contacts qui sont d'abord corporels mais aussi langagiers, est la base sur laquelle l'enfant va pouvoir progressivement construire son narcissisme, origine de "l'estime de soi" nécessaire aux apprentissages. La qualité de ces soins va permettre à l'enfant d'investir son corps à son tour. Lorsque la mère a mal ou insuffisamment investi le corps de son bébé, un manque primordial se constitue.

      Quelque chose de cet ordre s'était peut-être passé pour Daniel, un garçon de huit ans pour lequel une rééducation avait été engagée. Une légère déformation de la paupière gauche faisait que l'oeil correspondant était toujours à demi fermé. Daniel exprimait à sa mère sa souffrance et son impossibilité de rencontrer son image dans le miroir. Il refusait de même toute représentation graphique de lui-même. La mère, rencontrée à plusieurs reprises, tout en renvoyant à son fils le caractère minime de ce "handicap", marquait dans ses propos sa gêne et sa souffrance personnelles d'avoir fait un fils "avec un défaut"...

      L'enfant se voit dans le miroir, et son regard va de l'image de sa mère au visage de celle-ci. Cette dernière le nomme en lui affirmant que c'est bien lui, dans l'image. L'image du miroir, par l'intermédiaire du regard et de la nomination par l'autre, vient confirmer le jeune enfant dans son existence propre et marquer à la fois son aliénation dans son image et son autonomie corporelle vis-à-vis de l'autre. "Cette image est le support de l'identification primaire de l'enfant à son semblable, et constitue le point inaugural de l'aliénation du sujet dans la capture imaginaire. Elle sera la souche des identifications secondaires où le "Je" s'objective dans son rapport à la culture et au langage par la médiation de l'autre." 451  Lorsque l'enfant rencontre son image dans le miroir, il jubile de se voir unifié, il se trouve, mais en même temps il se perd, en s'aliénant dans cette image. C'est l'assomption de la dualité aliénation/séparation, dans son premier pôle, l'aliénation. L'image du miroir, en anticipant une unité corporelle qui ne correspond pas avec une unité psychique, marque un premier grand décalage, une première division, entre ce que l'enfant est et ce qu'il voit dans le miroir.

      L'image de soi fait partie de l'identité mais ne se confond pas avec elle. C'est l'expression sociale de l'identité. C'est la "colonne vertébrale" du rapport aux autres et à soi-même. C'est l'image que le sujet donne à voir, c'est l'image qu'il a de lui-même. C'est l'image dans laquelle il est aliéné dira LACAN, parce qu'elle procède directement du registre imaginaire, comme toute identification, même lorsque cette dernière a intégré des composantes du symbolique.

      La phase d'illusion assiéra les bases du narcissisme primaire, ou sentiment d'avoir:

  • une continuité d'existence dans son propre corps, en l'absence de l'autre,
  • la conviction de représenter quelque chose pour l'autre, d'être unique, spécifique, d'être aimé et de pouvoir aimer. La question fondamentale du sujet devient dès lors: "Que suis-je dans le désir de l'Autre?"

      L'identité repose sur le narcissisme primaire. Ce narcissisme est une forme d'investissement pulsionnel nécessaire à la vie subjective, et de ce fait est une donnée structurale du sujet. Le narcissisme primaire inaugure, par ses processus, l'ouverture du sujet au registre de l'imaginaire, la fonction imaginaire présidant " à l'investissement de l'objet comme narcissique." (LACAN). Le narcissisme primaire constituera les fondations de l'estime de soi, de la confiance en soi. Ce sont des dimensions fondamentales pour pouvoir entreprendre, pour pouvoir mobiliser en soi l'énergie et les ressources nécessaires pour entrer dans les apprentissages et pour y persévérer. "La relation narcissique au semblable est l'expérience fondamentale du développement imaginaire de l'être humain." (LACAN, 1953). L'enfant, dans la construction de son "narcissisme primaire", s'identifie au semblable à lui, recherche "la mêmeté", selon l'expression de Paul RICOEUR (1990).

      Des identifications imaginaires peuvent se construire sur la base de cette identification primordiale. Ce sont des recherches du semblable, du même que soi, de "doubles", comme des images de soi. Dès lors, le différent de soi est rejeté parce que trop dangereux. Le bébé ressent une agressivité intense par rapport à ce qui n'est pas lui, qu'il rejette hors de lui. C'est l'origine du mécanisme de défense de la projection.

      Le narcissisme primaire contribue à la constitution de l'estime de soi et du "Moi Idéal". Comment définit-on le "Moi idéal" ? En tant "qu'excroissance" du Moi, le Moi Idéal, élaboré à partir de l'image du corps dans le miroir, est, selon la théorie psychanalytique, l'idée que l'on se fait de soi sur un mode imaginaire, marqué par la toute puissance et la mégalomanie: "Quand je serai grand, je me marierai avec maman" , ou "j'achèterai..." (tous les objets qui existent). C'est la première ébauche du moi investie libidinalement. L'enfant est à lui-même son propre idéal. La constitution et le maintien de l'estime de soi chez l'enfant, sont liés d'une part à ce qu'il perçoit de l'investissement de lui-même par son entourage, et d'autre part, à la réussite de ses premières expériences, de ses premières activités, de ses premiers apprentissages. Ne pas permettre à un enfant d'être actif dans ses expériences, dans ses relations, ne pas lui permettre d'avoir des initiatives, c'est créer un obstacle majeur dans son organisation narcissique. La distance entre le Moi Idéal et le Moi, est importante pour le devenir du sujet. Il est d'une grande importance que les parents ou le sujet lui-même ne mettent pas la barre trop haut dans la définition du Moi Idéal. Il est important également que l'on ne culpabilise pas l'enfant pour ce qu'il est, ou, au contraire, que l'on ne le survalorise pas par des compliments hors proportion.

      Des expériences de souffrance prolongée, souffrance due à un malaise physique ou à une réponse qui tarde trop de la part de la mère, ou à une réponse toujours "à côté", peuvent être à l'origine pour l'enfant d'atteintes narcissiques importantes. Une "angoisse catastrophique" (BION) peut submerger l'enfant dont la psyché se trouve alors envahie d'éprouvés non symbolisables ("éléments Béta"). Peuvent être altérées sa perception de la continuité de son existence, et la confiance qu'il peut porter à son entourage.

      L'enfant, lorsqu'il n'a pas bénéficié des conditions de sécurité et de continuité des soins de la part de la mère, n'a pu élaborer un narcissisme suffisamment bon, lequel repose sur la conviction de la continuité de son existence. Cet enfant n'est pas armé psychiquement, sa sécurité de base n'est pas assez établie pour affronter les contradictions, les conflits inévitables au sein d'un groupe. Le groupe-classe est vécu comme trop dangereux pour lui. Il s'y replie dans ses défenses comme dans une carapace, ou bien y exprime sa peur sous une forme violente, agressive. Ses tentatives d'entrer en contact avec les autres, lorsqu'il y en a, sont marquées par cette peur et avortent. L'agitation motrice désordonnée, sans objet, en est une des manifestations les plus couramment observées. On voit cet enfant frapper les autres, tourner autour de leurs jeux dans la cour de récréation sans pouvoir s'y intégrer, et en fin de compte, être toujours chassé des jeux ou frappé à son tour. C'est ce qui se passe pour Alex ou Benoît. Ou bien l'enfant peut se créer pour lui-même des rites à connotation obsessionnelle qui ont pour fonction de le protéger d'une angoisse trop forte qui risque de le submerger. Il tente alors d'éviter tout imprévu, toute surprise, en multipliant les précautions, en multipliant des défenses.

      A l'inverse, un investissement trop intense de son bébé par la mère, peut contribuer à développer chez celui-ci une grande fragilité. Convaincu de son omnipotence au sein de la symbiose maternelle, l'enfant peut refuser tout apprentissage, toute intrusion extérieure dans une relation imaginaire dans laquelle il règne en maître, mais dans laquelle il ne peut se vivre comme défaillant, manquant. Il se révèle très vulnérable, très fragilisé dans un autre contexte, celui du groupe et des contraintes scolaires par exemple. "Le moindre manque représente une menace redoutable" (MARCELLI, 1992). Des difficultés du côté du narcissisme, atteignent les capacités d'apprendre du sujet. L'enfant a beaucoup de mal à apprendre, car apprendre "présuppose qu'on a accepté une défaillance préalable, que l'apprentissage aura précisément pour but de combler" (id.).

      Roland, en grande section d'école maternelle, a été signalé au réseau d'aides, par la maîtresse, pour son refus de tout travail, de toute règle du groupe, par son opposition systématique à l'adulte. Enfant unique et très choyé, sa problématique semble tourner autour de ce refus de changer de statut à l'école et de perdre l'omnipotence qui est la sienne dans le milieu familial.

      L'enfant s'enferme dans la dépendance ou la solitude, et tente de cacher ses failles narcissiques. Un enfant narcissiquement fragile ou dont le narcissisme a été blessé, compense souvent la perte d'estime de soi par une survalorisation du Moi Idéal, dans un refuge imaginaire de toute puissance, d'omnipotence, de refus de la réalité, de refus de ses propres limites, de refus d'apprendre. "Je sais", dit-il. Ou bien, il s'enfonce dans la dépréciation de soi, dans la résignation, dans la démission. Position de toute puissance, ou position d'impuissance, mettent en échec l'enfant et son entourage.

      L'aliénation, au sens psychanalytique du terme, ne peut perdurer, sous peine de risquer de devenir pathologique. Rester dans l'aliénation, rester dans le désir de l'Autre, revient à renoncer à devenir un sujet autonome, séparé, capable d'un désir qui lui est propre. Le narcissisme primaire à caractère fusionnel doit faire place au narcissisme secondaire, qui est reconnaissance de l'autre, reconnaissance par l'autre. Le narcissisme secondaire ne peut se construire que sur fond de séparation, après intervention du registre symbolique.


6-3- Le manque, l'écart, inaugurent une phase de désillusion. Ouverture au "tâtonnement expérimental" pour élaborer la séparation et pour "se trouver" soi-même.

      Un manque, né d'un besoin non satisfait, un écart entre la demande de l'enfant et la réponse obtenue, constituent une mise en tension du psychisme, et viennent faire séparation. Cet écart signe l'entrée dans la crise (KAES, 1979). Le conflit ouvre l'espace à la demande (LACAN) 452  . Le manque est redoublé par la "non réponse", ou la réponse non satisfaisante, non comblante, à la demande, puisque cette demande est demande d'amour, demande de signifiants qui pourraient définir le sujet (LACAN). C'est ce qui permet que se constitue le désir (à condition que l'attente reste dans des limites supportables). L'enfant fait ainsi, par sa demande, exister ce que Jacques LACAN a nommé le "Grand Autre", "lieu d'une parole qui fait présence-absence, soit celle de l'Autre symbolique auquel le sujet peut adresser fondamentalement sa demande" (LEFORT, 1995, p. 9). L'enfant réalise qu'il n'est pas tout pour sa mère, qu'il ne peut la combler. Il recherche alors la faille par laquelle il pourrait se loger dans le discours de l'Autre. Il découvre le manque fondamental de sa mère (le manque de phallus, selon LACAN). "A quel moment le sujet découvre-t-il ce manque? Quand et comment fait-il cette découverte? à partir de laquelle il se trouvera engagé à venir lui-même s'y substituer, c'est-à-dire à choisir une autre voie dans la retrouvaille de l'objet d'amour qui se dérobe en lui apportant lui-même son propre manque." (LACAN, 1956-1957, p. 176). Il est nécessaire de distinguer d'une façon tranchée, "le désir pour la mère, du désir de la mère. L'importance accordée au désir de la mère oblige à rejeter la conception d'un complexe d'Oedipe qui se fonderait sur un désir primordial pour la mère."( MARIN, 1995, p. 70). L'auteur poursuit: "ce que l'enfant veut satisfaire n'est pas sa mère, mais bien son désir de phallus" (id., p. 72). Il s'agit pour l'enfant d'être le phallus, pour répondre au désir d'une mère qui n'est plus toute puissante, parce que privée de phallus. Le narcissisme de l'enfant tente ainsi de répondre aux idéaux de l'Autre. L'enfant va venir loger son "manque à être" dans le manque de l'Autre, cherchant à le combler (LACAN).

      Cependant, le manque de la mère, et la découverte par l'enfant qu'il ne réussit pas à la combler, qu'il ne peut être le phallus de sa mère, renvoie l'enfant à sa propre impuissance. "Le désir procède de la castration, non pas parce qu'elle livrerait l'objet du désir, mais parce qu'elle offre une place vide pour "l'objet dans le désir 453  " (MARIN, 1995, p. 73). Lorsque la fonction symbolique du père, "la métaphore paternelle" (LACAN), fait effet de séparation entre la mère et l'enfant et installe la triangulation oedipienne, cet enfant peut alors affronter son propre "manque à être" et exister en tant que sujet séparé. L'enfant peut renoncer à être le phallus, il peut en faire le deuil. N'importe quel objet peut venir occuper la place laissée vide. Un déplacement s'effectue qui "reporte le manque à être au rang d'un manque à avoir" (MARIN, 1995, p. 73). Le fantasme va pouvoir venir s'y loger. "L'objet du fantasme, image et pathos, est cet autre qui prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement. C'est en cela que l'objet imaginaire se trouve en position de condenser sur soi les vertus ou la dimension de l'être, de devenir ce véritable leurre de l'être..." (LACAN, 1959, p. 11).

      Dans sa quête d'identification, l'enfant ne trouve pas dans l'Autre du langage, un signifiant qui lui donne une identité. Lorsqu'il pose la question: "Si je mourais, qu'est-ce que cela ferait à l'Autre?", ou bien : "L'Autre peut-il me perdre?", il tente de repérer chez l'Autre ce qu'il est, et parvient à s'imaginer séparé. La découverte de ces manques et de ces défaillances maternels, la prise de conscience par l'enfant, de l'écart entre ce qu'il croyait être et ce qu'il est, entre ce qu'il pensait pouvoir faire et ce qu'il peut faire, inaugurent une phase de désillusion (WINNICOTT, 1971), période tout aussi nécessaire que la phase d'illusion. C'est cependant une période difficile à vivre, porteuse de tensions, période d'errance, pendant laquelle l'enfant perd ses premiers repères.

      Si penser, c'est différencier, séparer, c'est tenter d'organiser le chaos, c'est pouvoir se situer et se comprendre dans le monde et dans ses relations aux autres, ces premières séparations, inaugurent pour l'enfant les processus de pensée. L'enfant se dresse face aux modèles parentaux et tente d'affirmer sa propre identité. Long processus dont les élaborations seront remaniées à maintes reprises, et en particulier à l'adolescence. Pour ce faire, l'enfant s'oppose, met en question, puis met en doute, ce que lui demandent ou lui proposent ses parents. Il conteste les modèles et les idéaux parentaux. La phase de désillusion (WINNICOTT, 1971), ou période intermédiaire (KAES, 1979), est une période de crise, d'isolement, (KAES, id.). C'est une phase pendant laquelle l'enfant connaît les premières séparations, des déliaisons, des clivages, des atteintes narcissiques. C'est une période de doute de soi-même et de mise en doute, de deuil des premières identifications; une période éventuellement de dépréciation et de dépression. Elle marque une hésitation entre impuissance, perdition, fuite du conflit, évacuation, refoulement, ou son élaboration. Cependant, cette phase est nécessaire. Tout lien (social, culturel, d'apprentissage...) se constitue à partir d'une séparation préalable.

      L'écart, la tension, générés par cette séparation, par le manque éprouvé, par rapport à un premier lien établi préalablement, sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes, à l'élaboration de l'identité. On retrouve l'écart et le manque, comme conditions de tout processus créatif, conditions dont nous en avons souligné l'importance en ce qui concerne l'émergence du désir. "L'élaboration des expériences de la rupture est l'expérience princeps, inaugurale et constitutive de l'humain." (KAES, 1979). Toute nouvelle expérience de rupture ravivera pour le sujet le vécu des premières séparations et la manière dont il les a élaborées. "La première épreuve de séparation que vit l'enfant, nous n'en finissons jamais de la rejouer tout au long de notre existence", rappelle Mireille CIFALI (1994, p. 155). La séparation dans la réalité, que représente pour l'enfant l'entrée à l'école, son entrée dans les apprentissages et dans le monde social de l'école, ravivera ces premières expériences et ne pourra réellement être élaborée et dépassée que si une première séparation symbolique assumée, s'est faite pour lui au sein de la famille. La mère "trop comblante" 454  , qui laisse à son enfant l'illusion qu'il est tout pour elle, celle qui prévient ses moindres désirs avant même qu'il puisse les ressentir et les formuler, celle qui "bouche" sa propre faille narcissique avec ce que représente cet enfant pour elle, celle qui colmate avec l'enfant la brèche née de l'échec de son couple, celle qui attend que l'enfant accomplisse les rêves qu'elle n'a pu réaliser elle-même..., retiennent à leur manière leur enfant dans une relation symbiotique, entravant son processus d'autonomisation, son "grandir". Un écart irréductible est constitué entre l'enfant de la réalité et "l'enfant merveilleux" (LECLAIRE, 1975), l'enfant idéal. Les parents doivent faire le deuil de cet "enfant merveilleux", pour permettre à l'enfant de la réalité, d'exister tel qu'il est. Les attentes parentales excessives mettent en échec, d'emblée, l'enfant de la réalité.

      Cette phase de désillusion est difficile à vivre pour le sujet. Elle est source de souffrance, mais elle constitue un passage obligé pour construire une nouvelle position subjective en tant que sujet séparé. Il n'est pas possible de passer d'une phase d'illusion symbiotique, fondement même de la première existence au monde, à une construction de liens culturels et sociaux symbolisés, sans passer par cette phase de doute, de remise en question, de "tâtonnement expérimental" de sa vie et de son identité.


6-4- L'enfant construit sa "capacité à s'illusionner". Remise en jeu de l'identité, pour un sujet qui "se cherche". L'enfant a besoin d'un étayage, d'un accompagnement.

      Le troisième temps nécessaire à la construction d'une identité de sujet "séparé", correspond à la mise en oeuvre d'un nécessaire dépassement des tensions et contradictions soulevées dans la période précédente, la recherche "d'une troisième voie" qui est celle de la construction de son identité par le sujet, identité irréductible dans sa singularité, mais qui doit s'articuler avec le social, ses codes, ses contraintes et ses exigences. Il s'agit de retisser de nouveaux liens, non plus imaginaires, mais soumis à présent aux lois symboliques. Au cours de cette élaboration difficile, l'enfant a besoin de se sentir accompagné, en étayage: celui de son environnement, mais aussi celui de la parentalité interne. La rupture de l'étayage, nous l'avons évoqué, risque d'entraîner déliaison et rupture avec le code.


L'intervention du symbolique réorganise les modes de relation de l'enfant avec le monde, et sa manière de se concevoir dans le monde.

      L'enfant est d'emblée immergé dans le monde symbolique. L'entourage tient un discours sur l'enfant: l'enfant est parlé bien avant la naissance et il entre dans la parole, dans le symbolique, à partir du discours qu'on lui tient. La mère, par son interprétation des cris du bébé, fait entrer l'enfant dans une demande qui prend sens . Dans la même période, l'identité se construit par la nécessaire identification à quelque chose de symbolique, qui dépasse le sujet, comme le nom par exemple. Dans le même mouvement de reconnaissance de son image dans le miroir, la mère nomme l'enfant et authentifie l'image, introduisant le registre symbolique, inscrivant l'enfant par la nomination, dans la famille, dans la société. Si le prénom de l'enfant singularise celui-ci par rapport à ses frères et soeurs, son patronyme sera pour lui un point de ressemblance avec les membres de sa famille, mais le différenciera par rapport à ce qui est extérieur à cette famille. Lorsque l'enfant parvient à faire fonctionner le registre symbolique pour lui-même, il peut, et doit, abandonner le mirage du narcissisme primaire, pour trouver une organisation de la pensée qui satisfasse d'avantage aux exigences du principe de réalité. S'ouvre alors pour l'enfant une phase d'élaboration, de symbolisation, de "re-liaison" (Jacques LEVINE, 1993-1), une phase de dépassement de la crise, de créativité, de construction d'une identité séparée des premières identifications et des premières aliénations. Cette phase correspond à la possible émergence d'un sujet capable d'exprimer un désir dégagé, "séparé" du désir de l'Autre, un désir articulé aux lois humaines culturelles et sociales.


Construction de l'Idéal du Moi, conforme aux exigences du Surmoi. Identifications secondaires. La "réalisation de soi".

      Cette phase est une période de recherche d'identifications secondaires, intégration de modèles choisis, souvent autres que les premiers modèles, identifications en accord avec "l'Idéal du Moi" qui coexiste dorénavant avec le "Moi Idéal" et qui procède du registre symbolique 455  . L'Idéal du Moi se constitue par la conjonction du narcissisme primaire et des identifications secondaires, conformes aux idéaux collectifs. Il est la finalité, revue, en principe, au crible du principe de réalité, que le Moi se donne dans sa recherche d'identité. L'enfant se constitue un narcissisme secondaire, qui concerne ce qu'il voudrait être, ce qu'il voudrait devenir, en accord avec le Surmoi (FREUD), troisième facteur constitutif de l'identité. Ce Surmoi, ou "conscience morale", constitué de l'intériorisation des interdits et des autorisations parentales, auxquels s'ajouteront plus tard les valeurs éthiques et morales que l'on s'est choisi, ne doit pas présenter des exigences impossibles, ou être trop rigide. Le prédicat devient: "Quand je serai grand je serai...". L'Idéal du Moi se doit de sauvegarder le plaisir, dans une articulation de l'imaginaire et du symbolique, pour être acceptable pour le Moi.

      Le sujet cherche à être au plus près de l'Idéal du Moi qu'il s'est constitué, dans ses actes, dans l'image qu'il veut donner de lui-même. Un Idéal du Moi inaccessible, les décalages trop importants entre l'Idéal du Moi et la réalisation, entre l'Idéal du Moi et le Moi Idéal, sont sources de souffrance, de blessures narcissiques, de découragement et de risques d'effondrement. L'enfant en échec ou en difficulté scolaire est souvent pris dans cette problématique.

      L'enfant peut se construire une identité inscrite dans la culture et le social, en allant, entre autres processus, puiser dans les ressources du culturel, par le biais, en particulier, des identifications secondaires, des éléments constitutifs de sa construction identitaire, et de sa pensée. Cependant, "nul ne peut prendre place dans la culture si on ne lui a pas parlé de son passé, même si celui-ci est perdu. ...S'il ne peut faire le deuil d'un passé perdu, le sujet ne sait pas d'où il vient." (HERFRAY, 1993, p. 53) 456  .


L'accès à l'historicité, une condition fondamentale pour pouvoir s'inscrire, en tant que sujet, dans la culture.

  • L'intégration de la filiation, est le quatrième facteur fondamental qui, avec:
  • le narcissisme,
  • le rapport aux Idéaux, et
  • le Surmoi,

      permettent à l'enfant de construire son identité.

      La généalogie et l'intégration de la filiation sont fondamentales à l'inscription du sujet dans l'ordre symbolique de la société et des générations, à la construction de son identité par un sujet et à son inscription dans le passé, le présent ou le futur. Elles permettent l'accès à l'historicité. L'inscription symbolique dans les générations, la capacité à donner du sens et se repérer dans sa propre histoire, sont fondamentales pour pouvoir "être". Le passé, les origines, sont constitutifs du lien social préalable à toute vie, à toute pensée, à toute créativité, à toute identité. "L'accès à une historicité est un facteur essentiel dans le processus identificatoire, elle est indispensable pour que le Je atteigne le seuil d'autonomie exigé par son fonctionnement." (AULAGNIER, 1975, p. 189). C'est la condition pour que le Je accède à la temporalité et "se conjugue dans le futur". L'établissement du contrat narcissique est étroitement lié avec l'inscription du sujet dans le temps et il permet un repérage qui va encadrer la problématique identificatoire du sujet.


"Contrat narcissique" et projet identificatoire.

      L'inscription dans la culture et dans des liens sociaux symbolisés nécessite l'établissement d'un "contrat narcissique" (AULAGNIER, 1975, p. 22) avec l'environnement, lequel, à son tour, permet que se construise un "projet identificatoire" pour le Je. Ce contrat est l'articulation réussie d'objectifs opposés et mis en tension, d'objectifs d'ordre individuel: respect de l'irréductible individualité des droits et de la liberté du sujet, et des objectifs collectifs auxquels le sujet est soumis: normativité, socialisation, respect des contraintes collectives. Un "projet identificatoire" (AULAGNIER, 1975, p. 22), dans lequel se conjuguera le futur, en ce qui concerne le sujet, est la condition nécessaire pour s'inscrire culturellement et socialement.

      La dissolution du complexe d'Oedipe signe l'entrée de l'enfant dans un projet identificatoire qui est "l'auto-construction continue du Je par le Je, nécessaire pour que cette instance puisse se projeter dans un mouvement temporel, projection dont dépend l'existence même du Je." (AULAGNIER, 1975, p. 193). L'enfant consolide ses identifications dites secondaires qui trouvent leur place dans un Moi qui acquiert une certaine cohérence et une certaine stabilité, et un Surmoi normal, intériorisé. Il se construit un Idéal du Moi plus conforme à ce qu'il peut prétendre atteindre un jour, moins illusoire, dicible, soumis aux processus secondaires et au principe de réalité. Un clivage s'opère dans le Je, entre des énoncés identificatoires intelligibles et dicibles, conformes aux lois du discours et au système de parenté (c'est-à-dire conformes à l'ordre symbolique), qui restent disponibles au conscient, et des énoncés identificatoires soumis au refoulement. C'est le cas des énoncés non conformes à la logique des processus secondaires : énoncés devenus contradictoires avec un récit que le Je se reconstruit sans cesse, ou énoncés qui exigeraient une position libidinale que le Je rejette ou qu'il décrète interdite. "L'accès au projet identificatoire prouve que le sujet a pu renoncer à l'ensemble des objets qui ont d'abord représenté les supports conjoints de sa libido d'objet, et de sa libido narcissique." (AULAGNIER, 1975, p. 200). Par l'effet du refoulement, l'élaboration de la névrose infantile permet à l'enfant de concilier les impulsions de son désir, et le principe de réalité. L'enfant peut se situer dans un projet identificatoire, lorsqu'il a pu se poser comme être, c'est-à-dire lorsqu'il prend conscience de lui comme sujet, et lorsqu'il peut affirmer quelque chose de son désir, désir séparé de celui de ses parents.

      C'est l'ensemble de ces énoncés identificatoires conscients, présents ou passés, ou refoulés et devenus inconscients, dans lesquels il s'est successivement reconnu, qui constituent le Je, qui lui-même se construit ainsi comme récit.

      Un "non- dit" sur les origines peut bloquer de manière rédhibitoire la capacité de pensée du sujet, et en particulier constituer un empêchement majeur au désir d'apprendre. C'est ce que semble vivre Kaled, cas déjà évoqué, dont nous nous proposons de relater un fragment du parcours rééducatif 457  .

      C'est à ce point de nouage de son histoire, au niveau de cette "phase transitionnelle", phase d'élaboration, de symbolisation et de métabolisation de son histoire personnelle et scolaire, que l'enfant signalé en difficulté par le maître, en grande section d'école maternelle ou au CP, quelquefois au CE1, est souvent englué.


6-5- Les difficultés de l'enfant apparaissent comme des difficultés de liaison: liaison à soi, liaison aux objets, liaison au monde. Des conflits entre des "projets de vie" différents.

      Selon la théorie psychanalytique, le Moi est l'instance régulatrice entre les pulsions internes et le monde extérieur. Le Moi est l'instance du registre imaginaire par excellence, le "lieu" des identifications et du narcissisme. Le conscient et le pré-conscient y sont présents, l'inconscient y émerge en partie. Si la catégorie du "moi" est celle de l'illusion (le moi unifié dans l'image), de l'aliénation à l'autre de l'image, à partir du stade du miroir, c'est aussi le lieu où la connaissance peut s'élaborer, et c'est un lieu de régulation entre monde interne et monde externe au sujet. C'est la "vitrine" sociale de la personne. Ses facettes peuvent être multiples. L'intervention pédagogique s'adresse au Moi social de l'enfant. Avec l'intervention du principe de réalité et le refoulement des pulsions, le Moi se présente comme une sorte de tampon entre les conflits et les clivages de l'appareil psychique (FREUD, 1920). Le Moi tente de jouer le rôle d'une sorte de pare-excitation, face aux agressions en provenance du monde intérieur, et du monde extérieur.

      L'environnement est porteur d'un discours social, collectif et symbolique, qui entre en conflit avec l'individualité du sujet, avec son désir d'autonomie, de liberté, et d'expansion. Le Moi est le "lieu" des conflits entre les normes, les interdits et les contraintes en provenance du monde extérieur et la poussée énergétique pulsionnelle qui cherche à atteindre son but. Le Moi est un "développement spécialisé du ça ...qui a pour fonction d'établir un contact entre la réalité psychique et la réalité extérieure" (BION, 1962, p. 43). Comme instance intermédiaire, le Moi est particulièrement fragile et exposé. FREUD (1925) en souligne la vulnérabilité: "...la dépendance du moi à l'égard du ça comme à l'égard du surmoi, son impuissance et sa propension à l'angoisse en face de l'un et de l'autre, ...l'apparente position de domination qu'il a tant de peine à maintenir..." (p. 12). Plus loin, il poursuit, insistant sur le rôle "d'interface" du Moi: "...le moi est une organisation; il est fondé sur la libre circulation et la possibilité, pour toutes les parties qui le composent, d'une influence réciproque; son énergie désexualisée révèle encore son origine dans l'aspiration à la liaison et à l'unification, et cette compulsion à la synthèse va en augmentant à mesure que le moi se développe et devient plus fort." (p. 14).

      Les comportements relationnels (au sens de sociaux et d'affectifs) sont l'expression de ces conflits et des compromis qui ont pu ou non se réaliser. Les conflits, les blessures, tous les vécus de déliaison 458  subis par l'enfant depuis sa naissance, sont inscrits comme une trace dans l'inconscient, et cherchent à se réactualiser, à émerger, dès qu'une situation les ravive. Ils marquent de leur empreinte tous les modes de relation actuels du sujet, y compris dans ses activités les plus rationnelles, les plus cognitives. Si ces vécus et traces de déliaisons (ou "éléments Béta" tels que les nomme BION), encombrent trop le psychisme, s'ils ne sont pas suffisamment symbolisés, élaborés, si le sujet n'a pu s'en distancier suffisamment, ils peuvent prendre le pas sur sa pensée, et le rendre, dans une mesure variable, indisponible à la vie sociale et culturelle.

      L'enfant doit effectuer une révolution identitaire entre son statut d'enfant à la maison, enfant unique ou non, et un statut d'élève, pris dans un groupe de pairs et confronté à des exigences nouvelles. Lorsque ce changement d'identité ne lui apparaît pas comme une promotion mais comme un risque de se perdre, de se diluer, de se déconstruire, lorsque des cassures insupportables se produisent au cours de son évolution, tout son être va tenter de s'accrocher à ce qu'il a connu jusqu'alors, et va construire des défenses contre ce qui pourrait faire intrusion. L'enfant doit trouver du sens au parcours qui le conduit du monde maternel au monde de l'école, parcours qu'il se construit et qui le construit.

      Les obstacles relationnels et socio-culturels à surmonter sont nombreux, tant du côté de la famille que de l'école. Lorsque trop de choses préoccupantes le tirent en arrière, le retiennent, l'engluent dans le monde de la maison, ou que trop de dangers lui paraissent l'attendre dans le monde de l'école, le projet identitaire ou "projet de vie" lui-même, selon l'expression de Jacques LEVINE(1993-1), se trouve en danger. Ce "projet de vie" du sujet, inconscient dans sa plus grande part, est constitué par son projet de grandir, par son projet d'expansion, par son identité. Quelle conceptualisation en propose Jacques LEVINE?

      A la naissance, et avant tout échec, toute blessure, toute atteinte et défaite narcissique, on peut supposer que ce projet est positif. Lorsqu'il aborde l'école, et le projet de vie dont l'institution scolaire est porteuse, l'enfant s'est constitué inconsciemment un projet identitaire, un "projet de vie", à partir de ses premières expériences, de ses réussites, de ses premières défaites, mais aussi de ses modes privilégiés de défense aux vécus d'échec, ou "organisation réactionnelle à la défaite" (id). Ces modes de défense peuvent se révéler positifs, le sujet décidant d'être réaliste et constructif, de prouver sa valeur; par exemple, de "faire la preuve du contraire", de "montrer ce dont il est capable"... D'autres sujets, à l'opposé, versent dans la rancoeur, l'arrogance, la violence, le défi, le refus, le rejet, ou bien au contraire traduisent leur mal être, leur sentiment d'incapacité, par l'inhibition, l'apathie, le découragement, la peur de mal faire qui paralyse...Ce qui est le plus visible de l'enfant, son comportement, dans son aspect dérangeant, est ce qui est à la source de la demande d'aide des enseignants. C'est ce que l'enfant a construit inconsciemment comme défenses et réactions aux défaites et blessures que lui ont infligées ses premières expériences affectives, cognitives, relationnelles, série de "mal-vécus" de son système désirant, et que les psychologues nomment "problématique de l'enfant". C'est aussi ce qui le rend indisponible aux apprentissages et aux relations sociales.

      L'institution part du principe que tout élève doit adhérer au projet qu'elle propose. Si l'écart est trop grand entre ces deux projets, celui de l'école et celui de l'enfant, des difficultés et de la souffrance, le vécu d'une situation en forme d'impasse, peuvent en résulter pour ce dernier. Lorsque ses parents veulent lui faire adopter le projet de l'école, ils peuvent alors être fantasmés par l'enfant en place d'alliés de l'école et contre lui. Le lieu scolaire est le lieu par excellence de conflits entre des projets de vie différents. L'école secrète à son tour des "éléments Béta"; elle se constitue comme cause de vécus de déliaison pour l'enfant. Ces enfants se retrouvent dans une grande difficulté à créer des liens, à créer du sens, entre leur identité d'enfant et leur identité d'élève, entre le projet de vie du monde de la maison et le projet du monde de l'école.

      Certains enfants, de par leur histoire personnelle, familiale ou scolaire, de par un habitus familial très éloigné du milieu scolaire, de par un système défensif qui les enferme dans un projet de vie trop en décalage à ce moment-là avec ce que propose l'école, connaissent une grande difficulté ou une impossibilité à s'inscrire dans le projet de l'école, à s'y reconnaître une place, voire à envisager même une convergence entre ces deux projets. Comment le sujet va-t-il, normalement, pouvoir articuler ce qui est de l'ordre de l'individuel avec le discours collectif? Comment va-t-il pouvoir s'inscrire dans la collectivité et la culture scolaire? Comment peut-il résoudre les inévitables conflits qui en résultent? Comment construit-il le lien social qui va lui permettre de s'inscrire dans cette culture?


6-6- Un "espace intermédiaire d'expérience", un temps de "tâtonnement expérimental", et de construction du "mythe individuel".

      Un espace potentiel, transitionnel, peut être l'espace de l'élaboration par le sujet de ces re-liaisons. Le travail créatif du sujet paraît pouvoir se réaliser au cours d'une phase de réarticulation, d'élaboration, de symbolisation que WINNICOTT nomme "aire intermédiaire d'expérience", "phase transitionnelle" (1971, p. 24 et 25), laquelle permet l'exercice de la créativité du sujet. "Cette aire intermédiaire d'expérience...subsistera tout au long de la vie, dans le mode d'expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif." (WINNICOTT 1971, p. 25). La constitution d'un espace intermédiaire d'expérience, entre le monde extérieur et le monde intérieur, est donc nécessaire pour que ces liaisons, ces élaborations se fassent.

      Jean GUILLAUMIN (1979) rapporte (p. 229), les trois temps de "l'aufhebung" décrits par FREUD en 1925 459  , processus qui conduirait le sujet à transformer la poussée pulsionnelle en un processus créatif.

  • Le temps 1 consisterait en une "suppression", qui, d'une certaine façon, ne supprimerait pas (comme le mécanisme de défense de "l'annulation rétroactive");
  • le temps 2 consisterait en un "maintien" (de: maintenir, réserver, retenir);
  • le temps 3 serait une "prise en main", "une assomption", par une élévation à un autre plan de ce qui a été à la fois supprimé et maintenu. Ce serait le temps de l'inventivité, de la création. Lorsque deux solutions seulement s'affrontent, le temps 3 ne pourrait pas se produire, il n'y aurait pas création, mais "évacuation" de la pulsion et de l'énergie pulsionnelle, du conflit.

      N'est-ce pas une de ces élaborations, effet d'un "bricolage" de l'enfant, d'un "tâtonnement expérimental" qui constituera ce que la théorie psychanalytique nomme "le mythe individuel" 460  ? Le mythe, dans ce sens, est une élaboration issue du registre imaginaire, comme le sont les contes et les mythes culturels. Il est individuel, parce qu'il constitue une élaboration singulière qui tente d'apporter des réponses, des solutions, aux questions que se pose le sujet, et dont les réponses ont pris la forme d'impasses sur lesquelles sa pensée bute. Ces impasses entravent le libre fonctionnement de sa pensée, et le rendent indisponible aux sollicitations culturelles.


6-7- Proposition de synthèse. Construire son identité, inscrite dans le lien social, et ouverte à la culture.


Synthèse sous forme d'un schéma.

      Nous proposons en page suivante un schéma qui tente de synthétiser ces différents processus de création du lien social et de l'inscription du sujet dans la culture, grâce à l'articulation entre le Moi du sujet et la société. Cette schématisation tente de rendre compte du devenir des pulsions du sujet qui se heurtent aux contraintes liées au social et à la culture, et de leur transformation, grâce à l'étayage social et aux ressources du culturel.

      Elle tente de mettre en évidence les conflits au niveau du Moi. Ceux-ci naissent du nécessaire affrontement entre les investissements pulsionnels du sujet, et les résistances et interdits en provenance du monde extérieur. Ils sont à l'origine, dans le Moi du sujet, de suppression, de mécanismes de défense, de refoulement, de déliaisons, et de blessures narcissiques. Le sort de ces conflits peut être divers. Leur possible symbolisation par le sujet, est liée à l'existence d'un espace potentiel, espace intermédiaire entre monde interne et monde externe.

      

Schéma : La construction du lien social et l'inscription dans la culture: UNE CREATION DU SUJET. Les trois temps de la création

      Un compromis peut donner naissance au symptôme, en liant l'énergie des pulsions et en faisant perdre de sa souplesse au fonctionnement des registres du réel, de l'imaginaire et du symbolique. Une assomption, sublimation, métabolisation, s'accompagne d'une libération de l'énergie, du libre jeu des registres psychiques. Elle permet l'investissement culturel et le nouage de relations sociales symbolisées. Le sujet peut, dès lors, assuré de son identité, assuré de "ne pas se perdre dans le social", affronter et accepter les contraintes et les exigences, ainsi que les normes du collectif.


Construire son identité privée et sociale.

      Qu'avons-nous appris concernant la construction de son identité privée et sociale, par le sujet? Quels éclairages quant à cette élaboration, quant aux difficultés possibles, pouvons-nous dégager? Pouvoir s'adapter créativement dans son environnement, pouvoir s'affirmer en tant que sujet séparé du désir de l'autre, pouvoir nouer des relations symbolisées, pouvoir apprendre, pouvoir s'inscrire dans la culture, toutes ces capacités apparaissent comme des facettes d'un même mouvement qui pousse le sujet à "grandir", à accroître son pouvoir sur lui-même et sur le monde, à s'inscrire et à être reconnu, comme étant inscrit dans une culture, dans une société. Quels sont les liens entre ces différentes dimensions du "grandir" de l'enfant?

      Des analyses qui précèdent, on peut déduire que:

  • pour pouvoir s'intégrer dans la culture et dans la société, et pour y être reconnu comme y ayant une place,
  • pour pouvoir apprendre,

      il faut être séparé. En d'autres termes, il faut s'être construit une identité suffisamment autonome, "séparée" du désir de l'autre, sur une base narcissique "suffisamment bonne". L'identité n'est pas "donnée", ni par la naissance, ni par le milieu familial. Elle est le résultat d'une construction, d'une lente élaboration. Quelles sont les conditions de possibilité de cette construction?


1- Construire son identité en élaborant son histoire.

      Il apparaît que pour construire son identité, le sujet doit exprimer, symboliser, et se distancier des événements de sa vie, en se repérant dans son histoire personnelle, en construisant son "mythe individuel".

      La construction de ces "petites histoires" en un récit, permet au sujet:

  • de se séparer, c'est-à-dire de se désengluer des événements vécus et non symbolisés, non élaborés, de leur donner du sens, tout en s'en distanciant, et tout en les reconnaissant comme vécus par lui,
  • de symboliser cette séparation et ces événements,
  • d'abstraire en transformant ces événements en un récit "re-présenté", inscrit dans la temporalité, récit dont le sujet s'est légèrement décalé, distancié,
  • de sublimer, c'est à dire pouvoir aller chercher ailleurs d'autres investissements, pour pouvoir créer, et en particulier, pouvoir SE CREER, pour pouvoir apprendre.

2- La construction de son identité par le sujet est une création.

      Elaborer son identité est un processus créatif, comme le sont une adaptation active, ou l'acte d'apprendre, ces processus étant étroitement articulés. La construction d'une identité, qu'il s'agisse de la construction d'une identité professionnelle par un groupe, comme nous l'avons analysé dans notre première partie en ce qui concerne les rééducateurs, ou la construction de son identité singulière par un sujet, sont des créations.


3- La construction de son identité par un sujet, en tant que création, suit les mêmes processus et nécessite les mêmes étayages, les mêmes outils, que toute création.
  • L'écart et le manque permettent l'émergence du désir. Leur élaboration peut devenir création de soi. Qu'il s'agisse de l'adaptation active du sujet au monde, qu'il s'agisse du mouvement qui pousse un sujet vers un apprentissage ou de celui qui maintient son investissement dans l'acte d'apprendre, qu'il s'agisse de l'élaboration de son identité par le sujet, la création, est une réponse, une solution trouvée par un sujet à un conflit entre lui et le monde. L'écart, la faille, les ratages, les manques, créant une béance entre l'illusion et la désillusion, permettent un dégagement premier, l'émergence du désir et l'enclenchement des processus créatifs du sujet. Cette création peut être l'investissement, comme effet d'une sublimation: une oeuvre d'art, une oeuvre scientifique, un apprentissage culturel, sportif ou corporel, un symptôme, ou encore, "le mythe individuel" du sujet...
  • Un lien social préalable et "suffisamment bon" est nécessaire à toute élaboration de soi, à toute vie. L'étayage, l'apport des ressources culturelles et des identifications secondaires, sont des conditions fondamentales de la création. Il n'est pas possible de passer d'une phase d'illusion groupale ou symbiotique, fondement même de la première existence au monde, on ne peut passer du modèle inculqué par les géniteurs, modèle dont on s'est nécessairement imprégné pour pouvoir être, à une construction de liens culturels et sociaux symbolisés, sans passer par cette phase de doute, de remise en question, de "tâtonnement expérimental" de sa vie ou de ses savoirs. Pendant cette période difficile à vivre, le sujet doit pouvoir disposer d'un étayage et de ressources suffisantes, en lui-même et dans son environnement. Il doit pouvoir disposer de repères identificatoires compatibles avec les processus secondaires et le Surmoi.

4- Le sujet construit son identité en élaborant pour lui-même une tierce voie.

      Cette identité ne doit être ni en adhésion-fusion, ni en rupture radicale par rapport aux anciens modèles, mais suffisamment en écart, dans une articulation symbolisée de son histoire avec le monde social et culturel dans lequel le sujet doit se faire une place, doit s'intégrer.


5- Le sujet doit pouvoir disposer en lui de certaines ressources pour pouvoir s'adapter créativement, pour pouvoir se "trouver" dans une identité séparée, pour pouvoir apprendre, pour pouvoir créer.

      C'est, en particulier, la présence effective de ces ressources, ou leur non disponibilité, ce sont les besoins supposés de l'enfant, qui constitueront des indications fondamentales quant à la nature de l'aide éventuelle à lui apporter. Comme nous l'avons fait précédemment, nous proposons de reprendre dans un tableau récapitulatif les diverses conditions de possibilité et élaborations préalables de l'enfant pour construire son identité privée et sociale. Dans une première colonne, nous énumérons ainsi les principales capacités et élaborations préalables à la construction de son identité par l'enfant. Dans une deuxième colonne, nous repérerons les besoins qui semblent devoir être satisfaits pour que ces élaborations puissent se réaliser. Leur ordre d'énumération ne présente pas une correspondance terme à terme entre les éléments des deux colonnes.


Tableau de synthèse: Construire son identité d'enfant-élève-écolier.

      Nos sources sont nos analyses antérieures, complétées par les conditions de possibilité de son individuation par l'enfant, énoncées par Jacques LEVINE (1993-1). La présentation adoptée respecte celle qui avait été utilisée dans les tableaux de synthèse antérieurs.

      
Tableau de synthèse : Construire son identité d'enfant-écolier-élève
Capacités et élaborations préalables Besoins devant être satisfaits
- avoir construit le sentiment de continuité de son existence (LEVINE),
- avoir réussi des expériences,
- "   "   "   une estime de soi suffisante,
- "   "   "   une confiance en soi suffisante,
- se représenter l'autre en son absence (LEVINE),
- avoir construit un accompagnement familial interne, et un accompagnement interne de soi par soi (LEVINE),
- supporter la solitude face à des situations problématiques (LEVINE),
- accepter ses limites, ses manques,
- avoir intégré la filiation, la généalogie, ses origines,
- pouvoir s'identifier à quelque chose qui le dépasse, comme le nom, ou l'Idéal du Moi (LEVINE),
- avoir accédé à la temporalité,
- symboliser sa propre existence (LEVINE),
- avoir donné du sens à sa propre existence,
- avoir construit un Idéal du Moi accessible,
- avoir pu construire un Surmoi suffisamment souple
- se transporter symboliquement au milieu des autres (LEVINE),
- avoir construit un espace intermédiaire d'expérience,
- avoir élaboré son mythe individuel, et les théories sexuelles infantiles, la névrose infantile,
- pouvoir créer de nouveaux liens,
- pouvoir être inventif,
- pouvoir faire jouer librement ses registres psychiques,
- pouvoir construire son identité d'enfant pour pouvoir construire son identité d'écolier et d'élève.
- bénéficier d'un lien social suffisamment bon,
- représenter quelque chose pour l'autre, être aimé,
- être unique, spécifique,
- être en sécurité,
- bénéficier d'un entourage continu, stable, fiable,
- bénéficier d'un étayage par l'environnement,
- avoir pu être actif,
- avoir pu prendre des initiatives,
- être nommé par son prénom, par son patronyme,
- disposer de repères identificatoires conformes à l'Idéal du Moi,
- bénéficier d'attentes à son égard, de la part de l'environnement, appropriées à ses possibilités actuelles, bénéficier d'un contrat narcissique réaliste,
- pouvoir disposer des ressources du culturel,

- pouvoir vivre une phase de "tâtonnement expérimental" à la recherche de soi, de son identité de sujet séparé.

      Ces conditions sont nécessaires à l'enfant pour pouvoir se séparer des premières attaches familiales, et en attendre du plaisir. Nous constatons d'ores et déjà que ces élaborations et capacités préalables, et ces besoins, rejoignent ceux que nous avons rencontrés dans les autres domaines de son parcours: son adaptation créative au milieu, ses apprentissages. Ce n'est pas une surprise, nombreux ont été les points d'articulation déjà rencontrés. Les résultats de nos analyses font écho à ce que propose Ivan DARRAULT à propos de l'acte d'apprendre: "Apprendre est un processus qui s'inscrit dans le temps, une démarche, une quête"...qui se nourrit de la rencontre...qui participe de la quête constitutive de l'être humain, quête du monde, quête de soi-même, quête de son identité". (DARRAULT, 1992, p. 6).


Conclusion, et repères pour une indication d'aide à un enfant en difficulté dans la construction de son identité d'élève.

      L'enfant qui fait l'objet d'une demande d'aide de son maître, est "inadapté" au système scolaire, à la classe. Nous nous sommes demandée ce qui est nécessaire à un enfant pour s'adapter au contexte dans lequel ils doit s'inscrire, et, en particulier, au contexte scolaire (point 1). Nous avons recherché ce qui était nécessaire à un enfant pour pouvoir apprendre. Cette analyse nous a conduits à analyser en quoi consiste "le désir d'apprendre" du sujet, et comment il se construit (point 2). Les conclusions renvoyaient impérativement à la question de l'opération de séparation du sujet. Nous avons appris que, pouvoir se séparer, requiert la satisfaction d'un certain nombre de besoins, mais permet également la construction d'un certain nombre de capacités (point 3). Ces capacités correspondent-elles à ce que l'école attend de l'enfant pour qu'il tire bénéfice de l'enseignement? Sinon, quelles sont les autres élaborations nécessaires? Nous avons constaté que le fonctionnement et l'articulation des registres du symbolique et de l'imaginaire, ainsi que la nécessité pour l'enfant de disposer de repères identitaires suffisamment construits, suffisamment solides, étaient sans cesse requis par les apprentissages (point 4). Nous devions alors nous interroger sur les liens réunissant ces différentes élaborations. Des pistes étaient ouvertes, qu'il fallait approfondir et vérifier (points 5 et 6). La répétition de la plupart des besoins devant être satisfaits, et celle des capacités préalables devant être élaborée et devant être disponibles à l'enfant lors de tout apprentissage, met en évidence l'interdépendance de ces besoins et de ces préalables. On les retrouve dans la capacité du sujet à construire son identité.

      Nous venons de constater que la construction identitaire, est étroitement articulée à l'opération de séparation du sujet, et au libre fonctionnement des registres psychiques. Nous avons confirmé qu'un enfant ne peut apprendre à l'école s'il n'a pu satisfaire un certain nombre de besoins fondamentaux, et s'il n'a pas suffisamment construit un certain nombre de capacités préalables à son inscription scolaire, selon trois axes de l'organisation psychique que nous avons déclinés en:

  1. La relation aux objets humains et matériels, dont la dimension culturelle et sociale est rendue possible par l'opération de séparation du sujet, et l'inscription de celui-ci dans des liens sociaux symbolisés;
  2. le fonctionnement des registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire;
  3. la construction identitaire.

      L'enfant doit avoir à sa disposition les capacités construites au sein de son milieu familial et à l'école maternelle, capacités que nous avons nommés "préalables". Ces élaborations préalables correspondent à des ressources de l'enfant, constituées de "postures", de "compétences transversales", de capacités disponibles pour en construire de nouvelles. Elles ont été possibles grâce à la satisfaction de certains besoins fondamentaux. Ces besoins fondamentaux, doivent normalement avoir été satisfaits au sein de la famille, avant l'entrée de l'enfant au Cours préparatoire, pour lui permettre d'aborder les activités scolaires, les apprentissages et des relations sociales appropriées.

      Si, comme le déclare Jacques LEVINE, (1993-1, p. 7), "c'est au travers des réponses à ces besoins, que l'enfant se sent en liaison, ou non, avec l'entourage. Le travail fonctionnel de réparation de la perte de valeur implique donc qu'on favorise l'auto-réparation de l'enfant au niveau de la satisfaction de ses besoins 461  ", encore faut-il les connaître. C'est ce que nous nous sommes attachée à faire dans cette phase de notre recherche, et c'est ce dont nous tentons de rendre compte sous une forme synthétique complémentaire, pages suivantes. Cette synthèse reprend en les regroupant, les résultats de nos analyses, à travers les différents tableaux présentés.

      Nous avons porté tout particulièrement notre attention, sur deux catégories d'éléments:

  • des ressources de l'enfant: postures et élaborations préalables pour qu'un enfant puisse s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages.
    L'analyse de ces capacités requises par l'école, nous fournira des repères, quant au point où il en est de ses élaborations, et quant à la compréhension de la nature de ses difficultés;
  • des besoins devant être nécessairement satisfaits pour qu'un enfant puisse s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages.
    Le repérage de ces besoins nous fournira des repères quant à la proposition de l'indication la plus appropriée pour cet enfant, et de ce que l'on pourra peut-être, ou de ce que l'on ne pourra pas, lui proposer comme aide au sein de l'école.

      L'ordre de présentation de ces différents éléments n'est pas strictement chronologique. Nous tenterons de repérer ce qui nous paraît constituer des articulations privilégiées entre les différentes élaborations relevant des différents axes de l'organisation psychique.

      
Tableau : Ressources de l'enfant: postures, capacités et élaborations préalables pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages (1).
A partir de l'opération de séparation - se séparer du désir maternel, de ses désirs imaginaires, du savoir actuel, des objets (distance);
- pouvoir: apprendre, accepter le différé, accepter le détour,
- tolérer l'attente, l'incertitude, l'inattendu, le risque, accepter le changement,
- pouvoir anticiper,
- pouvoir être seul en présence de l'Autre,
- avoir intériorisé la mère comme "un bon objet";
- supporter la solitude face à des situations problématiques,
- pouvoir supporter le manque, la frustration,
- accepter que les objets soient extérieurs à soi, séparés, autonomes,
- avoir intériorisé l'imago des parents (parents intérieurs, Surmoi),
- accepter le risque, la perte,
- avoir pu renoncer aux premiers objets d'amour et d'identification;
- avoir pu élaborer l'Oedipe, l'angoisse de castration;
- être passé du symbiotique au symbolique;
- avoir construit pour soi-même un accompagnement familial interne et un accompagnement de soi par soi,
- s'être constitué en tant que sujet séparé, soumis à l'ordre symbolique, connaître quelque chose de son désir.

      
Tableau : Ressources de l'enfant: postures, capacités et élaborations préalables pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages (2).
A partir du fonctionnement et de l'articulation du réel, de l'imaginaire et du symbolique - s'être constitué un espace mental;
- pouvoir se soustraire à la présence concrète des objets, pouvoir les conserver en pensée, en mémoire;
- pouvoir se représenter l'Autre en son absence;
- pouvoir accéder au principe de réalité;
- pouvoir concevoir et utiliser des objets transitionnels;
- avoir construit un espace intermédiaire d'expérience, espace transitionnel, entre intérieur et extérieur, entre monde privé et monde culturel;
- recourir aux symboles pour représenter l'absence, le manque, la perte, la séparation, le deuil;
- disposer d'une maîtrise "suffisante" de la parole, du langage;
- utiliser le pouvoir symbolique des mots;
- pouvoir jouer en faisant intervenir les différentes formes de symbolisme;
- avoir assumé, symbolisé, une série de castrations symboligènes:
- avoir accès à des symboles culturels communicables et partageables;
- évoquer, manipuler des signes, des codes, et leur donner du sens;
- pouvoir réaliser des opérations mentales, pouvoir se décentrer;
- être capable de "délibération interne". Pouvoir penser, raisonner, juger;
- pouvoir exprimer, représenter, symboliser, sublimer, élaborer: la frustration, l'angoisse, les émotions, les excitations pulsionnelles, les ressentis, les affects, les impressions des sens, les inquiétudes, les ratés, les blessures, les vécus de déliaison, les préoccupations qui encombrent la pensée, qui empêchent de se séparer, de grandir, d'apprendre;
- avoir élaboré le refoulement normal de la sexualité infantile;
- pouvoir faire jouer librement ses registres psychiques;
- pouvoir faire appel à l'ordre imaginaire, s'intéresser aux énigmes, vouloir les résoudre;
- prendre du plaisir à la fiction, pouvoir "faire-semblant",
- pouvoir rêver, fantasmer, créer des "mises en scène";
- pouvoir "apprivoiser" l'imaginaire, pouvoir l'utiliser comme ressource créative, comme recours. Pouvoir "équilibrer" l'imaginaire et le symbolique;
- avoir élaboré sa névrose infantile; avoir élaboré ses théories sexuelles infantiles, sous la forme de "petites histoires", de mythe individuel ou de roman familial; donner du sens au monde externe par l'intermédiaire du monde interne,
- pouvoir articuler le principe de plaisir au principe de réalité;
- avoir accédé à la temporalité: pouvoir faire fonctionner les représentations mentales: passé, présent, futur; pouvoir se repérer et s'inscrire dans le temps, passé, présent, futur,
- pouvoir élaborer l'expérience pas te;
- pouvoir se représenter mentalement, de façon anticiBruno;
- pouvoir anticiper les conséquences de ses actes,
- "symboliser sa propre existence" (LEVINE),
- "se transporter symboliquement au milieu des autres" (LEVINE),
- pouvoir échanger des points de vue différents,
- connaître et maîtriser son corps,
- être capable d'attention et de concentration,
- situer son corps dans l'espace; s'être constitué un pare-excitation,
- pouvoir se mettre en position "passive", réceptive
- pouvoir créer de nouveaux liens symbolisés avec les personnes, avec les objets,
- être inventif, pouvoir construire un rapport créatif à la réalité;
- pouvoir situer l'objet d'apprentissage comme tiers, comme objet transitionnel.

      
Tableau : Ressources de l'enfant: postures, capacités et élaborations préalables pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages ( 3).
A partir de la construction identitaire - avoir construit le sentiment de continuité et d'intégrité de sa personne, et de son existence;
- avoir construit une confiance en soi et en ses possibilités, suffisamment solide, à partir d'expériences réussies; avoir construit une image de soi acceptable, et une estime de soi suffisante;
- avoir construit une image de son corps cohérente et suffisamment unifiée, située dans l'espace; "habiter son corps",
- avoir connu le sentiment d'omnipotence, et avoir accepté de le perdre; pouvoir accepter ses limites, ses manques, accepter de "ne pas savoir", pouvoir accepter sa castration;
- reconnaître l'altérité, les différences, les ressemblances;
- avoir acquis un savoir sur ses origines, sur la filiation, sur la différences des générations, sur la loi de l'interdit de l'inceste, sur la différence des sexes, avoir acquis un savoir sur son identité sexuelle, sur la mort;
- accepter l'écart entre le pouvoir et le vouloir (avoir commencé à intégrer sa division de sujet);
- désirer vivre, grandir, désirer accroître son pouvoir, sa maîtrise, sur les objets, sur le monde, sur soi-même ;
- avoir la conviction de sa réaliser par l'action et par l'appropriaoion du savoir; aller chercher dans le culturel des éléments constitutifs de sa pensée; pouvoir élaborer un projet de maîtrise sur soi-même et sur le monde;
- pouvoir se projeter dans l'avenir;
- pouvoir articuler le désir, le manque, et un projet d'apprentissage qui tient compte du principe de réalité; désirer savoir, désirer apprendre;
- pouvoir imiter; pouvoir s'identifier à des adultes, à des pairs;
- pouvoir s'identifier à quelque chose qui dépasse le sujet (le nom, l'Idéal du Moi);
- avoir construit un Idéal du Moi accessible, un Surmoi suffisamment souple;
- donner du sens à sa propre existence, à sa propre histoire, l'inscrire dans le temps, dans une filiation, dans une généalogie;
- accepter l'inscription, la trace;
- pouvoir se situer et se comprendre dans le monde, comme un sujet séparé; articuler sa propre expérience avec le monde culturel et social; pouvoir construire son identité d'enfant pour pouvoir s'adapter créativement, pour pouvoir construire son identité d'écolier et d'élève, pour pouvoir apprendre.
 

      
Tableau : Besoins devant être satisfaits pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages (1)
sécurité - "ne pas se sentir menacé dans son existence, dans sa sécurité, dans ses habitudes, dans son identité" (PERRENOUD);
-
bénéficier d'une sécurité affective et sociale, d'un lien social suffisamment bon, suffisamment contenant des angoisses;
- bénéficier d'un entourage continu, stable, fiable;
- que "plus tard" ait un sens et ne soit pas porteur d'angoisse;
Plaisir
(besoin hédonique)
- connaître le plaisir;
- avoir l'espérance d'un plus de plaisir,
minimum de reconnaissance du Moi (LEVINE) - se sentir aimé, apprécié, sentir que l'on compte pour quelqu'un;
- se sentir unique, spécifique,
- être reconnu dans son existence, dans sa personne, dans ses besoins;
- se sentir exister pour l'Autre en son absence;

      
Tableau : Besoins devant être satisfaits pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages (2)
avoir bénéficié des conditions favorables pour pouvoir se séparer - avoir connu l'écart, le manque, la séparation;
- avoir bénéficié de la métaphore paternelle,
- avoir bénéficié des castrations symboligènes, et des conditions d'élaboration de l'Oedipe,
- avoir été contraint au refoulement normal des pulsions;
Transitionnalité
(LEVINE)
- être reconnu et rencontré là où l'on est, dans son existence, dans ses besoins,
- être accueilli dans sa différence,
- bénéficier d'attentes à son égard, appropriées à ses possibilités actuelles,
- bénéficier d'un contrat narcissique réaliste, (AULAGNIER);
- bénéficier d'un milieu suffisamment adapté, évolutif;
- pouvoir s'exprimer, pouvoir communiquer;
étayage
puis
désétayage
- avoir bénéficié de la fonction contenante et conteneur de la mère, puis de l'environnement;
- être invité, incité à entrer dans la culture, rassuré, par des adultes fiables, tutélaires, témoins et médiateurs du monde culturel;
- bénéficier de leur étayage, puis de leur désétayage;
inscription et filiation
(LEVINE)

appartenance
(MASLOW)
- appartenir à une famille, à un groupe, à une collectivité. Pouvoir s'inscrire dans ce groupe. "Se sentir reconnu, respecté en tant que personne et comme membre d'une famille et d'une communauté" (PERRENOUD)
- être nommé (par son prénom, par son patronyme);
- disposer de repères identificatoires en accord avec l'Idéal du Moi et le Surmoi, sous la forme d'adultes et de pairs inscrits dans la culture;
- pouvoir s'inscrire dans le présent, le passé, le futur;
- pouvoir situer sa propre histoire dans une filiation, dans une généalogie;
- "besoin d'un futur possible et d'un passé non impossible, et, le cas échéant, pouvoir parler de ce qui empêche ce futur possible et de ce qui a rendu ce passé trop négatif"(LEVINE 1993-3);
- que "plus tard ait un sens et ne soit pas trop porteur d'angoisse" (LEVINE 1993-3);
- disposer d'un "modèle cognitif" familial en accord avec celui de l'école (LEVINE 1997);
- ressentir l'accord entre les valeurs de la famille et les valeurs scolaires;
se sentir en alliance minimale avec quelqu'un
(LEVINE 1993-3)
- bénéficier de la confiance de quelqu'un qui l'imagine désireux et capable d'y arriver, (PERRENOUD);
- être encouragé, accompagné;
- se sentir compris et soutenu, dans les moments de découragement, de fatigue, d'échec (PERRENOUD);
- pouvoir faire confiance à quelqu'un;
estime des autres - être reconnu dans ses réussites;
- être gratifié;
- "croire que quelqu'un attache de la valeur à ce que vous faites ou apprenez" (PERRENOUD);
estime de soi (MASLOW) - avoir pu réaliser suffisamment d'expériences satisfaisantes;
avoir pu construire un narcissisme suffisamment bon, une confiance en soi et en ses possibilités, suffisante, une image de soi acceptable;

      
Tableau : Besoins devant être satisfaits pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages (3)
Réalisation
(MASLOW)
création,

expression,
communication

emprise,
maîtrise
(FREUD)
affirmation de soi,

Liberté

comprendre le monde et soi-même
- avoir pu être actif, avoir pu réaliser, représenter, des expériences motrices, sensorielles, relationnelles, instinctuelles, pulsionnelles, sublimatoires,
- se sentir producteur de réalisations concrètes (LEVINE 1993-3);
- avoir pu vivre son monde intérieur imaginaire;
- disposer des processus secondaires;
- avoir l'espérance d'un plus de pouvoir sur soi et sur le monde (pouvoir exprimer ses pulsions d'emprise, de maîtrise, ses pulsions scopiques, orales, anales, sublimées...);
- pouvoir vivre une phase de "tâtonnement expérimental" à la recherche de soi, de son identité de sujet séparé, lors de l'élaboration du mythe individuel et des théories sexuelles infantiles,
- avoir pu prendre des initiatives,
- disposer d'un minimum de choix,
- disposer d'une pensée désexualisée, disposer de ses capacités psychiques, de sa pensée;
- disposer de l'énergie pulsionnelle suffisamment libre, pour pouvoir investir des objets extérieurs à soi;
- disposer de la mobilité, de la souplesse psychique;
- être disponible, relativement dégagé du passé, disponible dans le présent;
- "sur le plan cognitif, goûter le plaisir de percer le secret de production et de fonctionnement des choses" (LEVINE 1993-3);
"donner du sens à ce qu'on fait et à ce qu'on apprend" (PERRENOUD).

      Quels liens, quelles articulations privilégiées pouvons-nous repérer entre les différentes élaborations relevant des différents axes de l'organisation psychique? Si toute difficulté est une difficulté de relation, si apprendre, c'est se représenter, c'est-à-dire interpréter, il y a nécessité de cohérence entre la représentation de soi-même et la relation de soi-même avec le monde. La parole, comme véhicule du symbolique, est un élément fondamental de cette mise en ordre. La construction et la conscience de son identité sont des conditions fondamentales de la capacité du sujet à apprendre.

      Il semble donc que notre quatrième hypothèse de travail se trouve à présent vérifiée:

      Il y a un rapport entre la construction de l'enfant et celle de l'élève.

      Nous pouvons préciser que:

      ce rapport concerne les différentes dimensions de la construction de son identité, de l'élaboration de son histoire, et de la construction des capacités requises par l'école pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages.

      Nous pouvons d'ores et déjà avancer que la parole et les différents moyens de symbolisation seront des outils privilégiés pour cette articulation. Si "connaître quelque chose de son désir" devient possible lorsque l'on est "séparé", il semble que la construction par l'enfant de ses théories sexuelles infantiles, de son mythe individuel, sous la forme de "petites histoires" qui s'inscrivent dans le temps, dans une filiation et une généalogie, qui se construisent peu à peu en un récit, permette à cet enfant de construire son identité, et lui permette de donner sens à son histoire, à sa vie passée et à venir, comme au monde qui l'entoure. Il semble que ces constructions, qui font intervenir à la fois les registres psychiques du réel, de l'imaginaire et du symbolique, dans leur richesse respective et leur articulation, lui permettent de symboliser, d'élaborer, de dépasser, les inévitables conflits de son parcours. Il semble qu'elles lui permettent enfin, de poursuivre d'une manière satisfaisante, la construction des capacités nécessaires pour apprendre et pour s'inscrire dans la collectivité, pour "se trouver" ou "se re-trouver", en tant qu'enfant-écolier-élève.

      Encore faut-il qu'il ait disposé, ou qu'il dispose à présent, du temps et de l'espace, de l'étayage et de l'accompagnement nécessaires, pour ces élaborations toujours singulières, "tâtonnement expérimental" dans la construction de sa vie, dans la construction de soi-même.

      Que se passe-t-il lorsque l'enfant n'a pas construit ces préalables, ou du moins quand il ne semble pas, pour l'instant, les avoir à sa disposition? Que se passe-t-il lorsque les circonstances, les événements de sa vie, conduisent l'enfant à retrouver des positions qu'il a normalement dépassées? L'enfant pour lequel on a proposé des séances préliminaires à une aide éventuelle, est un enfant qui se trouve en difficulté d'adaptation à l'école, aux contraintes et aux exigences scolaires,

      Il se trouve en difficulté par rapport:

  • aux apprentissages,
  • aux relations sociales,
  • à la construction de son autonomie, à la construction de son identité d'élève.

      Les premières démarches d'analyse de la situation de l'enfant, ont fait apparaître que sa difficulté ne pouvait être résolue par un apport pédagogique supplémentaire ou complémentaire. Elles ont effectué un repérage, semble-t-il, vis-à-vis des indications thérapeutiques, de celles relevant du soin, qui s'imposaient "d'évidence". La question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?, restait cependant posée, et il était nécessaire, pour le rééducateur, d'affiner, au cours des séances préliminaires, les éléments d'information, de confirmer des hypothèses quant à la difficulté "normale" ou éventuellement "pathologique" de cet enfant, quant à la nature de ses difficultés, quant à ses potentialités actuelles, et surtout quant à ses possibilités d'auto-réparation, compte tenu des ressources dont il semble pouvoir disposer. Nous possédons à présent, nous semble-t-il, pour notre recherche, des éléments significatifs pour apporter des réponses à cette question. Si la réponse est positive, il nous faudra, compte tenu des "savoirs de parcours" de l'enfant, répondre à la deuxième question: A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait pouvoir répondre?

      La réponse apportée par le rééducateur, sous forme d'hypothèses, ne peut être que "singulière", dans la constitution d'un "tableau clinique" qui tient compte, non seulement des difficultés manifestes de l'enfant, mais aussi des hypothèses concernant ses ressources, ses potentialités et ses besoins. Compte tenu de ce "tableau clinique", les questions auxquelles doit pouvoir répondre la personne qui a rencontré un enfant pendant un nombre variable de séances préliminaires, semblent pouvoir être:

  • Où en est cet enfant en difficulté à l'école, en difficulté dans son désir et dans ses possibilités d'apprentissage, en difficulté dans la construction de son identité?
  • Peut-on considérer que sa difficulté est "normale", ou bien que des soins, une aide thérapeutique, lui sont nécessaires?

      Dans le cadre de cette recherche, nous devons à présent pouvoir répondre aux questions:

  • A quelles difficultés, une aide à l'école peut-elle éventuellement répondre, à quels besoins de l'enfant cette aide peut-elle satisfaire? Dans quelle mesure? Pour construire quelles capacités?

      Ces questions renvoient à une nécessité de clarification, la plus précise possible, entre "difficulté normale" et "pathologie", entre "rééducation" et "soin".

"L'Ecole est...le lieu de la Normalité, et, plus, de la défense du champ de la normalité. Nous voulons dire par là que l'Ecole se doit de défendre avant tout l'idée qu'il est profondément normal qu'un enfant éprouve des difficultés - éventuellement sérieuses - dans son devenir d'enfant-élève. Et que ces difficultés ne le condamnent pas pour autant à l'entrée dans l'univers du pathologique et de la thérapie."
Ivan DARRAULT (1988, p. 29).


Chapitre VIII
Un PARCOURS DIFFICILE, une DIFFICULTE NORMALE.

      Nous devrions à présent, à cette phase de notre recherche, pouvoir répondre à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? Si la réponse se révèle positive, il devrait être également possible de dessiner les grandes directions que devrait adopter cette aide "rééducative", pour pouvoir répondre aux besoins de cet enfant, afin de l'aider à dépasser ses difficultés.

      Pour le rééducateur, dans une logique de l'acte rééducatif, trois grandes questions doivent trouver des éléments de réponse à l'issue des séances préliminaires:

  1. Où se situe la difficulté de l'enfant?
  2. De quoi cet enfant est-il capable, autrement dit, quelles sont ses potentialités, quelles sont ses ressources?
  3. De quoi cet enfant a-t-il besoin?

      Deux autres questions, solidaires, découleront des réponses apportées:

  1. Sa difficulté est-elle "normale" ou "pathologique"?
  2. la réponse d'aide peut-elle lui être apportée au sein de l'école?

      Un "tableau clinique", ou la "problématique" de l'enfant, se sont constitués à partir des paroles prononcées depuis la première rencontre avec le maître, l'enfant et ses parents, et à partir de tout ce que l'enfant a pu jouer et représenter, au cours des séances préliminaires. Cette problématique peut prendre sens grâce aux repérages des "savoirs constitués" 462  , et permettre de poser des hypothèses sur la difficulté de cet enfant. C'est dans l'articulation entre ces diverses sources de connaissance que pourra naître l'hypothèse de l'indication.

      Un parcours difficile,...

      Dès le premier jour de sa conception, le petit d'homme doit s'adapter, ajuster ses comportements, en apprendre d'autres; il doit s'intégrer à différents milieux qui lui permettent de vivre et de grandir. La nécessaire adaptation à un milieu qui évolue ou à un nouveau milieu, nécessite du sujet des transformations de ses modes de relation au monde. La séparation vis-à-vis d'un milieu a comme conséquence la perte inévitable d'une partie au moins de ce qui est connu, de ce qui était, afin de pouvoir aller vers ce qui est à venir. Comment l'enfant a-t-il assumé, élaboré et dépassé cette série de ruptures et reconstruit de nouveaux liens?

      La construction psychique est elle-même conflictuelle et exige le dépassement de positions bien ancrées. De frustrations en castrations symboligènes, de refoulement en sublimation, le sujet, élaborant et dépassant ses conflits internes, apprend à devenir plus autonome et à pouvoir exprimer un désir qui lui soit propre.

      une difficulté normale ?

      "Dans la grande majorité des cas, les élèves en difficulté ne présentent aucune déficience fondamentale, intellectuelle, caractérielle, sensorielle et motrice" avait pu déclarer Alain BONY au Congrès de la FNAREN à Besançon, en 1989. Pourtant, leurs difficultés psychoaffectives, qui se manifestent, entre autres, par de "l'immaturité", de l'instabilité, des inhibitions, font qu'indiscutablement, ils ne parviennent pas à apprendre, ou du moins, voient leur efficience considérablement diminuée.

      Est-ce la confrontation avec le milieu social scolaire et l'appropriation de certains contenus, de certaines démarches d'apprentissage, de certaines contraintes et exigences, qui se révèle difficile pour cet élève-là, à ce moment-là? En ce qui concerne la clinique, et dans la logique de l'analyse de la demande, cette question a normalement trouvé une réponse - même provisoire -, à cette étape de la démarche de l'indication. Le maître tente de trouver d'autres approches de l'apprentissage avec cet élève, ou bien le maître spécialisé à dominante pédagogique a déjà proposé son aide, la plupart du temps. Il s'agit cependant de vérifier la validité de la "pré-indication". Il est possible d'infirmer les premières hypothèses, et de modifier l'indication d'aide, pour tous les enfants auxquels ont été proposé des séances préliminaires. La question de la nécessité de soins pour cet enfant a été posée au départ, et a déjà été suggérée à la famille, dans tous les cas où elle apparaissait "d'évidence". Cependant, elle peut émerger au cours de ces rencontres préliminaires. C'est, principalement face à une alternative que se trouve confronté le rééducateur: cet enfant a-t-il besoin de "soins", ou bien une "rééducation" est-elle possible et souhaitable?

      La mise en place des divers entretiens et des premières rencontres avec l'enfant, ont eu pour objet d'envisager la situation de cet enfant dans sa globalité, dans sa dynamique et dans son histoire. L'équipe du réseau d'aides s'est interrogée sur le sens des difficultés de celui-ci, sur la fonction de ces difficultés pour le sujet à ce moment donné de son histoire, au delà de l'enveloppe formelle que peuvent être des difficultés cognitives ou comportementales prises dans le seul contexte de la classe. Est-ce le lieu même de l'école, avec ses contraintes et ses exigences, qui est le révélateur de difficultés en lien avec l'histoire de l'enfant? Est-ce l'école qui révèle les difficultés que l'enfant n'a pu dépasser dans les deux environnements antérieurs? Cet enfant a-t-il choisi, plus ou moins inconsciemment, de porter sa difficulté dans ce lieu, pensant pouvoir y être entendu?

      A cette phase de notre recherche, nous devrions pouvoir établir plus précisément les différents constituants de cette alternative entre "difficultés pathologiques" et "difficultés normales", entre nécessité de "soins" extérieurs à l'école, et "rééducation", dans le lieu même de l'école.


1- Des événements réels et des fantasmes...

      "Où s'écrit le destin?" interroge Roger PERRON (1994). Il s'écrit d'abord dans la famille, premier milieu éducatif de l'enfant, avec ses normes, son langage spécifique, ses modes de pensée, ses modes de relation, de communication, tout ce qui est véhiculé, transmis, de manière consciente et inconsciente, dans le milieu social et culturel dans lequel est immergée cette famille. Il s'écrit en même temps dans le corps de l'enfant et dans la représentation et la symbolisation qu'il peut en construire. Il s'écrit enfin dans la psyché du sujet, car lui seul transforme les événements vécus, en événements psychiques personnels. Un équilibre entre ces trois dimensions doit se réaliser, équilibre fragile, instable. De la solidité de cet équilibre, mais non de sa rigidification qui ouvrirait à une dimension pathologique, dépendra cependant la possibilité ou non pour le sujet d'écrire son destin dans un monde social élargi.

      Le passage d'un milieu social dans un autre a toujours été source de difficultés "normales", ou ordinaires, pour l'enfant. Celui-ci a toujours connu des situations difficiles à supporter, difficiles à élaborer, liées à son histoire personnelle et familiale,: le franchissement du complexe d'oedipe, la séparation ou le divorce des parents, une jalousie apparue suite à la naissance d'un petit frère...Des problèmes et des questions peuvent préoccuper l'enfant au plus haut point, et l'empêcher d'être disponible pour les apprentissages scolaires.

      On sait bien, d'autre part, que des fantasmes peuvent avoir autant d'effets que des événements réels; on sait que les parents fantasmatiques ont quelquefois un rapport assez lointain avec les parents de la réalité...Deux frères d'une même famille, ayant vécu les mêmes événements familiaux, de leur place respective il est vrai, mais avec leurs processus de pensée singuliers et leurs ressources psychiques propres, peuvent en avoir "fait" quelque chose de très différent pour chacun d'eux. Le premier l'assumera, en prendra peut-être prétexte pour se dépasser, les processus de sublimation se mettant en oeuvre, le deuxième en ressortira amoindri, en repli ou révolté. C'est la raison pour laquelle on a pu dire que la réalité de l'événement ne détermine pas directement la création de troubles, de symptômes. Ce sont les fantasmes, ce que le sujet a pu s'en représenter, imaginer, construire, à partir d'eux, qui font d'un événement en apparence objectivable, une réalité psychique unique, singulière, et éventuellement traumatique.


Une élaboration singulière, et la responsabilité du sujet dans la construction de son histoire.

      C'est le sujet qui transforme les événements de sa vie en quelque chose de constructif ou de destructeur pour lui. C'est à la fois sa responsabilité et sa liberté, sa manière singulière de prendre en main son destin, "d'écrire" son histoire. Encore faut-il qu'il y ait cette élaboration. Le sujet lui-même, le plus souvent, et d'autant plus qu'il est en difficulté, n'est pas conscient de cette responsabilité, et se considère comme une victime des événements. Quelle que soit l'aide envisagée, poser cette responsabilité comme un a priori, assigne le sujet à changer de place, et à se faire auteur de sa vie.


Des "vécus de déliaison".

      C'est à Jacques LEVINE que nous ferons appel, pour conceptualiser ce qui se passe pour tout enfant, et au plus haut point pour l'enfant qui se retrouve en difficulté à l'école, en difficulté à faire des liens, en difficulté d'inscription sociale et culturelle. Des risques de "vécus de dé-liaison" existent, tout au long de ce parcours de tout enfant, déliaisons dans le sens défini par Jacques LEVINE (1993-1) de "liaisons non pas défaites mais mal faites" 463  . Celles-ci se caractérisent par:

  • un écart constamment présent entre le projet de vie de l'enfant et le projet proposé par le milieu d'accueil;
  • un envahissement par un cortège d'affects et d'émotions qui submergent le psychisme (ce que le psychanalyste BION nomme les "éléments Béta" 464  .
  • le lien de ces déliaisons avec le refoulement qui ne parvient pas à se faire d'une manière satisfaisante;
  • la présence de représentants des déliaisons qui empêchent l'accès à l'ordre symbolique.

      Cependant, nos analyses antérieures nous permettent d'affirmer que:

Il est normal d'éprouver des difficultés dans les apprentissages.

Il est normal d'éprouver des difficultés dans son "grandir".

Le chemin qui mène de la maison à l'école est semé d'embûches.

Il est normal d'éprouver des difficultés dans le parcours qui conduit à devenir enfant-élève-écolier.

Certains surmontent les obstacles seuls, d'autres, pas. Certains ont besoin d'une aide.

      Qui sont ces enfants? Y a-t-il, parmi eux, des enfants qui requièrent une aide spécifique, à l'intérieur de l'école? De quelle nature devrait être cette aide? Comment se repérer, entre aide pédagogique, besoin de "soins", et "rééducation" possible, souhaitable? De la réponse à cette question, dépend l'existence, au sein de l'école, d'enfants pouvant relever spécifiquement d'une rééducation.


2- Où en est l'enfant de son parcours?

      Jacques LEVINE (1993-2), à partir du référent théorique psychanalytique, d'une manière qui rappelle la modélisation des "trois mondes écologiques" de Boris CYRULNICK, schématise le parcours de l'enfant par:

  • un passage du monde A, ou monde maternel ou encore de la maison (l'enfant est normalement entré dans des relations symbolisées grâce à l'effet de la métaphore paternelle et à la résolution de l'Oedipe);
  • au monde B, ou monde scolaire;
  • pour enfin parvenir au monde social, ou monde C.

      On croit, dit-il, que certains enfants sont en B, dans la classe, alors qu'ils sont encore psychiquement en A, pris, englués, dans leurs problèmes familiaux. Ils sont là par leur corps et non par leur pensée. D'autres, que l'on croyait déjà en C, le sont d'une manière magique, imaginaire, non ancrée dans la réalité, dans un monde dans lequel autrui se plierait à leurs désirs... Et puis il y a ceux qui sont bien en B, mais sans dynamisme, avec passivité, suivisme...ou sur un mode tellement fragilisé que le moindre obstacle venu de l'extérieur, ou bien la moindre défaillance de leur part, appelle en eux un flot d'émotions immaîtrisables...L'enfant arrive de toutes façons en B avec l'identité culturelle, intellectuelle, affective, relationnelle qu'il s'est construite dans le monde de la maison.

      Rappelons, suivant en cela Jacques LEVINE (id.), que l'enfant qui est prêt à entrer dans les apprentissages:

  • a construit son identité sexuelle différenciée, affirmée, garçon ou fille, et pas les deux à la fois ou les deux au choix;
  • a intégré son identité sociale: il partage un patronyme avec sa famille qui le différencie des autres enfants, et il répond à un prénom spécifique qui le différencie au sein de sa famille;
  • se reconnaît des ressemblances mais aussi des différences avec les autres, enfants ou adultes;
  • s'inscrit dans une histoire et peut faire le lien entre son passé et son présent, ancrage qui lui permet de se projeter dans l'avenir, dans l'attente;
  • désire "grandir" pour accéder à des avantages qui l'attirent, desquels il attend un surcroît de plaisir;
  • se vit séparé de cette famille qui lui est pourtant refuge dans la difficulté;
  • vise à une position sociale d'élève "qui sait lire, écrire", et s'il est le seul de sa famille à y accéder, il en tire fierté, valorisation, renforcement narcissique.

      Nos analyses précédentes nous permettent de mieux comprendre les raisons de la nécessité de ces différentes constructions, et les processus qui permettent à l'enfant d'y parvenir.


3- Certains enfants paraissent INDISPONIBLES pour entrer dans les apprentissages de l'école.

      Qu'est-ce qui rend indisponible la pensée de l'enfant qui ne peut entrer dans les apprentissages, qui les fuit en rêvant, en bougeant, ou s'y oppose par des conduites agressives, désordonnées, ou encore par la passivité?

      On peut faire l'hypothèse que sa pensée EST ENCOMBREE par d'AUTRES PREOCCUPATIONS, dont l'urgence le rend indisponible à toute autre sollicitation.

      Que peut-on connaître de cette indisponibilité?

      Les paroles du maître sur l'enfant ont apporté des éléments d'information en ce qui concerne les manifestations visibles de l'indisponibilité de cet enfant, et d'un "non désir" apparent, entendus comme une impossibilité actuelle de l'enfant à apprendre, au sein de la classe. Le maître a peut-être formulé ses propres hypothèses de compréhension de la situation de cet enfant. Les paroles des parents ont apporté des éclairages sur l'histoire actuelle de l'enfant au sein de la famille, et sur celle qu'il rapporte de l'école. Leur discours peut avoir évoqué des événements qui peuvent le préoccuper, encombrer sa pensée aujourd'hui. Une démarche d'anamnèse ne semble ni utile, ni indiquée, dans une aide à l'école qui ne se situe pas, par définition, dans une démarche médicale. Ce qui importe, semble-t-il, pour la personne qui rencontre l'enfant, c'est de mieux comprendre aujourd'hui la difficulté de celui-ci, c'est d'entendre ce qu'il en dit, ce qu'il en pense, au sein d'une rencontre avec un sujet qui souffre et qui parle, même si cette parole prend majoritairement d'autres voies que les mots...

      Les paroles de l'enfant au sein des rencontres préliminaires à une indication d'aide plus précise, ses jeux, ses dessins, ses modelages, tout ce qu'il a pu "parler" de lui-même, ont apporté des éléments d'information à la fois sur:

  • la nature de ses difficultés, sur ce qui le préoccupe,
  • et sur ses potentialités, ses ressources, ses capacités d'auto-réparation.

3-1- L'enfant se voit souvent imposer des situations pour lesquelles il n'est pas prêt...

      Une difficulté, liée à l'histoire récente, est que beaucoup d'enfants fréquentent l'école maternelle de plus en plus tôt, et ceci dès l'âge de deux ans. Sans être rédhibitoire, cette épreuve, par sa prématuration, est trop lourde à supporter pour nombre d'enfants. Pour reprendre la démonstration de Jacques LEVINE, ils sont encore pleinement immergés dans "le monde maternel A", et ne sont pas prêts à affronter les contraintes liées à un nouveau milieu social et à la vie d'un groupe d'enfants. "Arrivent en maternelle trop d'enfants qui ont mal, trop vite ou insuffisamment vécu leur vie de bébé." (LEVINE, 1993-2, p. 3). Ils ont encore besoin d'une relation de type symbiotique avec leur mère, voire de l'illusion d'une relation fusionnelle.

      L'enfant connaît entre deux ans et deux ans et demi une véritable révolution psychique. Le "Je" apparaît, se construit et s'intériorise. Plonger un enfant dans un groupe important d'enfants avant que le sentiment de soi acquière de la solidité, avant qu'il soit capable de se constituer des liens sociaux, alors qu'il a d'abord et surtout besoin de se construire, le plonge dans une grande insécurité, et une grande difficulté. Certains enfants, à cinq ans, sont déjà en grande difficulté.

      Les problèmes se trouvent complexifiés du fait d'une pression sociale qui conduirait à anticiper trop vite, dans certaines grandes sections d'école maternelle, des apprentissages et des exigences qui relèvent normalement du CP, parce que l'enfant a plus de chances, alors, d'avoir construit les capacités psychiques nécessaires pour les intégrer. Certains enfants n'ont pas effectué pour eux-mêmes le travail d'élaboration de la séparation, de la frustration, de la perte, du manque, de l'élaboration de la castration et du travail psychique de sublimation nécessaires à l'entrée dans les apprentissages. Ces difficultés nous renvoient à notre analyse des préalables nécessaires aux apprentissages. Dans les cas les plus fréquemment rencontrés, les grandes questions fondamentales qui concernent l'origine, la vie, la mort, la sexualité, sa place dans la généalogie et dans la famille, n'ont pas trouvé de réponse satisfaisante, et encombrent la pensée de l'enfant. Celui-ci doit construire sa névrose infantile afin de se rendre disponible. Un mauvais engagement de l'enfant dans la construction de la relation objectale, des troubles du narcissisme, c'est-à-dire de la construction de la relation avec soi-même, compromettent gravement pour lui la construction de la dimension relationnelle indispensable à tout apprentissage. Dans une pensée qui ne s'est pas suffisamment désexualisée, le refoulement trop important, accompagné d'angoisse, entraîne avec lui les représentations et les investissements pulsionnels qui seraient nécessaires à l'élaboration de la pensée, et aux différents investissements culturels.

      Un premier constat s'impose: certains enfants ne sont pas prêts pour apprendre. Ils n'ont pas encore suffisamment construit pour eux-mêmes les processus psychiques nécessaires pour entrer dans les apprentissages scolaires et pour nouer des relations aux objets et aux personnes.


3-2- Un événement familial vient faire rupture dans la vie de l'enfant. "Dysconstructions" du Moi.

      La naissance d'un frère ou d'une soeur est fréquemment vécue comme un drame personnel par l'enfant, comme un risque de perte d'amour de la part des parents, et de la mère en particulier. Lorsque cette naissance n'a pas été suffisamment mise en mots par la famille, donc pas suffisamment symbolisée, elle peut jouer le rôle d'un véritable traumatisme pour l'enfant et en avoir les effets. Même lorsque les parents ne s'entre-déchirent pas ou ne mettent pas l'enfant en situation d'enjeu de leurs différends, la séparation ou le divorce de ses parents est toujours un drame pour celui-ci. Un remaniement psychique s'impose. Certains enfants sont submergés et ne parviennent plus à faire face sans aide. Des difficultés affectives, relationnelles, cognitives, peuvent apparaître comme manifestations des conflits psychiques, du mal-être. Lorsque la mort, la maladie, concernant les parents, surviennent au moment du dégagement de l'enfant du désir familial, ces événements de la réalité constituent des obstacles à la poursuite de l'élaboration de l'opération de séparation. Jacques LEVINE (1993-1) souligne la rapidité avec laquelle se montent des "dysconstructions" du moi. "Dysconstructions" qui peuvent être cependant aménagées ou dépassées.

      Ismène ne parvient pas à se rassurer quant à la santé de sa mère. Elle surinvestit sa relation à elle dans des proportions qui l'empêchent de s'en détacher. A moins que...Le père de Frédéric s'est suicidé. Comment élaborer cette mort, d'autant plus qu'un "interdit de parole" autour de cette mort, semble s'être instauré entre la mère et son fils...Comment élaborer et transformer les relations avec la mère pour ces deux enfants? Lorsque l'enfant est trop préoccupé par ce qui se passe à la maison, comme l'est Benoît, comment être disponible pour apprendre, comment se séparer, comment grandir?


3-3- Des carences éducatives font subir à l'enfant, le manque d'étayage et d'accompagnement, dans son travail de construction de lui-même.

      On ne peut pas fermer les yeux sur ces enfants de plus en plus nombreux qui arrivent à l'école sous-alimentés ou sur ceux qui, dès leur plus jeune âge, tombent de sommeil, parce qu'ils ont regardé la télévision jusqu'à la fin des programmes, ou du moins systématiquement jusqu'à la fin du film... Incapacité des parents à faire face à une situation trop difficile pour eux? Démission des fonctions parentales? Carences éducatives?... L'école ne peut pas résoudre tous les problèmes. Les services sociaux non plus, mais certaines situations sont de leur ressort. Quant aux enfants, ils sont à l'école, et ils sont supposés apprendre...

      De nombreux parents n'osent plus, - ou ne savent plus? - exercer leur autorité, donner à leur enfant des limites structurantes, sécurisantes, des repères qui lui sont indispensables pour pouvoir se construire, mais aussi des autorisations, des incitations à aller de l'avant, et en particulier à s'inscrire dans la culture. L'absence réelle du père, ou l'absence de l'exercice de sa fonction d'autorité, de sa fonction introductive de l'enfant au monde social et à la culture, se font ressentir d'une manière répétée. D'autres parents sont constamment "hors-la-loi", et ne remplissent pas leur mission de parents, qui consiste à transmettre à leurs enfants le sens de la règle sociale, le sens de la Loi. L'école ne représente plus pour certains le seul moyen de "réussir" socialement, et la débrouillardise, le gain facile ou les moyens illicites, remplacent parfois dans la famille les valeurs que prône l'école, plaçant l'enfant dans un conflit de valeurs entre sa famille et l'école, et dans un choix impossible.

      Certains enfants sont "laissés pour compte" (CLERGET, 1993), livrés à eux mêmes par des parents débordés, préoccupés par autre chose, absents. Enfants non écoutés, non entendus dans leur famille, non reconnus dans leur individualité, dans leur existence et dans ce qu'ils pourraient en dire, et de ce fait, non séparés, non inscrits dans des relations humaines intersubjectives symbolisées. Ils s'accrochent à des modes imaginaires de penser, à l'immédiateté du fantasme, à celle des illusions.

      On peut s'interroger sur l'acuité des difficultés rencontrées par un enfant dans le contexte familial et social actuel, dans lequel les vécus de déliaisons sont multiples, massifs, envahissants, et dans lequel l'école est souvent le seul lieu un peu "protégé" du tumulte des "grands"...L'importance accrue de la nécessité de la réussite, de "l'adaptation" de l'enfant au milieu scolaire, ne fait que rendre cette situation plus complexe encore, pour l'enfant. Jacques LEVINE (1993-2) souligne le fait que le parcours de l'enfant est devenu considérablement plus mouvementé, accidenté, depuis quelques décennies. Trois crises se surajoutent: la déstabilisation massive des familles, celle de l'école et celle de la société.


3-4- Pour certains, le contexte rend le parcours plus difficile.

      Nombre d'enfants sont confrontés à ce que l'on nomme aujourd'hui les "nouvelles pathologies sociales". Un compromis fragile a été élaboré par l'enfant. La fonction symbolique s'est construite, mise en place. Des événements, liés à sa vie familiale, font irruption et ne parviennent plus à être symbolisés par l'enfant. Le lieu scolaire ne parvient plus alors à jouer cette fonction de séparation, de protection, entre sa vie privée et sa vie sociale. L'enfant porte en lui les défaites et les blessures familiales.


Des blessures sociales.

      Dans un grand nombre de familles dont les enfants sont à l'école, les adultes, leurs parents, vivent l'angoisse liée à la précarité de leur travail ou d'une situation de chômage. Le jour même est quelquefois incertain et le lendemain, source d'angoisse. Beaucoup d'enfants sont les seuls à se lever le matin, parce qu'ils viennent en classe. Comment s'inscrire dans la société lorsque l'on est un enfant, et que les parents sont eux-mêmes en difficulté d'insertion, d'inscription, en difficulté de reconnaissance professionnelle et sociale, lorsque ceux-ci ont perdu leurs repères et l'estime d'eux-mêmes? Des difficultés financières, entraînant avec elles des difficultés ou des incertitudes quant au logement, à la nourriture, au lendemain, font que l'incertitude, la peur, l'emportent sur le minimum de confiance nécessaire pour assurer la sécurité de base indispensable à l'enfant pour grandir, pour se projeter dans l'avenir. La peur et l'angoisse se transmettent si facilement...

      Une enquête récente du journal Okapi révélait que 40 % des enfants jeunes n'ont plus peur du loup, mais du chômage. Nos écoles sont habitées, dans le contexte actuel, par nombre d'enfants dont les parents ont perdu tout espoir pour eux-mêmes. Comment trouver en soi-même, dans ces conditions, et lorsqu'on est un enfant, la sécurité, la force, la confiance en ses possibilités pour aujourd'hui et pour demain, l'estime de soi, une certaine maîtrise sur le monde, nécessaires pour aller de l'avant, nécessaires pour apprendre? Certains y parviennent, réussissant à construire ce que Jacques LEVINE nomme "une organisation réactionnelle positive à la défaite", aidés en cela, par l'amour et le regard positif de leurs parents sur eux. D'autres n'y arrivent pas.


Des liens rompus.

      Les familles désunies, disloquées, recomposées, réduites à un seul parent, les familles en crise, n'apportent souvent plus à l'enfant la stabilité et la sécurité, les repères nécessaires à la construction d'une identité inscrite dans le temps, dans une généalogie structurante.

      Les parents d'Alex sont divorcés et s'entre-déchirent. Le garçon ne voit plus son père actuellement. La mère de Kevin rejette et dévalorise ouvertement ce mari qui l'a déçue, non sans remarquer à tout propos combien Kevin ressemble à son père...

      Le dépassement de l'Oedipe, par exemple, est rendu difficile pour les enfants dont le père est trop absent ou inexistant, ou rejeté par la mère, ou encore victime d'une exclusion sociale...Il est difficile alors pour l'enfant d'entrer dans la triangulation nécessaire à son entrée dans les apprentissages, tout occupé qu'il est à conserver désespérément l'amour d'une mère débordée, seule, insatisfaite...ou qui demeure dans une jouissance d'avoir son enfant comme objet phallique. L'enfant se pose immanquablement la question de sa propre responsabilité dans la séparation de ses parents: "C'est parce que je n'ai pas été gentil, peut-être, que papa est parti?"

      Alex dira un jour, lors d'une séance rééducative: "Mon père est parti parce qu'un jour j'ai cassé un objet auquel il tenait beaucoup". Une autre fois, il avancera: "C'est à cause de moi que mon père est parti. C'est mon frère (Il s'agit de son frère aîné). qui me l'a dit. Un bébé, ça coûte trop cher." . Quelque temps après, il donnera une autre explication: "Mon père, il voulait une fille, alors, comme j'étais un garçon, il est parti". Autant de réponses qui butent sur l'impasse de la séparation des parents, mais aussi sur celle de la rivalité fraternelle, sur les questions de sa propre identité sexuelle, et du désir des parents....

      Lorsque cette séparation survient juste au moment du conflit oedipien, lorsque l'enfant souhaitait la disparition de ce parent, cette "réalisation du désir", relevant de la pensée magique, peut l'obséder...

      Qu'en était-il du désir d'Ismène au moment de la maladie de sa mère? Qu'est-ce qui n'a pas pu se transformer, se nouer, s'articuler, s'élaborer? Elle avait tout juste cinq ans...

      Tant que les mots appropriés ne sont pas prononcés sur cette question génératrice d'angoisse, une fixation risque de se produire, entravant tous les processus de pensée de l'enfant... Lorsque la culpabilité qui est engendrée par de telles pensées s'installe, seules des paroles peuvent dénouer les instances psychiques, la pensée... Il devient nécessaire de "re-jouer", "re-présenter" la situation conflictuelle, puis de l'élaborer autrement, différemment, d'une façon plus satisfaisante. On conçoit alors que l'aide apportée à ces enfants, ne peut pas être d'ordre pédagogique. Elle devrait se centrer autour de la parole de cet enfant, organiser les conditions favorables pour délier celle-ci, pour que des mots de l'enfant puissent se dire, pour que ces conflits, ces préoccupations, puissent s'élaborer. Une des directions, d'importance, se dessine, pour notre recherche, quant à l'aide à proposer à l'enfant, en réponse à: A quels besoins de l'enfant cette aide devrait-elle pouvoir répondre?


Des souffrances familiales.

      Les "blessures familiales non cicatrisées" peuvent être constituées également de ce que la famille porte, et dont on ne doit pas parler: le père ou le frère est en prison, la drogue fait ressentir ses ravages près de l'enfant, l'exclusion du racisme est vécue quotidiennement, qu'elle soit réelle ou fantasmée par la famille, l'alcoolisme ou la violence sont présents à la maison et font planer leur lot d'incertitudes concernant le moment suivant, le divorce ou la séparation des parents remettent en cause l'équilibre non seulement familial mais aussi des personnes ...

      L'enfant d'aujourd'hui est de moins en moins protégé de ces événements. Très souvent "on lui dit tout". Il sait, donc, mais ne peut pas comprendre, et encore moins relativiser, prendre de la distance. Ou bien ce "dit" n'est pas de l'ordre d'une parole véritable qui lui serait adressée, en fonction de ses capacités de compréhension, mais un dit entre adultes, en sa présence, qui l'encombre.


Des souffrances psychiques.

      Le vécu dépressif des parents, ou la maladie mentale, par exemple, ne permettent pas à ces parents d'être disponibles à leur enfant. Ils ne parviennent pas à assumer, ni leur fonction éducative, ni leur fonction d'accompagnement, ni celle d'étayage, ou encore à s'intéresser de manière suivie aux études de leur enfant.

      Nous avions fait l'hypothèse que Marie-Ange, hébergée chez les grands parents maternels puis en famille d'accueil, a connu ce manque fondamental de fonction contenante, de fonction conteneur, qu'elle n'a pu compter ni sur la fiabilité, ni sur la sécurité nécessaires à son "grandir" 465  .


L'enfant est porteur de drames familiaux qui dépassent le seuil de la capacité d'élaboration de son psychisme.

      Ces conflits qui traversent les familles et qui traversent l'enfant, dont il se retrouve porteur malgré lui, sont autant de vécus de violence et de déliaisons pour lui, chargés qu'ils sont d'émotions, d'incompréhensible, d'affects qui le dépassent et qu'il ne peut élaborer. L'enfant est englué dans des préoccupations qu'il ne comprend pas, qui concernent ses parents, et l'angoisse est là, prête à surgir. Trop souvent, ces enfants se retrouvent dans une situation paradoxale et intenable, d'être "les parents de leurs parents" (LECLAIRE, 1975). André GREEN (1980) en décrit le processus destructeur pour l'équilibre du psychisme de l'enfant dans le cas du "complexe de la mère morte", situation qui correspond souvent à un vécu dépressif et soudain de la mère, qui devient de ce fait, non disponible à son enfant 466  .

      Ces enfants qui portent en eux une souffrance qui les dépasse, se présentent comme immatures, instables, incapables de nouer des relations avec autrui, tristes ou trop soumis. Ou au contraire, leur maturité surprend. Les "éléments béta", non représentables, non symbolisés, ce que d'autres nomment le réel, prenant leur source dans les pulsions, risquent à tout moment d'envahir le psychisme, et sont à l'origine de deux effets opposés: sidération ou passage à l'acte. L'enfant est de toutes façons rendu indisponible au fonctionnement de sa pensée, au cognitif.

      Nous relaterons le travail rééducatif de Marie-Ange, ce qu'elle a pu jouer, représenter, et élaborer au sein du processus rééducatif  467  .


L'enfant est porteur d'un symptôme familial qu'il reprend à son compte.

      Il est "l'enfant-symptôme" des difficultés parentales. C'est aussi ce que l'analyse systémique nomme "le patient-désigné". Lorsque l'analyse de la demande, les entretiens et les séances préliminaires, laissent supposer que le problème se situe plus au niveau de la famille que de l'enfant, on peut s'interroger sur la nécessité d'aider cet enfant. On peut craindre de masquer les problèmes, et de participer à leur prorogation en prenant une telle position..."Surtout ne pas changer", semble être la devise de certaines familles... Le recours à une analyse et à un travail d'équipe, à une instance extérieure, éventuellement, qui sera mieux à même d'aider cette famille, semble s'imposer parfois. Un travail d'accompagnement de la famille pour la préparer à cette démarche, s'avère cependant nécessaire quelquefois.


4- L'enfant a "de bonnes raisons" pour ne pas apprendre...

      Notre ambition n'était pas de recenser toutes les "raisons" pour lesquelles un enfant peut ne pas être disponible pour apprendre. En évoquer quelques-unes, comme nous l'avons fait, souligne à quel point ce parcours de l'enfant qui le mène de la maison à l'école, de l'enfant à l'élève, peut être semé d'embûches; à quel point aussi cette analyse de la demande, cette analyse de la situation de l'enfant et la pose de l'indication, la compréhension un tant soit peu fiable de sa situation, est une démarche à la fois délicate et difficile. "Chaque cas est un cas particulier, mais il faut retenir que cet empêchement à se satisfaire dans son désir d'apprendre est toujours intelligent", déclarait Françoise DOLTO (1989, p. 20 ). Si nous répétons cette phrase déjà citée 468  , c'est qu'elle nous paraît porteuse de tout ce qui fera la base de la démarche rééducative et d'une approche compréhensive d'un enfant en difficulté au sein d'une rencontre singulière. Certains enfants vivent des situations tellement difficiles et douloureuses, que l'on est surpris par leurs capacités d'auto-réparation, par leurs ressources.

      Si nous reprenons en une synthèse les diverses voies déjà évoquées de la difficulté de l'enfant à apprendre, deux grandes "raisons" semblent pouvoir préoccuper la pensée de l'enfant au point qu'il n'est pas où l'on voudrait qu'il soit, ou bien où il est supposé être:

  1. L'enfant n'est pas disponible parce qu'il n'est pas prêt à entrer dans les apprentissages.
    • Il n'a pas terminé d'élaborer suffisamment ce qui lui est nécessaire de sa construction psychique pour pouvoir entrer dans les apprentissages et dans des relations sociales appropriées avec autrui, pour pouvoir créer des liens symbolisés avec les objets et les personnes, c'est à dire pour s'inscrire dans ce que lui propose l'école.
    • Des questions fondamentales, existentielles, sont restées sans réponse, et encombrent sa pensée. On peut penser que ce que l'enfant est en train d'élaborer pour lui même entre en conflit avec ce que lui demande l'école parce qu'en décalage et non en continuité, et provoque des vécus de déliaisons psychiques.
  2. L'enfant est trop préoccupé par des problèmes familiaux, réels ou fantasmatiques.
    • Des événements de sa vie familiale, des événements de son histoire, réels ou fantasmés, ont été vécus comme des événements traumatisants.

      Y a-t-il un lien entre les deux dimensions de cette difficulté?


5- Rupture de contrat narcissique, difficultés d'adaptation et menace toujours réelle de marginalisation. Une perte du statut de sujet.

      En échange de son investissement dans le groupe, que celui-ci soit familial ou plus largement social, les deux étant en interaction, l'enfant demande à celui-ci des garanties quant à la place qu'il peut y occuper, une place en indépendance de la seule décision des parents et du savoir exclusivement donné par la famille, un ensemble de repères identificatoires dans un modèle social reconnu. Ce processus d'échanges est une condition essentielle du mécanisme de l'identification et du développement de l'autonomie du Je. Lorsqu'il y a rupture du contrat narcissique, du fait de la famille ou de l'ensemble du groupe, "la rupture de contrat peut avoir des conséquences directes sur le destin psychique de l'enfant." (AULAGNIER, 1975, p. 191). Le risque, pour l'enfant qui est déjà en difficulté à l'école, est de se trouver dans l'impossibilité de trouver hors famille les étayages nécessaires à la construction de son Je autonome. Sans avoir des conséquences inéluctablement pathologiques cependant, toute rupture de contrat narcissique, toute mise "hors-groupe", ce que Jacques LEVINE nomme "vécus de déliaisons", a des incidences importantes sur la dynamique de la construction de son psychisme par l'enfant, sur le développement de son autonomie, et sur la construction de ses capacités d'adaptation au milieu dans lequel il se trouve.

      L'enfant manifeste son malaise, son mal-être, son angoisse, par une fuite, un évitement, ou une opposition marquée face à tout ce que lui évoquent les apprentissages. Il vit son histoire comme une victime des événements, sans concevoir qu'il pourrait faire quelque chose pour s'en sortir. Il s'agite, devient agressif ou au contraire se bloque, se ferme, mais "il n'y est pas". L'extrême soumission est donc le deuxième versant des mêmes difficultés. Ne sachant où est son désir, l'enfant, non séparé des désirs parentaux, peut se réfugier dans une trop grande soumission aux désirs de l'autre, l'adulte, ou de ce qu'il pense être le désir de celui-ci. L'une et l'autre de ces deux formations réactionnelles font que l'enfant ne parvient pas à ajuster ses conduites aux événements, et dans ses relations avec autrui. Des conduites stéréotypées, rigidifiées, accompagnées d'angoisse, peuvent se manifester, dans la répétition. Sont-elles systématiquement des indices de pathologie?


6- Le "non-savoir", le "non-apprendre", un vécu de fermeture. La construction psychique de l'enfant est entravée, ou bien il retourne à des positions psychiques connues, comme moyens "d'auto-réparation". Inhibition et symptômes.

      Un conflit interne réduit la disponibilité de l'enfant, mobilise son énergie. L'enfant ne comprend plus le sens de son histoire. Des événements ou des énigmes dépassent les capacités d'élaboration de son psychisme, ou bien les réponses qu'il peut apporter à ses questions, butent sur des impasses. Il interrompt le récit qu'il se construisait pour son propre compte. "On pourrait dire qu'à chaque fois qu'il y a difficulté scolaire importante, c'est que quelque chose se ferme dans la vie de l'enfant." (LA MONNERAYE, 1993, p. 2). "...le désir d'apprendre est atteint, c'est-à-dire qu'il y a quelque chose chez lui d'un renoncement plus grand. On pourrait presque dire que c'est comme s'il avait fait un deuil de l'apprentissage: il va vivre sans, parce que quelque chose d'une souffrance trop grande est trop mobilisée à chaque fois" (LA MONNERAYE, 1994, p. 32). Les repères lui manquent, il ne sait plus "où il est" ni vers quoi aller, il ignore ce qui est attendu de lui ou ce qu'il doit répondre. Il "brise" alors en quelque sorte "la chaîne des signifiants" - dans un vocabulaire lacanien -, il rature, il répète, il piétine, il revient en arrière pour tenter de s'y retrouver, et de retrouver quelque repère, afin pouvoir de reprendre sa construction. Des préoccupations peuvent retenir ou faire revenir un enfant sur des positions normalement dépassées dans son "grandir".

      Une conception linéaire a souvent dévoyé les apports de la psychologie génétique, en faisant considérer la nécessité pour l'enfant de passer par une succession stricte et universelle de "stades" cognitifs et affectifs de développement. Les stades cognitifs établis par PIAGET, ont été remis en question par le constat d'un ordre de développement des compétences de l'enfant, plus "en réseau", qu'en organisation hiérarchique de caractère linéaire. Tous les enfants ne développent pas les mêmes compétences, et les compétences communes, ne se construisent pas au même moment, pour tous les enfants. La psychanalyse remet actuellement en question, de son côté, toute une conception génétique du développement de l'enfant qu'elle a elle- même contribué à établir: partant du stade oral, puis anal, qui deviendrait le stade phallique, l'enfant, grâce à la résolution du complexe d'Oedipe, passerait par la période de latence. Un stade devait correspondre approximativement à un âge donné. On considérait que, d'une certaine manière, les stades se succédaient dans un ordre déterminé, un stade devant s'achever pour que l'enfant puisse accéder au stade suivant. De cette approche découle toute une conception corrélative des régressions, considérées le plus souvent comme des manifestations pathologiques.

      On pense actuellement, que les choses ne se déroulent pas comme cela. Elles seraient beaucoup plus intriquées. Une autre conception beaucoup plus récente du développement, non plus linéaire, mais en spirale, est sans doute plus proche de ce qui se produit, car elle prend en compte des positions pourtant dépassées sur lesquelles il arrive, non seulement à l'enfant, mais à tout un chacun, de revenir, au gré des circonstances et des besoins psychiques fondamentaux. Lors de sa construction, le sujet adopte certaines positions. Par analogie avec le langage militaire, on peut toujours revenir sur une position déjà investie auparavant, puis dépassée, peut-être tout simplement pour revenir à du connu, quand il s'agit d'aborder de l'inconnu qui inquiète, fait peur, angoisse peut-être. Un événement familial, porteur de traumatisme dans la réalité ou dans le fantasme, comme peuvent l'être la séparation des parents, le décès de l'un d'eux ou encore la naissance d'un petit frère, peut entraver la poursuite de la construction psychique de l'enfant, entamer son désir de "grandir". L'enfant va camper sur des positions déjà connues, sans vouloir se risquer au-delà, ou bien même, souvent, revenir à des positions antérieures, "positions régressives", qui ne sont pas pour autant pathologiques, mais qui sont utilisées comme moyen de défense, de recours contre cet inconnu menaçant. Elles peuvent faire partie des moyens "d'auto-réparation" que le sujet se donne. Il peut y trouver des repères, des ressources, pour poursuivre sa construction, son cheminement, l'élaboration de son histoire sous forme d'un récit, et par là même se retrouver lui-même. On fait l'hypothèse que l'enfant signifie sa souffrance née d'une telle situation, par un symptôme, effet observable, signifiant "de surface" d'un conflit psychique, signal d'appel au secours, symptôme qui n'est pas une vérité qui relève de la signification, mais la "traduction" visible d'un conflit.

  • La question se pose d'évaluer si la construction psychique de l'enfant est "bloquée", figée, ou bien si celui-ci s'inscrit dans une recherche de solutions, signifiée par des symptômes et la mise en oeuvre de moyens "d'auto-réparation".
  • On peut faire l'hypothèse de la mise en place d'inhibitions ou bien de la construction inconsciente d'un symptôme "refus" d'apprendre, comme expressions des difficultés et comme colmatages de l'angoisse.

      Un conflit psychique s'instaure pour l'enfant entre ce qui lui est demandé par l'environnement, c'est-à-dire l'école, et ce qu'il peut réaliser. Le symptôme peut alors avoir pour fonction d'exprimer cette difficulté, et de défendre le Moi face à une situation actuellement inassumable. Le malaise de l'enfant vis à vis de la problématique du désir d'apprendre, expériences de défaite et vécus de déliaison, peut se traduire par deux grands types de formations réactionnelles: inhibition, apathie mutilante, repli, aboulie...ou au contraire manifestations agressives destructrices tournées contre soi ou contre les autres, contre le cadre scolaire, et y compris contre l'adulte qui le représente, rébellion...

      Nous pouvons désormais répondre à la question posée précédemment 469  , concernant le lien éventuel entre les deux grandes dimensions dégagées, de la difficulté de l'enfant: les deux dimensions de l'empêchement à apprendre et de la non-disponibilité de l'enfant à l'école, semblent bien se conjuguer, se renforcer l'une l'autre dans la plupart des cas, s'articuler, s'intriquer, s'influencer, le plus souvent. Nous pourrions le résumer ainsi:

      Un enfant qui est encombré par des questions qui le tenaillent, est à la fois, ni disponible, ni prêt à apprendre. Un enfant qui n'a pas achevé d'élaborer une construction psychique suffisante pour se vivre séparé de sa famille, se construit des symptômes pour se défendre du conflit entraîné par les exigences de l'école auxquelles il n'est pas prêt à répondre.

      Nous avons pu avancer que: Ne pas faire fonctionner sa pensée est une souffrance pour l'enfant 470  . Nous étions conduits, de ce fait, à poser la question: Est-ce, pour autant, une pathologie? Il semble que nous pouvons avancer à présent que cette difficulté ne dépasse pas pour autant systématiquement les limites d'une difficulté "normale" qui devrait requérir des soins, hors l'école. On peut penser, dans ces conditions, qu'une aide rééducative pourrait éventuellement aider un enfant à dépasser des difficultés qui ne sont pas d'ordre "strictement" pédagogique. Il semble donc que nous puissions affirmer que:

      Il existe, dans l'école, des enfants dont la difficulté ne relève pas de "dysfonctionnements" ou de "manques" d'ordre pédagogique, et dont une pathologie qui exigerait des soins, n'est pas pour autant inéluctable.


7- Un message adressé à l'école?

      Quand un enfant pose la question de sa difficulté à l'école, à son maître, il est dans une attente, une demande informulée. Les difficultés comportementales de l'enfant, ou bien ses difficultés d'apprentissage, peuvent être la seule manière, ratée, que le sujet a trouvée pour exprimer son désir et pour interpeller l'école. L'enfant exprime son mal-être à l'école, sous la forme de peurs, d'émotions, de ratages même. Il répète, espérant être entendu, reconnu, dans ce qu'il ne sait pas lui-même encore qu'il exprime, dans un message dont il ne·connaît pas le sens et encore moins la réponse. C'est le sens de l'écoute rééducative de la difficulté scolaire comme un symptôme. Ne pas entendre cet appel ne revient-il pas à le nier en tant que sujet et ne risque-t-il pas de transformer la difficulté en sentiment d'échec, comme en échec dans la réalité?

      Lorsque le symptôme de l'enfant lui interdit la voie d'expression, mais surtout la voie d'accès à son désir propre, lorsque ce symptôme ou cette inhibition font qu'il est considéré et qu'il se présente comme objet de son symptôme, une aide autre que pédagogique s'avère nécessaire. Cette dernière, travaillant "sur" le symptôme, risquerait de renforcer celui-ci, et les résistances du sujet, ainsi que ses modes défensifs. Elle risquerait de se présenter comme un "acharnement pédagogique" vis-à-vis d'un enfant qui tente d'utiliser le seul langage qui lui reste pour se faire entendre, le renvoyant à ce statut d'objet dont on parle, dont on se plaint.

      On peut penser que c'est en faisant preuve de difficultés d'adaptation à l'école, que certains enfants montrent qu'ils ne parviennent pas à se dégager du premier monde familial, qu'ils ne parviennent pas à effectuer ce passage d'un monde dans un autre, qu'ils ne parviennent pas, en conséquence, à intégrer ces nouveaux codes sociaux et culturels que l'école leur propose, qu'ils ne parviennent pas à reconstruire les liens nouveaux requis. C'est en ne s'adaptant pas à l'école, en n'apprenant pas ou en manifestant des comportements "dérangeants" que certains enfants, inconsciemment, tentent d'attirer l'attention sur eux et sur leurs difficultés, tentent d'appeler à la cantonade un interlocuteur qui voudra bien les écouter, les accompagner un moment dans leur détresse, les aider à sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvent...

      La difficulté de l'enfant à l'école est parfois un appel au secours de cet enfant, une adresse...C'est aussi le signe que du désir existe, même s'il ne s'exprime pas dans les voies attendues...Cet appel restera-t-il sans écho?


Conclusion. Une difficulté normale.

      Sigmund FREUD a beaucoup insisté sur la "normalité" de certains symptômes 471  . Yves de LA MONNERAYE (1991) s'élève contre les "explications" de l'échec scolaire trop rapides, faisant appel à des "causes" d'ordre sociologique ou d'ordre psychopathologique. Ces explications, selon lui, correspondraient à des mécanismes de défense, et éviteraient de chercher à comprendre plus avant cet enfant, tout en contribuant, dans de nombreux cas, à faire abusivement de difficultés normales, des troubles pathologiques. Ces précautions n'excluent pas qu'il y ait des enfants qui ont besoin de soins. Cependant, cette position de Yves de LA MONNERAYE évoque celles, déjà citées 472  , de Bruno NADIN, de Sander KIRSCH, Jean-Pierre. KLEIN, ou encore Ivan DARRAULT, qui, de leur place de psychothérapeutes, incitaient à la plus grande prudence avant de médicaliser la difficulté de l'enfant. Tous conseillaient de pousser les investigations plus loin, de prendre le temps de tenter de comprendre, de prendre le temps d'écouter cet enfant. C'est ce que tente de faire la personne qui rencontre l'enfant lors des séances préliminaires.

      A la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? Il semble que nous puissions répondre, à présent, par l'affirmative, en étayant notre réponse sur la nature de sa difficulté. Nous pouvons ainsi avancer que:

      Certains enfants, dont la difficulté peut être considérée comme "normale", ne sont pas disponibles pour les apprentissages.

      Nos analyses ont mis en évidence que tout enfant a un parcours difficile à accomplir pour pouvoir devenir élève. Certains enfants ne parviennent pas à devenir écolier, c'est-à-dire à nouer des relations sociales satisfaisantes, et/ou élève, autrement dit, ils semblent "refuser" l'apprentissage. Pourtant, on peut considérer que, dans la majorité des cas, leur difficulté semble bien rester dans les limites de la "normalité". On fait l'hypothèse qu'ils ne peuvent entrer dans les apprentissages, du fait que leur pensée, encombrée par des préoccupations envahissantes, n'est pas disponible pour apprendre. Ils n'ont pas achevé de construire le substrat nécessaire pour pouvoir s'inscrire dans la culture, dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages, ou bien, du fait de leurs préoccupations, ils se retrouvent dans des positions qui devraient être dépassées, et dans lesquelles ces capacités préalables ne sont pas accessibles.

      Il semble donc nécessaire que ces enfants puissent trouver, dans l'école, un lieu d'aide spécifique, qui ne soit ni une réponse pédagogique, ni une réponse "soignante".

      Nous avons appris que la pose de l'indication ne peut être que spécifique, en fonction d'un tableau clinique singulier. C'est en relatant et en analysant les rencontres avec Ismène, au cours de séances préliminaires à sa rééducation, que nous nous proposons de mettre en évidence les éléments que nous avons reconnus comme pertinents pour poser cette indication. Le réinvestissement dans la clinique des résultats des différentes analyses réalisées dans cette deuxième partie, constituera une forme particulière de conclusion à cette phase de notre recherche, en proposant une articulation entre la théorie et la pratique, ou encore entre "savoirs constitués" et une démarche clinique.

"...en définitive, la seule question qui se pose est de savoir s'il est indiqué ou non, lors des premières rencontres que l'on a avec un enfant, de lui proposer une rééducation."
Yves de LA MONNERAYE, 1991, p. 81.


En guise de conclusion de la deuxième partie:
La fin de la démarche d'analyse de la demande, la pose de l'indication, et l'ouverture au processus rééducatif. 473 

      A la fin de l'entretien avec leurs parents, Alex ou Denis ont donné leur accord pour des séances préliminaires à une aide rééducative éventuelle. Il a fallu "un temps d'apprivoisement" un peu plus long à Ismène pour s'engager. Nous avons évoqué les différents moments de cet "apprivoisement" de la fillette 474  , terme emprunté à l'épisode du "Petit Prince" de SAINT EXUPERY, repris par Yves de LA MONNERAYE (1991), pour décrire les premiers temps de cette rencontre. L'enfant et l'adulte, en position "d'aidant éventuel", le rééducateur, se rencontrent pendant quelques séances, dites "préliminaires". Ces séances ouvriront la plupart du temps sur le processus rééducatif.


1- Les séances préliminaires.

      Les "séances préliminaires" sont des pratiques qui appartiennent au champ de la rééducation et au champ de la thérapie, et qui précèdent l'engagement de l'enfant dans le processus thérapeutique ou rééducatif.


1-1- Les séances préliminaires, en thérapie et en rééducation. Un déplacement nécessaire par rapport au champ pédagogique.


Un premier préalable: l'autorisation des parents.

      L'Ecole a pour objectif, la transmission à l'enfant, de la culture dans laquelle elle est insérée. Le contrat Ecole-famille interdit formellement de toucher à la vie privée de l'enfant. Il y est élève, et en tant que tel, ce statut social lui offre protection. Ivan DARRAULT l'a rappelé fortement lors du Congrès des rééducateurs, en 1986. " ...l'enfant, le seuil de l'Ecole une fois franchi, devient instantanément un élève, c'est-à-dire qu'il est revêtu d'une "armure institutionnelle" destinée à le protéger d'éventuelles agressions dirigées contre sa personne, et à médiatiser les interventions des enseignants." (DARRAULT, 1986, p. 5).

      La rééducation fait l'hypothèse que des questions non résolues entre la vie privée de l'enfant et sa vie scolaire, l'empêchent d'être disponible aux activités et aux apprentissages scolaires, et que cela n'entraîne pas cependant la nécessité de soins. Pour aborder la sphère privée de l'enfant à l'école, l'autorisation des parents est nécessaire. L'institution d'un contrat d'aide entre la famille et le rééducateur est donc nécessaire. Lors de l'étape des entretiens préalables, s'il ne s'agit pas encore de l'instauration de ce contrat, la possibilité doit en être envisagée, et l'accord de principe des parents pour que leur enfant s'engage dans un tel travail, est indispensable.

      La mère d'Alex était venue, et avait donné son accord quant aux séances préliminaires, qui commencèrent, et à un éventuel travail rééducatif de son fils. Le père avait été prévenu par l'intermédiaire de son avocat, et avait demandé un rendez-vous séparé. Cette rencontre avec son père était très importante aux yeux du garçon, et il l'attendait avec impatience, comptant les jours, me demandant à plusieurs reprises confirmation du jour et de l'heure. Le père est donc venu, le soir prévu, avec son fils. Il a d'abord exprimé assez agressivement ses grandes réticences envers ce travail auquel "il ne croyait pas", "lui, il n'avait pas eu tout ça, et il s'en était sorti", et avoué qu'il avait eu de grandes difficultés à me téléphoner pour fixer la rencontre, puis à venir.

      Nous avons pu parler longuement de la situation difficile d'Alex, partagé entre ses parents. Puis le père a évoqué la situation inextricable dans laquelle il se trouvait lui aussi, entre son ex-femme et sa nouvelle compagne, entre ses enfants, nés du premier mariage, et le bébé qui venait de naître. Le rejet était présent de tous côtés au sein des deux familles. Le père a exprimé que ses enfants étaient en quelque sorte "otages" et enjeux des problèmes des adultes. Il a reconnu la grande préoccupation de son fils par rapport à ces problèmes, et la nécessité pour lui d'en élaborer quelque chose et de se situer, de se trouver une place.

      En fin d'entretien, il accordait son autorisation à son fils, m'autorisant par là même à être rééducatrice éventuelle d'Alex, puisque la décision n'avait pas encore été prise par le garçon, et m'interrogeant quant au moment propice pour notre prochaine rencontre...


Un deuxième préalable: l'accord du maître.

      Un enfant est dépendant du milieu dans lequel il vit. Le regard et le jugement des autres, leur amour ou leur attention, est vitale pour lui. De la même manière qu'il ne peut s'engager réellement dans quelque chose pour lequel ses parents s'opposeraient, il doit ressentir que le maître est en accord avec ce travail. Si, lorsqu'il quitte la classe ou qu'il en revient, des remarques désobligeantes ou moqueuses l'accompagnent ou l'accueillent, des remarques sur le "travail manqué", ou bien s'il doit effectuer un "rattrapage" des activités de la classe pendant la récréation, on conçoit qu'il voudra cesser ce travail rééducatif, quel que soit le bénéfice qu'il y trouve pour lui-même. L'accord du maître semble cependant pouvoir être acquis lorsque c'est lui qui est demandeur, ce qui représente la majorité des situations.

      La question se pose, en définitive, lorsque ce sont les parents qui ont effectué, directement, une démarche de demande d'aide au réseau, pour leur enfant. La question se posera de la même manière pour l'éventuelle continuation d'un travail rééducatif engagé l'année précédente. En début d'année scolaire parfois, le nouvel enseignant de l'enfant, soit que ce dernier ait déjà suffisamment évolué pour que ses difficultés n'apparaissent plus aussi nettement, soit que le maître le connaisse peu encore, peut s'étonner de cette aide. Un échange est nécessaire pour que s'instaure une compréhension réciproque entre le maître et le rééducateur.

      Les objectifs visés sont-ils les mêmes, en rééducation et en thérapie, et sinon, quelles sont les différences? Le rappel des objectifs de ces séances permettra de différencier, sur un premier point, rééducation et thérapie.


1-2- Quels sont les objectifs des séances préliminaires?


Dans le champ thérapeutique, il s'agit de poser un diagnostic des difficultés de l'enfant.

      Il s'agit, dans une première approche, de poser des hypothèses quant à la structure psychique de l'enfant. La structure psychique du sujet souffrant conduira le thérapeute à orienter de manière différente ses propositions d'aide, éventuellement à écarter certains modes d'approches thérapeutiques, selon la souffrance du sujet. Il ne proposera pas la même chose à un psychotique ou à un névrosé, à un sujet qui décompense, dont tous les repères s'écroulent, ou à celui qui maintient à grand peine un équilibre encore viable pour lui.

      Les séances préliminaires à une thérapie, visent à une meilleure connaissance des deux partenaires de cette relation, ce qui sera le cas également en rééducation. Cependant, ces séances, dans un champ plus directement lié aux pratiques médicales, se donnent également comme objectif de situer l'enfant dans sa famille, dans le discours et les désirs de celle-ci, dans sa généalogie: sur la génération des parents, celle des grands parents...Il s'agit plus de réaliser une anamnèse du sujet qui, étayant un diagnostic, permet de proposer un traitement. Dans le contexte d'un CMPP (Centre Médico-Psycho- Pédagogique) ou d'un CMP (Centre Médico-Psychologique), par exemple, tous les actes étant ordonnés par un médecin psychiatre et remboursés par la Sécurité Sociale, ces séances ont une visée de diagnostic, celui-ci étant un préalable obligatoire à des soins qui seront prodigués à des enfants considérés comme malades.


En rééducation, il s'agit de se rencontrer et d'envisager les possibles.

      Si un doute plane quant à la structure du sujet, ou bien quant à la nécessité d'une aide thérapeutique pour l'enfant, le rééducateur fera appel à un diagnostic médical ou psychologique qui n'est pas alors de son ressort. Dans tous les autres cas, et fort heureusement les plus nombreux, les séances préliminaires à la rééducation constituent les premiers temps de la rencontre rééducative.

      L'étymologie du mot "rencontrer" renvoie au latin in contra (au devant de). Aller au devant de quelqu'un, c'est effectuer un mouvement vers lui, c'est prendre la peine d'aller à sa rencontre, là où il est. "La différence avec une thérapie classique est évidente. Le rééducateur se contente d'une hypothèse globale: difficultés d'ordre familial. Il part de l'idée qu'il existe, chez tout enfant qui a envie de retrouver la voie de la croissance, la possibilité d'un processus qu'on peut qualifier de désir d'auto-guérison." (LEVINE, 1993-3, p. 5).

      Ces séances permettent de confirmer ou d'infirmer les premières hypothèses émises par l'équipe du Réseau concernant la difficulté, et la situation globale de cet enfant. Elles permettent au rééducateur de mieux connaître l'enfant, et de pouvoir situer ce qu'il pense pouvoir ou ne pas pouvoir lui proposer. Il est illusoire de prétendre pouvoir obtenir tous les renseignements sur l'enfant, avant de commencer le travail avec lui. Il est contraire à une éthique posant le travail avec l'autre comme une rencontre, de chercher à obtenir tous les renseignements possibles, et par tous les moyens possibles. Il n'est pas question de procéder à une recherche d'informations qui s'apparenterait à l'enquête policière, et qui se situerait en antinomie avec une position d'écoute du sujet. Ce qui comptera au cours des séances préliminaires, comme ensuite, au cours du processus rééducatif, si celle-ci est décidée, c'est ce que l'enfant apportera, lui, de son histoire, au cours des séances, ce qu'il en a retenu, élaboré, et non la connaissance d'une anamnèse qui se voudrait la plus précise possible.

      Pour l'enfant, de même, c'est le temps de connaître un peu cet adulte qui lui propose de l'aider, et la fiabilité de sa parole, ainsi que celle du cadre de cette aide. C'est le temps qui lui est offert pour comprendre quel genre de travail tout à fait inhabituel lui est proposé au sein de l'école, et d'en apprécier, d'en évaluer pour son propre compte ce qu'il pourrait en retirer. C'est le temps avant de s'engager, le temps pour pouvoir vérifier s'il pourra ou non refuser cette aide, comme on le lui a annoncé, si sa parole et sa décision en seront respectées, le temps de voir s'il "n'est pas en train de se faire avoir" une fois de plus, sachant que seule la certitude qu'il peut avoir de pouvoir refuser, accrédite la valeur de son acceptation, si jeune soit-il.

      Il est souvent avancé que "tout est dit au cours des premiers entretiens". Ce "dit" l'est souvent sous forme d'énigme et ne prend sens que beaucoup plus tard. Mais ce constat souligne l'importance de ces premières rencontres. Le récit de nos rencontres avec Ismène, confirmera que, de toutes façons, des choses importantes se disent, se jouent et se représentent. Moments fondamentaux d'une rencontre singulière entre un adulte et un enfant, ces séances préliminaires inaugurent la relation.

      L'objectif des séances est clarifié à l'enfant, comme est annoncée la décision qui est attendue de lui après ce temps de connaissance réciproque préalable. Lui sont également, et ce, dès la première rencontre, énoncées les règles de fonctionnement, le cadre de travail.


1-3- L'énonciation du cadre des séances.

      Des règles simples sont énoncées. Ces règles annoncent et préfigurent celles qui constitueront le cadre rééducatif. Dans une démarche proche ou compatible avec les positions rééducatives avancées par Yves de LA MONNERAYE, elles sont régies sensiblement par les mêmes règles de fonctionnement, que la rééducation elle-même. C'est la raison pour laquelle nous nous réserverons d'en analyser les raisons d'être et les effets, lors de l'analyse de la praxis rééducative elle-même 475  . Nous nous contenterons ici de dire que ce sont des règles de sécurité et de respect concernant les personnes et leur parole, le matériel et les locaux, des règles organisant la régularité des séances. Une règle introduit plus spécifiquement l'objet de la rencontre des séances préliminaires: c'est la règle de parole et l'invitation à l'enfant à "représenter". Elle peut sensiblement s'énoncer ainsi: "On est là pour se parler, pour se connaître, à partir de tout ce que l'on choisit de faire pendant ces séances". Cette règle sera reprise et modifiée, lorsque le processus rééducatif s'engagera.


2 - Entre "savoirs constitués" et "savoirs d'expérience", l'acte professionnel.

      L'analyse de ce qui est nécessaire à un enfant pour pouvoir s'adapter créativement au milieu scolaire, pour pouvoir apprendre, pour pouvoir construire son identité sociale d'enfant-écolier-élève, a montré à l'évidence que pour pouvoir répondre à la question posée: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? il est nécessaire de pouvoir se repérer grâce à un certain nombre d'outils conceptuels, tant psychologiques que pédagogiques.

      La démarche d'analyse de la situation de l'enfant en difficulté, exige d'avoir à sa disposition des connaissances "constituées", "scientifiques". Il est nécessaire de pouvoir s'y référer, afin de mieux saisir les processus en jeu, afin de mieux entendre et comprendre en quel(s) lieu(x) se situe la difficulté de cet enfant rencontré dans la singularité de son existence, dans la spécificité de son parcours, de son histoire, dans l'alchimie et le "bricolage" de ses symptômes. "Oublier" ces connaissances pour pouvoir rencontrer et entendre l'enfant, le temps de la rencontre, est tout aussi nécessaire. C'est dans le temps où "il ne pense pas" (LACAN, 1967), que le praticien peut "être à l'acte" (id). C'est dans le travail de "l'après coup" des séances, que cet aller et retour entre le vécu de la rencontre et la théorie peut se faire. C'est dans "l'après-coup" des séances, que la pensée s'élabore, se construit.

      Cependant, les "savoirs d'expérience" (CIFALI, 1996, p. 126), construits à partir de la subjectivité de l'expérience clinique, issus d'un lent cheminement par "essais et erreurs", tout au long des rencontres avec les enfants en difficulté, évoluent en même temps que se construit l'expérience professionnelle du praticien. Ils intègrent ces connaissances qui elles mêmes évoluent, se complètent, se remanient. Une alchimie singulière, que certains nomment à juste titre "bricolage", articule rencontres avec l'enfant, et connaissances. De ces dernières, le praticien, qui les a faites patiemment siennes, ne sait plus toujours d'où elles lui viennent, dans la synthèse qu'il en a réalisée. (N'est-ce pas une des définitions même de la culture?). "Savoirs d'expérience" et "savoirs constitués" doivent nécessairement s'articuler pour pouvoir poser l'indication d'aide à un enfant.

      Dans un deuxième temps, ces connaissances, ces "savoirs constitués", constitueront les repères quant à la praxis mise éventuellement en place, quant au processus ou cheminement rééducatif de l'enfant.


3- Les séances préliminaires avec Ismène.

      Il est nécessaire de rappeler que nous entendons le mot "cas", comme "un exemple", dans le cadre d'une démarche clinique. Ismène n'est pas un "cas" exceptionnel, mais celui d'une fillette de sept ans, rencontrée au mois d'avril avec sa mère, suite à une demande d'aide de la part du maître de Cours préparatoire, fin mars. Choisir ici un "cas" d'exception irait à l'encontre de ce que nous voulons analyser de ce qui a conduit à lui proposer une rééducation.

      Nous réunirons en fin de récit des quelques séances évoquées, les premières hypothèses qui ont émergé peu à peu concernant les difficultés précises de la fillette et les questions qui se posent. Les hypothèses ont été élaborées dans l'après-coup des séances, et en fonction de certaines répétitions qui apparaissaient, peut-être, du fait même de leur répétition, significatives de quelque chose que cet enfant tentait de dire.

      Nous ne serons jamais assez prudents en répétant qu'il ne s'agit que d'hypothèses, de tentatives de compréhension, d'autant moins confirmées en début de travail avec un enfant.


3-1- Cinq rencontres avec Ismène.

      L'entretien avec le maître m'avait alertée sur la "dispersion" de la fillette, sur sa grande difficulté à se concentrer sur une activité. Il s'inquiétait de ses difficultés d'investissement des apprentissages. Ismène n'était toujours pas "entrée" dans la lecture au mois de mai, même si elle avait réalisé quelques acquis. L'enseignant avait évoqué des "vols" répétés, à l'école ou dans les magasins.

      La mère, rencontrée, avait parlé de sa maladie, occasionnée par "un fragment de placenta" resté dans l'utérus après un accouchement, trois ans auparavant. Ismène avait pu verbaliser son angoisse quant à la santé de sa mère, angoisse que rien ne parvenait à rassurer. Cette mère était-elle fatiguée ou d'une nature particulièrement dolente? Il était en effet difficile de la croire, à la voir, complètement rétablie...Pourtant, elle se disait guérie, et un garçon était né depuis. La mère avait raconté la difficile séparation de la famille, pendant une année, lors de son hospitalisation, alors qu'Ismène avait entre quatre et cinq ans. La grand mère maternelle était très malade, en dialyse. La question de la mort restait présente dans la famille. Les relations mère-fille apparaissaient très conflictuelles, Ismène "attendant les cris de sa mère pour obéir".

      Pendant l'entretien, Ismène s'était peu à peu rapprochée de sa mère, lui caressant la main, puis le bras, et posant enfin sa tête sur la poitrine de celle-ci.

      Nous avons relaté comment 476  , dans un premier temps, Ismène avait refusé ces rencontres. Elle est donc venue me rencontrer, quelques temps après, à sa demande. Son engagement ensuite, dans la relation, a été important.

      Lors de la première rencontre avec Ismène, je lui explique les règles de fonctionnement, le cadre de ces séances, comme à tous les enfants.

      La salle de rééducation de cette école ne remplit pas toutes les conditions d'écart nécessaire par rapport à la vie des classes. C'est un ancien "cagibi" qui m'a été réaffecté; certains, dans l'école le nomment "le placard", car cette petite pièce étroite remplissait cette fonction auparavant. Une porte sépare cette pièce de la classe voisine, et n'offre aucune protection sonore. C'est d'abord une gêne pour Ismène, car elle sait, et me dit que sa soeur est élève de cette classe, et elle s'efforce d'écouter ce qui se dit. Mais c'est aussi l'occasion pour elle de parler de sa soeur et de déclarer: "Elle est jolie ma soeur", tout en ajoutant: "Moi, je suis moche". Elle renchérit alors: "Ma mère, elle est jolie, je l'aime", avec un grand geste des bras qui s'écartent, et une voix qui augmente de volume.

      Avec de la pâte à modeler, elle fait alors "des petits gâteaux" et écrit une lettre de son nom sur chacun. Je me souviens alors qu'elle avait fait sensiblement la même chose lors de l'entretien avec sa mère. Elle choisit ensuite de jouer aux "petits chevaux", et, tout en connaissant les règles, tente de tricher à plusieurs reprises, lançant les dés deux fois de suite lorsque le chiffre obtenu ne lui convient pas. Elle dessine enfin "une princesse. C'est ma maman". Puis elle écrit "maman" dans un phylactère. "Maman se promène. Elle fait la danse. Elle s'appellerait Bahia. Elle est tranquille. Elle a des yeux bleus, elle est amoureuse". (Sa maman a les yeux très noirs en réalité). Puis elle chantonne "Nous, on garde le secret...on dit pas, à personne..., tra la la lère...", reprenant ainsi la règle de discrétion de ma part annoncée au début, (et voulant, sans doute, s'en assurer?) Elle me menace alors avec le doigt: "Si tu dis!!..." Elle dessine alors le soleil qui "va bientôt toucher le château".

      Avant de partir, Ismène veut emporter son dessin, alors que j'avais explicité comme règle que "tout ce qui se fait ici, c'est pour se parler, c'est une parole dite entre nous, alors on n'accroche pas les dessins au mur et on ne les emporte pas. Ils restent dans la pochette à ton nom, que je conserve et à laquelle personne n'a accès." Dans ce contexte, cette "pochette" devient "un objet tiers" entre le rééducateur et l'enfant. Cette règle est variable selon les rééducateurs, puisque l'on peut considérer que son dessin appartient à l'enfant. On peut aussi penser qu'il appartient, comme les constructions et autres élaborations, au dedans du lieu rééducatif, à une relation à un moment précis, dans une intention et dans un contexte précis, et que l'emporter, c'est risquer de le voir transformé, interprété autrement, c'est aussi risquer de figer quelque chose, davantage que par la parole qui raconte, si l'enfant souhaite raconter...Toujours est-il que j'avais posé cette règle. Ismène, en tentant de la détourner, a peut-être cherché à en vérifier la solidité, la stabilité. Elle veut aussi emporter une feuille blanche, dernière tentative pour dévoyer la règle, pour faire jouer les limites, le "dedans" et le "dehors", et pour éprouver par la même occasion la "fermeture" du "dedans", sa capacité à conserver, à contenir, à "ne pas fuir"...La plupart des enfants "testent" ainsi les règles, le cadre, que l'adulte a posées. Peuvent-ils faire confiance? Leur sécurité est-elle assurée? Certains ont eu des preuves, nombreuses parfois, qu'il ne faut pas se fier à la parole de l'adulte. Il est normal de se méfier avant de confier quelque chose de soi, si peu soit-il.

      Lors de la séance suivante, Ismène s'enquerra des autres enfants qui viennent travailler avec moi. "Et Jimmy, il vient aussi?" La plupart des enfants, à un moment ou à un autre, veulent savoir qui vient, ce qu'ils font, "Alex, il fait comme moi?" demandera Denis. On peut, sans grand risque de se tromper, avancer que cette question marque leur investissement dans la relation, et surtout l'apparition des phénomènes transférentiels, processus que nous évoquerons, dans les effets qu'ils peuvent avoir dans les élaborations de l'enfant. Elle affirme également m'avoir attendue, c'est-à-dire avoir repéré le jour de notre rencontre. "Je savais que tu viendrais!" Ce repérage dans le temps, à partir du moment des séances, repérage qui s'effectue chez la plupart des enfants, même les plus jeunes, à travers le transfert qui s'instaure, peut déjà être considéré, semble-t-il, comme le travail d'élaboration de la séparation, du manque, de l'attente, de l'anticipation.

      Lors de cette deuxième séance, Ismène touche à tout, ne se fixe à aucune activité. Je lui demande alors de choisir quelque chose. Elle prend des petits animaux en matière plastique, une maman cochon qui allaite quatre petits: "Ma maman aussi elle en a quatre" (enfants). Elle reprendra le fait "qu'elle est moche", que rien ne lui plaît, dans sa personne. A partir des animaux, elle construit une histoire un peu décousue qui se passe au Maroc. Il y a deux soeurs cochons, des ânes, et des handicapés (?) qui regardent. Malgré ma question, je ne saurai rien de plus des "handicapés"... "La grand mère regarde les animaux. Aziz regarde la télé, puis il part avec sa fiancée. Ils vont se marier." Elle prend alors le personnage masculin et le place rapidement sur la tête du personnage féminin et le repose aussitôt. Je lui demande ce qui se passe. "Rien, rien..", dit-elle, gênée... Puis elle déclare, "J'ai plus envie..."

      Elle demande alors à faire un dessin, et choisit de faire mon portrait. "Tu as une très grande robe" (Elle a commencé ses deux personnages féminins (sa mère et "moi") par la robe. Son coloriage dépasse le trait: "La couturière s'est trompée!" "Tu es dans une maison, ...tous les vendredis tu viens me voir?...tu as les yeux comment? (elle regarde) et tes cheveux? Je vais pas te les faire marron, mais jaunes. Je vais te faire quand t'étais jeune!...T'avais un "collier de coeur"? (en forme de coeur, veut-elle dire)...des manches comme une princesse... (Elle compte les cinq doigts lorsqu'elle dessine)...Je vais t'arranger... (!!!)...le rouge à lèvres...le nez...et du vernis (sur les ongles)". Elle dessine de grandes boucles d'oreilles, puis écrit mon nom dans un phylactère. (Il faut noter que je ne porte pas de bijoux, que je n'ai ni rouge à lèvres, ni vernis... elle m'a donc "arrangée", en effet...)

      Lors de la séance suivante, elle raconte que deux garçons lui ont baissé la culotte et que le maître les a grondés. Qu'a-t-elle fait? "Je leur ai foutu un coup de pied dans la zigounette...ça fait mal, ils sont partis à cloche-pied..."

      Avec les petits personnages, elle construira une histoire de fermier, puis dessinera un lit. Elle dit dormir dans un grand lit avec sa soeur et son frère âgé de trois ans. Elle voudra écrire le mot "lit" en pâte à modeler. Elle écrit d'abord "LIE", puis me demandera mon aide: "Il y a un "e"?"

      La quatrième séance n'apporte rien de sensiblement nouveau.

      Lors de la cinquième séance, elle dessine "Une princesse qui a dit à sa maman: - Est-ce que je peux me marier? Et sa maman lui dit non." A sa demande, j'écris l'histoire en haut du dessin.

      Nous possédions de nombreux éléments pour une indication de rééducation, et le travail était déjà vraiment engagé avec Ismène. Il devenait nécessaire de marquer la scansion de fin des séances préliminaires et de début de rééducation. Je lui ai donc posé la question de sa décision et lui ai demandé d'en parler à ses parents avant la séance suivante, stratégie que j'ai adoptée avec tous les enfants. Je lui demandais de réserver pendant une semaine, et après l'échange avec ses parents, la réponse positive qu'elle voulait me donner aussitôt.


3-2- Quels éléments nous paraissent significatifs, et quelles hypothèses pouvons-nous formuler concernant les difficultés d'Ismène?

      Rappelons que ces hypothèses ne sont posées qu'après cinq rencontres, et qu'elles ne présentent aucun caractère définitif...De ce fait, elles se présentent plutôt sous la forme de questions.


Que signifie la répétition de l'écriture de son prénom?

      Le prénom est la marque la plus personnelle de l'identité. Est-ce pour énoncer, à sa manière, sa difficulté à se construire, à trouver son identité, à se faire une place dans la fratrie, à élaborer et dépasser une rivalité fraternelle avec une soeur qui n'a qu'un an de plus qu'elle (et qui est jolie, elle), qu'Ismène répète son prénom, l'écrit de diverses manières? Est-ce pour énoncer sa difficulté à se séparer d'une mère qui, pour l'instant, est peut-être une rivale, dans un conflit oedipien peut-être pas complètement élaboré?


Elle dit et répète qu'elle se trouve "moche"...

      Ismène ne peut préciser ce qui ne lui plaît pas dans sa personne. Je me suis demandée si cette appréciation ne concernait pas plutôt ses pensées qu'elle trouve "moches"?...Mais je n'ai pas d'éléments de réponse pour l'instant.


Qu'est-ce qui pousse Ismène à "prendre" des objets dans les magasins ou à l'école?

      Cette tendance, qui avait disparu, nous avait dit le maître, est à nouveau présente... WINNICOTT (1958, p. 293), lorsqu'il évoque le vol en tant que "tendance anti-sociale", l'explique comme recherche désespérée d'un amour dont l'enfant se sentirait privé. Ce sentiment de privation apparaîtrait d'ailleurs comme une "déprivation" (id), c'est-à-dire comme une privation suite à une bonne relation, et non comme une réaction à un manque que l'enfant aurait de tout temps connu. On ne peut que formuler un lien éventuel la période de séparation des enfants, lorsque la mère a été hospitalisée, et l'effective "déprivation" de son amour et de sa présence, à ce moment-là.


L'ambivalence de sa relation à sa mère.

      Cette ambivalence apparaît à plusieurs reprises. Sa mère "est jolie, elle l'aime". Elle la caresse, se blottit contre elle, lors de l'entretien. La relation entre elles est pourtant conflictuelle. Elles le reconnaissent toutes deux. Ismène situe sa mère dans un château fort, sur son dessin... Est-ce pour la protéger ou pour l'enfermer? Cette relation semble se situer dans le registre imaginaire, comme une relation qui n'a pas élaboré la séparation, qui n'a pas intégré le tiers. Qu'en est-il de l'effet de la métaphore paternelle pour Ismène? On pourrait s'interroger d'autre part, sur le sens d'une tendresse qui apparaît exagérée dans ses manifestations, de la part de la fillette envers sa mère, sur le sens de sa peur impossible à rassurer concernant la maladie de celle-ci ou sa mort éventuelle. FREUD, à propos du Petit Hans (1924, p. 20), décrit le processus de "refoulement par formation réactionnelle": "Seul le caractère excessif et compulsionnel de la tendresse trahit que cette attitude n'est pas la seule présente, qu'elle se tient constamment sur ses gardes pour maintenir son contraire réprimé, ce qui nous permet d'inférer par construction, l'existence d'un processus que nous décrivons comme refoulement par formation réactionnelle." L'attitude d'Ismène est-elle le signe d'une défense contre des sentiments agressifs envers sa mère, qui ne peuvent s'exprimer sans une trop grande culpabilité? D'autant plus que "la mère" de son troisième dessin, s'oppose au désir de "la princesse" qui veut se marier...Qu'a pu élaborer Ismène du conflit Oedipien? Où en est-elle? Il apparaît nettement, quoi qu'il en soit, que cette ambivalence par rapport à sa mère, la retient en arrière dans son "grandir".


La question sexuelle ne paraît pas du tout élaborée, dépassée.

      Elle semble omniprésente, depuis les attributs féminins et sexualisés dont elle pare sa mère et dont elle me pare dans ses dessins, dans les coeurs, omniprésents, - elle me raconte même à plusieurs reprises qu'elle a "une calculette en forme de coeur"-, dans les histoires de mariage, et jusqu'à la représentation du "lit" du fermier. Le geste, esquissé mais vite dissimulé, nié, de l'accouplement des "amoureux", montre sans doute que le refoulement s'exerce, mais montre en même temps qu'il n'y a pas eu suffisamment d'élaboration, de déplacement, de changement d'objet, de sublimation. Le refoulement n'est sans doute pas suffisant, pour que la pensée soit désexualisée, pour qu'Ismène puisse investir ailleurs et pour qu'elle puisse entrer sereinement dans les apprentissages.

      Le regard tient une grande place dans ses histoires: la grand mère regarde, "les handicapés" regardent, Aziz regarde la télé avant de partir "se marier", les femmes ont des "yeux bleus d'amoureux"...

      Qu'en-est-il de la sublimation de la pulsion scopique? Qu'en est-il de sa représentation de la scène primitive et des théories infantiles qu'elle a pu élaborer? Qu'en-est-il de ce qu'elle peut savoir de sa propre naissance? de ce que font les parents ensemble? Où en est-elle des questions: "D'où viennent les enfants?" et "Où vont les morts?"

      Elle sait que sa mère a failli mourir...Elle n'arrive d'ailleurs toujours pas à conjuguer cette peur au passé. Elle dit qu'elle veut faire "docteur pour faire sortir les bébés"..., ce qui articule à la fois son désir de savoir, de voir, et sa peur, puisque c'est un fragment de placenta resté dans le ventre de la mère qui a été à l'origine de la maladie de celle-ci. Ismène a-t-elle vu ou cherché à voir quelque chose qui concernait ses parents, ce qui représenterait une charge considérable de culpabilité et d'angoisse vis à vis du "voir"?...Est-ce vraiment "par hasard" que, justement, ce soit elle que les garçons ont choisie pour baisser la culotte à une fille? (Au cours de ce premier entretien, la mère avait rapporté un épisode semblable: elle avait surpris Ismène avec un garçon et une fille, culottes baissées, ce qui avait valu une démarche auprès d'une psychologue).

      Où en est Ismène de l'acceptation de son sexe? Où en est-elle de l'angoisse de castration, de l'acceptation de la différence des sexes et des générations? Que vérifie-t-elle, dans cette répétition? Quand on sait que la lecture et l'écriture sont des activités autour du "voir" et de "l'entendre", ces éléments éclairent quelque peu les difficultés de la fillette à y entrer véritablement...Il semblerait que les solutions actuelles qu'elle a pu parvenir à élaborer, ne sont pas satisfaisantes pour qu'elle puisse se dégager de ces questions... Des éléments de la névrose infantile et de son mythe individuel restent sans doute à élaborer...La trilogie de ses dessins montre sa mère, puis la rééducatrice, puis "une princesse" qui demande à sa mère de se marier...et pour laquelle la mère refuse...Quelque chose sans doute de la triangulation, de la séparation, ne s'est pas joué, ou pas bien joué... Ismène semble avoir besoin de rejouer, de représenter ces différentes questions, encore et encore, dans un processus qui s'apparenterait à un tâtonnement expérimental, afin de trouver de "meilleures" solutions...


Est-ce Ismène "l'handicapée"?

      C'est peut-être en même temps sa mère, qu'elle voit comme fatiguée, ou malade, (ou encore installée dans un statut de malade?), manquant d'énergie, non disponible à ses enfants, diminuée... Les débuts d'une relation rééducative sont souvent l'occasion de représentations d'accident, de blessures, de pannes de voiture, mais aussi de réparation, d'hôpital... Transposition à peine voilée de la situation de l'enfant en souffrance qui vient chercher de l'aide et en attend une réparation.

      Au niveau de la relation, des éléments transférentiels apparaissent nettement. Il est vrai que je n'ai de la princesse que les manches, mais que je tiens beaucoup de place...Est-ce "de bon augure" que je sois représentée dans une maison d'apparence plus ouverte que ce château fort de la mère?

      Que peut-on dire de la difficulté d'Ismène?


4- Un enfant en difficulté psycho-pédagogique

      Yves De LA MONNERAYE donnait à St Nazaire (1993, p. 1) cette définition d'une "difficulté psychopédagogique":

  • "Psycho: parce qu'il s'agit à chaque fois de sa vie personnelle,
  • pédagogique: parce que c'est un enfant qui dans sa vie personnelle d'enfant se trouve à l'école parce qu'on l'y a mis et que quelquefois il s'y trouve mal."

      Il apparaît à l'évidence qu'Ismène fait partie de ces enfants qui ne sont pas disponibles pour les activités scolaires, parce que leur pensée est trop encombrée de préoccupations, de questions non résolues. Les réponses ont pris actuellement la forme d'impasses... Les préoccupations de la réalité (maladie de la mère, sa fatigue encore actuelle, etc...) viennent s'intriquer avec des préoccupations fantasmatiques et des questions et élaborations par lesquelles doit passer tout enfant dans son "grandir". élargissant le "cas" d'Ismène à celui de la plupart des enfants rencontrés lors de ces séances, on peut dire que, pour ceux-ci, les difficultés ont très souvent surgi à l'école, au moment où l'enfant devait devenir un élève. Ces difficultés sont en relation avec la situation scolaire.

      La dimension psychopédagogique concerne toute cette zone médiane, difficile à délimiter, entre le pédagogique et le psychologique, les deux se chevauchant le plus souvent. Les analyses que nous avons pu faire des différents processus nécessaires au "grandir" de l'enfant, à son adaptation, à sa capacité d'apprendre, à l'élaboration de son identité d'enfant, d'écolier et d'élève, ont largement démontré l'existence de cette zone du "psychopédagogique". Tout ce qui concerne le désir d'apprendre, se situe dans cette zone.

      Les hypothèses concernant la nature des difficultés de l'enfant, ne peuvent être formulées qu'à partir d'une constellation d'éléments, dont la connaissance au cours des rencontres, depuis la formulation de la première demande, constitue peu à peu un tableau clinique. Un élément seul ne suffit jamais.

      Comment caractériser la difficulté psychopédagogique d'un enfant?


4-1- Des difficultés pédagogiques.

      La position de cet enfant vis à vis du désir d'apprendre, des difficultés relationnelles et comportementales, nuisent à son inscription dans la culture et la collectivité scolaire.

      Ismène n'est pas réellement entrée dans une démarche d'apprentissage de la lecture, même si elle a réalisé quelques acquisitions. Elle en est consciente, et a manifesté son inquiétude par rapport au redoublement... Son agitation, sa "dispersion", ne sont pas propices à l'apprentissage. Pourtant, Ismène est capable de justification rationnelle, elle met en oeuvre une opération mentale appartenant à une pensée divergente 477  , en articulant un constat de la réalité et l'imaginaire, lorsqu'elle "explique" après coup son trait malhabile, par une erreur "de la couturière"...

      Le désir d'apprendre semble considérablement diminué chez ces enfants, ou bien il a disparu. Il ne parvient pas à apprendre, ou s'ennuie à l'école, ou encore, manifeste par tout son comportement qu'il est dans une attitude de refus, que celui-ci soit bruyant, comme l'opposition manifeste, ou beaucoup plus discret, mais peut-être plus inquiétant encore, comme le repli, le retrait. Pourquoi plus inquiétant? Parce que l'enfant risque plus de passer inaperçu, et qu'il faudra souvent plus de temps pour qu'une demande d'aide le concernant soit formulée. Parce qu'on peut considérer qu'un symptôme bruyant est un appel lancé à la cantonade, donc une tentative de solution et l'expression, d'une manière ou une autre, d'un désir de "réparation". Tout le comportement d'Ismène est manifestement un comportement d'appel à l'aide.

      Même si elle est de toute évidence toujours présente dans le champ de la pédagogie, ce que nos analyses n'ont pu que confirmer, la composante psychologique domine dans ce qui constitue la difficulté de ces enfants.


4-2- Une dimension psychologique évidente.

      On fait l'hypothèse que les difficultés d'investissement des apprentissages de la part de l'enfant, ou encore que son comportement, qui diminue son efficience dans les activités scolaires, sont en lien avec son histoire d'enfant. On pose l'hypothèse de questions vitales non résolues, non élaborées, restées sans réponse, qui rendent l'enfant indisponible à autre chose. On pose l'hypothèse de choses tues, de choses intolérables, non exprimées, non parlées, non symbolisées, non intégrées, restées à "l'état brut", à l'état de "réel", qui "parasitent" sa vie. La nécessité de désencombrer le passé de l'enfant pour qu'il puisse vivre son présent et sa vie, apparaît comme primordiale, urgente. Ce que vit et montre Ismène, en constitue une illustration particulièrement éclairante.

      Des expériences de défaite, des "mises hors-groupe", ont pu s'accompagner de vécus de déliaison psychique, d'un sentiment d'incapacité, d'impuissance, de blessures narcissiques, pouvant conduire à des comportements de rejet, de révolte, ou à des comportements dépressifs. Ismène finit, en effet, par être rejetée par ses camarades. Elle est parfois agressive avec eux, sans raison apparente, et de plus, elle est accusée d'être une "voleuse".

      Les difficultés scolaires ne sont pas une donnée en soi, mais elles peuvent être entendues comme un symptôme, au sens psychanalytique du terme, c'est-à-dire qu'on leur suppose un sens... Lorsque le sujet s'épuise dans des actions stériles et lorsqu'il se heurte à des impasses, lorsqu'il ne parvient plus à trouver des repères pour vivre, on peut penser que lui offrir un espace-temps favorable à l'expression, à la mise en mots de ses vécus, de ses ressentis, de ses questions, et à la recherche par lui-même de réponses, l'aideraient à les symboliser, à les élaborer, à s'en distancier, à s'en libérer, et à donner du sens à son histoire. Il semble nécessaire de se poser la question d'une indication soit rééducative, soit thérapeutique.

      L'indication d'aide pédagogique spécialisée est habituellement déjà posée et engagée à cette étape du travail. Des interrogations peuvent subsister entre une indication de thérapie ou une indication de rééducation. Yves de La MONNERAYE met en garde contre une idée couramment admise: "...c'est une erreur de poser le problème en termes de "gravité". Il faut le poser en termes de structure et l'aide que l'on peut apporter à l'enfant doit être adéquate à l'analyse de l'ensemble de la situation humaine dans laquelle on est pris - je précise "on", c'est non seulement l'enfant, mais au moins l'instituteur, les parents et le rééducateur - et non résulter d'une seule analyse des symptômes de cet enfant...comme si la rééducation était une psychothérapie pour cas faciles, ou pour petits symptômes; cela n'a rien à voir. Il s'agit de deux champs épistémologiques différents." (LA MONNERAYE, 1991, p. 82 et 83) 478  . C'est ce que, entre autres, cette recherche a l'ambition de mettre en évidence.

      Reconnaître la ressemblance et l'altérité, la séparation, et pouvoir créer des liens qui intègrent les différences, c'est faire exister le symbolique. Se reconnaître, chacun, dans ce qui réunit, mais aussi dans ce qui sépare, est la condition préalable pour que puissent s'envisager de possibles échanges et collaborations entre praticiens de différents champs de l'aide à l'enfant. Une complémentarité pourra peut-être en être dégagée, remplaçant une trop fréquente rivalité imaginaire, une lutte de territoires, à laquelle se rattachent l'exclusivité d'une pratique, et le rejet de l'autre.

      Nous savons qu'un symptôme n'est que "la partie visible d'un iceberg", et une construction défensive contre l'angoisse, un compromis élaboré par le registre symbolique en fonction de causes qui peuvent être extrêmement variées. Il n'est donc pas possible de différencier l'aide rééducative et l'aide thérapeutique, selon l'entrée par les symptômes. Un symptôme ne constitue donc pas un indicateur valable ni de l'origine des difficultés, ni de ce qui serait nécessaire à l'enfant.

      Nous avons analysé les préalables à l'apprentissage, depuis le désir d'apprendre jusqu'à la possible inscription de l'enfant dans les apprentissages et les activités de l'école. Les réponses apportées à l'occasion des séances préliminaires permettent de compléter les éléments qui peuvent laisser supposer la nécessité d'une thérapie, ou qui permettent de poser l'hypothèse que la difficulté de l'enfant puisse être normale dans un parcours difficile, une rééducation étant alors appropriée pour l'aider.

      En prenant appui sur ce qu'a apporté Ismène en séance, et en resituant son "cas" à la fois dans le cadre plus général des enfants rencontrés lors de ces séances préliminaires, et des analyses que nous avons réalisées dans les chapitres précédents, nous nous demanderons si l'élément repéré conduit plutôt à une réponse rééducative ou à une réponse thérapeutique, ou bien s'il peut concerner l'un ou l'autre champ. Notre démarche d'analyse nous conduira à compléter les éléments apportés par Ismène, avec des traits spécifiques empruntés à d'autres enfants, afin de tenter une synthèse opérationnelle pour la pratique. Le choix de départ d'une démarche résolument clinique, nous conduit à rester dans la limite des cas d'enfants réellement rencontrés dans notre expérience de rééducatrice. Nous poserons que la réduction du champ du réel étudié est compensée, dans une certaine mesure, par une longue pratique, donc par un grand nombre d'enfants rencontrés, et ce, dans des lieux d'intervention différents.

      Nous soulignerons au passage, les besoins qui semblent non satisfaits chez ces enfants, mais aussi leurs potentialités, leurs capacités. Ces besoins et ces ressources, éclairent la nature de l'aide à lui apporter. Nous pourrons ainsi répondre plus précisément à la question posée: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?


4-3- Dix questions principales pour l'indication d'aide rééducative.

      Les rencontres avec le maître, avec les parents, le contexte familial, historique et social de l'enfant, ont apporté des éléments d'information en ce qui concerne cet enfant. A partir des premières rencontres avec celui-ci, une série de questions va devoir trouver des réponses qui, d'une part, permettront de poser l'indication, d'autre part, guideront ensuite l'action d'aide à mettre éventuellement en place.


1- L'attitude de l'enfant face aux apprentissages menace-t-elle ou non, son devenir d'élève? A-t-il "renoncé" aux apprentissages?

      Lorsque le désir d'apprendre n'est plus là, l'enfant dit qu'il "s'embête à l'école", qu'il n'aime "que la récré". Il semble que l'enfant ne veut pas apprendre, parce qu'il ne peut pas apprendre. C'est de l'ordre d'une impossibilité. Il apparaît que l'enfant ne parvient pas à être à bonne distance de l'apprentissage. Il oscille du trop de sens au pas assez de sens, au non-sens. Le trop de sens provoque angoisse, le non-sens des savoirs scolaires entraîne évitement, désintérêt, refus d'entrer dans les apprentissages. Nous avons vu comment la pensée de Kevin s'échappait de la classe, envahie par ses préoccupations personnelles 479  .

      L'enseignant peut-il éviter totalement ces appels aux résonances affectives de l'enfant, d'autant plus lorsque l'on sait qu'elles font partie intrinsèque du désir d'apprendre? Une attention peut être portée par le maître, pour dégager le cognitif de trop de références à la vie personnelle des enfants. Cependant, il semble prioritairement nécessaire, et plus efficace, d'aider certains enfants à se dégager de pensées s'apparentant à un registre obsessionnel, lequel ramène tout ce qui est vu ou entendu aux préoccupations obsédantes.

      Une aide rééducative ou une thérapie peuvent être indiquées, dans ce but.


2- L'enfant semble-t-il dans une recherche de solutions à ses conflits, dans une démarche dynamique?

      Ses symptômes sont-ils toujours dans le même registre, dans la même répétition, ou stéréotypés, vidés de leur sens même d'appel à l'autre?

      Il semblerait alors qu'une psychothérapie soit plus indiquée.

      Des symptômes bruyants ou dérangeants, peuvent être considérés comme des manifestations d'appel. D'autre part, de nombreux enfants ne travaillent que lorsque le maître est près d'eux. Ismène s'agite, demande, appelle, sollicite beaucoup les adultes de l'école, "prend" des objets à l'autre. Elle me saute au cou et vient quelquefois contre moi dans la cour, ou s'approche très près, me touche furtivement, lorsque je lui raconte une histoire, rappelant les attitudes avec sa mère lors de notre première rencontre. Tout se passe comme si elle avait besoin de toucher l'autre (dans le sens corporel mais peut-être aussi affectif?) pour le sentir exister, peut-être aussi pour se sentir exister?

      Ces manifestations d'appel à l'autre, quelles que soient leur forme, semblent témoigner d'un désir et de capacités "d'auto-réparation" de l'enfant, témoigner de ses tentatives pour se construire, pour se trouver ou se (re)trouver... Pour la théorie psychanalytique, le symptôme est en soi une tentative dynamique du sujet qui tente de régler un conflit réel dans lequel il se trouve pris.

      Le "dynamisme" de l'enfant, semble constituer un indicateur de l'aide rééducative.

      Jacques LEVINE conseille de faire confiance aux "capacités d'auto-guérison" du sujet, faisant le parallèle avec le chien qui lèche ses blessures. Yves de LA MONNERAYE, à Valence, donnait comme différence la plus pertinente entre rééducation et thérapie, le fait que pour l'enfant, lorsque les choses ne sont pas figées, rigidifiées, mais en construction, lorsque le symptôme est encore dans "une phase appelante", la rééducation peut être la plus indiquée. "Je crois que ce qui convient à ce genre d'enfants, est d'un autre ordre (que pédagogique), et probablement plus en amont, si j'ose dire. Nous sommes dans une phase de construction de la pensée et dans une phase d'appel du symptôme, c'est probablement la distinction la plus pertinente que l'on puisse faire entre rééducation et thérapie par exemple.

      Dans le cas de la rééducation, nous sommes dans l'ordre de la construction d'un sujet face aux difficultés de la vie, au moment où il assimile les codes de la culture et où il apprend à les faire fonctionner." (LA MONNERAYE 1994, p. 32 ) 480  . C'est aussi ce que soulignait Bruno NADIN, psychanalyste, dans sa préface au livre de DEPAULIS (1992): "Cette distinction fondamentale (entre rééducation et psychothérapie)...est essentiellement dynamique, faisant le partage entre les enfants dont l'état s'aggravera régulièrement si rien n'est entrepris dans le cadre d'un traitement psychanalytique, et ceux en crise de croissance psychique dont l'état risque de s'aggraver si on fait n'importe quoi. La plupart des enfants relèvent de la seconde de nos propositions. Ce sont des enfants qui grandissent mal, mais qui grandissent malgré tout. Ils demandent simplement une aide ponctuelle...une ouverture du champ de la parole...Il ne faut pas pour autant tomber dans le contresens qui serait de dire: "tous psychanalystes (ou psychothérapeutes)". Parler de ce qui habituellement est tu ne signifie pas faire une psychothérapie..."(NADIN, 1992) 481  .


3- Quels sont les lieux dans lesquels l'enfant manifeste sa souffrance? Depuis quand?

      Cette dimension de la difficulté de l'enfant a déjà été évoquée. Lorsqu'un enfant:

  • manifeste des symptômes dans le seul espace familial,
  • ou que ces symptômes se retrouvent dans tous ses lieux de vie, sous la même forme,
  • et/ou que ces symptômes semblent ancrés, solidement et profondément implantés dans son fonctionnement psychique, avec un manque évident de mobilité,

      il exprime ainsi sa difficulté à se construire d'abord et surtout en tant qu'enfant, au sein de sa famille. Ces enfants semblent avoir arrêté leur croissance.

      Lorsque l'enfant ne paraît pas encore interroger le passage de l'enfant à l'élève, mais que le nouage de sa difficulté semble se situer bien plus "en amont", il semble qu'une aide thérapeutique pourrait être la plus appropriée 482  .

      A contrario, étayant notre proposition sur les positions de Bruno NADIN, lorsque l'enfant "grandit mal" mais "grandit malgré tout", une rééducation peut convenir pour répondre à ses besoins.


4- Qu'en est-il de l'histoire personnelle de cet enfant?

      Repérer dans l'histoire personnelle et familiale actuelle de l'enfant, rapportée par la famille ou par l'enfant, des événements qui ont modifié quelque chose à l'économie familiale, ou des difficultés particulières rencontrées par la famille, sans entrer dans une logique d'anamnèse, peut donner des éléments de compréhension de la possible difficulté de repérage, d'élaboration, que cette histoire peut représenter pour cet enfant.


5- Quelles sont les capacités imaginaires de l'enfant? Quelles sont ses capacités d'élaboration, ses capacités de symbolisation?

  • L'enfant peut-il et sait-il jouer? Est-il capable de "faire- semblant?" Autrement dit, a-t-il accès à son registre imaginaire, et parvient-il à le faire fonctionner?
  • Est-il capable de jeu symbolique? Maîtrise-t-il le langage parlé? L'utilise-t-il? Avec qui? Dans quelles conditions? Est-il capable de diverses activités de codage, en classe? Autrement dit, possède-t-il les codes symboliques? Sait-il les faire fonctionner?
  • Son discours, ses productions, ont-ils un sens? Une logique? S'il a acquis la lecture, comprend-il ce qu'il lit? Autrement dit, a-t-il accès et peut-il faire fonctionner souplement réel, imaginaire, et symbolique?

      Nous avons évoqué à quel point cet accès est une condition nécessaire pour pouvoir créer, pour pouvoir apprendre; à quel point l'articulation et le passage souple entre les différents registres, est une condition de "santé mentale"... L'affirmation de DIATKINE, "...seuls les enfants qui savent jouer sont scolarisables" 483  , soulignait l'importance de la mise en jeu de l'imaginaire et de son articulation avec le symbolique, (dans le jeu du même nom par exemple), dans tout apprentissage. Ismène sait jouer, elle sait tricher (au "jeu des petits chevaux"), elle sait mentir, elle sait détourner les règles, elle peut tout à fait faire semblant. Elle a fait la preuve de ses capacités de symbolisation, d'élaboration, de transposition de ses préoccupations actuelles, dans ses dessins et dans ses jeux avec les personnages, dans le discours qui les accompagne.

      La rigidification des mécanismes de défense entraînant un impossible accès de l'enfant au registre imaginaire, une impossible souplesse de circulation entre les registres imaginaire et symbolique, en ne permettant pas la mise en jeu des processus "d'auto-guérison" de l'enfant, semblent indiquer une aide thérapeutique. Le premier objectif de celle-ci sera de "dé-construire" les défenses de l'enfant, avant de "re-construire".

      A contrario, peut-on envisager, avec cet enfant, un travail de "re-présentation", de "re-construction", de symbolisation, qui pourrait respecter les défenses de l'enfant, tout en lui permettant de faire fonctionner plus librement, plus souplement, ses différents registres psychiques, ainsi que leur articulation? Si une "déconstruction" préalable ne semble pas s'imposer, on peut alors penser qu'une rééducation est possible.


6 - Quelle est la capacité de l'enfant à faire face à l'angoisse?

      L'angoisse naît d'une déliaison entre une représentation et un affect. L'angoisse est un phénomène normal, ordinaire. Tout sujet ressent de l'angoisse devant l'inconnu, devant une situation inhabituelle dans laquelle, de plus, il sait qu'il devra faire ses preuves, qu'il sera jugé, que ce jugement provienne de lui-même ou d'autres. Des mécanismes de défense peuvent cependant se mettre en place, comme une barricade qui tenterait d'empêcher le sujet de s'affronter à l'angoisse.

      Une aide rééducative ou thérapeutique peuvent offrir à l'enfant une dimension contenante de son angoisse qui peut alors s'élaborer. Ces aides offrent à l'enfant des possibilités renouvelées de représentation, de symbolisation.

      L'enfant parvient-il à exprimer, à élaborer, à symboliser son angoisse, à mettre des mots?

      L'agressivité, la fuite, l'inattention, la rêverie, peuvent se présenter comme des modes de défense habituels de l'enfant face aux situations qu'il vit comme difficiles. La théorie psychanalytique considère le symptôme comme une tentative d'évitement d'un conflit psychique, comme une tentative d'évitement de l'émergence de l'angoisse.

      Les difficultés d'attention, de concentration, ce que Pierre MARC (1983) nomme les "capacités de mobilisation" de l'élève, l'agressivité qui surgit sans raison apparente, peuvent être souvent, quoique non exclusivement, considérés comme des symptômes. Ils peuvent dans ce cas être l'expression d'autre chose, d'un conflit, d'une souffrance, d'insécurité intérieure, de perte de repères. Lorsque l'enfant ne parvient pas à transformer, à symboliser son angoisse, celle-ci peut le submerger, et le plonger alors dans la sidération. Ou bien il la nie, mais elle s'exprime autrement, se décharge, sous forme d'excitation, de symptômes moteurs ou corporels, d'agitation, d'hyperkinésie, d'explosions de violence incontrôlable, de passages à l'acte. Elle peut aussi s'exprimer sous une forme psychosomatique, maux de tête, maux de ventre, eczéma,...

      Ismène semble ne pas avoir élaboré, dépassé, ses questions relatives à la mort, à la sexualité, à la naissance. Le passé douloureux de la séparation d'avec la mère, peut être, semble-t-il, ce qui retient la fillette "en arrière", car il lui est difficile encore d'en élaborer quelque chose, d'en parler... L'arrêt, volontaire de sa part, de l'aide psychologique dont elle a bénéficié l'année dernière semble en lien avec cette grande difficulté de mettre des mots sur cet événement. "Je voulais pas parler de ça", a-t-elle dit lors de l'entretien avec sa mère. Ses passages à l'acte répétés, ses mouvements pulsionnels (vols, agressions soudaines envers les camarades...) sont-ils le seul moyen qu'elle a pu trouver actuellement, pour ne pas avoir à s'affronter à une angoisse trop violente? On peut penser qu'elle aurait besoin de pouvoir symboliser, élaborer, transformer du réel en du symbolique. Les capacités de symbolisation dont elle a fait preuve à diverses reprises, laissent présager des possibilités "d'auto-réparation". Elle a montré sa capacité à symboliser, par le jeu, par le dessin et la parole, selon, donc, plusieurs registres. L'articulation du réel, de l'imaginaire et du symbolique peut donc fonctionner pour elle, dans sa fonction de recours.

      Ne doit-on pas lui donner les moyens de représenter, de symboliser, d'élaborer et de métaboliser les questions qui sont en lien avec cette angoisse? Le moyen privilégié ne serait-il pas une voie indirecte, qui respecterait ses défenses actuelles contre l'angoisse, à travers des "re-présentations" détournées, à travers la fiction d'histoires inventées...déjà à distance..? Une rééducation dans l'école, pourrait lui offrir ce temps et cet espace de "tâtonnement expérimental" .


7- De quelle manière l'enfant se situe-t-il:
- par rapport au monde,
- par rapport à la vie,
- par rapport à lui-même?

  • Quelles formes de relations l'enfant établit-il avec son enseignant, avec les adultes, avec les pairs?
    Certains enfants se placent d'emblée et en permanence comme une victime de l'adulte, de tous les adultes, et des autres enfants. Ou bien ils mettent sans cesse en danger la relation, agressent les autres, ou bien ils la refusent. Leur devenir même d'écolier est compromis par cette difficulté à établir des liens. Quelquefois, même la récréation est difficile à certains enfants, car les autres les frappent ou leur prennent toujours le ballon, ou bien ils sont sans cesse repoussés des jeux. Ismène n'a pas vraiment de "copines". Les autres ont tendance à la repousser, à l'exclure. Dans un effet de cause à effet est-ce aussi pour cela qu'elle se tourne plus vers les adultes, ou bien est-elle dans une impossibilité actuelle de nouer des relations sociales avec les pairs?
  • Comment l'enfant investit-il le monde extérieur, les objets? Manifeste-t-il de la curiosité à l'égard des événements, des objets, des personnes? Est-il replié, en retrait? Quels sont ses intérêts? Qu'est-ce qui aiguise sa curiosité?
    Ismène a des intérêts, c'est une évidence. Mais ce ne sont pas prioritairement ceux de l'école, pour l'instant. Ce qu'elle manifeste de sa curiosité, se centre actuellement, dans ce qu'elle en rapporte au cours de ces séances préliminaires, sur les questions de la différence des sexes, de la scène dite "primitive", de la naissance, de la mort.
  • Comment l'enfant se situe-t-il par rapport à son prénom, par rapport à son patronyme, c'est-à-dire par rapport à son identité privée et sociale?
    Nous avons évoqué les difficultés d'Ismène, relatives à l'image de soi (elle est "moche"). Elle semble en difficulté de construction de son autonomie, de son identité, en difficulté d'élaboration de sa place dans la fratrie, de la place par rapport à sa mère, de sa place dans l'école. Nous avons vu Ismène écrire son prénom, et en faire l'objet d'une activité répétitive, une première fois en présence de sa mère, une deuxième fois seule avec moi. S'agit-il de tentatives d'affirmation de soi dans son individualité? S'agit-il d'appels pour être reconnue, à partir de son prénom, comme ayant une identité séparée de celle de sa famille, et en particulier de sa soeur, car elle n'évoque pas son patronyme? Ses dessins sont des représentations des personnes importantes, et elle les nomme. Cependant, elle refusera de se dessiner elle-même, malgré la demande de la rééducatrice.

      L'analyse des processus en jeu dans l'apprentissage, a démontré à quel point la construction de son identité est fondamentale pour que le sujet développe ses capacités à apprendre. Le niveau d'élaboration de son identité par le sujet, son niveau d'aliénation ou de séparation par rapport au désir de l'autre, conditionne également ses modes de relation aux objets et aux autres. Certains enfants n'ont pas accédé à la possibilité de nouer des relations symbolisées avec les autres, des relations fondées sur l'altérité et la différence. Ils sont encore dans une recherche de relation fusionnelle, imaginaire. Le symptôme, s'il est, selon la théorie psychanalytique, l'expression d'un conflit psychique inconscient , un signal d'alarme et un appel à l'autre, il a comme conséquence, rappelle Yves de LA MONNERAYE (1991), de maintenir ou de faire revenir le sujet dans une forme de relation fusionnelle ou symbiotique, dans laquelle il cherche à entraîner cet autre. Il semble que c'est ce qu'Ismène est en train de tenter avec la rééducatrice, en répétant ses modes de relation à sa mère.

      L'enfant a sans doute besoin d'expérimenter de nouvelles formes de relation à l'autre, au sein d'un cadre sécuritaire. Ce cadre devrait permettre et favoriser ces expérimentations, ces changements de position du sujet. Il semble que c'est ce que pourrait permettre une thérapie ou une rééducation.

      La difficulté à établir des liens sociaux, et le manque d'étayage qui en résultent, privent l'enfant des ressources indispensables pour une élaboration et une distance vis à vis des conflits inévitables qu'il rencontre.


8 - De quelle manière l'enfant gère-t-il ses conflits? De quelle manière exprime-t-il son agressivité?

      Arrive-t-il à se défendre de ses conflits? A les élaborer, à les symboliser, à s'en distancier? L'agressivité est un phénomène normal, nécessaire à la conquête mais aussi à la préservation du territoire et de la vie. Elle est la base de toute initiative, de toute entreprise. "L'agressivité est nécessaire à la création, à l'acquisition d'un savoir. Elle est à la base, selon les freudiens, de la sublimation." (CIFALI, 1994, p. 111). Ismène en est encore à faire systématiquement appel à l'adulte dans ses querelles avec les autres, et à se situer dans la dépendance.

      FREUD (1925)  484  a montré que la répétition est une caractéristique du symptôme. Mireille CIFALI (1994, p. 112) propose de considérer l'agressivité comme un "symptôme lorsqu'elle est signal codé d'une souffrance. Elle devient vraiment pathogène, lorsqu'elle est le seul langage à (la) portée (de l'enfant), lorsqu'elle est la seule façon de communiquer, qu'elle est adressée hors propos." Cette agressivité peut se manifester contre soi, contre les objets, contre autrui.

      Si nous nous référons à ce qui a déjà été posé, une rigidité, l'aspect figé des réponses de l'enfant, conduirait à lui proposer une thérapie, tandis qu'une souplesse possible de fonctionnement, une mobilité des symptômes malgré leur répétition inévitable, "une plasticité des tendances", signerait une indication de rééducation.


9 - De quelle manière gère-t-il ses désirs? Supporte-t-il la frustration, l'attente?

  • L'enfant parvient-il à exprimer quelque chose d'un désir qui lui soit propre? Arrive-t-il à se défendre de ses désirs? Parvient-il à les symboliser? Quelle est la qualité, le niveau de cette symbolisation? Quel mode de symbolisation privilégie-t-il? Ismène "veut faire plaisir" dit le maître. Elle est dans une grande demande d'attention, de "câlins", vis à vis des adultes. Elle semble poser désespérément la question: "Que suis-je dans le désir de l'autre?", vis-à-vis de tout adulte rencontré, et se situer dans une position d'aliénation: faire plaisir, ne pas avoir de désir personnel...Tout semble indiquer qu'elle se situe plus dans des relations imaginaires, dans une recherche de relation fusionnelle, que dans des relations symbolisées.
    Par le fait de ne pas lui avoir imposé nos rencontres, de lui en avoir laissé le choix, elle a peut-être entendu qu'on la considérait comme un sujet capable d'un désir qui lui soit propre?
    Supporter la frustration et l'attente, suppose l'intégration du principe de réalité, des processus secondaires, et de disposer des possibilités de symbolisation. Ismène "prend" les objets dont elle a envie. La fillette manifeste être encore, quelquefois, dans l'immédiateté du désir qui ne souffre aucune frustration, aucun délai, qui n'est donc pas soumis au principe de réalité et au symbolique. Quand elle a envie de quelque chose, il lui arrive de le prendre, de "le voler", dans un mouvement qui apparaît alors comme pulsionnel...Cependant, ce comportement, s'il se répète, comme tout symptôme, laisse la place à d'autres possibilités, chez la fillette.
  • Est-ce que l'expression du désir de l'enfant semble cadenassée? L'enfant entre-t-il dans des conduites défensives, importantes, répétitives, inadaptées, décalées, par rapport aux situations de la réalité?

      Cette situation semble correspondre à une indication de thérapie, tandis que la capacité de l'enfant à symboliser, à déplacer, à transformer ses désirs, permettrait d'envisager une rééducation.


10 - Comment l'enfant se situe-t-il dans la généalogie, dans la filiation, dans le temps? Semble-t-il avoir des repères pour lui-même ou non? Se projette-t-il dans l'avenir?

      De la capacité du sujet à s'inscrire dans le temps, temps passé ou présent mais aussi à venir, dépend celui de s'inscrire dans un projet. Par définition, l'apprentissage est projet. Notre analyse des préalables affectifs et relationnels aux apprentissages, a rappelé le lien entre inscription dans le temps et apprentissage. Nous avons évoqué également à quel point l'inscription du sujet dans le temps est nécessaire dans tous ses processus créatifs.

      Ismène a déclaré vouloir devenir un médecin qui fait naître les bébés. Elle est capable de repérer le jour de notre rencontre, et en raconte l'attente. Elle a représenté la rééducatrice "quand elle était jeune..."

      Si la difficulté d'un enfant à se situer dans le temps nécessite une aide, on peut poser que cette difficulté se retrouve dans une dimension ou une autre, chez la plupart des enfants en difficulté pour construire et donner un sens à leur histoire, en difficulté pour construire leur identité "d'enfant-écolier- élève.

      En l'aidant à re-construire son histoire et à lui donner sens, la rééducation devrait, d'une manière privilégiée, pouvoir aider l'enfant à s'inscrire et à se projeter dans le temps.

      Où en est-on? Qu'avons-nous appris qui puisse apporter des éléments de réponse complémentaires aux questions: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre? Les réponses à ces deux questions nous permettront d'apporter des éléments de réponse à la question générale: Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de rééducative, et laquelle?


5- La "nécessité" d'une aide spécifique, qui pourrait être qualifiée de "rééducative". Le besoin d'un lieu et d'un temps "intermédiaires", pour des enfants en "difficulté normale", à l'école.

      Confrontés à la question générale: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?", dans notre première partie, nous avons pu établir que l'école, à un moment donné de son histoire, a éprouvé le besoin de créer en son sein un corps d'enseignants "intermédiaires", pour répondre à la difficulté de certains enfants. Dans cette deuxième partie, nous avons pu analyser au plus près en quoi consiste la difficulté de ces enfants. Il semble qu'ainsi, nous ayons pu apporter des arguments décisifs qui rendent compte de la nécessité de l'existence de l'aide rééducative, dans l'école.

      Il avait été établi préalablement à la rencontre avec lui au sein de rencontres préliminaires, que, ni l'aide pédagogique du maître, ni l'aide spécialisée à dominante pédagogique, ne semblaient pouvoir répondre aux besoins de cet enfant. L'analyse approfondie de ses difficultés, de son impossibilité à apprendre ou à s'inscrire dans la collectivité scolaire, l'appréhension de ces difficultés comme pouvant être des symptômes d'un autre conflit situé sur le parcours qui conduit cet enfant à devenir élève, dans l'entre-deux entre la maison et l'école, permet d'affirmer qu'une aide, si elle peut lui être proposée à l'école, doit impérativement se situer différemment, par rapport à l'aide pédagogique. "S'il peut être aidé à exprimer ce qui n'a pu être vécu, à découvrir ce qui avait été tu, ce dont il a été dépossédé lui sera restitué et il pourra vivre son présent désencombré de son passé." (CIFALI, 1994, p. 25). L'enseignant ne peut le faire au niveau du groupe classe, même s'il peut oeuvrer dans ce sens; l'enseignant spécialisé ne peut pas non plus le faire au sein d'un petit groupe dont l'objectif, qui plus est, est pédagogique.

      La question se posait alors, à l'orée des séances préliminaires, de la nature de la difficulté: "normale" ou "pathologique" de cet enfant, et, en conséquence, de la nature de l'aide qui pourrait lui être proposée. Une question, délicate, de "frontières", se posait, ainsi.

      Des propos de psychologues ou de psychiatres d'enfants, viennent faire contrepoids à la parole de ceux qui voudraient médicaliser à outrance les difficultés rencontrées par l'enfant. "Il existe un double risque: celui de méconnaissance et de banalisation de troubles psychologiques graves et celui de médicalisation abusive des difficultés scolaires du fait même de l'intrication de ces troubles et de ces difficultés, parfois de l'apparence identique des symptômes qui les manifestent", affirmait Dominique de PESLOUAN à Clermont-Ferrand (1991, p. 66). Une connaissance plus approfondie du parcours de tout enfant, des obstacles inévitablement rencontrés, des difficultés éventuelles, une meilleure connaissance des ressources dont un enfant dispose normalement à l'intérieur de lui-même, de celles apportées par son environnement, pour pouvoir surmonter les obstacles et les difficultés, s'imposait.

      Nous avons pu souligner ce qui rend ce parcours difficile pour tous les enfants, nous avons pu en conclure que "les difficultés sont normales, dans un parcours difficile". Nous avons pu souligner ce qui, du contexte, et des différentes élaborations de l'enfant, peut devenir étayage et ressources "auto-réparatrices" de cet enfant.

      Un constat s'est imposé:

      Il est nécessaire de ne pas médicaliser abusivement des difficultés "normales". Cette position justifierait pleinement l'existence, à l'école, d'une "rééducation" qui entend la difficulté de l'enfant comme une difficulté "ordinaire", "normale".

      L'analyse des préalables psychomoteurs, cognitifs, affectifs, relationnels, a mis en évidence la nécessité d'un substrat sur lequel l'enfant peut construire ses apprentissages. Cette analyse permet d'affirmer que l'histoire personnelle de certains enfants, ne leur a pas permis d'achever l'élaboration de ces "postures" ou "compétences" ou encore "capacités préalables", ou bien qu'elle les contraint à un retour provisoire sur des positions dépassées. Ces enfants ne parviennent pas à s'inscrire dans les activités et la collectivité scolaires, donc à construire leur identité d'enfant-écolier-élève.

      C'est de l'achèvement de la construction de ces préalables, ou de leur reconstitution, en amont des apprentissages, dont l'enfant a besoin en priorité.

      L'enfant vit une difficulté psychopédagogique, située dans la zone médiane entre psychologie et pédagogie, sur son parcours qui le conduit de la maison à l'école.

      L'école doit pouvoir offrir à cet enfant "un temps et un lieu d'aide intermédiaire".

      Yves de LA MONNERAYE définit le recours au rééducateur comme: "une nécessaire ouverture du champ de la parole à un enfant qui est dans une tentative dynamique de surmonter un conflit réel..." (LA MONNERAYE, 1994, p. 32).

      La nécessité de répondre à ces besoins de l'enfant, nous paraît "justifier" pleinement la présence de la rééducation dans l'école.

      Dans ces conditions, la rééducation devra, pour répondre aux besoins de cet enfant, pour l'aider à construire ou à récupérer la disponibilité des capacités et des préalables en amont des apprentissages, inscrire son intervention dans un "entre-deux" entre pédagogie et soin, à l'intérieur de l'école.

      De ce fait, la rééducation peut prétendre avoir des objectifs pédagogiques. Il faudra alors prévoir, en conséquence, de définir les stratégies de cette rééducation. La pleine justification de l'existence de la rééducation dans l'école ne pourra être établie qu'en fonction des effets rééducatifs constatés. Ce sera l'objet de la troisième partie de cette recherche.

      Les séances préliminaires ont, normalement, apporté des éléments de réponse aux dix questions énoncées. Cette première connaissance de l'enfant permet de proposer avec un minimum d'erreurs l'indication la plus appropriée pour cet enfant, et permet de répondre aux deux questions posées dès la formulation de la demande du maître: "thérapie", à l'extérieur de l'école, " ou bien "rééducation", au sein de l'école.

      "Les difficultés de l'enfant relèvent-elles du soin ou d'une difficulté normale? D'une thérapie ou d'une rééducation?"

      "L'aide peut-elle ou non être proposée au sein de l'école?"

      En fonction des réponses à ces questions, quels éléments paraissent pertinents pour confirmer une indication de thérapie, ou bien pour poser une indication d'aide rééducative? Ils ont tous été annoncés, analysés, argumentés. Nous proposons d'en réaliser une synthèse.

      Quels sont ces éléments?


5-1- Synthèse des repères nécessaires pour une indication de thérapie.

      Avec Victor, et à partir des processus d'adaptation du sujet à son milieu, nous avions évoqué les principaux éléments qui conduisaient, d'emblée, à penser qu'une psychothérapie semblait plus appropriée pour un enfant donné 485  . Certains points avaient été avancés par anticipation, sans qu'ils puissent être argumentés. Les analyses qui ont suivi, permettent de les considérer comme étayés, à présent.

      Les capacités d'élaboration, de création et d'auto-réparation de l'enfant, ses capacités à "grandir", semblent compromises lorsqu'il y a:

  • une impossibilité d'accès à l'un des deux registres, Imaginaire ou Symbolique, (l'enfant ne peut "faire-semblant" ou organiser un jeu symbolique);
  • un envahissement quasi permanent du réel sur la scène de la réalité (une angoisse très importante envahit fréquemment son psychisme);
  • une rigidification du fonctionnement et un enfermement de l'enfant dans l'un ou l'autre système, symbolique ou imaginaire;
  • un enfermement:
    • dans une parole "vide", dans laquelle le sens, les résonances affectives sont absents,
    • dans un discours sans logique,
    • dans un discours qui ne tient pas compte de l'autre qui est là,
    • dans un discours dans lequel la confusion entre fantasme et réalité est quasi permanente.

      La difficulté de l'enfant requiert alors d'autres lieux, d'autres cadres, d'autres méthodes, que l'Ecole ne peut et ne doit offrir, n'étant pas lieu de soin.


5-2- Synthèse en dix points, des repères nécessaires pour une indication de rééducation, pour un enfant en difficulté psychopédagogique.

      Compte tenu des éléments dont nous disposons, et de nos analyses précédentes, des hypothèses peuvent être formulées.

      Repérer et prendre en compte les capacités actuelles de l'enfant, les potentialités que l'on entrevoit, mises en regard de ses difficultés, peut constituer un ensemble d'éléments fondamentaux de la proposition possible d'une rééducation pour cet enfant.

      Les analyses de la deuxième partie de notre recherche nous en fournissent des repères. Quels éléments spécifiques paraissent pertinents pour poser l'indication d'aide rééducative?

  1. Les difficultés de l'enfant se manifestent à l'école;
  2. il semble avoir renoncé aux apprentissages, être indisponible pour ceux-ci;
  3. son indisponibilité vis-à-vis des apprentissages, semble en lien avec une difficulté ou une impossibilité actuelle à exprimer, à élaborer, à symboliser, à métaboliser, son histoire personnelle et scolaire;
  4. on fait l'hypothèse que cette difficulté à symboliser est provisoire;
  5. on fait l'hypothèse que l'enfant se trouve enfermé, aux prises avec un conflit psychique, avec de l'angoisse, des questions non résolues qui se heurtent à des réponses sous forme d'impasses;
  6. les événements réels ou fantasmatiques de son histoire, ont pu conduire l'enfant, pour se protéger de l'angoisse, à une inhibition, un arrêt, "une panne", du fonctionnement imaginaire. Le registre symbolique a pu construire, lui, des symptômes.
  7. une grande quantité d'énergie psychique est mobilisée par le maintien du symptôme et n'est plus disponible pour la scolarité;
  8. cependant, cet enfant semble se situer dans une recherche active de solutions pour lui-même, ou dans un appel à l'autre; Il semble possible qu'il reprenne à son compte la demande d'aide formulée pour lui par ses parents, par son enseignant;
  9. l'enfant dispose de ressources, de potentialités à développer, de capacités d'élaboration actuelles, qui peuvent laisser augurer de ses capacités d'auto-réparation;
  10. il s'avère capable:
    • de "faire-semblant" (et de tricher dans un jeu de règles par exemple), ce qui est un indice de la mise en jeu du registre imaginaire;
    • de mettre en scène des jeux symboliques et de faire appel à différentes symbolisations;
    • de tenir compte du principe de réalité, ce qui est un indice de la mise en place des processus secondaires;
    • d'élaborer, de symboliser, d'utiliser des codes symboliques;
    • de construire un discours, une histoire, qui ont un sens, une logique;
    • de tenir compte de l'autre qui est là, et de s'adresser à lui.

      Il semble qu'ainsi nous ayons pu vérifier la validité des hypothèses de travail:


hypothèse de travail (3):

      Ne pas faire fonctionner sa pensée est une souffrance pour l'enfant.

      Cette affirmation nous conduisait à interroger: Est-ce, pour autant, et systématiquement, une pathologie?


Hypothèse de travail (4):

      Il y a un rapport entre la construction de l'enfant, et celle de l'élève.

      et


Hypothèse de travail (5):

      Certains enfants, dont la difficulté peut être considérée comme "normale", ne sont pas disponibles pour les apprentissages. Pour les aider à rendre leur pensée "disponible", l'école doit pouvoir leur proposer un lieu "entre-deux", entre pédagogie et soin.

      On fait l'hypothèse par ailleurs qu'un cadre:

  • sécurisant,
  • contenant,
  • et étayant,

      peut lui offrir une occasion privilégiée de faire fonctionner pour lui-même ses capacités d'expression et de symbolisation, sous toutes leurs formes, en alliance avec quelqu'un qui l'accompagne dans son élaboration.

      On pourra alors lui proposer une rééducation.


5-3- Un tableau et un schéma pour une synthèse.

      Nous proposons, en pages suivantes:

  • Un tableau 1: "Repères pour l'indication, à partir des difficultés manifestes de l'enfant" qui, partant des difficultés manifestes de l'enfant ayant motivé la demande d'aide à son sujet, tente de rendre compte de ce qui peut émerger d'une écoute compréhensive de cet enfant. Le comportement et la difficulté observables de l'enfant sont entendus comme des symptômes d'un conflit qui ne parvient pas à se dire autrement, et qui se présente comme une énigme, y compris pour l'enfant. Il est possible de formuler des hypothèses de compréhension de cette difficulté, qui ne sont que des hypothèses. Un questionnement quant aux ressources du sujet, à ses capacités d'auto-réparation, à ses besoins, aux capacités dont il dispose, par les réponses apportées, (tableaux 2 et 3) pourra guider le choix de l'aide à lui proposer.
  • Un schéma 2: "De la demande d'aide à l'hypothèse de l'indication: quelques repères" reprend les articulations du travail depuis l'analyse de la demande jusqu'à la pose de l'indication. On peut y retrouver ce qui caractérise les difficultés de l'enfant, mais aussi ses ressources, celles-ci étant déterminantes dans le choix de l'aide proposée, ce que nous espérons avoir réussi à mettre en évidence dans notre analyse.

      Supports de l'indication, les éléments spécifiques mis en évidence dans cette synthèse, devraient également contribuer à repérer et à rendre intelligible ce qui se sera mis en place, ce qui sera visé et ce qui se jouera à l'intérieur du processus rééducatif.

      
Tableau : 1- Repères pour l'INDICATION, à partir des difficultés manifestes de l'enfant.
Difficulté normale
Rééducation
Pathologie
Soin
Hypothèses de compréhension
Manque ou non- investissement dans les activités de l'école, dans les apprentissages  
- l'enfant est engagé dans des processus de séparation d'individuation,
- difficultés à l'école
- Les processus de séparation d'individuation ne sont pas enclenchés
- difficultés dans tous les lieux de vie
- difficultés au niveau de la séparation
angoisse - difficultés à faire fonctionner la "parentalité interne"
- surgissements d'angoisse
- comportements gênants, inquiétants
- souffrance et angoisse importantes, constantes
- troubles rigides et permanents
- psychose et traits psychotiques
- angoisse
- insécurité
- manque de mots
- manque d'étayage
- difficultés à se constituer "un espace mental",
- difficultés à se constituer un "espace transitionnel"
- non compréhension de sa propre histoire
- pensée sexualisée
difficultés de sublimation
- enfant englué dans des problèmes oedipiens non-résolus, non dépassés
- difficultés à passer des processus primaires aux processus secondaires et à les articuler
- difficulté d'élaboration de la névrose infantile, du mythe individuel
- non- acceptation de la castration, de ses limites, de sa division de sujet.
- problèmes identitaires
- perte des repères sociaux
- atteintes narcissiques
- problèmes identificatoires
- doutes / devenir scolaire
- doutes/ devenir professionnel
- Idéal du Moi défaillant
- atteinte de l'idéalisation des parents sur l'enfant
- atteinte de l'idéalisation de l'enfant sur lui-même
- triangulation enfant/école- apprentissages/ culture ne se fait plus
- encombrement de la pensée par des préoccupations appartenant à la réalité ou par des fantasmes
- non disponibilité de la pensée pour les apprentissages
--> énergie mobilisée dans des préoccupations privées, en lien avec la situation scolaire.
- difficultés entendues comme des symptômes ou comme des inhibitions
- décharges pulsionnelles, passages à l'acte
- symptômes moteurs
- comportements agressifs et/ou auto-agressifs
- blocage de la pensée, retrait, repli sur soi, peurs, inhibition
- adaptation passive
- difficultés d'attention
- préoccupations sexuelles envahissantes
- préoccupations par rapport à la mort
- difficulté à trouver sa place dans la famille, dans la fratrie
- difficultés relationnelles, difficulté à constituer les nouveaux liens sociaux nécessaires à l'école
- refus des règles collectives
- "toute-puissance" imaginaire
- difficulté à tolérer le manque, la frustration, l'attente, le différé
- difficultés d'inscription dans le temps
- "refus de grandir"
- difficultés à anticiper
- difficultés à prendre des risques
L'envelope formelle du symptôme n'est pas significative à elle seule pour poser l'indication
- Quelles sont les ressources de l'nfant, la nature et le niveau d'élaboration des préalables nécessaires pour apprendre ? Quelles sont ses capacités d'autoréparation ? Quels sont ses besoins ?
- Quelles sont ses
capacités à représenter, à élaborer, à symboliser, à métaboliser, à dépasser ses difficultés, à faire fonctionner et à articuler le réel, l'imaginaire et le symbolique ?
- Où en est-il de
sa construction identitaire ?

      

Schéma : De la demande d'aide à l'hypothèse de l'indication : quelques repères (Schéma 2).


6- Poser l'indication d'aide rééducative.


Un engagement et un acte professionnel. Il y a deux pôles dans une relation.

      Si l'Institution indique structurellement les limites d'une action d'aide réalisée en son sein, en interdisant par exemple une action soignante à l'intérieur de l'école, une rencontre est le fait de deux personnes. Chacun doit pouvoir y assumer sa place et sa fonction. Marc BONNET soulignait (1992) la complexité de la question de l'indication, et proposait de se poser deux questions, face à l'analyse des difficultés d'un enfant et au "tableau clinique" obtenu: "Est-ce que je suis bien indiqué pour cet enfant-là?", "Qu'est-ce que je peux lui offrir?"

      Ce qui revient à se poser les questions de l'engagement personnel de l'aidant éventuel, celle de la connaissance par lui-même de sa compétence, la connaissance et l'acceptation de ses limites personnelles et professionnelles, de ce qu'il pense pouvoir mettre en place pour aider cet enfant. "Quels sont les besoins de cet enfant?"; " Quelles sont mes compétences?"; "Quelles sont mes limites?"; "Puis-je m'engager avec cet enfant en ne risquant pas d'interrompre trop tôt la relation parce que j'aurai présumé de mes forces?" (et du coup éviter de faire vivre à cet enfant une nouvelle rupture, en même temps qu'une nouvelle expérience de "non fiabilité" des adultes). Ceci implique, de chercher des assurances concernant une pathologie éventuelle qui dépasserait le cadre de son aide, si le doute survient.

      On ne peut cependant "tout prévoir", et il faut parfois un temps assez long pour que surgissent des éléments bien enfouis au départ. Savoir reconnaître ses limites, savoir "passer la main" lorsque l'on se rend compte qu'on ne peut plus assumer ce que l'enfant apporte en séance, qu'on est entraîné trop loin malgré soi par les manifestations de l'inconscient de l'enfant, rend compte de la professionnalité du praticien. La pose de l'indication est une question d'engagement, de responsabilité et de professionnalité.


Refuser de "prendre en charge".

      Il est des cas spécifiques pour lesquels l'intérêt de l'enfant peut sembler être de pouvoir bénéficier de notre "désistement". La question s'était posée à la suite du premier entretien avec les parents, lorsque le problème semble se situer plus dans la famille que dans l'enfant. La question se pose parfois après les séances préliminaires.

      On peut s'interroger quelquefois sur l'opportunité d'une aide à l'enfant, lorsqu'il apparaît que la famille, tout en insistant sur l'urgence d'une aide auprès de l'enfant, mettra tout en oeuvre pour que celle-ci échoue, cherchant par la confirmation de son propre échec ou ne supportant pas un autre regard qu'elle sur l'enfant. Les parents ont quelquefois besoin d'être aidés, accompagnés... et ceci risque de dépasser les limites du travail rééducatif à l'école. Suite aux entretiens préliminaires, le travail peut ne pas s'avérer possible, ou du moins pas encore...


L'indication d'aide, si elle s'avère nécessaire, et si l'on pense qu'elle est possible, est alors posée.

      En réunion de synthèse de réseau, le point est fait sur les éléments dont on dispose à présent, normalement plus nombreux, pour asseoir ou invalider la première hypothèse émise, pour modifier éventuellement la "pré-indication". La pose d'indication est suivie d'une deuxième rencontre avec les parents. Les parents seront reçus, toujours par la même personne, et avec l'enfant, pour leur faire la proposition d'aide ou les informer de la décision de ne pas mettre en place une aide spécialisée jugée comme non pertinente pour l'instant.


Un premier acte rééducatif.

      S'engager auprès d'un enfant alors que "personne n'y croit plus" peut être le premier acte de confiance et de reconnaissance de l'enfant en tant que sujet désirant, sujet capable d'autre chose que ce qu'il montre actuellement. Cet acte peut avoir des effets. Le premier effet peut en être que l'enfant se trouve incité à se déloger de la jouissance et des bénéfices secondaires que lui procurent son symptôme, et invité à changer lui-même de place. Manifester à l'enfant qu'on le croit capable d'autre chose, c'est l'inciter à être différent, à se dégager de l'image dévalorisée de lui-même. C'est commencer à assurer à l'autre de la possibilité de satisfaction des besoins fondamentaux:

  • bénéficier d'un lien social suffisamment bon,
  • se sentir unique, spécifique, se sentir exister,
  • être reconnu et rencontré là où on est,
  • disposer d'un étayage externe,
  • se sentir compris et soutenu,
  • être accueilli dans un environnement qui propose "un contrat narcissique" réalisable"  486  .

La décision de rééducation.

      Dans la grande majorité des réseaux d'aides 487  , en fin de compte, c'est l'enfant, et l'enfant seul qui décide de sa rééducation. C'est la condition première pour le considérer dans les faits comme un sujet, et qu'il se sente considéré comme tel. Cette décision est parfois modulée selon l'âge de l'enfant. Pour notre part, lors de l'avant-dernière séance préliminaire, nous posons la question à l'enfant du besoin qu'il ressent de ce travail, et de sa décision. Nous lui demandons d'en reparler à ses parents et de réserver sa réponse à la séance suivante. C'est ce que nous avons rapporté à propos d'Ismène. Cette question peut être posée à l'enfant en présence de ses parents, lorsqu'il est prévu de recevoir ceux-ci dans un deuxième entretien, comme nous venons de l'indiquer. Yves de LA MONNERAYE, dans cette même position, affirme: "...si on est rigoureux, c'est-à-dire si le travail de proposition de rééducation est correctement fait et bien cadré, (les enfants) sauront bien eux-mêmes l'accepter ou non selon qu'elle leur paraîtra utile ou non. Et cela est vrai pour n'importe quel enfant, quel que soit son âge, quelle que soit sa difficulté, mais aussi quelle que soit sa classe sociale." (LA MONNERAYE, 1991, p. 29). Notre expérience personnelle de rééducatrice nous fait ajouter que les enfants, même très jeunes, comprennent très vite et d'une manière surprenante, ce qu'est une rééducation, surtout quand elle répond à leurs besoins (Cela ne pourrait-il pas devenir un "indicateur" de l'indication?"). Ils le comprennent beaucoup plus vite que certains adultes...

      Ce premier acte du contrat rééducatif surprend souvent parents, enseignants et l'enfant lui-même. Ce dernier, mieux que par des discours, peut apprécier ainsi qu'il est vraiment considéré par le rééducateur comme un sujet responsable et digne d'une parole, digne d'être écouté, dans la mesure où la possibilité de refuser lui en est donnée. L'incitation faite à l'enfant à user de sa parole et de sa "décision", doit s'assortir de la garantie que cette parole et cette décision seront respectées, acceptées, même s'il s'agit d'un refus. L'enfant, même très jeune, y est sensible.

      La démarche d'analyse pourrait se résumer ainsi:

  1. Feuille de demande de l'enseignant au réseau d'aides spécialisées;
  2. Rencontre entre une personne du réseau et le maître;
  3. Rencontre entre les parents, l'enfant, et la même personne du réseau;
  4. Premières hypothèses concernant ce qui se joue éventuellement pour l'enfant à l'école "derrière" le symptôme; une "pré-indication" est posée
  5. Séances préliminaires éventuelles avec l'enfant. L'objectif est de se connaître réciproquement; pour le rééducateur il est, de mieux connaître les difficultés mais aussi les capacités actuelles et les potentialités de cet enfant. Pour l'enfant, de connaître le genre de travail qui lui est proposé, et la personne qui le lui propose;
  6. Confirmation ou modification des hypothèses;
  7. Pose de l'indication en équipe, l'enseignant étant présent, ou rencontre ultérieure avec l'enseignant pour l'en informer;
  8. Si l'indication est une aide rééducative: rencontre avec les parents et l'enfant, puis acceptation de la rééducation par l'enfant.

      Lorsqu'il s'agit d'une rééducation, et dans une métaphore faisant appel au tisserand, toutes les informations et hypothèses qui ont pu conduire à l'indication, celles qui continuent à s'élaborer ensuite, font partie de la chaîne du tissage, en articulation avec le cadre rééducatif posé par le rééducateur, et compte tenu de toutes les imprécisions et de toutes les erreurs possibles. Ce matériau servira à construire le projet rééducatif avec l'enfant. Que va proposer le rééducateur? Quel cadre de travail pour l'enfant? C'est par l'élucidation de ces propositions que nous devons aborder à présent ce qu'il en sera du processus rééducatif et de ses effets éventuels sur la reprise du développement de l'enfant, dans notre recherche de réponses à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

      Cependant, le tisserand est l'enfant. C'est lui qui a la responsabilité de la création de l'ouvrage, c'est lui qui monte la trame du tissage, qui en arrange, qui en organise, les différents composants. Il le fera, compte tenu de ses difficultés particulières, et grâce aux ressources dont il dispose. C'est la raison pour laquelle nous proposons, en page suivante, un tableau dans lequel a été repris ce qui a constitué le fil directeur de notre deuxième partie: "Quelques repères pour proposer une aide à un enfant en difficulté à l'école", en réponse à la deuxième question de la problématique de cette recherche: "Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?" Interrogeant chacune des aides soumises à nos analyses, nous avons voulu mettre en évidence, à quelles difficultés de l'enfant elles prétendaient répondre. Les ressources significatives de l'enfant, au regard des aides proposées, ont été spécifiées en ce qui concerne les deux interventions spécialisées à l'intérieur de l'école.

      
Tableau : Quelques repères pour proposer une aide à un enfant en difficulté à l'école
Maître de la classe aide spécialisée à dominante pédagogique rééducation psychothérapie
Difficultés
- dans les apprentissages
- par rapport aux objets d'apprentissage
difficultés de mise en oeuvre des apprentissages
dans les processus de pensée
dans les techniques et méthodes de travail
comportements inadaptés
qui ne touchent pas au désir d'apprendre
renoncement vis-à-vis des apprentissages et/ou difficultés comportementales qui empêchent l'accès ou l'efficience dans les apprentissages
(entendus comme des symptômes)

- refus, blocage, retrait
- difficultés de comportement
( comportements gênants, inquiétants, difficultés relationnelles).
hypothèses : indisponibilité psychique
- peurs
- difficultés à se séparer, à construire son identité scolaire;
   "   "   d'inscription dans une filiation, dans une généalogie;
   "   "   émotionnelles liés à l'histoire du sujet, au contexte;

hypothèses :
* une difficulté normale, provisoire, dans un parcours difficile.
* phase d'appel du symptôme
- dynamisme du sujet
- recherche, tentatives de solutions
    - peut utiliser réel, imaginaire et symbolique;
    - sait et peut jouer
    - le disours a un sens
    - tient compte de l'autre;
    -capacités d'élaboration, de symbolisation
    -effets du principe de réalité
difficultés "de vie"
souffrance dans tous les lieux de vie

blocage de l'évolution
compulsions, phobies, angoisse très importante
passages à l'acte répétés
traits agressifs répétitifs;
incapacité à jouer
    pas de "faire semblant"
    pas de jeu symbolique
    discours délirant
--> discours "vide"
--> pas de différence (constante) entre principe de plaisir et principe de réalité
processus de séparation d'individualisation non enclenché.
hypothèses : pertes de la plasticité psychique (Symbolique et Imaginaire: accès et articulation difficiles).
troubles rigides et permanents
mécanismes défensifs structurés
désordres profonds vie symbolique
imaginaire inaccessible
imaginaire envahissant- difficultés ou impossibilité à élaborer, à symboliser
angoisse importante, envahissante;
enfermement dans l'imaginaire ou dans le symbolique.


Troisième partie:
Des propositions rééducatives, à leurs "effets".
(Re)construire son identité "d'enfant-écolier-élève", en se (re)trouvant dans un espace-temps entre-deux, inscrit dans l'école.

"...laisse tout ce qui rassure, prend les risques maximums. Il faut s'instruire le plus possible, au début, pour se former: tout vient du travail, apprends et fatigue sans repos...Avoir tout appris, certes, mais ensuite pour ne rien savoir. Douter pour créer."
Michel SERRES (1991, p. 154).


Introduction de la troisième partie. La rééducation convoquée à "s'auto-définir". Des propositions rééducatives, à leurs "effets".

      Les textes fondateurs avaient mis les rééducateurs à une place qu'ils devaient eux-mêmes définir dans l'école, en même temps qu'ils devaient élaborer leurs stratégies rééducatives. Si le texte de 1970  488  assignait au groupe d'aide psycho-pédagogique un objectif de "prévention des inadaptations", "d'adaptation et d'observation continue" (p. 689) des élèves, il évoquait fort peu de choses quant aux stratégies à utiliser. Celles-ci se pratiquaient "individuellement ou par petits groupes" (p. 690). "L'aide reçue" devait permettre aux élèves de "mieux s'adapter" à leur classe (id). Nous avons analysé comment cette absence manifeste d'indications avait été source d'errances, d'inquiétudes, de remise en question, mais aussi de créativité de la part des praticiens, dans la construction de leur identité professionnelle.

      Le texte de 1990, s'il énonce d'une manière plus claire les objectifs de l'intervention rééducative, laisse lui aussi une grande latitude aux professionnels pour définir eux-mêmes leurs stratégies. "Pour atteindre (les) objectifs" de ces "interventions spécifiques", y est-il dit, "les intervenants spécialisés compétents du réseau d'aides choisissent et mettent en oeuvre, dans chaque cas, les stratégies, les méthodes et les supports les mieux adaptés à leur démarche professionnelle."(p. 1042) 489  .

      Le "référentiel" recensant "les compétences" attendues des candidats aux différentes options du CAPSAIS, ou "Certificat d'Aptitude aux Actions Pédagogiques Spécialisées d'Adaptation et d'Intégration Scolaires" 490  ,précise que "l'enseignant spécialisé chargé de rééducations", doit être "capable de définir et d'argumenter sa spécificité professionnelle (auto-définition, rôle, fonctions) auprès des différents partenaires du système" (p. 36, point 1-3-1-1).

      Se définir n'est pas chose facile, et ce, d'autant moins que l'action se situe dans ces marges floues des « entre-deux ». Nous avons pu avancer, que l'école devait pouvoir offrir à un enfant en difficulté scolaire "un temps et un lieu d'aide intermédiaire". 491  Les analyses de notre deuxième partie nous ont permis d'affirmer que "cette rééducation devra se situer en amont de l'intervention pédagogique, dans un lieu et un temps symboliques, intermédiaires entre le temps et l'espace de la famille, et le temps et l'espace de la classe. Elle devra permettre à l'enfant de poursuivre la construction, ou de récupérer la disponibilité du substrat nécessaire aux apprentissages" (id.). La raison d'être de la rééducation à l'école est d'éviter autant que faire se peut, la médicalisation des difficultés d'un enfant. C'est la nature "normale" de ces difficultés, qui a conduit à lui proposer une rééducation. Il s'agit donc de situer la rééducation "entre pédagogie et soin".

      De la même manière que pour un sujet singulier, on peut considérer qu'il est nécessaire d'affirmer sa différence pour assurer son identité professionnelle, et pour être reconnu. En ce qui concerne une pratique professionnelle, définir une troisième voie implique de bien connaître les deux autres. Nous avons analysé la différence fondamentale qui spécifie thérapie et rééducation. La première s'adresse à des enfants considérés comme malades, la seconde envisage, dans la mesure du possible, la difficulté comme normale. La première relève du soin, la deuxième est une aide, l'accompagnement d'un enfant dans ses processus "d'auto-réparation". La première est extérieure à l'école, la seconde est dans l'école. Nous nous réservons de relever éventuellement d'autres différences qui pourraient paraître pertinentes, lors de l'analyse des rencontres avec l'enfant.


Affirmer ses points communs et ses différences pour définir son identité.

      Depuis 1990, une autre "voie intermédiaire" est née dans l'école. C'est celle de l'aide spécialisée à dominante pédagogique. Nous avons tenté de définir rapidement celle-ci lors des analyses qui nous conduisaient de la demande à la proposition d'indication 492  . La pédagogie du maître ordinaire, l'aide spécialisée à dominante pédagogique, l'aide rééducative, sont trois interventions possibles auprès de l'enfant, dans l'école. Deux de ces interventions se centrent sur la pédagogie. Ivan DARRAULT soulignait (1992, p. 1), que, "pour la première fois, par les textes de 1990, les maîtres chargés de rééducation sont clairement identifiés et distingués des acteurs de l'aide pédagogique". L'analyse de la demande et les différentes démarches conduisant à la pose de l'indication d'aide, ont mis l'accent sur de nécessaires échanges, sur une indispensable collaboration entre les différents partenaires éducatifs. Des rencontres ont été indispensables, chacun a été amené à parler de lui dans la relation avec cet enfant, relation difficile souvent. Instituer une action en collaboration et en concertation au sein d'une équipe éducative, va de pair avec l'institution d'une extériorité, avec la reconnaissance d'une séparation symbolisée entre ces différents lieux, ces différents temps et ces personnes différentes. L'objectif en est, qu'il n'y ait pas de confusion, pas d'amalgame, de "Un-Tout" imaginaire, ni pour l'enfant, ni pour ses parents, entre enseignant et aidant. Il est nécessaire que l'enfant, mais aussi ses parents, puissent repérer sans risque de confusion possible, chaque professionnel susceptible d'intervenir au sein de l'école. Ne pourrait-on pas considérer que cette articulation entre les différentes interventions éducatives, pourrait être intériorisée par l'enfant et l'aider à se donner des repères? Ne peut-on pas penser que l'enfant réussira d'autant mieux son processus de différenciation, de séparation, que les interventions éducatives - ou rééducatives - qui lui sont proposées seront elles-mêmes différenciées? On peut affirmer que cette acceptation réciproque, que la constitution de ces liens, sur fond de différence, commence par la connaissance de soi et par la connaissance de l'autre.

      Situer topologiquement cette troisième voie comme une position médiane, "entre pédagogie et soin", à l'intérieur du temps et lieu scolaires, relève d'une gageure, pari pourtant nécessaires. Nous savons "qu'être assis entre deux chaises" présente un équilibre particulièrement instable. C'est le lot de toutes les frontières, de toutes les limites. C'est pourquoi plus qu'ailleurs peut-être, les rééducateurs ont besoin constamment de réajuster leurs positions et de redéfinir leur place par une réflexion étayée par des référents théoriques solides. A quel référent théorique va se référer cette pratique rééducative? Nous avons annoncé que la théorie psychanalytique était requise. Dans quelle mesure, et que va lui demander le praticien? Se définir, lorsqu'on exerce un métier "en frontière", "dans une marge", n'est pas un choix. C'est de l'ordre d'une contrainte, d'une exigence professionnelle impérieuse, si l'on veut savoir ce que l'on fait et pourquoi on le fait, pour soi et pour l'enfant qui est là, pour son maître et sa famille. « Toujours nous serons astreints à nommer, tracer des bords, marquer des frontières, reprendre une à une les peurs, jongler avec toutes les dimensions, penser l'instantané, et à travailler notre implication », affirme avec force Mireille CIFALI (1994, p. 291), dans les propos conclusifs de son ouvrage.

      Nous choisirons de référer dans un premier temps la globalité et la spécificité des propositions rééducatives, la démarche adoptée, aux finalités, aux objectifs généraux, en formulant les remarques qu'elles appellent. Nous nous immergerons ensuite dans le système lui-même, dans son fonctionnement, pour tenter d'atteindre, au-delà de ce que l'on observe, une compréhension intime des processus en jeu.

      Comment définir les propositions rééducatives, par rapport aux autres interventions auprès de l'enfant, à l'intérieur même de l'école? Nous adopterons une démarche comparative de ces différentes interventions au sein de l'école.

      Si les objectifs généraux et spécifiques sont définis par les textes, en l'absence de "programmes", de "progressions", qui régissent habituellement le temps et les contenus pédagogiques, la définition du projet rééducatif, celle des stratégies adoptées, le choix d'un cadre rééducatif et celui des médiations, constituent non seulement les fondements de la pratique rééducative, mais des repères stables, fiables, à cette pratique. C'est aussi le premier et indispensable moyen de donner à l'enfant, à sa famille et à son maître, des garanties quant à cette pratique inhabituelle dans l'école, dans laquelle, si on y joue, si on y parle, si on y "fait semblant", on y joue, on y parle, et on y "fait semblant" "sérieusement". On n'y fait pas "n'importe quoi", et les enfants concernés, d'autant plus lorsque la rééducation correspond à leurs besoins, ne s'y trompent pas. Les régulateurs des choix opérés par les praticiens dans leur pratique, quant aux propositions faites à l'enfant, sont non seulement les instructions officielles qui réglementent une profession, mais aussi les instances nationales de réflexion et d'analyse de la pratique rééducative que se sont donnés les rééducateurs, sous la forme de la Fédération Nationale des Rééducateurs de l'Education Nationale (FNAREN), ou encore des Centres de Formation, qui sont des lieux de réflexion et d'analyse permanente. Les publications en provenance de ces deux sources, constituent des repères pour les praticiens.

      Cependant, quel que soit la "valeur" ou l'intérêt de chacune des propositions faites, encore faut-il qu'elles ne se contredisent pas, et que leur ensemble présente une cohérence. De cette cohérence, dépend celle de l'acte du praticien et de ses positions dans l'action. Aussi, devons-nous questionner: Quelle est la cohérence des propositions rééducatives, dans leur articulation? Notre objectif est de mettre en évidence qu'il est possible, actuellement, de définir une praxis rééducative cohérente. (Hypothèse de travail 6).

      Si la difficulté spécifique de certains enfants a conduit la rééducation à se situer en amont de l'intervention pédagogique, nous devrons interroger la manière dont la rééducation répond aux besoins de ces enfants, comment elle utilise les ressources de ceux-ci, comment elle occupe cette place. Autrement dit, quelle est la pertinence des propositions rééducatives au regard des difficultés de l'enfant, et à ses besoins, définis dans notre deuxième partie?

      De ces différentes approches, devrait pouvoir se dégager la manière dont la rééducation s'inscrit dans le contexte de l'école, et les matériaux pour construire alors "un modèle d'intelligibilité de la pratique rééducative", non pas prescriptif, mais explicatif, en ce qui concerne les propositions du rééducateur à l'enfant.

      L'analyse du processus rééducatif de l'enfant, à partir de rencontres cliniques, pourra répondre dans un deuxième temps de la pertinence des propositions rééducatives, comme de leurs effets. Nous devrions pouvoir apporter des réponses à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"


Mise à l'épreuve de la praxis rééducative à l'aune de la clinique.

      Nous proposons de relater un certain nombre de "moments du parcours rééducatif", de seize enfants, rencontrés au cours de notre pratique de rééducatrice. Nous accompagnerons plus particulièrement six de ces enfants, sur un temps plus long de leur parcours. Les autres enfants seront rencontrés, le temps d'une "vignette clinique", illustrant une dimension particulière de ce qui peut constituer un processus rééducatif. Certains enfants donnent à voir, d'une manière plus claire que d'autres, et à un moment de leur processus, certains indices de ce qui se joue, se construit, se noue ou se dénoue. Parmi un nombre considérable de choix possibles, s'imposait celui de ne retenir que les "traits pertinents" du processus rééducatif et de ses effets, que l'on peut retrouver chez le plus grand nombre "d'enfants-rééduquants", dans le cadre de pratiques rééducatives qui relèvent des mêmes grandes options que les nôtres. L'organisation de notre développement, suit ce qui nous a semblé, après-coup, "rééducatif", c'est-à-dire "avoir des effets": le transfert et le changement de place du rééducateur, le cadre rééducatif, la construction de son histoire par l'enfant, l'importance du "tiers".


Comment organisons-nous nos analyses, et sur quels matériaux les étayons-nous?

      C'est à un aller et retour entre théorie et pratique auquel nous allons procéder. La démarche clinique nous conduit à questionner notre pratique de rééducatrice. Les échanges quotidiens avec les collègues enseignants, des interrogations par la théorie psychanalytique, au sein de groupes de recherche et de groupes de supervision, nous ont conduite à définir et à préciser, les différentes dimensions de la pratique rééducative, à analyser et mesurer ce qu'impliquent différents choix, quant à ses propositions à l'enfant. Nous tenterons d'en rendre compte, d'une manière succincte. Les textes officiels de l'Education Nationale constituent le cadre législatif des pratiques rééducatives mises en oeuvre au sein de l'école. Les publications professionnelles (Erre, Envie d'école, Actes des Congrès FNAREN...), comme outils de recherche et d'échanges, sont autant de références fiables pour rendre compte d'un consensus, quant à la pratique rééducative et à la théorisation de celle-ci. Nous avons rendu compte de la démarche de recueil des matériaux, de leur classement, et de la tentative de synthèse qui en a été faite, dans notre premier chapitre, méthodologique. Nous nous sommes impliquée dans la rencontre clinique. Nous nous y sommes risquée, à plusieurs niveaux: dans la conception des propositions faites à l'enfant, dans leur mise en oeuvre, dans les positions prises au moment de la rencontre, dans la lecture et l'analyse de ce que nous avons vécu avec l'enfant, dans les hypothèses émises, dans l'objectif d'une compréhension de la situation de l'enfant et de son évolution. Le "je" s'impose, dans la restitution des rencontres cliniques. La théorie psychanalytique apporte son étayage pour asseoir les positions rééducatives, et son éclairage, pour mieux comprendre ce qui se passe dans la relation, et pour chacun des partenaires de la relation. Elle est une voie de régulation par rapport à l'implication et à la subjectivité, et permet une certaine prise de distance par rapport au vécu, comme ont pu l'être, à certains moments, des échanges au sein d'un groupe de contrôle. Les analyses de la deuxième partie, constituent un réservoir de "savoirs constitués" et une référence précieuse pour tenter de comprendre où en est l'enfant de ses élaborations, de son développement.

      Dans la restitution des cas cliniques, nous rechercherons ce qui a été une caractéristique de ce processus rééducatif singulier, ce qui, des propositions rééducatives, semble avoir eu un "effet" sur le déroulement du processus rééducatif de l'enfant, ce qui, de ce processus , semble avoir été facteur de changement, d'évolution, sur le développement de l'enfant, et enfin, les indicateurs de ce changement. Des observations, suivies de ces trois niveaux d'analyse, qui s'emboîtent, s'avèrent donc nécessaires. Nous mettrons en évidence, chaque fois que possible, ces articulations 493  . Ces grandes lignes, ces "traits" estimés pertinents, seront les matériaux des synthèses afférentes à chaque cas ou ensemble de cas cliniques, puis constitueront, à leur tour, l'ossature du "modèle" interprétatif de la rééducation, rendant compte de "ce qui est rééducatif".

      Nous voulons mettre en évidence que c'est en changeant de place dans l'école, que le rééducateur peut offrir à l'enfant un lieu et un temps "intermédiaires", "un entre-deux" entre pédagogie et thérapie. Les analyses des rencontres cliniques avec l'enfant "rééduquant", devraient permettre de montrer que, placé dans des conditions favorables à son "auto-réparation", l'enfant retrouve et utilise ses capacités créatives, "re-construit" son histoire, élabore les capacités nécessaires pour pouvoir s'inscrire dans la culture, dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages. Nous devrions alors pouvoir valider notre hypothèse de recherche, que nous avons formulée ainsi:

  1. Pour répondre à la difficulté normale d'un enfant qui ne parvient pas à devenir élève, il y a, dans l'école, une place spécifique pour une action qualifiée de "rééducative", située entre le soin et l'action pédagogique.
  2. C'est la possibilité donnée à l'enfant de reconstruire son histoire, dans l'entre-deux créé par le changement de place qu'opère le rééducateur dans l'école, qui permet à cet enfant d'élaborer les capacités nécessaires pour pouvoir s'inscrire dans la culture, dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages.

« S'il est vrai que la rééducation est une activité spécifique, s'il est vrai qu'il existe une spécificité du projet rééducatif, on peut affirmer d'une part que ce projet est différent d'un projet éducatif, d'autre part qu'il est fondamentalement différent d'une psychothérapie. »
Jean-Jacques GUILLARME (1986, p. 6).

Chapitre IX.
La rééducation: une place à définir et à assumer dans l'école. Propositions à l'enfant.

      L'enfant auquel s'adresse la rééducation, est un enfant dont la difficulté est "normale", mais qui est "en panne" sur le chemin de l'école, parce que sa pensée est encombrée par des préoccupations envahissantes, qui ne lui laissent pas la disponibilité pour apprendre. Nous avons précisé également que ces préoccupations ne lui avaient peut-être pas permis d'achever l'élaboration des capacités préalables nécessaires pour apprendre et pour s'inscrire dans les apprentissages. Pour d'autres, ces constructions ont peut-être été réalisées, mais leurs préoccupations les empêchent de les utiliser, ou bien les font revenir à des positions non compatibles avec une vie collective harmonieuse, ou avec leur inscription dans les apprentissages. Il s'agit donc de leur proposer une aide que nous avons définie comme "psychopédagogique", et devant se situer en amont des apprentissages, au point où les besoins de ces enfants semblent se situer. La nature "normale" de la difficulté de ces enfants, a fait écarter, pour eux, une aide médicalisée, ou apparentée à des soins, sous quelque forme que ce soit, et demande à l'aide rééducative de se situer dans un "entre-deux" entre pédagogie et soin, pour répondre aux besoins de ces enfants. Le "modèle rééducatif" descriptif, construit à partir des indications de la circulaire de 1990, peut être complété, à partir des analyses concernant "l'enfant - rééduquant" qui ont suivi. C'est de cette trame, encore succincte, que partent les rééducateurs, pour élaborer la praxis rééducative. Nous proposons en page suivante, un "modèle" rééducatif rendant compte de la praxis rééducative", dans l'état actuel de nos analyses, "modèle" explicatif encore très lacunaire, deuxième niveau de représentation du "réel rééducatif", qui tient compte du cadre général de la rééducation mis en regard des difficultés de l'enfant que nous venons d'analyser. C'est ce "modèle" qui devra être complété à présent, afin d'affiner les propositions du rééducateur à l'enfant.

      Avant de pouvoir répondre à la question: " Qu'est-ce qui est rééducatif?", il nous faut connaître les propositions rééducatives faites à cet enfant. L'enfant "rééduquant" est élève d'une classe, qu'il continue à fréquenter normalement, et qu'il ne quitte donc que pour le temps de sa séance de rééducation. Une autre intervention pédagogique existe dans l'école: c'est celle du maître spécialisé dans une "aide à dominante pédagogique". Afin de définir la spécificité des propositions rééducatives, nous proposons de comparer celles-ci à celles des deux interventions pédagogiques qui existent au sein de l'école. Notre première question peut donc être formulée ainsi: Comment se définissent les propositions rééducatives, par rapport aux autres interventions, dans l'école?

      

      Nous avons rapporté la manière dont se sont construites les propositions rééducatives actuelles, à partir de l'articulation entre les directives des textes officiels, ce qui est ressorti de l'analyse de leur pratique par les rééducateurs, et les apports des théoriciens de la rééducation. Peut-on rendre compte de l'ensemble de ces propositions? Celles-ci constituent-elles un tout cohérent? De la réponse à cette question dépend la cohérence de l'intervention du praticien. Si nous nous étions référés, dès la construction du "modèle" rééducatif descriptif, issu des directives données par le texte de la circulaire de 1990, à ce que pourrait être une praxis, ce "modèle" s'est progressivement complété. Nous nous donnons comme tâche de construire un "modèle" explicatif de la praxis rééducative, dans ses propositions à l'enfant.

      Il ne suffit pas qu'une pratique soit cohérente pour qu'elle soit opérante. Encore faut-il qu'elle soit pertinente par rapport à son objet. Ces propositions semblent-elles pouvoir répondre aux besoins spécifiques de cet enfant à qui elles sont destinées, quelle est leur pertinence? C'est en examinant les différentes dimensions des propositions, au regard de ce que nous savons de cet enfant et de ses besoins, que nous pourrons estimer leur pertinence. Nous savons cependant que cette pertinence ne pourra vraiment être validée qu'à l'aune de la clinique, dans ses "effets" sur l'enfant.

      Les analyses de ce chapitre s'étayent sur la référence interne constituée par ce que nous ont appris nos deux premières parties. Elles s'organisent autour des trois pôles d'une praxis 494  :

  1. Le pôle axiologique,
  2. Le pôle praxéologique,
  3. Le pôle scientifique.

      Au sein même d'une rencontre clinique, une partie de la praxis dépend de la responsabilité de l'aidant. Cette partie est élaborée avant la rencontre avec l'enfant, et lui est proposée sans négociation possible, repère stable, fixe, dont l'aidant se portera garant. Le processus mis en oeuvre par les protagonistes de la rencontre, dépend en grande partie de ces conditions préalablement conçues, et maintenues.

      Le premier niveau d'analyse est celui des objectifs généraux, des finalités, des valeurs et de l'éthique à laquelle ils se réfèrent. Ce sont ces dimensions que nous regroupons sous le terme générique de « pôle axiologique », selon la définition qu'en donnent Philippe MEIRIEU et Michel DEVELAY (1992, p. 45).


1- Le pôle axiologique de la rééducation: objectifs généraux, finalités, valeurs, éthique, objectifs spécifiques.

      Les aides sont apportées dans le lieu ordinaire de l'enfant: l'école. C'est aussi le lieu où se manifestent ses difficultés. Ce sont ses difficultés scolaires qui déterminent le signalement d'un enfant, la demande d'aide qui le concerne. Ce sont leur disparition qui signeront la fin des processus d'aide. La proximité géographique, institutionnelle, des intervenants auprès de l'enfant, dans leurs lieux d'intervention, la proximité quant à leur origine professionnelle, peut faire considérer que "l'enfant ne sort pas de la famille de l'école" (HENRI, 1987, p. 54).


1-1- Des objectifs généraux identiques.

  • Eduquer.
    L'école définit l'intervention de ses personnels par un objectif éducatif. Les enseignants spécialisés du réseau d'aides font partie intégrante des équipes pédagogiques des écoles dans lesquelles ils interviennent. En tant que tels, ils participent aux réunions institutionnelles, à la conception et à la mise en place des projets pédagogiques, au suivi des élèves. Ils ont une formation initiale d'enseignants, et leur intervention s'inscrit dans une mission plus générale de l'éducation de l'enfant. Cependant, le doute n'est plus possible: la rééducation n'est pas une reprise de l'éducation. Personne, jamais, ne recommence à zéro, n'efface le passé. Pas plus le zéro des apprentissages que celui de la vie affective ou relationnelle. Le sujet actuel est constitué de l'ensemble de son histoire.
    Charles HADJI (1987) 495  , donne une définition de l'éducation comme une "action exercée sur un individu ou un groupe et pouvant entraîner des réactions. Eduquer c'est faciliter, infléchir ou modeler ce développement." Cette définition peut correspondre aussi bien à l'intervention du maître de la classe, qu'à celui d'un aidant. A celui-ci de se repérer, selon l'éthique à laquelle il se réfère, selon le projet d'action qu'il formule, entre « faciliter », « infléchir » ou « modeler ». Olivier REBOUL (1989, p. 25) superpose éducation et entrée dans la culture:  »L'éducation est l'ensemble des processus et des procédés qui permettent à tout enfant humain d'accéder progressivement à la culture, l'accès à la culture étant ce qui distingue l'homme de l'animal. »
  • Inviter l'enfant à entrer dans la culture.
    Chaque personnel de l'école témoigne, de sa place, de la culture dans laquelle il vit, et dans laquelle il invite l'enfant à entrer. Nous savons combien il est vital pour un sujet, de s'inscrire dans une culture. Il en va de sa survie psychique. C'est le moyen de développer ses capacités, mais aussi d'échapper à la marginalisation et à l'exclusion mortifère. Nos analyses précédentes, en suivant la voix de Claude LEVI-STRAUSS, de Michel SERRES, de Sara PAIN ou de Philippe MEIRIEU, n'ont pu que le confirmer 496  . Les objectifs généraux de la rééducation visent à ce que l'enfant dispose à nouveau de ses disponibilités psychiques, de ses capacités à faire fonctionner librement sa pensée. L'objectif général est que cet enfant s'inscrive dans la culture scolaire, dans une dynamique d'apprentissage et dans des liens sociaux appropriés.
  • Lutter contre la marginalisation de certains enfants, et intervenir pour leur réussite scolaire.
  • Les aides spécialisées à l'enfant au sein de l'école, que ce soient le soutien pédagogique ou la rééducation, visent toutes les mêmes objectifs généraux, identiques à ceux de l'enseignant qui s'adresse à tous les enfants, bien que les modes d'approche en soient différents:
    • aider l'enfant à être un élève, intégré en tant que sujet désirant, à une culture et à une société,
    • contribuer à sa réussite scolaire.
    La confrontation avec des enfants dont, parfois, les difficultés sont déjà importantes, fait revoir cette finalité à la jauge du principe de réalité. Elle vise dès lors à ce que tout enfant puisse développer au maximum ses capacités dans le cadre de l'école, qu'il s'inscrive dans la collectivité scolaire, qu'il y trouve épanouissement de sa personne, et le plaisir de faire fonctionner sa pensée. Dès lors, l'Idéal du Moi professionnel du rééducateur est soumis aux processus secondaires. Il correspond à espérer pouvoir contribuer, de sa place, à cette tâche.

1-2- Référer la pratique à une éthique.

      Si le mot « éthique » vient du grec êthos, organisation, que cette éthique soit implicite ou explicite, une conception des rapports sociaux et une conception de l'homme, sont toujours présentes derrière l'acte éducatif. Les positions éthiques sont déterminantes de la façon d'être et d'agir des différents professionnels de l'éducation.

      Les rééducateurs ont adopté, dès 1989, et au niveau national par l'intermédiaire de la FNAREN 497  , un « Texte sur l'éthique ». 498  . Dans ce texte, fédérateur pour ces praticiens, il est question du respect de l'enfant, du respect de sa parole et de celle de sa famille, du respect de sa culture. Sont envisagées, même si certains termes en sont légèrement différents, la nécessité de l'institutionnalisation de la rééducation dans l'école, la centration sur les besoins de l'enfant, l'écoute de tous ceux qui ont affaire à lui, la discrétion professionnelle vis à vis de ce qui est entendu. Il y est question du libre choix et de la responsabilité de ses pratiques par le rééducateur, en écho au texte d'avril 1990, et conformément à la reconnaissance par ce texte de sa professionnalité. Il y est enfin question de la défense de la spécificité de la profession de rééducateur et de la vigilance par rapport aux conditions de possibilité de sa mise en oeuvre.

      Cependant, la référence éthique est un choix, même si on peut estimer ce choix non seulement souhaitable, mais indispensable. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi d'utiliser certains verbes au conditionnel, ou certaines phrases à la forme interrogative, afin de ne pas être taxée de complète utopie, dans l'ordre actuel des choses.

      Quelles pourraient être des positions éthiques fédératives des différentes interventions des acteurs éducatifs, dans l'école?


1-2-1- Un choix éthique qui suppose une mise en actes du postulat d'éducabilité.

      Reconnaître à tout enfant, quelles que soient ses difficultés actuelles, quels que soient ses parents, ou ses conditions de vie, la possibilité pour lui de changer quelque chose à sa vie, lui reconnaître, éventuellement, des potentialités inexploitées, ressort de cette confiance dans les possibilités de l'homme et dans ses capacités d'auto-réparation.

      Refuser l'exclusion de certains, leur éviction de la société, leur mise à l'écart, refuser leur marginalisation alors qu'ils ne sont pas « conformes » aux normes ou aux attentes, ressort sans doute d'un acte de foi, mais s'exprime dans les moindres gestes et les paroles du quotidien. COMENIUS, PESTALOZZI, FROBEL, et bien d'autres pédagogues, en ont témoigné. MAKARENKO affirmait: « il n'y a pas par nature d'enfants difficiles. » 499  . Si cette conviction assoit toute possibilité d'engager une action d'aide, elle ne lui est pas domaine réservé. Cependant, la présence même du rééducateur dans l'école, est mise en acte au quotidien de ce postulat d'éducabilité. Son intervention s'effectue en direction des enfants qui sont en voie de marginalisation, en risque de rejet du centre de l'école. Elle vise à permettre à ces enfants qui gravitent autour d'un centre constitué par la majorité des autres enfants « qui réussissent mieux qu'eux », comme des électrons autour d'un noyau, de se (ré)inscrire au centre du système.


1-2-2- Une finalité visant à l'émergence d'un sujet autonome.

      Les textes enjoignent l'école de "mettre l'enfant au centre du système éducatif" 500  . S'il s'agit d'aller au devant de l'enfant qui est là, dans sa réalité, en ajustant la pédagogie à ses besoins, en repensant les stratégies éducatives et didactiques, comment pourrait-on entendre cette instruction officielle, quelle serait sa traduction, dans le registre de l'éthique? Cette éthique pourrait être « cette attention obstinée aux conditions de possibilités de l'émergence des personnes » (MEIRIEU, 1991, p. 171). Tout éducateur, tout enseignant, peut faire le choix de s'inscrire dans le cadre d'une conception humaine de l'autre comme sujet, de la recherche de stratégies propres à développer son autonomie, sa responsabilité, sa liberté.

      Lors de l'analyse des préalables nécessaires à l'apprentissage, il nous est apparu à quel point l'acte d'apprendre engage le sujet et son désir. Les différentes analyses du substrat nécessaire pour que s'élaborent les apprentissages, renvoyaient à une indispensable et préalable construction identitaire. Considérer le sujet en l'enfant, en se référant à la théorie psychanalytique, c'est admettre que celui-ci est mû par son inconscient, et que nombre de ses attitudes, de ses réactions, de ses symptômes, échappent à sa volonté consciente. C'est croire en l'effet de la parole. C'est reconnaître que le sujet doit advenir comme un sujet mû par un désir qui lui soit propre. C'est postuler que le sujet est responsable de ce qu'il construit à partir des événements qu'il subit, et c'est du moins l'assigner à cette responsabilité. Considérer l'enfant comme un sujet, pourrait se formuler au niveau de la rencontre avec cet enfant, par des présupposés et des principes d'action du type: « Je ne sais pas pour l'autre où est son bien, ce qui est bon pour lui...Tout ce que je sais de sa pensée, c'est lui qui peut me le dire à partir de sa parole, quelle que soit la forme de cette parole ». Considérer d'emblée le sujet comme actif, créatif, dans son rapport au monde, poser cette position comme un postulat et une projection sur l'avenir, lorsque l'enfant est dans la position de subir passivement les événements, renvoie ce dernier à sa part de responsabilité, et l'assigne à faire quelque chose pour lui-même. Lui offrir les conditions pour le faire, cependant, ne peut présumer à l'avance de ce que l'enfant en fera.

      Qu'en est-il de l'inscription possible des partenaires éducatifs dans une éthique qui se réfère au sujet? "L'enjeu institutionnel est bel et bien de mettre en oeuvre le principe de différenciation, d'assurer que le sujet puisse échapper au magma et disposer d'une identité suffisamment différente - suffisamment autre - pour lui permettre d'accéder dans un circuit d'échanges avec d'autres", rappelle Francis IMBERT (1994, p. 112). Ce choix sous-entend de soutenir le paradoxe d'aider l'enfant à s'intégrer à des normes et à des attentes générales, tout en respectant son individualité, tout en l'aidant à s'exprimer et à se faire une place en tant que personne unique, dans une culture considérée comme le domaine de l'échangeable et du communicable. L'enjeu éthique consiste à: « ouvrir ce qui tend à se fermer, remettre en circulation ce qui s'immobilise dans un engourdissement mortifère, interpeller le désir, faire don de la parole, c'est-à-dire s'ordonner à la loi de l'obligation de l'échange" (IMBERT, id., p. 122-123). Cette position revient à refuser de fermer les yeux sur la souffrance de l'autre, et de proposer ce qui est en son pouvoir, pour l'aider à s'en dégager.


La rééducation vise à aider l'enfant à se séparer, à devenir « autonome ».

      « Autonome » est entendu dans le sens de « séparé » du désir de l'autre, non-aliéné, capable d'un désir un tant soit peu personnel, d'une parole propre. Nos analyses ont mis en évidence une deuxième dimension de cette "autonomie". Le sujet peut-être « autonome », lorsqu'il est dégagé de ses prisons intérieures, libéré de préoccupations trop prégnantes, désencombré de ce qui pouvait engluer sa pensée, mieux protégé de réactions affectives inconscientes et envahissantes, quelquefois sidérantes, surgissant à son insu. Cette dimension de l'autonomie est celle donnée par Cornélius CASTORIADIS, par exemple, rapportée lors de notre analyse de la construction de son identité personnelle et sociale par le sujet 501  , et elle prend toute son importance dans le cadre rééducatif. Il peut être plus difficile pour certains enfants que pour d'autres de se séparer, de quitter leurs désirs fusionnels et d'accepter cette loi. Il est peut être plus difficile pour certains enfants que pour d'autres de se désengluer de leurs prisons intérieures. Nous avons évoqué ces difficultés du parcours. Nous avons vu que ce sont ces enfants qui se verront proposer une rééducation.

      Se donner comme objectif d'aider l'enfant à conquérir son autonomie, suppose de l'aider à accepter l'interdit de la loi, qui comporte une part de contrainte et une part de liberté. Cependant, si la rééducation vise à aider l'enfant à articuler son autonomie à son intégration dans une communauté et une culture, ce n'est pas, nous l'avons évoqué, une finalité réservée à la rééducation. N'est-ce pas celle de toute action éducative? Ce qui change, c'est la position de cet enfant dans son parcours, et les difficultés dans lesquelles il se débat. Ce qui est profondément différent, c'est le fait que, souvent, cet enfant n'arrive pas à se séparer du monde de la maison, de ses émotions, de ses rêves et de ses craintes; il ne parvient pas à donner du sens aux deux registres de sa vie, celui de la maison et celui de l'école; il ne parvient pas à articuler le monde de l'école à son histoire. Là se situe justement le noeud de ce qui l'empêche d'apprendre ou de créer des liens sociaux appropriés. Certains enfants ont besoin d'aide pour transformer une histoire difficile, subie, en quelque chose de positif et de constructif pour eux. D'une certaine manière, le rééducateur assume le paradoxe d'enjoindre à un enfant qui n'est pas encore séparé (de sa famille, de son histoire), d'être autonome. Il met en oeuvre les moyens qu'il pense nécessaires pour l'aider à y parvenir.


La rééducation vise à aider l'enfant à devenir auteur de son histoire.

      « Le destin s'écrit au présent », affirmait Dominique De PESLOUAN à Clermont-Ferrand (1991, p. 64).

  • La rééducation assigne l'enfant à la place de sujet « séparé », responsable.
  • On attend de cette "mise en demeure", qu'elle l'incite à s'interroger et à reprendre, à retisser, ce qu'il a fait des événements de son histoire, comment il a su tirer parti de ceux-ci, ou comment il s'est laissé enfermer dans des impasses.

      Qu'est-ce que l'enfant est prêt à faire pour son symptôme? Qu'en est-il de ses capacités de responsabilisation dans ce qui lui arrive, dans ce qu'il vit? Comment l'inviter à "devenir responsable" et non plus "pur effet du discours de l'Autre", diraient les lacaniens, à ne plus se présenter comme une "victime"? Ce sont des questions de ce type qui ont pu contribuer à poser l'indication d'aide rééducative. Ce sont elles qui soutiendront le rééducateur dans sa relation avec l'enfant. En tant qu'auteur de son histoire, l'enfant est invité à reconstruire celle-ci d'une manière plus satisfaisante pour lui, à y prendre des repères qui lui manquent actuellement 502  . Il est invité à se (re)trouver dans une histoire qui prend sens.

      Disposer, pour un enfant, d'un temps et d'un lieu spécifiques dans l'école, au sein desquels il sera entendu dans sa singularité, est l'occasion pour lui d'exprimer ce qui l'habite et qui le gêne, à condition que cet adulte qui se propose pour l'écouter, aménage les conditions indispensables pour que cela puisse se faire. "Si l'enfant vient en rééducation, c'est pour se voir confier, d'une manière ou d'une autre, le soin de se retrouver par lui-même, de lui-même, en lui-même, en utilisant des procédures diverses de restauration qui font précisément toute la technique de la rééducation, de retrouver une confiance en soi, ou, pour mieux dire, une estime de soi qu'il a perdue" (GUILLARME, 1986, p.6). De la même manière que PESTALOZZI donnait comme objectif aux enfants qu'il accueillait de: « Faire oeuvre de soi-même », se (re)trouver en soi-même et par soi-même, en tant qu'enfant-écolier-élève, correspond à retrouver un pouvoir sur son histoire, et par la même occasion, à se construire grâce à elle. Maria MONTESSORI, comme COMENIUS avant elle 503  , assurait qu'il fallait d'abord se connaître, s'écouter et se respecter soi-même, pour aller vers les autres, pour aller vers les objets, pour s'inscrire dans le monde.


1-3- La rééducation vise-t-elle une finalité « adaptative »?

      Nous avons interrogé le concept d'adaptation. La rééducation, comme tout l'enseignement spécialisé, s'inscrit dans des actions "d'intégration et d'adaptation scolaires », comme l'indique, entre autres, le nom du « certificat d'aptitude » (ou CAPSAIS)  504  , qui signe l'entrée d'un professionnel de l'enseignement dans cette voie. Si, être capable de s'adapter au milieu dans lequel on vit, est un signe de santé mentale pour le sujet, un signe de « normalité », comme nos analyses l'ont montré, faut-il pour autant en faire une finalité rééducative? Nous avons appréhendé la polysémie et l'ambiguïté de la représentation courante du mot « adaptation ». Yves de LA MONNERAYE (1991, p. 39) s'insurge contre une demande « d'adaptation » de l'enfant qui serait faite aux rééducateurs, par les instances hiérarchiques, adaptation envisagée selon une logique du « rouleau compresseur ». "Si on demande simplement aux rééducateurs d'adapter efficacement à l'école les élèves en difficulté, s'insurgeait-il, ils deviennent alors seulement un moyen - plus subtil peut-être que les autres, grâce à tout l'arsenal psychologique dont on les a armés - de mieux écraser et faire rentrer dans la norme tous ces enfants en difficulté, qui sont alors considérés et traités comme des déviants ».

      Nos analyses nous ont fait considérer cependant certains processus adaptatifs comme des créations vitales du sujet. C'est dans ce sens, qu'un objectif adaptatif, entre autres objectifs, est concevable pour la rééducation. Aider un enfant à acquérir son autonomie, l'aider à « se séparer », nous venons de le rappeler, c'est aussi l'aider à articuler son désir de liberté personnelle, et l'acceptation des contraintes inhérentes à toute vie sociale, ou encore à toute création, si l'on admet qu'il n'y pas de création sans contrainte  505  . Dans ce cas, cet objectif « adaptatif » n'est pas contradictoire avec un « grandir » de l'enfant, avec un accroissement de son pouvoir sur lui-même et sur le monde. "La rééducation est au service du vivre social de l'enfant.", affirmait Martine MAHINC à Valence (07-02-95), reprenant en cela les positions de Françoise DOLTO. Cette dimension est un des points qui la différencie d'une thérapie dans un champ psychanalytique, du moins sur le plan théorique  506  .

      Dans l'optique d'un étayage aux processus créatifs de l'enfant, sans doute est-il possible de concilier les deux objectifs apparemment paradoxaux de l'intervention rééducative:

  • aider l'enfant à s'intégrer au milieu scolaire, avec ses normes,
  • l'aider à acquérir une liberté.

      Cette sorte de « double-bind » soutenant la tension entre deux pôles contradictoires, « sois adapté et sois créatif », fait pourtant partie de tout projet rééducatif.

      Compte tenu de ces différentes approches, qu'en est-il de la place de la rééducation dans l'école, quant à ses objectifs généraux, ses valeurs et ses finalités, par rapport à l'action pédagogique? Quelle place doit-elle assumer?


1-4- Une place en complémentarité.

      On peut affirmer que, portant la marque de la spécificité rééducative:

  • mettre en actes le postulat d'éducabilité de tous les élèves,
  • respecter une liberté du sujet référée à la Loi , et donner comme objectif à son action de développer cette liberté, dans une conception émancipatrice du sujet 507  ,
  • aider l'enfant à entrer dans la culture, par le biais de la culture scolaire,

      sont des objectifs généraux, des valeurs et des finalités de la praxis rééducative, qui inscrivent celle-ci dans les objectifs généraux, les valeurs et les finalités éducatives de tout pédagogue, ces finalités étant référés à une éthique qui considère l'enfant comme un sujet.


1-5- Des différences fondamentales quant aux objectifs spécifiques.


1-5-1- L'aide du maître, l'aide du maître spécialisé à dominante pédagogique: des objectifs pédagogiques.

  • La pédagogie.
    Son objectif prioritaire, est l'acquisition par l'enfant des apprentissages.
  • L'aide pédagogique spécialisée.
    Ses objectifs sont complémentaires de ceux de l'enseignant. L'aide spécialisée à dominante pédagogique doit permettre à l'enfant de mieux apprendre avec son maître 508  .

      Quels sont les objectifs spécifiques de la rééducation?

      Nous définirons ceux-ci en articulant les données de la circulaire de 1990, et ce que nous ont appris nos analyses précédentes.


1-5-2- La rééducation: des objectifs psychopédagogiques.

      La circulaire de 1990 définit les objectifs de la rééducation et les effets attendus de l'intervention rééducative. Les objectifs définis par les textes officiels se présentent nettement comme des objectifs psychopédagogiques. Nous devons rappeler ici un extrait déjà cité de ce texte, car il représente le point de nouage de notre logique d'analyse. « Ces interventions ont pour objectif, d'une part de favoriser l'ajustement progressif des conduites émotionnelles, corporelles et intellectuelles, l'efficience dans les différents apprentissages et activités proposés par l'école et d'autre part de restaurer chez l'enfant le désir d'apprendre et l'estime de soi. Ces interventions doivent permettre un engagement actif et personnel de l'enfant dans les différentes situations, la construction ou la reconstitution de ses compétences d'élève. » (BO, 1990, p. 1042).


Des objectifs pédagogiques: "restaurer le désir d'apprendre", "construire ou reconstruire ses compétences d'élève", et "favoriser l'efficience dans les différents apprentissages".

      L'aide rééducative semble s'adresser à des enfants qui ne peuvent pas entrer dans les apprentissages, des enfants pour lesquels, d'emblée, on précise que l'aide pédagogique n'est pas appropriée, ou a déjà été tentée sans succès (BO, 19 avril 1990, p. 1041). La relation de l'enfant aux apprentissages doit "être restaurée", globalement ou pour une activité particulière. Il est souvent dit par ailleurs, que l'objectif de la rééducation est de « réconcilier l'enfant avec les apprentissages ». Cette formulation présente l'avantage d'insister sur le rapport « absent » ou conflictuel entre l'enfant, pour lequel une indication d'aide rééducative a été posée et proposée, et les apprentissages.

      Sachant que le désir d'apprendre est une des facettes du désir du sujet, nous pouvons poser que le rééducateur devra s'intéresser à la manière dont se construisent et se maintiennent le désir du sujet, le désir de savoir, le désir de connaître, le désir d'apprendre. Nous avons cherché à approfondir notre connaissance de ces processus, à partir de l'analyse des préalables à l'entrée et au maintien de l'enfant dans les apprentissages. Tout en restaurant chez cet enfant le désir d'apprendre, on veillera d'assurer « la construction ou la reconstitution de ses compétences d'élève », l'engagement actif et personnel de l'enfant dans les différentes situations » et « son efficience dans les différents apprentissages et activités proposés par l'école » (B.O, 19 avril 1990, p. 1042). On peut en déduire que cet enfant est supposé de ne pouvoir utiliser sa pensée, ne pas pouvoir la mobiliser pour des tâches scolaires. On peut dire, en ce qui concerne les objectifs pédagogiques de la rééducation, que situer l'objectif rééducatif au niveau du « désir d'apprendre », c'est situer la mission de la rééducation comme une mission pédagogique spécifique, mais en amont des objectifs pédagogiques généraux qui concernent l'enseignant dans la classe. Cet objectif vise à répondre aux besoins de certains enfants, que nous avons repérés comme se situant dans cette zone des préalables aux apprentissages, en amont de toute possible intervention pédagogique concernant les apprentissages scolaires.


Des objectifs psychologiques: "restaurer l'estime de soi?" et "réguler des conduites émotionnelles, corporelles et intellectuelles".

      S'il s'agit de « restaurer » "l'estime de soi", c'est qu'elle est reconnue comme altérée. L'estime de soi, selon un référent psychanalytique, ramène à la question du narcissisme et à l'image de soi, cette dernière étant l'expression sociale de l'identité, la "colonne vertébrale" du rapport aux autres et à soi-même. Or, on sait que ces processus dépendent directement du registre imaginaire et de son fonctionnement. Si l'on admet que des perturbations affectant le registre imaginaire font obstacle à l'accès au symbolique, c'est l'entrée dans les apprentissages qui est barrée pour l'enfant, car ceux-ci font appel prioritairement au registre symbolique.

      On constate ou l'on suppose que des émotions envahissent le psychisme de l'enfant, le submergent à tel point que cet enfant n'est pas disponible psychiquement pour apprendre. On peut supposer que ce qui n'a pas été symbolisé de son histoire, ce qui n'a pas pris sens grâce à l'imaginaire, resurgit sous forme de réel porteur d'angoisse, pour un enfant alors submergé d'émotions et d'affects. Ce sont des émotions non élaborées, non contenues, envahissantes, ou trop contenues, bloquantes, inhibantes. L'enfant manifeste de ce fait des conduites inappropriées à la situation scolaire. Les questions vont se poser de la « cause » de la défaillance de l'image de soi, de la non régulation de ces émotions, de l'origine de ces difficultés, du sens de ces conduites.


Des objectifs spécifiques, psychopédagogiques. On peut penser que l'enfant sera d'autant plus « compétent » et « efficient » dans les activités scolaires et les apprentissages, qu'il sera libéré des préoccupations qui entravent sa pensée.

      La définition d'objectifs psychopédagogiques pour la rééducation, semble correspondre aux difficultés psychopédagogiques de l'enfant auquel sera proposé cette aide  509  . Il s'agit dès lors de connaître quelles stratégies seront mises en oeuvre pour tenter d'y répondre et pour aider l'enfant à les dépasser.


2- Le pôle praxéologique de l'intervention rééducative. Un pari sur la valeur de l'écart.


2-1- Des projets différents.

      Tout projet s'élabore à partir d'une analyse des besoins, et tient compte des moyens dont on dispose. Le « projet », qu'il soit pédagogique ou rééducatif, « permet de passer de la connaissance à l'action,...de procéder au choix des priorités et à la formulation d'objectifs opérationnels », rappelle le texte officiel organisant « Le projet d'école ». (BO n° 9, du 1er mars 1990, p. 609).


2-1-1- Des projets pédagogiques.


Le projet pédagogique de l'enseignant.

      Le maître s'adresse à l'élève par l'intermédiaire des apprentissages. Sa mission est d'instruire, de transmettre des connaissances. Il décide de ses objectifs d'enseignement, conçoit ses stratégies, organise ses dispositifs didactiques. Il est le seul responsable de ses méthodes. Sa fonction détermine sa place fondamentale auprès de l'enfant.

      L'enseignant incarne le savoir aux yeux de l'enfant. Il peut accepter de ne pas savoir à un moment donné, il peut se décaler légèrement de cette place parce qu'il sait que c'est ainsi qu'il pourra donner la place au désir de l'enfant, que c'est ainsi qu'il lui ouvrira l'accès au plaisir de la découverte des savoirs et de la recherche. Il demeure cependant celui qui sait, celui de qui l'on va apprendre. Il est repère identificatoire. Cette place est très importante pour l'enfant et dans tout le processus d'apprentissage.

      Quelles sont les caractéristiques du projet pédagogique de l'enseignant?

  • Il se construit sur des objectifs d'apprentissage, sur un projet d'acquisitions des connaissances par l'élève.
  • Il définit des intentions, des désirs, des projections quant à l'évolution attendue de l'enfant.
  • Il est de la seule responsabilité du maître ou d'une équipe de plusieurs adultes.
  • Il vise à "mettre l'enfant au travail", selon l'expression de Jean Jacques GUILLARME (1986, p. 6).
  • Il s'adresse à l'élève comme faisant partie d'un groupe, et il tient obligatoirement compte de cette dimension.
  • Il recherche les meilleures stratégies possibles pour faire que l'enfant construise ses apprentissages.

         

  • Les normes explicites ou implicites du contexte scolaire influencent ce projet.
  • Il s'étaye sur des conceptions du développement de l'enfant, porteuses elles aussi de normes.

Le projet d'aide spécialisée à dominante pédagogique.
  • Il se construit à partir des besoins exprimés.
  • Le projet de départ doit s'ajuster aux besoins de l'enfant considéré ou/et du petit groupe dans lequel est inclus cet enfant, mais aussi des acquisitions faites en classe.
  • Il vise à aider l'élève à mieux apprendre avec son maître.
  • Il propose à l'enfant:
    • d'articuler étroitement les activités proposées, avec les activités de la classe;
    • un premier détour vis à vis des apprentissages.

      Il est possible de « parler apprentissages » avec l'enfant, selon l'expression de Yves de LA MONNERAYE (1994, p. 25 à 36). Le rapport de l'enfant aux apprentissages est présent, actif. L'enfant est dans la dynamique d'apprendre. Ce projet est donc évolutif, et conçu en parallèle avec le travail effectué en classe avec le maître.


Le projet rééducatif

      Si l'objectif de l'intervention est déterminé par les textes: aider l'enfant à s'inscrire dans les apprentissages et la vie de l'école, « les intervenants spécialisés compétents du réseau d'aides choisissent et mettent en oeuvre, dans chaque cas, les stratégies, les méthodes et les supports les mieux adaptés à leur démarche professionnelle. » (BO n°16 du 19 avril 1990, p. 1042).

      Comment le rééducateur conçoit-il le projet rééducatif?


Analyse des besoins et définition de priorités.

      Le projet rééducatif part d'une analyse des besoins d'un enfant singulier. Ceux-ci ne sont plus seulement constatés, mais supposés, suite à l'ensemble de la démarche d'analyse de la demande concernant cet enfant. Le projet se greffe sur les éléments de connaissance de l'enfant recueillis au cours des séances préliminaires, mais aussi sur des hypothèses formulées à partir de ces éléments.

      En rééducation, la difficulté de l'enfant est entendue comme un symptôme possible  510  . A son tour, le symptôme est entendu comme un appel de l'enfant, comme un langage, donc comme une élaboration symbolique, ratée, comme signe d'un conflit inconscient qui concerne son histoire personnelle d'enfant et d'élève. Lorsque cette angoisse se manifeste en situation d'apprentissage, au point de provoquer la fuite ou bien des manifestations réactionnelles d'opposition, sous la forme d'hypermotricité ou de repli, aborder directement le domaine des apprentissages, ne serait pas toucher alors à ce qui fait mal, mais toucher à ce qui protège de ce qui fait mal. C'est pourquoi toute réponse d'aide doit tenir compte non seulement de la construction du symptôme, mais de sa fonction de protection. La mission du rééducateur n'est donc, ni de transmettre des connaissances, ni de faire apprendre quelque chose à l'élève. Cette aide ne passera donc pas par "un plus", ni même un "différent", du domaine des apprentissages. Ancien enseignant, le rééducateur a dû faire le deuil d'enseigner. La suspicion du statut symptomatique de la difficulté scolaire d'un enfant, influence d'une manière déterminante le projet rééducatif formulé pour lui. Le "détour" est d'abord évitement de la violence exercée contre le symptôme, respect des défenses de l'enfant contre l'angoisse, et proposition faite à cet enfant d'exprimer autrement sa souffrance et le conflit qui l'habite.

      Que ses difficultés relèvent de la réalité ou du fantasme, l'enfant s'y heurte, y bute, et il a besoin d'un lieu et d'un temps individualisés, suffisamment à l'écart, suffisamment protégés, pour les exprimer, les jouer, les rejouer, les répéter autant de fois que nécessaire, les élaborer, les dépasser enfin. La nécessité première et fondamentale, est d'offrir un lieu d'écoute à l'enfant, dans l'école, puisque c'est là qu'il vient manifester son symptôme. La rééducation se propose d'être un cadre qui offre à l'élève en difficulté à l'école "la délivrance d'une parole qui à un moment donné n'a pu se dire et a tout bloqué, si bien qu'elle ne se répète plus que méconnue - du sujet lui-même comme de son entourage - sous la forme d'un symptôme, d'un échec." (LA MONNERAYE, 1991, p. 49). Il s'agit de « permettre à l'élève une meilleure utilisation de ses forces intellectuelles et affectives qui sont inséparables », comme de « travailler à la réduction d'une souffrance psychique. » (MAUCO, 1975, p. 49). On peut avancer à présent que le détour vis à vis des apprentissages, conduit le rééducateur à se centrer sur ce qui préoccupe l'enfant, sur ce qui le rend actuellement indisponible aux apprentissages et/ou à une vie sociale satisfaisante pour lui, et à s'interroger sur ce qui est nécessaire à cet enfant pour apprendre.


2-1-2- De la spécificité du projet rééducatif, à des démarches singulières.

      La diversité des obstacles auxquels peut se heurter un enfant "ordinaire" au cours de son histoire "ordinaire", permet de mieux comprendre qu'il ne peut y avoir UNE réponse rééducative, mais nécessité de s'ajuster au plus près des besoins de l'enfant. Celui-ci semble avoir besoin d'être accueilli avec ses difficultés, rencontré "là où il est", au sein d'une rencontre singulière, afin d'être accompagné dans son cheminement.

      « Rencontrer », est issu, selon l'étymologie, du latin in contra, « au devant de ». Aller au devant de quelqu'un, c'est effectuer un mouvement vers lui, c'est prendre la peine de faire un bout de chemin à son devant, là où il est. Nous avons vu que le « besoin de transitionnalité », décrit par Jacques LEVINE comme besoin d'être rencontré là où on est, dans son existence, dans ses besoins, est un des besoins fondamentaux du sujet. De telles conceptions, sont directement issues d'un contexte pédagogique, PESTALOZZI, DON BOSCO, ou encore MAKARENKO, FREINET, les pédagogues de l'Ecole Nouvelle avaient souligné la nécessité de redonner au mot « pédagogue » son sens premier.

      Que préconisaient-ils?  511  Il s'agissait, pour le pédagogue:

  • d'accompagner l'enfant;
  • de changer radicalement de place;
  • de considérer que l'enfant seul peut savoir ce qui est bon pour lui dans le développement de sa personne;
  • de restituer au sujet le savoir, qui était supposé être situé dans le maître.

      En rééducation, si l'on admet que le savoir à découvrir est celui que l'enfant doit découvrir sur lui-même, on peut considérer que l'adulte n'a pas à devancer l'enfant. La situation est renversée par rapport à la relation pédagogique, et la route et ses repères, fondamentalement différents par rapport au maître spécialisé à dominante pédagogique.

      En référence aux théorisations de WINNICOTT, ou de KAËS 512  , nous pouvons avancer que proposition est faite à l'enfant d'une « aire de transitionnalité », d'une aire d'expression, d'élaboration, de symbolisation, de sublimation, dans une rencontre médiatisée. Une relation sans cesse référée à un tiers symbolique, objet ou personne, permet d'éviter les enfermements duels imaginaires et mortifères 513  .

      Entre l'enfant et le rééducateur, l'objet tiers peut être variable. Ce peut être:

  • le cadre et ses règles, auquel se réfèrent rééducateur et enfant
  • la parole;
  • le jeu;
  • les activités d'expression;
  • l'histoire à construire;
  • la classe, dont on parle;
  • le maître absent, dont on parle;
  • les camarades absents, dont on parle;
  • les parents absents, dont on parle;
  • les objets culturels;
  • etc...

      L'expression de l'imaginaire semble devoir être privilégiée en premier lieu, afin d'aider l'enfant à se dégager de ce qui l'encombre, de ce qui lui fait peur et de ce qu'il évite, mais aussi afin de l'aider à "se dire" et à retrouver ce que peut lui apporter comme ressource créative son imaginaire, afin qu'il le reconnaisse comme une richesse qui lui appartient. Les processus de symbolisation, de métabolisation des émotions, des affects, mais aussi de son imaginaire et des expériences diverses réalisées par l'enfant, devraient être, de la même manière, suscités, favorisés 514  .


2-2- Effets thérapeutiques et effets pédagogiques attendus.

  • Des effets pédagogiques attendus.
    Le processus rééducatif devrait permettre à l'enfant de construire et d'assurer les bases de son devenir d'élève.
  • Des effets thérapeutiques attendus.
    La rééducation fait l'hypothèse que symboliser à travers des médiations diverses ses problèmes, que ceux-ci soient la naissance d'un petit frère qui a été mal vécue, ou des préoccupations liées au milieu familial, peut aider l'enfant à les dépasser. L'hypothèse est posée également, qu'ensuite, affects et émotions seront alors mieux gérés par l'enfant.

      En aidant l'enfant à symboliser les événements encombrants de son histoire, la rééducation vise de ce fait à permettre à l'enfant un fonctionnement plus libre de sa pensée. Celle-ci devrait devenir disponible pour les apprentissages, une fois libérée de l'effort considérable que représente le maintien du symptôme. "Il est (...) important que le sujet ne s'épuise pas dans une quête, ou un refoulement affectif pour qu'il puisse mobiliser ses puissances de connaître car la quantité d'énergie d'un être n'est justement pas inépuisable" (MOYNE,1983, p. 72). C'est en offrant à l'enfant les conditions favorables pour lever les barrières et les blocages qui empêchent son désir de se porter vers ce que lui propose son maître, que le rééducateur se propose d'aider l'enfant à renouer avec les apprentissages et les activités proposées par l'école. L'important semble être de faire ouverture là où il y avait fermeture, d'ouvrir l'accès à la symbolisation là où l'imaginaire ou les fantasmes entravaient les processus de pensée de l'enfant, de favoriser une souplesse dans l'articulation des registres imaginaire et symbolique, là où le symptôme fige, retient, répète.

      Nécessité de différencier "effets thérapeutiques" et "thérapie"...

      Si des effets thérapeutiques sont attendus de l'aide rééducative, ils ne doivent pas entraîner la confusion entre rééducation et thérapie. Etymologiquement, les thérapeutes, chez les juifs d'Alexandrie, étaient ceux qui prenaient « soin de leur âme ». La définition de la thérapie s'en trouve considérablement élargie...On peut affirmer qu'il n'est pas besoin d'être psychothérapeute pour que l'acte ou la parole aient des effets thérapeutiques. Ces derniers se manifestent dans tous les champs de l'humain. Le moindre geste de la quotidienneté peut être thérapeutique, avoir des effets de « mieux-être ». Il est de l'expérience commune, le souvenir de certaines rencontres qui ont orienté, voire bouleversé notre vie, hors tout cadre thérapeutique. Ce furent parfois des rencontres du quotidien, de l'amitié, du voisinage. Certains enseignants nous ont permis de dépasser des difficultés passagères, ou bien ont été un modèle identificatoire déterminant pour la suite de notre histoire. Certaines expériences pédagogiques ont démontré combien l'impact d'un maître mais aussi du groupe et d'une pédagogie spécifique, ont pu rectifier certains "mauvais départs", ont pu apporter des solutions à certaines impasses dans lesquelles se trouvaient des enfants ou des adolescents. Aider l'enfant à (re)trouver ses capacités créatives, ses capacités à apprendre, ses capacités sociales, des capacités de « bonheur », de « vie », n'est-ce pas viser des "effets thérapeutiques » grâce à l'action entreprise?


2-3- Des statuts institutionnels différents. Des « contrats » différents?

      Il est souvent question de « contrat rééducatif ». Cependant, cette utilisation est également dénoncée. Qu'en est-il de cette notion de « contrat », et si elle n'est pas appropriée, par quoi faut-il la remplacer? Selon Marcel POSTIC (1979, p. 163), « Un contrat exprime des attentes mutuelles chez les partenaires ». Tout contrat instaure entre les parties des droits et des devoirs qu'elles s'engagent à respecter. Il existe deux niveaux à ce contrat: un contrat institutionnel qui permet à la rééducation d'avoir lieu, et un "contrat" entre le rééducateur et l'enfant. Ivan DARRAULT, en 1986, sous le titre "Le paradoxe du rééducateur", insistait sur le fait que ce professionnel exerce au sein de l'école une action prohibée par le contrat qui unit famille et école  515  .


2-3-1- Le contrat école famille. L'enfant y est un élève.

      La famille a obligation de scolariser son enfant dès son âge de six ans. En contre-partie, elle est en droit d'exiger de l'école les conditions de sécurité physique, matérielle, morale, et l'instruction de son enfant. Si l'enfant est considéré comme tel pour ses parents, à l'école, l'enseignant s'adresse à lui comme à l'élève-écolier qu'il est ou devrait devenir. Il est un élève également pour le maître spécialisé en aide pédagogique.

      Ce contrat de la loi française protège la personne de l'enfant en l'assignant à un statut d'élève. Toute intrusion dans sa vie personnelle, familiale, est ainsi interdite, de la même manière que sont interdits les châtiments corporels ou les pressions idéologiques, les brimades affectives. En contrepartie, l'adulte devient "un maître". Il acquiert le statut d'enseignant, auquel les parents délèguent une partie de leur autorité, dans le lieu de l'école. Il y a donc bien engagement réciproque entre la famille et l'école, et « contrat ».


2-3-2- « Contrat » rééducatif et "alliance" rééducative.


Institutionnalisation de la rééducation.

      Lorsque le rééducateur propose à l'enfant de l'aider dans des registres, non seulement cognitifs, mais aussi affectifs et relationnels, lorsqu'il se propose pour l'aider à comprendre ce qui se joue pour lui dans son histoire et ses difficultés, il inscrit son intervention éventuelle en dehors du contrat Famille-Ecole. "Le contrat qui lie les institutions Famille et Ecole non seulement ne prévoit pas l'espace rééducatif, mais encore l'exclut formellement." (DARRAULT, 1986, p. 4). Les parents doivent, en conséquence, autoriser leur enfant à parler de sa vie d'enfant, à la maison et à l'école, et à faire, en rééducation, un travail autre que celui d'apprendre. Nous avons évoqué les raisons pour lesquelles l'accord du maître est indispensable pour qu'un travail efficace puisse être réalisé avec l'enfant. Une négociation quant au choix du moment de la rééducation dans la journée par exemple, est une condition de meilleure acceptation par le maître, de l'absence systématique d'un de ses élèves d'une activité de la classe. "...contrairement à tous ses collègues enseignants, spécialisés ou non, le rééducateur ne peut s'engager dans la pratique sur la seule justification institutionnelle de sa formation et de sa nomination", insiste Ivan DARRAULT (1986, p. 4). L'institution de l'espace-temps rééducatif, avec les parents, avec les maîtres et avec l'enfant, est donc indispensable. La dimension symbolique de la relation instituée, doit être mise en évidence pour tous les partenaires. C'est un point que souligne également Yves de LA MONNERAYE (1991).

      Le « contrat » rééducatif inaugure les séances de rééducation. Il explicite pour l'enfant, son maître et ses parents, les objectifs spécifiques du processus rééducatif, les directions générales du travail, ce à quoi le rééducateur s'engage: sa présence, son écoute, la manière de choisir les médiations; ce pour quoi il demande à l'enfant de s'engager: la présence, l'engagement effectif de celui-ci dans le processus rééducatif. C'est pourquoi il constitue un des aspects du cadre rééducatif. L'institutionnalisation de la rééducation par l'explicitation du « contrat » marque une étape indispensable, parce qu'il est le passage symbolique de l'autorisation accordée par les parents, le signe de l'accord du maître, et qu'il souligne le fait que, en cas de « rupture de contrat » du fait des parents ou de l'enfant, par un arrêt intempestif de la rééducation par exemple, il est demandé à ce que cette rupture soit parlée.


Une démarche qui prévoit sa fin.

      La rééducation est présentée dès l'abord comme provisoire, et elle prévoit sa fin dès son institution. Sont clarifiées avec l'enfant et les autres partenaires éducatifs, les conditions de son arrêt. Celles-ci sont surtout des conditions de parole.

      Rééducateur et enfant peuvent l'un et l'autre proposer l'arrêt. Cependant, pour les mêmes raisons que lors de son engagement, la décision de l'enfant prime quant à l'arrêt, sur celle du rééducateur.

      Qu'en est-il avec l'enfant lui-même, en inauguration d'un processus, d'un « contrat » ou d'autre chose?


Une transaction rééducative qui comporte une alliance rééducateur - enfant.

      Posant le postulat de la responsabilité du sujet quant à sa vie, la rééducation ne peut s'imposer, se décréter. Elle peut se proposer à l'enfant qui seul "décidera" de sa rééducation pour lui-même. Le processus rééducatif repose sur l'acceptation par l'enfant de se reconnaître des difficultés, de se faire aider pour cela, mais aussi sur son acceptation à s'engager dans une démarche pour les dépasser. Il est nécessaire pour qu'il puisse prendre une "décision", qu'il sache ce qui lui est proposé et qu'il fasse suffisamment confiance à un adulte qui se propose de l'aider. C'est pourquoi une rééducation se décide après des séances préliminaires. Peut-on alors vraiment parler de "décision" de l'enfant? Peut-être peut-on plus justement évoquer la pose d'un acte de confiance, grâce à la relation qui s'est déjà engagée, et au type de travail proposé, dont l'enfant, ressent, confusément ou plus explicitement, qu'il répond à un besoin, pour lui, à ce moment-là de son histoire.

      Si l'enfant accepte la rééducation, selon le même postulat de départ qui le considère comme un sujet responsable de lui-même, il se désigne comme "rééduquant", pour reprendre l'expression de Yves de LA MONNERAYE (1991), c'est-à-dire comme un sujet qui détient la vérité sur lui-même, même s'il ne la "sait" pas, et qui accepte de faire alliance avec un adulte pour la jouer, la représenter, la (re) créer, au sein d'une histoire, SON histoire. Il accepte que cet adulte soit son rééducateur. Par ce que certains nomment le « contrat » rééducatif, l'enfant s'engage à venir régulièrement pour faire ce travail, selon le rythme de séances déterminé par le rééducateur. Le rééducateur s'engage auprès de l'enfant, de sa famille et de son maître, à lui réserver une plage horaire, à être le garant de sa parole, à l'écouter, et à l'accompagner dans son cheminement.

      Il semble nécessaire de distinguer décision d'acceptation du cadre rééducatif par l'enfant, et engagement dans un processus. De la même manière que l'on ne peut désirer sur ordre, on ne peut entrer dans un processus sur ordre. Ce dernier s'enclenche, et on ne peut que le constater. Un « contrat » ne peut relever, semble-t-il, que du registre conscient, de la volonté du sujet. Si nous nous référons à la notion de « transaction », décrite par Jean-Marie de KETELE (in POSTIC 1979, p. 182), celle-ci est un processus, alors que le contrat (qui peut en découler) est un produit. Cet auteur donne treize indicateurs d'une transaction réussie. Dix d'entre eux, modifiés en fonction de la spécificité de l'intervention rééducative, pourraient être considérés comme des indicateurs d'une « transaction rééducative ».

      Nous proposons ainsi:

  1. Une « alliance » en vue d'un bénéfice attendu;
  2. une négociation qui tient compte des contraintes;
  3. une définition des rôles d'après la nature des activités;
  4. une prise en compte des possibilités actuelles et futures;
  5. une anticipation des résultats probables;
  6. un objet qui doit avoir une signification pour les partenaires;
  7. une aspiration de la part de l'enfant;
  8. un sentiment de pouvoir y parvenir de sa part;
  9. un engagement réciproque;
  10. des règles du jeu. (Ce seront celles données par l'énonciation du cadre).

      S'instaure ainsi une alliance entre un adulte- rééducateur et un enfant 516  , le premier se proposant d'aller à la rencontre du second, de l'écouter et de l'accompagner dans son parcours qui le conduit à devenir « sujet-élève-écolier", inscrit dans une culture et dans des relations sociales symbolisées.

      Le cadre rééducatif pose entre les partenaires les conditions de mise en oeuvre du projet rééducatif. Ce sont les « règles du jeu » de la relation qui s'instaure, et dont le rééducateur se porte garant. C'est sur ce cadre et sur ce qu'il ouvre comme processus, que nous devons faire porter nos analyses à présent, afin de pouvoir répondre à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?" 517 


2-4- L'institution rééducative. Le cadre rééducatif, condition de possibilité du processus.

      C'est dans le sens que BLEGER (in KAES, 1967) donne à ce terme, c'est-à-dire d'une situation qui comporte un cadre, fixe, stable, et un processus variable, que nous utilisons ce mot « d'institution » ici. Chacun des deux composants de cette institution est en interaction constante sur l'autre. Les rééducateurs ont peu à peu dégagé "un cadre rééducatif" commun dans ses grandes lignes. L'analyse de ce cadre rééducatif a fait l'objet de publications dans les brochures professionnelles.

      Le cadre rééducatif est la mise en oeuvre pratique du projet rééducatif. Il est régi par des règles.


2-4-1- Qu'est-ce qu'un cadre?

      Concept issu de la théorie psychanalytique, le cadre est la partie fixe, prédéfinie par "l'aidant", partie non négociable, d'une action d'aide. Le cadre recouvre la partie méthodologique et technique de la praxis, et son pôle "scientifique" ou théorique. Il est référé au pôle axiologique. Sa cohérence en dépend. Le cadre est le versant de la maîtrise et de la responsabilité du rééducateur, celui-ci se portant garant de son respect. En tant que partie fixe, le cadre s'oppose au processus, mais le permet. Sans cadre, sans encadrement, sans limites, il ne peut y avoir de processus.

      Les éléments du cadre de la cure psychanalytique ont été décrits par FREUD dès 1904, sous le nom de "procédé". WINNICOTT en 1956, parle de "setting". Ce terme est repris par les kleiniens. Pour WINNICOTT, le concept de cadre apparaît comme une application de celui du "holding" de la mère. L'accent est mis sur la part active prise par l'analyste dans "l'aménagement" des conditions les plus propices au déroulement du processus analytique. BLEGER (in KAES et al., 1979) semble avoir introduit une notion de cadre abstrait, conceptuel. Que propose-t-il?

      La fusion primitive avec la mère serait le cadre initial de l'individu sur et grâce auquel va se construire son Moi différencié. Le cadre est la partie la plus primitive et la moins différenciée de la personnalité. C'est « l'élément fusionnel Moi-corps-monde, de l'immuabilité de laquelle dépendent la formation, l'existence et la différenciation (du Moi, de l'objet, de l'image du corps, de l'esprit, etc.)" (BLEGER, id., p. 265). Le Moi et le non-Moi se construisent à partir des relations stables, de la présence-absence de la mère, des relations qui apportent gratification et frustration. La permanence, la sécurité et la continuité du cadre apporté par la mère, sont intériorisées progressivement par l'enfant. Le cadre serait le non-Moi. L'identité dépendrait de la manière de gérer ou de maintenir le non-Moi (BLEGER, in KAES et al., 1979, p. 258). Toute institution sociale, comme la famille, ou tout groupe, ou encore toute relation qui présente des caractéristiques de durée, de normes et d'attitudes, sont des institutions, des cadres, correspondant à des « non-Moi » 518  . Ils se retrouvent « dépositaires de la partie psychotique de la personnalité, c'est-à-dire la partie non-différenciée et non-dissoute des liens symbiotiques primitifs » (BLEGER, in KAES et al., 1979, p. 263), présente chez tout individu. Ces cadres sont à la fois « délimitation de l'image du corps » et « noyau de base de l'identité » (id. p. 257). « L'identité se structure par l'appartenance à un groupe, à une institution, à une idéologie, à un parti, etc. » (ibid.).Le cadre constitue alors « un étai » à la personnalité, un « récepteur de la symbiose » (ibid. p. 260), ce qui permet à la personne, comme le fait le bébé en prenant appui sur sa mère, de développer son Moi.

      José BLEGER distingue nettement cadre et processus, au sein de l'institution psychanalytique:

  • un processus, objet d'étude, d'analyse ou d'interprétation. C'est un ensemble de variables, constituées d'un certain nombre de phénomènes ou de comportements.
  • un cadre, c'est-à-dire un non-processus, est "l'ensemble des constantes à l'intérieur duquel le processus (les variables) a lieu...Le cadre est, et n'admet aucune ambiguïté » (BLEGER, in KAES,1979, p. 263).

      José BLEGER souligne qu'il est impossible d'explorer un processus sans maintenir les mêmes constantes (c'est-à-dire le cadre). Avant même que ne s'engage un quelconque processus (analytique ou rééducatif), un cadre est posé. Ce cadre, BLEGER le qualifie « d'idéalement normal » (id., p. 256) dans le sens où il parviendrait à être maintenu sans failles ni ruptures de la part des protagonistes. Le cadre, habituellement silencieux, muet et non pas inexistant, se manifeste par son manque, par sa rupture, par ses brèches, par la crise. « Toute crise fait apparaître l'existence du cadre et constitue une menace à l'égard du support principal du moi, c'est-à-dire vis à vis de la partie symbiotique de la personnalité. » (KAES, 1979, p. 64).

      Si le cadre, comme l'est la présence permanente des parents pour l'enfant, est nécessaire pour que se construise le Moi, le maintenir au-delà de ce qui est nécessaire, le réifier, peut entraîner enfermement et stagnation du développement. « Si sa construction (du cadre) ne peut se réaliser qu'à partir de la mise en place d'un certain nombre de règles, ériger celles-ci en un système amènerait à figer le processus psychanalytique. » (GEISSMANN, 1986, p. 42).

  • On peut considérer qu'un cadre est constitué de plusieurs cadres solidaires, que l'on pourrait considérer également comme constituant les diverses dimensions d'un seul cadre:
    • Le rappel de ce pour quoi l'on va se rencontrer, et l'énonciation des règles qui régissent cette rencontre,
    • un cadre temporel (rythmicité, durée, scansions);
    • un cadre matériel et technique (le lieu, les objets, les règles qui concernent ces dimensions du cadre:
    • l'utilisation des médiations, les méthodes... );
    • un cadre psychique,.
    • et un cadre théorique (les référents théoriques de la pratique, ou pôle scientifique de la praxis).
  • Il se compose de ce qui relève du thérapeute (ou du rééducateur):
    • l'aspect contenant, conteneur, étayant, du cadre, dans la mesure où c'est l'adulte qui s'en porte garant,
    • et la capacité de cet adulte à exercer ces mêmes fonctions...
  • et de ce qui relève de l'enfant:
    • sa capacité à "faire alliance", à nouer des relations positives avec un adulte,
    • et sa capacité "d'auto-réparation".
  • Le cadre doit avant tout répondre à certains besoins de l'enfant, décrits comme des besoins fondamentaux à la possibilité de tout processus créatif. Il s'agit en premier lieu de tout ce qui assure la sécurité de l'enfant et de sa parole.

2-4-2- L'énonciation et la mise en place du cadre rééducatif.

      Le cadre rééducatif structure la relation. Il en pose les règles du jeu, les obligations et les protections. Le rééducateur est le garant du cadre. Il s'y soumet lui-même 519  .


La règle de parole et de représentation. Le respect de l'enfant et de sa parole. Confidentialité, discrétion et sécurité.

      Lors de l'institution de la rééducation avec l'enfant, le rééducateur rappelle l'objet même des rencontres, la règle de parole et de représentation, dont la formulation, variable (selon les praticiens et selon les enfants) pourrait à peu près s'énoncer ainsi: « Tout le matériel ici, sert à se parler. Je te propose de jouer, de dessiner, de modeler, de construire des histoires que tu inventes, afin de parler de ce qui te tracasse, de ce qui t'encombre, et d'en libérer ta pensée, afin de mieux travailler en classe. » Pouvoir dire, c'est déjà beaucoup. Dire ce qui concerne le plus intime de soi, ce qui fait souffrir, est une prise de risque. Le sujet s'expose. Il lui faut être assuré des conditions d'accueil de sa parole, mais aussi des conditions de sécurité qui entourent son émission, être assuré de sa non divulgation.

      Le rééducateur énonce le cadre rééducatif et se pose garant de celui-ci. Le cadre n'est pas objet de négociation. Il est constitué des règles concernant le respect des personnes, des objets et des locaux, des règles à propos de l'organisation du temps et des rencontres, des règles concernant les méthodes et les techniques utilisées. L'énonciation du cadre est formulation de règles concernant les échanges avec l'extérieur. Ce qui revient à instaurer pour l'enfant un espace qui lui est réservé, et à protéger sa parole. L'adulte témoigne à l'enfant, dès leur première rencontre, qu'il est lui-même soumis au cadre rééducatif qu'il pose. Cadre auquel il demande à l'enfant de se soumettre, comme condition de possibilité de la rééducation. Cette mise en acte du cadre est fondamentale pour différencier des règles soumises à l'arbitraire d'un adulte, des règles symboliques auxquelles l'adulte lui-même se soumet 520  . C'est un des premiers actes symboliques du rééducateur, acte qui fonde une relation qui se situera non pas dans le registre imaginaire, fusionnel ou symbiotique de la dualité amour - haine et de l'impuissance ou de la toute - puissance, mais dans un type de relation symbolisée, référée à du tiers. Ici, des lois sociales humaines fondamentales, règles de respect de l'autre et d'interdit de la violence, invitation à une mise en mots des affects et émotions 521  .

      Pour que l'enfant ose, se risque, il doit pouvoir se sentir protégé du groupe, du regard, du jugement des autres, de leurs exigences, de leurs désirs, de leurs attentes. L'espace rééducatif doit offrir ces garanties. Mais il se sait autorisé par ses parents à faire ce travail. Il sait également que son maître est d'accord. Il existe un lien symbolique entre ces personnages importants de sa vie, au-delà de l'écart manifeste du lieu rééducatif dans l'école. La règle de discrétion est une règle de sécurité de sa parole pour l'enfant. C'est aussi l'autorisation donnée par sa mère de se constituer un espace privé. « Ce que tu dis et joues ici t'appartient. Tu peux en dire ce que tu veux à qui tu veux. Moi, comme cela ne m'appartient pas, je ne raconterai pas ce que tu dis et joues ici, ni à tes parents, ni à ton maître, sans ton autorisation". Certains échanges de regards sont remarquables, lorsqu'au cours de l'entretien avec les parents et l'enfant, le rééducateur énonce cette règle. Très souvent, l'enfant regarde sa mère, comme pour y quêter une autorisation. Certaines mères sont très surprises, et manifestent leur désappointement. Elles venaient parfois juste de dire, comme la mère de Bernard: « Tu me raconteras ce que tu fais avec la dame! » De la réaction de la mère à ce moment-là, se joue son acceptation profonde ou non, de la rééducation. Se joue également une possibilité, ou non, pour l'enfant de faire un travail rééducatif, et de pouvoir en particulier se séparer du désir de sa mère et du « tout dire » à sa mère. La mère accepte-t-elle ou refuse-t-elle à son enfant la possibilité de se constituer un espace privé, lui donne-t-elle l'autorisation de penser?

      Selon la définition du dictionnaire, la discrétion est la qualité de celui qui est capable de garder un secret. Poser cette règle de discrétion est un des premiers actes par lequel le rééducateur désigne l'enfant comme un sujet. L'enfant y est sensible. Nous en avons rencontré un exemple avec Ismène.

      Cependant, ce n'est pas parce que l'on a défini un cadre avec ses règles, ce n'est pas parce que le rééducateur le considère comme un tiers dans la relation, qu'il devient un tiers pour l'enfant. Le cadre, s'il est posé par le rééducateur, se construit pour l'enfant, à l'épreuve du quotidien des séances.

      Le dispositif pratique, quant à lui, comporte deux paramètres: le temps et l'espace.


Le cadre temporel de la rééducation. "Effets" du cadre temporel, premiers effets dans un processus

Rééducation et pédagogie: une gestion différente du temps
  • Le temps scolaire est un temps social et collectif.
    Il structure le projet éducatif, planifie selon des apprentissages à faire acquérir aux élèves. La structuration du temps de l'année scolaire, tient compte du rythme particulier que représente ce temps. Le groupe, le partage des lieux scolaires avec les collègues, le cadre institutionnel, les instructions et programmes officiels l'y contraignent. Le rythme des vacances, des récréations, l'échéance de l'année scolaire et du changement de classe, de maître, le passage programmé d'une activité à l'autre au cours de la journée, rythment la vie de l'enfant dans et par rapport à sa classe, au groupe, et dans ses relations au maître.
  • Le temps rééducatif se différencie nettement du temps pédagogique. C'est la relation avec l'enfant qui le structure.

      Si les aides spécialisées peuvent être considérées comme inscrites dans "un temps entre parenthèses" du temps social scolaire, selon l'expression de Jean - Jacques GUILLARME (1986, p. 7), l'aide rééducative l'est doublement. L'expression a été maintes et maintes fois reprises. Que signifie-t-elle?

  • Le processus rééducatif se trouve libéré des programmes, des contraintes de progression d'acquisition. "C'est un temps qui n'est pas sérieux, là est sa valeur", dit encore le même auteur (id).
  • L'enfant vient, pour un temps donné, régler ses difficultés, tenter de résoudre des questions qui sont vitales pour lui. Priorité absolue est donnée au temps personnel de l'enfant. Lorsqu'il n'en a plus besoin, le temps rééducatif disparaît.

      Une rééducation peut commencer à n'importe quel moment de l'année et se terminer de même. L'échéance de l'année scolaire ne correspond donc pas forcément avec celui du processus rééducatif 522  . Il peut y avoir "fondu-enchaîné" d'une année scolaire sur l'autre, selon l'expression issue du domaine photographique. Dans une pratique qui se réfère au concept psychanalytique de sujet, on peut avancer que le rééducateur n'est pas maître du temps nécessaire à l'enfant pour réaliser son processus rééducatif.

      Pourtant le temps rééducatif n'est pas sans contraintes. Il n'est pas élastique au gré de la fantaisie de l'un ou l'autre des partenaires. Il est structuré et régulé par le cadre, et ce, dès la première rencontre. La régularité des séances, est un élément fondamental de la fonction contenante et sécuritaire du cadre.


Le cadre temporel des séances. Instauration d'un temps spécifique qui intègre continuité et manque. Régularité des séances et place symbolique de l'enfant.

      Un rendez-vous est pris avec l'enfant, ainsi qu'un engagement concernant la régularité des séances. Une rythmicité et une durée sont instaurées. Tout changement de jour, d'heure ou de fréquence, est sujet à négociation avec l'enfant, le maître, les parents éventuellement, si besoin est. Le rééducateur annonce à l'enfant qu'il l'informera d'une absence prévisible de sa part. En cas d'absence imprévue, il demandera à ce que le maître l'en avertisse personnellement. Le cadre est engagement réciproque. Il est énoncé à l'enfant que sa place, (le moment de sa rééducation), lui est réservée, et que s'il est absent, un autre enfant ne prendra pas sa place 523  . C'est lui signifier sa place symbolique, unique, spécifique, irréductible à un autre enfant. Il n'est pas « remplaçable", ce qui répond à la satisfaction possible d'un des besoins fondamentaux de l'enfant  524  , ce qui signifie à l'enfant le respect de sa personne, et ce qui témoigne de l'importance accordée à cette rencontre par le rééducateur.

      Le cadre temporel est limitation par rapport au désir imaginaire et aux processus primaires qui ne souffrent pas de délai pour être satisfaits. Un exemple clinique est le mieux à même d'illustrer cette fonction du cadre.

      La première fois que j'ai rencontré Michel, ce fut « en urgence »  525  . Son maître, exaspéré par son comportement, me demanda de le « prendre », un matin, après la récréation, hors rendez-vous. Il « craquait », disait-il, et « Michel explosait ». Le garçon avait demandé à « parler à quelqu'un ». L'enfant, âgé de six ans, était en grande difficulté. Il ne participait à aucune activité du Cours préparatoire, « faisait le chien », salissait la classe de peinture ou de feutre, se mettait sans cesse en danger, et était dangereux pour les autres enfants. Il perturbait le travail de la classe à longueur de journée. Face à cette situation particulièrement explosive ce jour-là, j'ai accepté de le rencontrer, la psychologue scolaire, qui aurait pu le faire aussi, étant en congé de maternité. Michel a effectivement beaucoup parlé. Cependant, son discours, confus, m'avait beaucoup inquiétée. Nous n'avons rien décidé quant à une suite. Il ne me semblait pas approprié d'engager un travail rééducatif avec ce garçon. Les difficultés de Michel étaient manifestement très lourdes et relevaient d'une thérapie. Il en avait commencé une, d'ailleurs, au CMPP, puis une autre au CMP  526  , mais la mère avait tout arrêté, et à ce moment-là, le garçon ne bénéficiait plus d'aucune aide. La problématique de Michel, et sers besoins quant à une aide, apparaissaient se situer à la fois hors du champ de compétence d'une rééducatrice, et hors du champ institutionnel de l'école.

      La commission spécialisée avait décidé une orientation en établissement spécialisé l'année précédente, mais la mère avait refusé. La situation familiale du garçon présentant des éléments de danger pour lui, sa situation psychique étant inquiétante, une enquête du juge pour enfant était en cours, et les éléments de la situation de Michel laissaient augurer d'une orientation probable et imminente du garçon, vers un établissement mieux à même de l'accueillir et de lui prodiguer les soins nécessaires. Le départ prochain du garçon, de l'école, me donnait une « bonne raison » supplémentaire de ne pas entrer dans une relation suivie avec lui, sachant qu'elle devrait s'interrompre peu de temps après. Ajouter une nouvelle rupture à toutes celles qu'il avait connues, risquait de le confirmer dans une opinion de non-fiabilité des adultes.

      Suite à cette rencontre, Michel était très demandeur d'une aide et m'appelait sans cesse. La demande très claire du garçon, la pression de son maître, un entretien avec l'éducateur spécialisé venu faire l'enquête pour le juge, m'ont convaincue d'accepter de rencontrer Michel pendant les quelques semaines de la fin de l'année, afin de lui offrir un lieu de parole dans l'école, alors qu'il était si mal, dans cette école. Nous avons donc décidé d'un certain nombre de rendez-vous précis, datés, à raison de deux à trois fois par semaine, en fonction de ma disponibilité de cette fin d'année scolaire, vu son mal-être, et sa difficulté à vivre le lieu de l'école et sa relation aux autres.

      Pendant une période, Michel se sauvait du rang en remontant de récréation, pour venir me rendre visite dans la salle. Je devais le raccompagner tout en lui rappelant le jour et l'heure de notre prochain rendez-vous. Le maître m'a rapporté que le garçon, un jour, lui a expliqué lui-même: « Tu ne comprends pas que quand je fais le sot, c'est pour que tu m'envoies chez Jeannine? »

      La scansion entre les séances, leur retour qui ne comble pas le désir immédiat « de se voir », qui laisse place au manque, mais qui est régie par une règle posée à l'avance, non arbitraire, est fonction symbolique du cadre temporel. Notre analyse des capacités préalables nécessaires à l'entrée de l'enfant dans les apprentissages, a mis en évidence l'importance de tout ce qui touche à la construction du temps: la capacité à attendre, la capacité à anticiper, à différer, la capacité à se repérer dans le temps, à se projeter dans l'avenir et à représenter mentalement l'absent. Dans sa dimension temporelle, le cadre peut prétendre offrir ces possibilités d'élaboration à l'enfant. « Je savais que tu viendrais », avait dit Ismène lorsque je suis allée la chercher dans sa classe, lors de la troisième séance préliminaire  527  . Instaurer une rythmicité, c'est aussi aider l'enfant à construire et élaborer la frustration et le manque, la séparation: "Quand c'est que je viens avec toi, c'est aujourd'hui?", demande l'enfant qui vient vers le rééducateur dans la cour de l'école. La régularité des séances, leur retour temporel prévisible, le repérage de ce moment chez des enfants même très jeunes, comme l'attente de leur séance qui s'instaure rapidement chez la plupart des enfants, participent de cette construction du temps, d'une manière qui rappelle le retour des soins ritualisés de la mère.

      Michel, en fin de compte, a très bien compris cette rythmicité et ses demandes à toute heure du jour se sont faites peu à peu moins pressantes, exubérantes. Il suffisait de lui rappeler le moment du prochain rendez-vous, pour qu'il s'apaise. Il aura fallu qu'il construise pour lui-même la certitude de ce retour, qu'il se persuade de la fiabilité et de l'engagement de l'adulte à son égard, pour qu'il accepte d'attendre.

      Les "rites" de séance font très vite partie de cette construction du temps, que ces rites soient de l'initiative du rééducateur ou de celle de l'enfant. L'accueil ritualisé de l'enfant en début de séance, l'organisation de certains moments à l'intérieur de celle-ci. S'asseoir à telle place en arrivant pour parler de sa semaine ou de ce que l'on avait prévu de raconter, aller ensuite à tel endroit pour les activités, le rangement de fin de séance...


Le cadre matériel et technique des séances: des conditions de possibilité pour l'expression et la créativité de l'enfant. Les règles d'utilisation du cadre matériel.

      La possibilité même de la rééducation semble requérir un lieu spécifique, suffisamment à l'écart de la classe, protégé des pressions du groupe, des intrusions intempestives et des curieux, pendant le travail de l'enfant.


Un lieu protégé, à l'écart, mais inscrit symboliquement dans l'école.

      Il s'agit d'un écart qui intègre l'inscription de cet espace dans l'école et non une rupture, parce que des paroles sont à l'origine de la rééducation, et que des échanges se poursuivent avec le maître. L'enfant continue à fréquenter sa classe. Cette situation semble, nécessairement, devoir être prise en compte, et devoir être présente dans le discours. L'institutionnalisation de la rééducation dans l'école, pourrait se représenter par un schéma, que nous proposons ci-après.

      Cet espace semble donc devoir offrir à la fois la sécurité nécessaire à l'expression de l'enfant, et la matérialisation d'un espace qui lui est réservé.

      

Schéma : Institutionnalisation de la rééducation. Inscription symbolique dans l'école.


Un lieu spécifique?

      "L'idéal » est un local qui lui est réservé. Cette spécificité permet à la fois une différenciation nette des activités de l'enfant dans l'école aux yeux de celui-ci, mais aussi un aménagement approprié des locaux. Si ce local doit être partagé dans le temps de la semaine, il apparaît préférable que ce lieu ne soit pas celui d'activités trop marquées pour l'enfant. On peut rétorquer que l'on transporte son cadre avec soi. Certes, un adulte, peut le faire, et lorsque justement il n'a pas trop de difficultés, lorsqu'il a pu intérioriser ce cadre auparavant. Avec des enfants en difficulté, c'est peut-être trop leur demander.

      L'analyse du cadre matériel par l'approche psychanalytique a fait ressortir que la dimension spatiale du cadre est une métaphore de l'identité du praticien. La manière dont il décore, veille au bien être de celui qu'il reçoit, porteraient la marque des conditions de son écoute, de son accueil, et constitueraient les prémices de son acte pour celui qui est reçu 528  ...Installer une petite table de camping au milieu des lits de repos d'une salle de maternelle, ou deux tréteaux chancelants qui supportent une planche; être coincés dans un coin de couloir, dérangés par des passages fréquents; être relégués dans un petit réduit sombre ou sur les tables de cantine avec l'odeur des repas qui flotte, les bruits de vaisselle et les échanges verbaux des cuisinières, ne sont peut-être pas les conditions les plus propices au travail rééducatif, à une distanciation nécessaire à un moment donné par rapport à la réalité, pour que l'imaginaire s'élabore...Une rééducatrice rapporte qu'elle travaillait avec un enfant qui pouvait entendre la voix de son père, instituteur, dans la classe voisine. L'enfant était comme suspendu à cette voix, incapable de s'en détacher 529  ... Ismène fait de même avec les sons qui nous parviennent de la classe voisine dans laquelle est sa soeur...


Autorisations et limites. Un « territoire privé ». Un terrain d'expérimentation de soi-même, pour lequel le cadre pose des règles de protection et de sécurité.

      « Ici, on fait semblant. Tu peux utiliser tout le matériel qui est ici à ta disposition, de la manière dont tu le souhaites.

  • on ne se fait pas mal, exprès;
  • on ne casse pas ou on ne détériore, ni les objets, ni les lieux, exprès,
  • on range la salle en fin de séance.
  • le matériel appartient à tous les enfants, il ne sort pas de la salle."

      est une des formulations possibles de cette règle 530  .

      La salle de rééducation est le territoire privé de l'enfant pendant le temps de la séance. "Ce territoire lui appartient pendant tout le temps des séances. Il peut s'il le veut le tordre, le transformer, le conquérir." (GUILLARME, 1986, p.8). L'espace rééducatif doit pouvoir être le terrain de toutes les expérimentations de l'enfant, d'exploration de lui-même et des situations auxquelles il est confronté.

      Dans ces conditions, les besoins fondamentaux de l'enfant:

  • besoin d'expression,
  • besoin d'activité,
  • besoin d'expérimentation,
  • besoin d'initiative,
  • besoin de production,
  • besoin de réalisation,
  • besoin de création  531  ,

      doivent pouvoir y trouver des supports.


le matériel rééducatif: des médiations en vue de l'expression et de la créativité de l'enfant.

      Nous donnons ici au terme de « médiations » le sens de supports, d'objets intermédiaires dans la relation. Il est plus facile de parler de son histoire à partir d'un dessin ou d'un modelage. L'objet permet de dire ou de ne pas dire pour celui qui parle, ou de « mi-dire » le plus souvent. Il permet d'entendre et de ne pas entendre, ou de ne pas entendre trop vite, de comprendre ou de ne pas comprendre, ou de ne pas comprendre trop vite, pour celui qui écoute. L'objet intermédiaire offre de lui-même une distanciation par rapport à ce qui est dit. Il est représentation. Il est peut être déjà, ou sur la voie d'être, une symbolisation 532  .

      Les objets qui se trouvent dans ce lieu, leur disponibilité pour l'enfant, sont fonction des techniques privilégiées par chaque praticien, et de la manière dont il conçoit l'utilisation des médiations de la relation rééducative. Ces choix sont autant le résultat de sa formation personnelle, professionnelle, de ses goûts, que des besoins de l'enfant 533  . On peut penser que tout objet susceptible de susciter, favoriser, stimuler, l'expression des besoins fondamentaux de l'enfant, a sa place dans la salle de rééducation. Il semble que tout matériel qui favorise la parole de l'enfant, l'expression de l'imaginaire, tout objet qui suscite le jeu symbolique, sont à privilégier. Il en est ainsi de la dînette, des poupées, des petits animaux et personnages variés pouvant constituer des familles, des constructions, du matériel de dessin, de découpage, de modelage, des marionnettes...tout ce qui peut se tordre, s'aménager, se transformer, tout ce qui ouvre ou du moins ne ferme pas...Certains « jeux de société » offrent également la possibilité à l'enfant de construire des règles, de se plier à d'autres règles qu'il n'a pas choisie, des règles reconnues par la collectivité. Ils permettent de « gagner » le rééducateur, d'apprendre à perdre, d'apprendre qu'il faut parfois reculer, perdre un peu pour gagner, peut-être, ensuite; ils permettent de tricher, forme ultime du « faire-semblant »  534  ...


Les médiations rééducatives: du "faire semblant" qui s'oppose au sérieux du travail de la classe. Des activités non sérieuses pour construire et se (re)trouver sérieusement dans son histoire.

      Le matériel de l'espace rééducatif est du matériel pour « faire semblant », pour jouer, pour représenter, pour construire des histoires. Yves de LA MONNERAYE, en particulier (1991), insiste sur le fait que l'on ne doit jamais « prendre au mot » ou « à la lettre » les histoires que raconte l'enfant en séance. Ces paroles sont dites dans le contexte particulier de la séance, au sein d'une relation spécifique, et dans des règles de fonctionnement posées à l'avance, des règles de parole, avant tout.

      La règle du « faire-semblant », impérative en séance, est une protection pour l'enfant par rapport aux effets ou aux interventions intempestives de l'adulte, dans la réalité. Outre qu'elle s'assortit d'une règle de protection, la règle du « faire-semblant » est ouverture, invitation à l'imaginaire. En rééducation, même si la réalité garde ses droits, et si elle est nécessaire à certains moments, l'incitation au jeu et au "faire-semblant", ouvre à l'imaginaire et à la créativité de l'enfant, registres indispensables à son adaptation, au développement de ses capacités d'apprendre, à ses capacités de se construire et créer. La référence au principe de réalité est aussi la condition pour que le lieu rééducatif reste un lieu symbolique dans l'école, et non purement imaginaire.

      Modalités du choix des médiations et changement de place du rééducateur.

      Tous les rééducateurs, dans un consensus qui apparaît nettement au fil des publications professionnelles, des congrès et des groupes d'échanges de la pratique, s'accordent pour privilégier toute médiation qui favorise:

  • l'expression de l'enfant et ses capacités de représentation sous toutes leurs formes, sa parole,
  • l'imaginaire,
  • le symbolique.

      Cependant, c'est peut-être sur la question des modalités du choix des médiations, que divergent le plus les pratiques, que ce soit au niveau des séances préliminaires, ou au niveau de la rééducation comme telle, une fois que celle-ci est engagée.

      Qui choisit la médiation? et pourquoi? Cette question du choix apparaît directement liée à la conception que l'on se fait de la place du rééducateur.

      Ivan DARRAULT et Jean-Pierre KLEIN (1993) préconisent une observation de l'enfant au cours des séances préliminaires, dans un but de repérage des "zones d'aisance, de réussite" de celui-ci, comme de ses "zones de résistance". Ils font l'hypothèse que proposer à l'enfant des médiations dans le premier registre, ne le stimulera pas pour travailler vraiment, des contraintes étant nécessaires pour qu'un processus créatif s'instaure. Lui proposer des médiations dans ses "zones de résistance" ne peuvent faire que renforcer celles-ci. Un des objectifs des séances préliminaires est donc, pour Ivan DARRAULT et Jean-Pierre KLEIN, de repérer des médiations à proposer à l'enfant, situées dans "une zone intermédiaire", à mi-chemin entre les deux premières zones, médiations qui offrent en elles-mêmes des contraintes propres à susciter les processus créatifs de cet enfant. C'est afin d'éviter une répétition dans des « zones d'aisance », peu propice aux processus créatifs, que Jean-Pierre KLEIN et Ivan DARRAULT procèdent eux-mêmes au choix de la médiation.

      Il existe des positions différentes. Pourquoi interdire à l'enfant une médiation dans laquelle, au contraire, il se sent à l'aise? On peut penser que l'enfant, quelle que soit la médiation, dira ce qu'il aura à dire, s'il ressent le besoin de le dire, et si on lui en laisse la possibilité. On peut penser, comme les praticiens qui articulent le cadre proposé par Yves de LA MONNERAYE et la théorie psychanalytique, que le sujet, en l'occurrence, l'enfant, est seul à pouvoir choisir, à savoir ce qui lui convient, à savoir ce qui le concerne. Même s'il n'est pas encore "séparé", capable d'exprimer un désir propre, même s'il est encore soumis, aliéné dans le désir de l'autre, lui offrir des choix, c'est l'inciter à faire émerger son désir, et lui prouver qu'on lui fait confiance pour y parvenir. C'est l'aider à devenir ce que l'on anticipe pour lui. Augustin MENARD (1994) insiste sur le changement de place du rééducateur vis à vis de l'enfant. Changement de place fondamental et spécifique au sein de l'école, dans laquelle il est normal et structurel, que les adultes et les programmes, choisissent pour l'enfant. Ce changement de place du rééducateur permettra "l'acte" rééducatif. On peut considérer, semble-t-il, que ce changement de place se manifeste, entre autres, par cette question du choix des médiations de la rencontre rééducative. Cette position de "non-maîtrise", de "non-savoir", suppose d'accepter de "lâcher" quelque chose du désir d'emprise ou de maîtrise sur l'autre, de se décaler, de lui laisser la place, et surtout de laisser la place pour que son désir propre émerge. Lorsque le rééducateur opte, dans sa pratique, pour une invitation faite à l'enfant de choisir ses médiations, il peut se réserver la possibilité de lui proposer un autre support, que l'enfant peut donc refuser. Se réserver cette possibilité, permet de tenter de faire rupture, de créer un écart, sans faire violence, lorsque l'enfant semble s'enfermer dans des répétitions, ou bien de tenter de réguler l'activité de l'enfant, lorsqu'il change sans cesse d'activité, ou bien lorsqu'il a tendance à utiliser une grande quantité de matériel, comme dans une fuite en avant. Que l'enfant puisse refuser la proposition de l'adulte, permet cependant parfois de tempérer l'impatience de l'aidant, lorsque son désir de changement pour l'enfant, était, peut-être, prématuré quant à ce que celui-ci devait encore élaborer pour lui-même, avant de passer à autre chose.

      Le rééducateur, par contre, comme garant du cadre, interdit certaines activités « hors cadre » qu'il juge dangereuses.


Sens et fonctions des règles concernant le cadre matériel. Fonction sécuritaire et contenante, fonction limitative et structurante.

      La satisfaction du besoin de sécurité est un besoin que MASLOW par exemple  535  , situe comme fondement à toute possibilité d'existence et de croissance du sujet. Le cadre rééducatif tente de mettre en oeuvre pour l'enfant-rééduquant, les conditions de possibilité de la satisfaction de ce besoin. L'espace rééducatif doit pouvoir accueillir et contenir les affects parfois violents, les angoisses éventuelles de l'enfant. Si le matériel à la disposition de l'enfant est incitation à jouer, à bouger, à construire, à représenter, à se parler, à faire semblant, s'il est invitation et autorisation à expérimenter, la sécurité liée aux objets ou à l'espace est apportée principalement par l'interdit du passage à l'acte 536  . Il est quelquefois nécessaire d'intervenir ou d'interrompre une séance lorsque l'enfant se maintient « hors-cadre » et ne parvient pas à dépasser son excitation ou sa violence contre les objets ou contre les personnes, malgré les paroles mises sur sa colère. Le passage à l'acte est un interdit posé, et l'enfant doit faire peu à peu la différence entre le « il n'y a pas d'interdit de parole » et «  il y a des actes interdits », entre fantasme et réalité.

      La règle de rangement est posée comme un acte social de respect de la liberté de l'enfant qui viendra après, et de respect de la fonction de la personne qui fait le ménage.

      On sait que l'enfant a besoin de limites pour se construire. C'est par l'intériorisation des autorisations et des interdits parentaux que se construit son Surmoi. C'est par ce processus d'intériorisation que l'enfant parvient à élaborer pour lui-même un accompagnement parental interne qui le guidera dans ses choix, dans ses actes.

      Délimitation d'un dedans et d'un dehors: des limites symboliques.

      La règle qui définit que les objets ne sortent pas de la salle, par exemple, souvent adoptée par les praticiens, est un élément du cadre qui permet de confirmer d'une manière concrète un dehors et un dedans. Nous avons évoqué les mises à l'épreuve du cadre par Ismène, lors de sa deuxième séance, lorsqu'elle avait fait plusieurs demandes pour emporter des objets du « dedans » du cadre vers le « dehors »  537  . N'est-ce pas, de sa part, mettre à l'épreuve ainsi la fiabilité du cadre posé, la sécurité de ses limites symboliques pour contenir ses « secrets » comme elle les appellera, et, par la même occasion, la capacité de la rééducatrice à tenir ce cadre?

      L'écoute et l'accompagnement de l'enfant dans son processus rééducatif, requiert du rééducateur un certain nombre de capacités.

      Quelles sont-elles?


2-4-3- Le cadre psychique apporté par l'adulte.

      Le cadre psychique est celui qui concerne directement la personne du rééducateur.


La règle de non-jugement.

      Si la règle de discrétion garantit à l'enfant que des effets de sa parole ne se feront pas sentir en dehors du lieu rééducatif, elle n'est pas suffisante pour qu'il se risque à parler des choses importantes pour lui, à l'intérieur même du cadre. Elle ne peut que s'assortir d'une position de non-jugement de la parole ou de la personne de l'enfant, énoncée à celui-ci, et effective dans les attitudes de l'adulte, pour que la parole de l'enfant puisse effectivement se dire. L'adulte peut désapprouver certains actes et le dire à l'enfant, aidant ainsi ce dernier à différencier ce qui peut se dire de ce qui peut se faire, la parole, de l'agir, le symbolique et l'imaginaire ou le fantasme, du passage à l'acte. L'enfant attend bien souvent que cet adulte se positionne, n'ayant pas trouvé dans sa famille de repères suffisamment stables et fiables pour se construire.

      Ainsi Kamel, qui, privé de repères par rapport à la loi dans son milieu familial, n'y rencontrant pas les limites qui lui auraient permis de se construire, apportait régulièrement à la rééducatrice le récit de "ses bagarres" passées et à venir, ses projets de vengeance, de larcins. Il attendait manifestement et de manière répétée, le positionnement d'un adulte, qui lui permettait de se positionner à son tour, quitte à passer outre le désaccord énoncé quant à son acte.


Fonction contenante et fonction conteneur du rééducateur.

      La fonction contenante du rééducateur est constituée par sa capacité à recevoir les projections de l'enfant, à accueillir son agressivité, ses manifestations diverses, jusqu'aux plus archaïques, qui peuvent surgir, sans en être détruit. La fonction conteneur consiste à pouvoir aider l'enfant à élaborer ces émotions, ces affects qui le submergent parfois, en lui proposant et en lui prêtant ses mots, lorsque cela paraît nécessaire. On peut faire le parallèle, semble-t-il, avec ce que BION propose de la capacité d'élaboration de la mère, sa "fonction alpha"  538  .

      Donald MELTZER (1986) rappelle qu'en thérapie, le psychisme du thérapeute est exposé au moins autant au patient, que celui-ci au thérapeute. Il nous paraît non abusif d'avancer que l'on peut étendre cette situation en rééducation.


Capacités requises d'un thérapeute (et d'un rééducateur).

      Les qualités requises pour un analyste sont, selon Donald MELTZER (1986), à beaucoup d'égards, des qualités simplement parentales, avec un accent mis sur:

  • la bienveillance (et le non-jugement),
  • la patience,
  • la non-intrusivité (suivre le "matériel" psychique apporté par le patient sans jamais le diriger, sans manifester de "curiosité"...).

      Le thérapeute, de par l'inégalité de la relation de dépendance qui s'instaure, mérite naturellement haine et suspicion de la part du patient. Ses qualités de thérapeute mais aussi ses qualités humaines, doivent lui permettre de mériter intérêt et amour. La bienveillance ne doit pas être confondue abusivement avec la "neutralité". Il est nécessaire de rester en contact avec ses émotions pour entendre quelque chose des émotions de l'autre qui est là et qui exprime sa souffrance. Mais il est tout aussi nécessaire de pouvoir s'en distancer, de ne pas se laisser submerger par elles, afin de rester disponible à l'autre, et "étayant". Ne peut-on avancer que ces même qualités seront requises d'un rééducateur?

      Notre analyse des fonctions attendues du cadre, nous permet de compléter cette liste. Le rééducateur est supposé:

  • savoir écouter et entendre l'enfant (au sens de comprendre),
  • savoir poser et maintenir le cadre rééducatif.

      Ces capacités du rééducateur, les règles dont il se porte garant, sont autant d'éléments du cadre offerts à l'enfant. Ils correspondent, semble-t-il, à lui permettre la satisfaction de besoins fondamentaux tels que:

  • bénéficier d'un lien social suffisamment bon,
  • être accueilli et rencontré là où on est, accepté, tel que l'on est;
  • disposer d'un étayage externe,
  • être accompagné dans un lien social symbolisé  539  .

      La complexité de la relation avec un enfant dont la difficulté se traduit souvent par un appel à une relation en symbiose, requiert, semble-t-il, à la fois un minimum de travail sur soi, de formation personnelle, et une solide formation professionnelle. Le rééducateur est parfois sollicité par des situations très difficiles, pour lesquelles lui-même ne voit pas d'issue, situations qui requièrent de sa part une grande capacité d'écoute - des parents, de l'enfant...- et une grande "solidité" psychique. Le travail d'équipe, et des lieux de parole pour lui-même, tels des groupes de supervision, sont pour lui à la fois lieux d'étayage, lieux tiers, lieux d'élaboration, de distanciation et de formation.

      En référence à ce qui se joue dans le cadre analytique, le rééducateur devrait faire très vite partie du cadre, s'il est parvenu à instaurer un climat de confiance convenable.


2-4-4- Les fonctions du cadre: fonction contenante, fonction conteneur, fonction structurante.

      Par la fonction contenante, l'objet (le cadre) s'offre en réceptacle passif, inerte, au dépôt des sensations-images- affects trop vifs du bébé. Par la fonction conteneur, l'objet, exerçant la fonction alpha selon BION, renvoie au bébé les sensations-images-affects transformés, élaborés et représentables par lui. Si « le cadre est la partie immobile et stable de la personnalité...le conteneur représente l'aspect actif de ce support... » « La propriété fondamentale du conteneur est de rendre possibles, tolérables et fructueuses les projections imaginaires. Il doit être apte à les recevoir, à les élaborer et à les restituer le cas échéant. » (KAES, 1979, p. 69-70). Ce cadre doit pouvoir être intériorisé par l'enfant. Cette intériorisation constitue sa fonction structurante (FERNANDEZ, in FRIGARA et FERNANDEZ, 1988, p. 17).


2-4-5- La partie du cadre qui relève directement de la responsabilité de l'enfant.

      Ce pourrait être:

  • sa capacité à "faire alliance avec quelqu'un";
  • ses capacités "d'auto-réparation".

      Dans la cure analytique, Didier HOUZEL (1986) décrit "l'alliance thérapeutique" comme un point d'ancrage du cadre psychique. " On peut définir "l'alliance thérapeutique" avec l'enfant de la façon suivante: c'est l'adhésion de l'enfant à une expérience d'un type nouveau, qui inclut des aspects émotionnels, imaginaires et symboliques, et qui permet à l'enfant d'entrevoir un autre mode de fonctionnement psychique que celui qu'il est habitué à connaître et de découvrir la possibilité, l'espoir de donner un sens à ses symptômes et à sa souffrance." (p. 185).

      Nous avons évoqué cette alliance à propos du projet rééducatif. Selon FREUD, cette alliance est la part de transfert positif du patient envers l'analyste, transfert nécessaire au succès de la cure. Donald MELTZER (1986, p. 31) conseille au thérapeute une attitude modeste: "Le pouvoir thérapeutique réside dans la méthode analytique et dans les tendances du patient à se développer et non dans un quelconque pouvoir curatif du thérapeute."

      C'est dire aussi toute l'importance du cadre par rapport à un processus rendu ainsi possible. Pourquoi n'en serait-il pas de même en rééducation? Jacques LEVINE évoquait la nécessité "d'alliance minimale avec quelqu'un", comme besoin fondamental de l'enfant à grandir, à construire son identité, à apprendre  540  . C'est aussi Jacques LEVINE, qui avance ce concept de capacités "d'auto-réparation" du sujet.


3- Le pôle scientifique de la praxis rééducative, ou cadre théorique.

      Une praxis doit nécessairement se référer à une ou des théories qui lui sont ancrages et points de repères. Le repérage théorique permet que se construise et se maintienne la cohérence de la praxis. La théorie apporte également des repères lorsque le doute, l'errance, liés immanquablement à la rencontre clinique dans sa singularité et son imprévu, viennent faire vaciller la capacité contenante ou compréhensive du rééducateur, quant aux processus dans lesquels il est engagé avec un enfant, quant à ce qui se passe pour celui-ci, quant à l'action à entreprendre, quant à l'attitude à adopter.

      En accord avec le cadre rééducatif posé par Yves de LA MONNERAYE, les propositions rééducatives auxquelles nous nous rallions, font appel prioritairement à la théorie psychanalytique, que nous tentons d'articuler avec des théories psychologiques de l'apprentissage et du développement de l'enfant, et avec les apports des pédagogues. "La rééducation n'est certes pas une application de la théorie psychanalytique, mais elle ne peut se concevoir sans l'éclairage de cette dernière" (GILLIG, 1995, p. 8).

      D'autres référents théoriques sont possibles. L'essentiel, est la mise en cohérence entre finalités et valeurs, objectifs, méthodes et techniques de la pratique, attitudes et positions du rééducateur. "Ce qui compte, c'est le rapport personnel de chacun à une théorie qui lui permet de se repérer, de trouver et de tenir l'attitude adéquate dans une situation donnée (psychanalyse, non-directive, etc...)"(LA MONNERAYE, 1991, p. 92).

      Le choix d'une référence théorique psychanalytique contraint à rechercher l'articulation entre théorie et pratique. "La question la plus importante en psychanalyse est celle du rapport de la théorie à la pratique, déclare Octave MANNONI, du fait que la pratique ne trouve son sens que dans la théorie, et la théorie ne trouve sa vérité que dans la pratique. Ainsi chacune des deux est ordonnée à l'autre, et aucune des deux, si on l'isole de l'autre, n'est sûre de sa validité." (MANNONI, 1985, p. 195).


3-1- Des éclairages théoriques nécessairement différents par rapport à la pédagogie.

      Le rééducateur acquiert une formation spécifique complémentaire de celle d'enseignant, lorsqu'il choisit d'exercer cette fonction. Il complète cette formation initiale spécialisée par une formation continue qui est souvent importante. L'obligation de création face à un enfant singulier toujours différent, la confrontation avec l'énigme que celui-ci apporte avec son symptôme, les rencontres multiples avec des parents, avec des partenaires extérieurs, l'incitent à être toujours en recherche, à remettre toujours en question ses « certitudes », et à les laisser de côté, dans la rencontre avec l'enfant. Il lui faut accepter la remise en question permanente de ce qu'il fait. La grande majorité des rééducateurs va chercher cette formation continue à l'université, au sein de groupes de recherche, par un travail personnel concernant la connaissance de lui-même, par des groupes de supervision, par des lectures, des conférences, etc...

      L'ensemble de nos analyses nous a conduits à poser la nécessité d'une rééducation qui se situe sur le chemin qui mène l'enfant de la maison familiale à l'école, à l'articulation entre des appartenances différentes entre lesquelles, justement, l'enfant ne parvient pas à créer des liens, entre lesquelles l'enfant se perd lui-même, ne parvenant pas à se construire un récit qui donnerait sens à son histoire personnelle. Reconnaître la causalité inconsciente des symptômes, conduit à rechercher des éclairages théoriques qui prennent en compte l'inconscient du sujet. L'enfant auquel est proposé une rééducation souligne les limites du domaine pédagogique. Il est donc nécessaire au rééducateur, de faire appel à des théories différentes de celles qui éclairent l'action du pédagogue. Ces théories lui donneront des repères par rapport au cheminement de l'enfant. Elles lui permettront de comprendre quelque chose à ce qui se passe au sein même de la relation et du processus rééducatifs. La théorie nourrit la réflexion du rééducateur et l'analyse de "l'après-coup" des séances. Elle lui permettra de se décaler légèrement par rapport à la place que l'enfant s'attend à lui voir tenir dans une répétition symptomatique. Ce déplacement du rééducateur devrait aider par contre coup l'enfant à se dégager et à poursuivre la construction de son histoire.

      Les rééducateurs d'aujourd'hui, dans leur grande majorité, ressentent la nécessité de construire pour leur pratique une troisième voie qui leur permette d'articuler une praxis cohérente dans l'école, référée à une théorie qui prenne en compte le sujet, son éventuel symptôme, son inconscient, et les effets de la parole, partant de la limite sur laquelle la pédagogie a buté. Leurs revues professionnelles en attestent.


3-2- La psychopédagogie mise en question. Confusion entre cure psychanalytique et théorie psychanalytique.

      En 1997, a été confiée par l'Inspection Générale, « l'évaluation de la mise en place des réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté ». Son rapporteur en était Bernard GOSSOT. Ce rapport a été connu, sans être publié, à partir du mois de mars 1997. Tout était prêt, disait-on, pour une « mort programmée » des réseaux d'aides. Une assimilation des rééducateurs et des maîtres spécialisés de l'aide à dominante pédagogique, était annoncée, les deux options n'en faisant plus qu'une. La « suppression (de l'aide à dominante rééducative) devrait exiger des maîtres G une pratique centrée sur des objectifs d'apprentissage ». Cette éradication avait été annoncée en page 41 d'un autre rapport de l'Inspection Générale, en provenance du même auteur et à la même période, concernant cette fois les CLIS (Classes d'Intégration Scolaire). La distinction entre les deux approches n'aurait plus lieu d'être. Les prises en charge individuelles des « ex-rééducateurs » (le terme est de l'auteur), seraient réservées à quelques cas bien particuliers, la majorité des interventions s'effectuant dans les classes. Les inspecteurs de l'enseignement spécialisé, auxquels ce rapport avait été présenté par le ministère, le 3 décembre 1996, y avaient entendu « la mort des rééducateurs et des réseaux » et les rééducateurs accusés de « dérive dans le soin ». De nouveaux textes étaient annoncés, en remplacement de la circulaire de 1990.

      On peut constater qu'une fois de plus, la psychopédagogie, à travers les rééducateurs, est mal vécue, mal acceptée. « L'air du temps n'est plus à la psychologie mais à l'efficacité pédagogique, dans le cadre d'un recentrage non avoué de l'école sur la transmission des savoirs. Tel est bien le message que liront les personnels concernés par ce rapport », peut-on lire dans le journal « Le Monde » du 16 avril 1997, qui en résume bien l'idée forte.

      L'utilisation des concepts psychanalytiques a toujours connu des effets particuliers. On ne peut ici que souligner la force d'attraction-répulsion que la théorie psychanalytique exerce. Une peur semble s'exprimer à travers maintes recommandations et rappels à l'ordre, mises en garde, de la part des instances hiérarchiques en particulier. Georges MAUCO ne disait-il pas, en 1975: "à plusieurs reprises, l'Education Nationale a pris des mesures contre la pénétration de l'apport psychanalytique, notamment en rejetant vers le médecin tout ce qui n'entrait pas dans le cadre rigide de la pédagogie traditionnelle." (MAUCO, 1975, p. 113). A contrario de ces peurs, le même auteur affirme: "L'apport psychanalytique, qu'on le veuille ou non, est apport éducatif. Il cherche à résoudre des conflits qui peuvent opposer pulsions et culture. Or l'éducation (...) vise précisément à permettre à l'enfant le développement de son organisme sur tous les plans. Elle doit l'aider à surmonter tout ce qui peut bloquer ce développement. D'autant que l'énergie des pulsions refoulées entraîne des perturbations dans tous les domaines aussi bien physiques qu'intellectuel ou affectif." (id., p. 159).

      L'équipe du Centre Psychopédagogique Claude Bernard, a été confrontée au même type de problèmes entre 1945 et 1956...N'ignore-t-on pas sciemment ce que peut recouvrir le concept de pédagogie? Ne confond-on pas pédagogie et didactique? Oublie-t-on les apports des pédagogues au cours de l'histoire, ceux-là même que notre repérage historique nous a fait évoquer, depuis COMENIUS ou PESTALOZZI jusqu'à Robert GLOTON, Michel LOBROT ou Fernand OURY, et la manière élargie dont ils ont conçu l'approche pédagogique? Le mythe de Sisyphe ne s'applique-t-il pas particulièrement bien à la psychopédagogie? Une confusion renouvelée assimile pratique psychanalytique et appel à la théorie psychanalytique pour éclairer une pratique. " La psychanalyse...dans un sens plus général (que celui de cure psychanalytique) est un ensemble théorique qui dépasse largement la cure et qui se caractérise essentiellement par une méthode d'investigation de la signification inconsciente des productions humaines. Or, au nom de la différence entre psychanalyse - au sens de cure psychanalytique - et psychothérapie, on n'a jamais interdit aux thérapeutes de se servir des conceptions théoriques et techniques de la psychanalyse. Pourquoi le ferait-on avec les rééducateurs?" (LA MONNERAYE, 1991, p. 32). Yves de LA MONNERAYE rappelle, en parallèle, les efforts de FREUD pour mettre en évidence les mécanismes inconscients, et pour sortir certains "nerveux" des catégories de "malades" en montrant en quoi des comportements dits "pathologiques" sont souvent bien proches, et seulement plus accentués, que le fonctionnement "normal".

      Les rééducateurs ont survécu, encore, à cette nouvelle crise. Jusqu'à la suivante, peut-être. Jean GUILLAUMIN 541  , que nous avons cité dans la conclusion de notre première partie, ne soulignait-il pas combien ces espaces « intersticiels », « conjonctifs »,« de l'entre-deux » sont toujours des espaces voués structurellement à la crise? Ces tensions sont-elles sources de créativité pour la pratique? En ce qui nous concerne, elles ont, du moins, contribué au choix de la problématique de cette thèse...

      Des textes sont parus. Ils concernaient la réorganisation de l'examen d'enseignant spécialisé (CAPSAIS). A partir d'un « référentiel de compétences », sont réaffirmées, et confirmées les orientations de la circulaire d'avril 1990 sur la « mise en place des réseaux d'aides spécialisées ». La différenciation nette entre aide à dominante pédagogique et aide à dominante rééducative, est confirmée, spécifiée, affinée. Dans le point concernant la « Mise en oeuvre de stratégies d'enseignement ou d'aides adaptées et différenciées » 542  (point 1-2, p. 35), on peut lire que: le rééducateur, entre autres compétences, « intègre et articule les approches théoriques pluridisciplinaires » concernant « la dynamique du développement de l'enfant...et ses difficultés » (1-2-1-1, p. 35). Il doit savoir « analyser le statut des difficultés d'apprentissage et d'adaptation de l'enfant à l'école » (id, 1-2-2-1). Il doit maîtriser « la méthodologie de l'intervention rééducative »: « cadre et processus rééducatif » (1-2-5-1). Il doit être capable de construire « une relation ajustée, en fonction de la personnalité de l'enfant, qui permette de dynamiser le processus rééducatif. » (ibid, 1-2-6-1). Enfin, il doit être « capable de mettre en rapport les conduites de l'enfant actualisées en rééducation avec les pratiques pédagogiques et les réalisations attendues au sein de la classe. »(1-2-8-1)

      Un certain nombre de rééducateurs éclairent leur pratique d'autres théories (systémique, relevant de la psychologie cognitive, etc...). Nous avons adopté dans cette recherche une démarche clinique. Nous avons donc choisi d'analyser ce que nous connaissons, ce que nous pratiquons, et seulement cela, laissant le soin à d'autres de prendre la parole, pour d'autres approches de la difficulté de l'enfant, d'autres approches de la pratique rééducative, d'autres compréhensions du processus rééducatif de l'enfant.


Conclusion.

      Afin de pouvoir apporter des éléments de réponse à la question: Qu'est-ce qui est rééducatif?, nous avions avancé avoir besoin de connaître, d'une manière suffisamment précise, ce qu'il en est, aujourd'hui, des propositions rééducatives, à l'enfant. Cette connaissance, peut, de plus, apporter des éclairages à propos de ce qui différencie cette intervention, dans l'école, en réponse à la grande question nous préoccupe: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?".

      Trois questions ont guidé nos premières analyses:

  • Question 1: Comment définir les propositions rééducatives, par rapport aux autres interventions, dans l'école?
  • Question 2: Y a-t-il une cohérence des propositions rééducatives? Comment peut-on en rendre compte?
  • Question 3: Ces propositions semblent-elles pouvoir répondre aux besoins spécifiques de l'enfant à qui elles sont destinées, quelle est leur pertinence, au niveau des attentes formulées par les praticiens?

      L'analyse des différentes propositions rééducatives, nous a permis de les situer par rapport aux autres interventions auprès de l'enfant, au sein de l'école. Elles ont mis en évidence que la rééducation:

  • se réfère à une éthique qui:
    • soutient l'éducabilité de tout enfant, quelle que soient ses difficultés,
    • considère l'enfant comme un sujet qui doit advenir, dans sa parole et son désir propres, dans une conception émancipatrice d'un sujet autonome référé à la loi humaine de l'échange.
  • soutient des objectifs généraux qui visent à aider un enfant à s'inscrire dans la culture et dans la collectivité scolaires, à l'aider à faire fonctionner sa pensée et à développer ses capacités.

      En réponse à : Comment définir les propositions rééducatives, par rapport aux autres interventions, dans l'école? Nous pouvons avancer à présent que:

  • La rééducation s'inscrit dans les finalités, les objectifs généraux et l'éthique qui peuvent guider toute action éducative.
  • Ses objectifs pédagogiques spécifiques la situent en amont des interventions pédagogiques.

      Quelles sont les caractéristiques du projet rééducatif?

      Le projet rééducatif se construit sur les besoins et les ressources d'un enfant entendu dans sa singularité et sa globalité, dans son histoire particulière.

Il vise à aider l'enfant à:

  1. Se libérer des conflits, des questions qui le préoccupent et qui rendent sa pensée indisponible à autre chose qu'à tenter de les résoudre;
  2. Réduire les souffrances qui sont en lui, son malaise, et à les dépasser;
  3. Trouver d'autres voies que le symptôme pour exprimer ses conflits, pour exprimer son désir;
  4. Retrouver un fonctionnement souple des registres de l'imaginaire et du symbolique;
  5. Se repérer dans son histoire passée et présente, pouvoir se projeter dans un avenir non menaçant;
  6. Rendre sa pensée et son énergie à nouveau disponibles, dégagés du symptôme;
  7. Sublimer ses désirs sur des objets culturels et les activités proposées par l'école;
  8. Retrouver l'estime de soi, la confiance en soi, et en ses possibilités;
  9. (Re)construire et faire fonctionner les capacités requises pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages;

Il propose à l'enfant:

  1. Un détour par rapport aux apprentissages;
  2. Un lieu d'écoute individualisé, garantissant la sécurité de sa parole et régulé par un cadre;
  3. Un temps qui lui soit personnel, dégagé de la pression du groupe, mais rythmé par des scansions, régulé par un cadre;
  4. La disponibilité d'un adulte qui se propose pour l'écouter;
  5. Une rencontre individualisée, « là où il en est »;
  6. Une alliance et un accompagnement dans son parcours;
  7. La rencontre avec quelqu'un qui lui fait confiance, qui l'imagine capable et désireux d'y arriver;
  8. La possibilité de s'exprimer, de jouer, d'être actif;
  9. La possibilité de mettre en jeu son imaginaire;
  10. La possibilité de décider des choses importantes qui le concernent, de prendre des initiatives;

L'enfant est invité à:

  1. Se dire, exprimer ses difficultés, ses questions, ses réponses, par toutes les médiations possibles;
  2. Jouer et rejouer ses questions, et expérimenter au sein d'une relation suffisamment contenante et étayante, les réponses qu'il apporte;
  3. Les élaborer;
  4. Les symboliser;
  5. Entrer dans la culture scolaire.

      Notre deuxième question était: Y a-t-il une cohérence des propositions rééducatives? L'analyse des propositions rééducatives nous permet d'affirmer que l'ensemble des propositions rééducatives actuelles, constitue une praxis qui met en cohérence une éthique, des finalités, des objectifs généraux, des objectifs spécifiques, qui en donnent la direction, des stratégies qui est leur mise en oeuvre, des théories qui la guident et éclairent l'action. On constate que ce projet rééducatif vise à répondre aux principaux besoins fondamentaux de l'enfant, comme à lui proposer les conditions pour l'inciter à développer les capacités qu'il doit avoir développées pour s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages. En réponse à la question posée: Les propositions rééducatives semblent-elles pouvoir répondre aux besoins spécifiques de cet enfant à qui elles sont destinées, quelle est leur pertinence?, nous pouvons donc affirmer à présent que:

  • L'ensemble des propositions rééducatives semble pertinent pour répondre aux difficultés et aux besoins d'un enfant "en panne" sur le chemin entre la maison et l'école. Il semble bien y avoir cohérence et pertinence, entre les objectifs définis et les propositions formulées.
    Il semble que nous puissions estimer validée notre sixième hypothèse de travail:
    Il est possible, actuellement, de définir une praxis rééducative cohérente.
  • Nous possédons à présent les arguments nécessaires pour affirmer que la praxis rééducative, dans sa conception, semble pouvoir répondre aux besoins spécifiques de l'enfant auquel est indiqué cette forme d'aide. La rééducation à l'école, affirme ses propositions à un enfant dont la difficulté est "normale", mais qui est "en panne" sur le chemin de l'école, comme celles d'un "entre-deux", entre pédagogie et soin.

      Dans le chapitre IV,  543  nous avions construit un "modèle rééducatif" (1), descriptif, "issu de la circulaire du 9 avril 1990". En début de ce chapitre, nous avons proposé un deuxième "modèle", explicatif, cette fois, prenant en compte des éléments issus des analyses que nous avions pu réaliser 544  . Il est possible à présent de rendre compte de la conception de la praxis rééducative actuelle, sous la forme d'un "modèle" explicatif: "La praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant. "Modèle" explicatif de la rééducation. (3)."

      La praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant. "Modèle" explicatif de la rééducation.

      Nous proposons ce schéma en page suivante

      Il nous faudra ensuite interroger le processus rééducatif, au sein de la rencontre clinique. Questionner ce que joue l'enfant en rééducation, et ce qui manifeste un changement de sa part, à partir des propositions qui lui sont faites, comme de ce qu'il construit lui-même, au sein de la relation rééducative, devrait nous permettre de répondre à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

      

Schéma : La praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant. "Modèle" explicatif de la rééducation (3).

" Il y a beaucoup de monde dans la pièce...même quand on est seul avec un enfant."
Alain-Noël HENRI (1994).
"Le transfert est un phénomène essentiel, lié au désir comme phénomène nodal de l'être humain...Dès qu'il y a quelque part le Sujet Supposé Savoir, il y a transfert."
Jacques LACAN (1964, p. 257).


Chapitre X.
Une relation qui s'instaure. Transfert et changements de place.
De l'investissement positif au transfert. Vivre une relation symbiotique imaginaire satisfaisante. "Effets" de transfert. Changements de place.

      "J'adore travailler avec toi!", déclare José, cinq ans, au moment où je vais le chercher dans sa classe. C'est notre troisième rencontre. Il répète la même phrase en fin de séance. Comment peut-on l'entendre? José semble, en prononçant ces mots, exprimer qu'il est volontaire pour venir avec moi, rassuré du moins par rapport au fait de quitter sa classe, sa maîtresse, l'étayage du groupe des pairs. Il manifeste ainsi un certain investissement affectif positif envers la rééducatrice. "Moi aujourd'hui, je vais faire un dessin pour toi...parce que je t'aime...parce que tu es gentille!", m'annonce José lorsque je vais le chercher lors de la quatrième séance. On peut formuler l'hypothèse que José met en scène ici avec la rééducatrice, comme la plupart des enfants le font avec leur institutrice, le mode de relation établi avec sa mère depuis l'expérience prototype de l'apprentissage de la propreté, quand il lui offrait comme cadeau, ou lui refusait, ses fèces. Don, qu'il a sans doute renouvelé, sous différentes formes, ensuite... Aimer, c'est aussi attendre une réciprocité, c'est vouloir être aimé. Mais l'amour présente également une face de résistance: je souhaite me montrer sous mon meilleur jour lorsque je désire être aimé. L'amour ouvre la porte à l'aliénation du sujet dans le désir de l'Autre. "Que me veut-il?" "Le désir de l'homme, c'est le désir de l'Autre...toute cette canaillerie repose sur ceci de vouloir être l'Autre, j'entends par là le Grand Autre de quelqu'un, là où se dessinent les figures où son désir sera capté." (LACAN, 1969-1970, p. 58). José demandera, comme le font la plupart des enfants que nous rencontrons en rééducation: "Y'en a d'autres qui viennent avec toi?", et ce qu'ils y font: "Mathieu, il fait comme moi?"

      On peut émettre plusieurs hypothèses explicatives à ces questions très courantes chez les enfants dans les premiers temps de la rencontre rééducative. Une des hypothèses est relative au processus lui-même, et concerne le versant transférentiel de la relation. C'est celui-ci que nous nous proposons d'explorer ici, afin de le reconnaître, d'en estimer l'utilité dans le processus rééducatif, et de disposer d'éléments pour savoir qu'en faire.

      Partager le lieu ou les objets rééducatifs, c'est surtout partager l'attention de cet adulte.

      Denis SAIT que je travaille avec Alex, puisqu'ils sont tous deux au CE1, dans la même classe. Il a de grandes difficultés à accepter ce fait, et se précipite en arrivant en séance "pour voir ce qu'Alex a touché, a cassé" de ses constructions...Alex a-t-il fait la même chose que lui? Est-il resté plus longtemps que lui, la dernière fois? Il lui semble l'avoir remarqué...Ce partage de l'espace-temps rééducatif et de l'attention du rééducateur, peut rappeler à l'enfant d'autres partages de la mère avec la fratrie, partages réels ou fantasmés, accompagnés de la peur d'une perte d'amour. La réalité du partage ravive à l'évidence, pour certains enfants, des blessures trop fraîches, non élaborées, porteuses d'angoisse, qui font que, justement, ils ont besoin d'une rééducation. Cette angoisse est liée à la question de ce qu'ils sont dans le désir de l'Autre, leur mère, aux yeux de laquelle l'enfant voudrait être le seul, l'unique.

      Ce type de questions apparaît toujours dans le transfert, parce que l'enfant n'est pas sans savoir qu'il n'est pas le seul à venir en rééducation, mais une certaine rivalité et jalousie sont presque inévitables, à certains moments d'investissement très important, de la relation.

      Deux grandes questions interdépendantes, sous-tendent notre réflexion ici, à propos du transfert en rééducation: Est-il légitime et valide d'utiliser le concept analytique de transfert interpsychique dans le champ rééducatif? Auquel cas, est-il utile, voire indispensable de le repérer, et si oui, comment? Qu'entend-on par transfert? "Pour reconnaître un transfert et être en mesure de composer avec cette réalité, il faut beaucoup de vigilance et d'honnêteté. Ce phénomène devrait, à mon avis, faire partie de la formation de tous les enseignants et surtout de tous les thérapeutes." (PORETELANCE, 1994, p. 207). Le concept de transfert, théorisé par la psychanalyse, connaît parfois un élargissement de ses acceptions, selon les auteurs. Certains nomment "transfert" l'ensemble des phénomènes qui constituent la relation du patient au psychanalyste. Ce n'est pas la conception de FREUD, ni de ceux qui s'y réfèrent: tout investissement, positif ou négatif n'est pas transfert.

      Peut-on constater certains effets du transfert en rééducation? Si oui, quel est leur lien avec le processus rééducatif lui-même? Nous nous proposons à présent d'élucider la première dimension de notre questionnement. Les réponses à la deuxième question ne pourront se compléter, se préciser, que progressivement, au fur et à mesure des exemples cliniques rencontrés.


1- Le transfert est la réactualisation d'un lien inscrit au lieu de l'inconscient.

      Etymologiquement, le transfert est un déplacement. Si c'est la psychanalyse, avec FREUD, qui a conceptualisé le concept de transfert, celui-ci n'a pas attendu la psychanalyse pour exister. Sigmund FREUD affirme d'ailleurs: "Il ne faut pas croire que le phénomène du "transfert"...soit créé par l'influence psychanalytique. Le "transfert" s'établit spontanément dans toutes les relations humaines...il transmet partout l'influence thérapeutique et il agit avec d'autant plus de force qu'on se doute moins de son existence." (FREUD, 1904, p. 623) 545  .

      Dans la théorie psychanalytique, le transfert désigne "le processus par lequel les désirs inconscients s'actualisent sur certains objets dans le cadre d'un certain type de relation établi avec eux...Il s'agit là d'une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d'actualité marquée." (LAPLANCHE et PONTALIS, 1967). Il ne s'agit pas de répétitions à la lettre des scènes vécues réellement ou fantasmatiquement, mais des équivalents symboliques de ce qui est transféré, une forme plutôt que des contenus. "Une mise en acte de l'inconscient, un effet de l'inscription du souvenir inconscient de nos premières relations objectales sur le versant de l'amour et de la haine" (HERFRAY, 1993, p. 50).


2- L'espace rééducatif apparaît comme un lieu privilégié des processus transférentiels.

      Le contrat rééducatif offre à l'enfant un espace d'accueil et d'écoute de sa parole. Il est invité, incité explicitement, à parler de ce qui encombre sa pensée, afin "d'aller mieux". Un cadre sécurisant protège cette parole, de l'extérieur du cadre rééducatif, et des effets de la réalité. En affirmant sa dimension symbolique, ce cadre protège l'enfant lui-même de l'angoisse possible liée à son énonciation. Une relation duelle et dissymétrique avec un adulte qui se montre disponible, présent, empathique, un adulte qui ne juge pas, favorise l'investissement de la relation rééducative.

      Cette situation particulière et inhabituelle dans l'école, n'est pas sans rappeler à l'enfant les relations intersubjectives réelles ou fantasmées avec les personnes mythiques de la petite enfance, et en particulier, la relation privilégiée à la mère. Les attitudes du rééducateur incitent l'enfant à placer celui-ci en continuité de son histoire familiale. Cette situation favorise donc éminemment le transfert, dans son acception psychanalytique.

      Cependant le transfert n'est pas toujours là d'emblée, et n'est pas à confondre avec l'investissement affectif positif avec une personne. Marie-Ange en apporte une illustration 546  .


3- Aller à la rencontre de l'enfant, "tel qu'il est", "là où il est". La rééducatrice, mise en place "maternelle", doit assumer une fonction contenante, une fonction conteneur, accompagner l'enfant.


3-1-Savoir attendre pour qu'une relation se noue. Période "d'apprivoisement".

      La maîtresse de moyenne section a demandé en janvier l'aide du réseau pour Marie-Ange, alors âgée de 4 ans et dix mois. La fillette ne s'intéresse pas aux activités de la classe. Elle fuit la relation à l'adulte et ne répond pas aux sollicitations. La maîtresse la décrit, je la cite, comme "ayant l'air traquée" et "donnant une impression de vide" qui met l'adulte mal à l'aise, "vide", elle aussi, dit-elle, face à Marie-Ange. Ses relations aux autres enfants consistent surtout à les suivre, et en particulier, se centrent sur un garçon de sa classe qu'elle suit partout, imite en tout, envahit, "étouffe", selon la maîtresse. Marie-Ange dit de sa mère: "Ma maman est malade mentale". Les parents seraient malades mentaux tous les deux, mais le père "irait mieux" à présent. La maîtresse rapporte également une scène répétitive. Lorsque la mère vient chercher sa fille à la sortie des classes, elle apporte chaque jour un cadeau à Marie-Ange. Celle-ci lance à sa mère "un regard noir, dur", dit la maîtresse, regarde à peine le jouet ou le livre, et le jette au loin. La mère a sollicité une aide pour sa fille auprès de la maîtresse et demande à rencontrer quelqu'un du réseau.

      Une rencontre est décidée avec Marie-Ange et ses parents dans l'objectif de proposer une rééducation éventuelle à la fillette. Mais l'enfant n'est pas à l'école le jour du rendez-vous, ni les jours suivants. La mère a accouché prématurément d'un petit garçon, et son état de santé contraint la fillette à séjourner chez les grands parents maternels.

      Le mois suivant, les choses semblent à peu près rentrer dans l'ordre. Les deux enfants sont chez leurs parents. Je rencontre Marie-Ange avec sa maman. La fillette est très agitée, court en tous sens dans la pièce, renverse les objets, fait beaucoup de bruit pendant que sa mère parle. La mère présente la grand-mère paternelle comme rejetant ouvertement Marie-Ange, et renvoyant sans cesse à sa fille son incapacité à élever ses enfants. Elle parle de sa propre enfance, et de difficultés relationnelles importantes avec ses parents. Elle évoque son hospitalisation, suite à une tentative de suicide, alors que Marie-Ange avait quatre mois. Le bébé avait été gardé alors par les grands-parents maternels, puis dans une famille d'accueil. Il semblerait que cet épisode a duré environ une année.

      La mère renouvelle sa demande d'aide actuelle pour sa fille, laquelle, après un épisode assez court d'énurésie et d'encoprésie à la naissance du petit frère, l'inquiète, sans qu'elle puisse vraiment préciser les raisons de son inquiétude. Elle rapporte que, ce matin, Marie-Ange était ravie de rencontrer quelqu'un "pour moi et pas pour toi", lui a-t-elle dit...D'où, peut-être, le bruit de Marie-Ange pendant que sa mère parlait?

      Les premières rencontres avec Marie-Ange ont été très chaotiques. La fillette a d'abord manifesté une grande réticence à venir avec moi. La première fois, je lui rappelais le dessin qu'elle avait réalisé pendant la rencontre avec sa mère, et laissé dans la salle. Ce fut, me semble-t-il, ce qui la décida à venir ce jour-là. Le dessin laissé dans le lieu rééducatif, comme l'évocation par la parole de l'institutionnalisation de la rééducation avec la mère, ont semblé pouvoir "faire lien". A plusieurs reprises, il lui fut impossible de m'accompagner, et je restais avec elle un moment, respectant ses refus, la sentant angoissée de quitter sa classe. La fillette était souvent absente de l'école et je n'arrivais pas à nouer une relation un tant soit peu suivie avec elle.

      La mère, alors que son fils a trois mois, est hospitalisée d'urgence à l'hôpital psychiatrique. On retrouve Marie-Ange errant dans la rue. Elle fait un séjour de presque un mois chez les grands parents maternels, ce qui interrompt à nouveau mes tentatives de rencontre avec la fillette.

      Fin mars, le retour de Marie-Ange dans une famille d'accueil avec son petit frère, nous permet de reprendre contact. Les réticences, cette fois-ci, bien que ravivées, sont de plus courte durée, et la fillette prend peu à peu du plaisir à m'accompagner dans la salle de rééducation.

      Il faut noter ici que la fillette ne donne jamais la main à personne. Il est surprenant de la voir se promener avec ses parents ou venir à l'école avec l'un d'eux, toujours Marchant ou trottinant à quelques pas, soit devant, soit derrière. De même, comme il n'y a pas de local disponible à l'école maternelle pour notre travail, nous parcourons le court trajet jusqu'à l'école primaire, dans laquelle je dispose d'une salle spécifique. Marie-Ange ne me donne jamais la main pendant ce trajet, évitant tout contact corporel. Il semble qu'elle ait mis en place un système de défenses très structurées et rigides, vitales sans doute pour elle.

      Que fait-elle en séance? Elle joue en particulier avec un poupon qu'elle nomme "Fragile" (le petit frère s'appelle Virgile), mais dont elle précise "qu'elle n'est pas la maman". Elle dessine. Elle parle et me parle. Une relation se noue enfin, presque paisible, jusqu'à fin juin, date des vacances. Cette relation reprend, comme prévu, lorsque Marie-Ange entre en Grande Section. Je rencontre à nouveau la mère, en présence de la fillette qui est très calme. Celle-ci joue à quelque distance, sans intervenir.

      Lorsqu'un enfant a connu de telles carences affectives, un tel manque de sa mère et de sa permanence en tant qu'objet fiable dans sa présence et son amour, comment ne pas comprendre qu'il lui est impossible d'accorder d'emblée sa confiance à n'importe qui, et qu'au contraire, il lui est vital de se protéger? Peut-être que ma patience, le fait d'avoir respecté ses défenses, mon attente mise en actes et verbalisée à son égard, ont pu permettre qu'une relation enfin se noue?

      Il est nécessaire, indispensable, d'avoir acquis la confiance de l'enfant pour qu'un quelconque travail puisse se faire avec lui, pour qu'une rencontre puisse avoir lieu. C'est ce que Yves de LA MONNERAYE (1991, p. 121 à 126), l'illustrant de l'épisode entre le Petit Prince et le Renard, appelle le "temps pour s'apprivoiser".

      Ce temps d'apprivoisement, peut être le temps d'instauration du transfert.


3-2-Marie-Ange représente ses difficultés, ses peurs, ses modes de défense, en présence de l'autre qui est là. Symbolisme et répétition.

      Marie-Ange, un jour, "écrit" au tableau en m'intimant l'ordre de ne pas regarder. Puis elle alterne les "Regarde!" aux "Regarde pas!". Elle répétera ce jeu au cours de séances suivantes en faisant varier les supports (feuille ou tableau). Au cours de la neuvième séance, elle reproduit un graphisme sans doute appris en classe: ce sont des créneaux. Elle explique: "Regarde, c'est un château." "Des châteaux, encore des châteaux!...pour les enfants...ils sont qu'à ces enfants ces châteaux! Ils se cachent."

      Marie-Ange a peut-être ainsi symbolisé son besoin exacerbé de protection, sa difficulté à entrer dans une relation, et ses modes de défense, sa "citadelle" dans laquelle elle se réfugie encore en classe de manière systématique. Marie-Ange joue "seule", mais elle m'adresse son jeu, puisque je dois alternativement regarder ou non. On peut penser que ce jeu n'existe que dans la mesure où "un autre" est présent. Cet autre doit se montrer suffisamment disponible pour recevoir cette parole de l'enfant. C'est la raison pour laquelle Jacques LACAN critique ce que Jean PIAGET a conceptualisé sous le nom de "discours égocentrique" de l'enfant, en lui supposant un discours qui ne s'adresserait qu'à lui-même, sans réciprocité. Or, tout discours a une adresse, même si celle-ci est "à la cantonade", et "à bon entendeur salut!" (LACAN, 1964, p. 233). "La notion de discours égocentrique est un contresens....Il faut qu'il y en ait d'autres là..." (id., p. 232). La fonction contenante de l'adulte aidant suppose qu'il puisse accueillir la parole quelquefois agressive de l'enfant sans en être détruit, comme un réceptacle passif. La fonction conteneur suppose que cette parole ait un écho suffisant en lui, une résonance, pour que l'enfant puisse entendre ses propres paroles  547  .

      La difficulté représentée par Marie-Ange pourrait être entendue dans le transfert. C'est également la difficulté qu'elle a éprouvée à entrer dans la relation rééducative, et qui est en voie d'être dépassée. La représenter, est-ce un moyen et le signe de la capacité de la fillette à s'en distancier, à la dépasser, dans le lieu rééducatif?

      Les châteaux à créneaux réapparaîtront comme thème récurrent au cours de quelques séances suivantes. Nous nous réservons de nous interroger sur le sens et la fonction de la répétition en rééducation. Nous devons cependant nous demander dans ce cas précis, ce qui a pu faire rupture, interrompre ces répétitions, pour que Marie-Ange puisse passer à autre chose.


3-3- Une brèche dans la répétition. Construction d'un espace de parole commun. Ouverture au processus rééducatif?

      Alors qu'elle m'assignait à être spectateur, témoin ou adresse de ses jeux, elle accepte que j'intervienne comme partenaire dans l'expression de son imaginaire, par la médiation de l'écrit, je tente d'introduire quelque chose de symbolique. Je peux ajouter un chemin, à son dessin de château. A son tour, elle prend en compte cet élément pour y placer un personnage. Nous accédons ainsi à une esquisse d'échange, dans une création commune. Nous commençons à construire ensemble un espace commun, partagé, celui d'une communication symbolisée entre deux sujets qui se parlent. On peut faire l'hypothèse que l'initiative de mon intervention, et parce qu'elle a été acceptée par l'enfant, a ouvert une brèche dans la répétition. Avons-nous symbolisé, ensemble, à partir d'un château sans issue, la route de la rééducation sur laquelle Marie-Ange place elle-même un personnage qui accepte de s'aventurer, quittant la protection de la citadelle?


4- Expériences fondamentales au sein d'une relation imaginaire "suffisamment bonne".

      Pendant le même temps, elle investit un gros ballon, nouvel objet de la salle. Lorsqu'elle le découvre, elle s'allonge aussitôt sur lui à plat ventre, suce trois doigts et ferme les yeux. Je la berce alors doucement en chantonnant une berceuse. Elle se laisse aller, très calme. Mais, au bout d'un assez long moment, elle me repousse brusquement. Désormais, dans ce jeu de balancement, Marie-Ange, comme elle me l'a manifesté nettement, ne souhaite pas que j'intervienne. Je lui indique seulement qu'elle peut revenir quand elle le souhaite.

      Elle intercalera ses autres activités avec des balancements sur ce ballon, auto-érotisme très archaïque peut-être, mais aussi moment pour se "ressourcer" il me semble. Elle se couche alors à plat ventre, suce trois doigts et se murmure à elle-même une litanie d'un registre maternel évident: "Dodo m'amour". C'est sur ce gros ballon que je l'ai vue vraiment apaisée pour la première fois, calme qu'elle retrouve périodiquement. Peu à peu cependant, Marie-Ange expérimentera d'autres relations avec cet objet-ballon. Elle passera par-dessus, se laissant glisser, terminant en roulade, etc..., activités purement motrices, sans abandonner toutefois ses moments de repos, ses moments régressifs.


4-1- Amorce du transfert. L'espace rééducatif comme espace de projection des fantasmes, des pulsions.

      On peut penser que Marie-Ange a pris un plaisir certain à ce que je la berce, au point de pouvoir se détendre. Mais on peut supposer aussi qu'une poussée d'angoisse l'a envahie, submergée bientôt, la conduisant à me repousser. Elle a souffert de l'absence de l'Autre, de son "abandon". La mère, au cours du premier entretien, et en présence de sa fille, avait rapporté que, lors de son séjour à l'hôpital psychiatrique, alors que Marie-Ange avait quatre mois, elle ne pouvait s'inquiéter de son bébé. Elle se sentait complètement détachée d'elle, et ne souhaitait pas la voir. On ne peut qu'évoquer ici le développement d'André GREEN (1980), à propos du "Complexe de la mère morte", morte à son désir pour son enfant, et tout l'éclairage que cette approche peut apporter à la compréhension de ce que peut vivre une enfant comme Marie-Ange, de ce qu'elle a pu se forger comme image d'elle-même et de sa relation aux objets. Elle a "de bonnes raisons" de douter de l'Autre, de sa constance, de son amour, de sa capacité de contenance, d'aide à élaborer, symboliser, les angoisses qu'elle-même peut ressentir. Tout ou partie de ce que BION décrit comme la "fonction alpha" de la mère, ou capacité de prêter son psychisme à son enfant, d'élaborer ses angoisses pour les lui renvoyer détoxiquées, assimilables par le psychisme de celui-ci, ou ce que WINNICOTT décrit encore des fonctions de la mère "suffisamment bonne", Marie-Ange en a été privée.

      "L'espace de la relation duelle, ou en petit groupe, de la rééducation, rappelle inconsciemment aux enfants en échec familial l'espace des premières relations duelles. Ils sont tentés de l'utiliser pour y projeter les systèmes pulsionnels et fantasmatiques qui continuent de les tenailler." (LEVINE, 1993-1, p. 18). Cette utilisation de l'espace rééducatif comme espace de projection, est articulée avec le transfert. Le même auteur dira par ailleurs (LEVINE, 1993-3, p. 9), "...ce qui fonde l'idée de transfert, à savoir que tout espace en rappelle un autre. L'espace duel de la rééducation rappelle quelque chose des premières relations duelles familiales."

      Le transfert de Marie-Ange se présente ici sous un double aspect, ambivalent, comme l'est toute relation aux parents. D'une part une adresse, un appel à l'Autre, "Accepte-moi, aime-moi, montre-moi que je compte pour toi", mais aussi une résistance, "J'ai peur, c'est dangereux de donner sa confiance", dit Marie-Ange.


4-2-Conduites et moments régressifs, et mise en oeuvre des capacités "d'auto-réparation". Possibilité d'émergence des conflits inconscients.

      Rien ne se remplace, rien ne se substitue à autre chose dans l'inconscient. Tout coexiste. D'où le refus de plus en plus marqué par la psychanalyse d'une conception linéaire du sujet selon une approche psychoaffective du développement, qui serait plus ou moins parallèle à l'approche psychogénétique et cognitive de Jean PIAGET par exemple, selon des "stades" qu'il faudrait franchir pour accéder à un hypothétique stade suivant, dans une optique de "progrès". Il s'agit bien plutôt de structures et de positions occupées, positions auxquelles il est toujours possible de revenir à un moment ou à un autre des besoins ou des aléas de l'histoire du sujet. Certains moments clés remanient la structuration psychique du sujet, mais rien ne s'annule, ne disparaît. Pouvoir effectuer des "retours en arrière", semble important pour le sujet. Ces retours lui permettront d'ancrer plus solidement ses modes relationnels aux objets, aux personnes et de réajuster sa manière d'être au monde.

      FREUD (1900, p. 566) distingue trois sortes de régressions. La première, est "une régression topique, dans le sens du système psychologique" (selon l'organisation de l'appareil psychique en trois systèmes: inconscient, préconscient, conscient). La seconde est "une régression temporelle quand il s'agit d'une reprise de formations psychiques antérieures." (id). Quant à la troisième, c'est "une régression formelle quand des modes primitifs d'expression et de figuration remplacent les modes habituels." (ibid.)." FREUD précise toutefois que "ces trois modes de régression n'en font pourtant qu'une à la base et se rejoignent dans la plupart des cas, car ce qui est plus ancien dans le temps est aussi primitif au point de vue formel et est situé dans la topique psychique le plus près de l'extrémité de perception." (ibid.).

      C'est dire que toute situation qui favorise ou qui permet des conduites régressives, est aussi une situation dans laquelle l'inconscient pourra plus facilement émerger, et avec ses manifestations, les conflits et les peurs qui encombrent actuellement la pensée du sujet, et entravent son libre fonctionnement. Jacques LEVINE (1993-4) présente ces moments de "régressions de séance", "dans les suivis de rééducations ou de thérapies", comme des "facteurs de déblocage de blocages", comme source de remise en dynamique de croissance. C'est la raison pour laquelle il semble plus approprié de parler de "conduites régressives", en rééducation, plutôt que de "régression" qui signerait plus un registre pathologique.

      La capacité de Marie-Ange à varier les modes de relation avec l'objet-ballon, montre qu'elle ne s'est pas enlisée dans un type d'activité qui aurait pu être un nouvel enfermement, qu'elle est toujours dans un dynamisme, une recherche. Elle a entrepris sous la forme "d'un tâtonnement expérimental" la reconstruction de ses relations avec le monde, ce que l'on pourrait considérer comme l'objet principal du travail de rééducation...


4-3- Capacité à être seul en présence de quelqu'un d'autre, et constitution d'un espace psychique.

      On peut faire l'hypothèse, en regardant agir Marie-Ange lors de ce balancement ou dans certains autres jeux, qu'elle vit ou revit une expérience fondamentale, que WINNICOTT nomme "la capacité à être seul... en présence de la mère" (WINNICOTT, 1958, p. 331). Dans le transfert, l'enfant peut vivre la rééducatrice comme substitut imaginaire de la mère à ce moment - là, et tenter de construire ou compléter son expérience. L'important est que "quelqu'un se trouve là, soit présent, sans pourtant rien exiger". (id.) "Ce phénomène a été décrit comme celui de l'édification d'un "environnement interne" et il s'agit d'un phénomène plus primitif que celui appelé "introjection de la mère". WINNICOTT considère la capacité paradoxale du sujet à être seul en présence de l'autre, comme la preuve d'une capacité à créer des liens. L'enfant peut oublier la présence de l'autre, et ainsi, dans un deuxième temps, se le représenter. Cette capacité de liaison est constitutive d'un espace psychique 548  .

      Il est fondamental que "l'aidant" soit suffisamment "déjà là" avec l'enfant, au moment où celui-ci créé un objet ludique (GUTTON, 1989, p. 13).


4-4- Temps pulsionnels de "non-jeu". Premier temps du jeu: constitution d'un objet transitionnel et d'un "pare-excitation".

      Ce ballon, fourni par l'environnement rééducatif, "trouvé-créé" par l'enfant, s'apparente aux objets transitionnels du jeune enfant, objets à mi-chemin entre le monde interne et le monde externe, objets que certains considèrent comme étant le prolongement même du corps sensible, ou "corps des sens" de l'enfant. Jacques LACAN caractérise l'objet transitionnel "d'objet strictement correspondant au désir imaginaire" (LACAN, 1956-1957, p. 35).

      René ROUSSILLON (1988, p. 37), prenant comme exemple le cas clinique des "spatules" décrit par WINNICOTT (1971, p. 66 à 74), souligne que "dans un premier temps, l'objet doit être passif "en réalité" et accepter, tolérer l'expression pulsionnelle". Ce premier temps permet que se constitue "un pare-excitation, une première boucle du temps du jeu." (ROUSSILLON, 1988, p. 72). "L'enfant est alors dans un "non-jeu" dans lequel la pulsion se donne à plein." (id.) Un retournement "passif-actif" peut avoir lieu dans un deuxième temps. Ainsi, l'expérience paradoxale de la transitionnalité...est "un processus en double étayage...qui concerne à la fois l'étayage sur le besoin et sa satisfaction et un autre étayage sur la psyché maternelle."(id., p. 22). WINNICOTT (1971, p. 73) insiste sur l'aspect corporel du jeu: le corps est impliqué dans le jeu, dans la manipulation d'une part, dans l'excitation corporelle d'autre. Cette excitation pulsionnelle ne cesse de constituer une menace pour le jeu et pour le moi, dès qu'elle risque de ne plus pouvoir être contenue.


4-5- Le "retournement passif-actif", deuxième temps du jeu.

      Marie-Ange change de position par rapport au ballon. Dans un deuxième type d'activités, elle l'utilise activement, d'une manière toute motrice, elle le bouscule, le manie, en éprouve la résistance, les formes, etc...

      Le "retournement passif-actif", processus psychique, est "processus de fondement de l'espace psychique du jeu qui se trouve ainsi "trouvé-créé", qui prend corps" (ROUSSILLON, 1988, p. 37). Jacques LACAN souligne que "la période, qui, pour être appelée ici transitionnelle (par WINNICOTT), n'en constitue pas pour autant une période intermédiaire, mais bien une période permanente du développement de l'enfant." (LACAN, 1956-1957, p. 35), tous les objets du jeu de l'enfant étant selon cet auteur des objets transitionnels.

      Selon WINNICOTT, "il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles." (1971, p. 73). Nous pourrons nous demander si la suite du processus rééducatif de Marie-Ange vérifie cette assertion de WINNICOTT.


5- Première demande à l'autre. Marie-Ange met en scène un jeu de "faire-semblant" et pose la question du désir de l'Autre... La question de l'aliénation et de la séparation du sujet est posée dans le lieu rééducatif. Partage du jeu et du plaisir.

      Un jour, Marie-Ange parcourt en courant les derniers mètres qui nous séparent de la salle de rééducation, et se cache derrière le pilier. Je fais semblant de la chercher, je l'appelle. Elle rit, et encore plus quand je la "découvre". Elle est ravie de ce jeu qui deviendra un rituel pour elle avant chaque séance, et qu'elle reproduira peu après de la même manière en fin de séance, comme un cadre qu'elle poserait à chaque rencontre.

      Marie-Ange ne pose-t-elle pas, à sa manière, la question fondamentale de l'aliénation du sujet: "Que suis-je dans le désir de l'Autre?". Ne joue-t-elle pas, dans le transfert de notre relation, ce que Jacques LACAN dit de la demande: "Toute demande ouvre un espace démesuré: d'être requête d'amour". (LACAN, 1971, p. 174). D'où, peut-être, les grandes difficultés que nous rencontrerons et qui persisteront, pour renouer la relation après chaque interruption, de son fait ou du mien; vacances, maladies, séjour chez la grand-mère...Mais l'autre qui est là ne répond jamais tout à fait. C'est ainsi que le nourrisson passe du besoin de satisfaction d'un éprouvé du corps, à la demande d'amour à sa mère, demande que celle-ci ne peut jamais combler 549  .

      L'éclat de rire de la fillette quand je la trouve, sa jubilation, signifient peut-être que ce qui compte pour elle, toujours, c'est la réaffirmation de mon désir de sa présence, de son importance pour moi, c'est cette démarche que je fais à son devant pour la chercher. On peut penser également qu'en ne changeant pas de cachette, elle s'assure que je la retrouverai toujours?

      Je lui propose alors de cacher un objet. Elle refuse catégoriquement. Je modifie alors ma proposition. Un vrai jeu de cache-cache lui agréée. Elle se cache d'abord et m'appelle aussitôt. Je ne peux faire autrement que de savoir où elle est, d'autant plus qu'elle m'appelle sans cesse, mais je fais durer le plaisir et commente mes recherches. Eclats de rire de Marie-Ange quand je la "découvre". Ce jeu est un plaisir partagé. C'est à son tour de me chercher. Elle adopte la même stratégie, "faisant semblant" de me chercher, commentant: "Pas sous la table, pas dans la petite maison, etc..." Le jeu est tout à fait un "faire-semblant" pour celui qui cherche, simulant de ne pas trouver tout de suite.

      L'important pour la fillette, n'est-ce pas, à ce moment-là, l'assurance de me retrouver ou que je la retrouve, la certitude d'une permanence de l'objet, la répétition d'une relation dans laquelle un plaisir partagé domine?

      Marie-Ange demandera à reprendre ce jeu de cache-cache pendant plusieurs séances, avec toujours autant de plaisir.


5-1- Expériences archaïques au sein de la relation. Répétition de la première dialectique symbolique présence/absence. Recherche de réassurance narcissique, recherche d'un "minimum de reconnaissance du Moi". Consolidation de la sécurité de base.

      Ce jeu de leurre, ce jeu de présence-absence, opposition que l'enfant expérimente dans ses jeux, première dialectique symbolique que FREUD a conceptualisée à partir du jeu de la bobine, ou du "Fort-Da", apparaît comme un jeu vital pour Marie-Ange. Elle revit avec la rééducatrice, dans le transfert, l'expérience archaïque fondamentale liée à la présence et à l'absence de la mère. Dans un lien social qui s'avère "suffisamment bon", suffisamment stable, fiable, et contenant des angoisses, elle consolide le sentiment de sa permanence, celui de se sentir aimé, de compter pour quelqu'un, de se sentir unique, spécifique, reconnue dans son existence, sa personne, ses besoins, de se sentir exister pour l'Autre en son absence. Ces dimensions recouvrent deux besoins fondamentaux de toute personne: le besoin de sécurité, et le besoin que Jacques LEVINE a décrit comme le "minimum de reconnaissance du Moi" 550  .

      Cette relation, vécue sur le mode prégénital du voir-être vu, passif-actif, "peut apparaître se soutenir de façon directe et sans béance", relation en miroir, vécue sur "un mode de réciprocité ambivalente", imaginaire. (LACAN, 1956-1957, p. 17). On peut admettre, à la suite de Jacques LACAN, que les deux opérations fondamentales du sujet, son aliénation et sa séparation, s'articulent par rapport au désir de l'autre, et par rapport à un signifiant qui définirait son identité. Cependant, Jacques LACAN rappelle que "le fort-da comme un exemple de symbolisation primordiale...se réfère à une aliénation, et non pas à une quelconque supposée maîtrise...la répétition indéfinie dont il s'agit manifeste au jour la vacillation radicale du sujet... " (LACAN, 1964, p. 265).

      Marie-Ange tente de répondre dans ses jeux, semble-t-il, à des questions fondamentales, qui sont celle de l'opération de séparation du sujet: "Peut-elle me perdre?", "veut-elle me perdre?", "est-ce que l'Autre existe encore quand je ne le vois plus?" "est-ce que j'existe encore pour l'Autre quand il ne me voit plus?". Elle se fait "un objet pour l'Autre" (LACAN, 1956-1957, p. 14).


5-2- Exploration des sensations, des émotions. Elaboration des vécus de déliaison, des angoisses. Un imaginaire encadré par le symbolique. Le faire-semblant permet à l'enfant d'introduire ce qu'il désire dans sa relation à l'adulte.

      Par le jeu de cache-cache, la fillette pourrait tenter cependant de reconquérir une certaine maîtrise sur l'absence de l'Autre, sa mère, de s'assurer de son retour, d'élaborer peut-être quelque chose des vécus de déliaison qu'elle a connus: l'angoisse catastrophique d'abandon sans doute vécue par le bébé qu'elle a été, angoisse ravivée par ce récent et nouveau départ dans l'urgence de la mère. Elle semble tenter de s'en faire une certaine représentation verbalisée, donc symbolisée. Dans ce jeu, tel qu'il est mis en place avec Marie-Ange, la parole accompagne l'action de "faire-semblant". L'imaginaire est donc bien encadré d'ores et déjà par le symbolique.

      Dans une forme ludique, elle n'est plus l'objet qu'on peut rejeter, oublier, mais elle peut occuper une place de "semblant d'objet a" C'est une "auto-réparation", comme dirait Jacques LEVINE, vécue dans le transfert avec la rééducatrice, à partir d'une répétition dynamique, constructive, car jamais tout à fait la même. Les rôles alternent. L'adulte et l'enfant changent de place, dans un processus primaire d'identification en miroir. Quelque chose semble avoir changé, bougé, dans la relation de Marie-Ange au monde. Celle-ci n'est plus tout à fait à la même place. Reprenant le terme "d'acte analytique" de Jacques LACAN (1967-1968), peut-être pouvons nous parler ici "d'acte rééducatif", c'est à dire d'un acte qui se révèle par ses effets 551  .

      On peut émettre l'hypothèse que Marie-Ange a eu "besoin" de développer un jeu plus distancié, plus symbolisé d'abord, par l'intermédiaire de la trace graphique, (les "châteaux-créneaux" répétitifs qui "cachent les enfants") avant de pouvoir se mettre en jeu elle-même, en tant qu'objet éventuel de désir. Elle semble s'être assurée de la qualité de la relation, de sa capacité contenante, mais aussi peut-être de la capacité de la rééducation à être un lieu d'élaboration possible, avant d'aborder sa véritable question: "Que puis-je être dans le désir de l'Autre?" C'est la question fondamentale de l'aliénation du sujet, que pose Marie-Ange.

      Cette question est posée en réalité à sa mère. Il est clair que Marie-Ange ne me met pas en place de "substitut maternel". Elle s'adresse à moi en tant qu'Autre, représentant possible du "Grand Autre", c'est-à-dire du lieu des signifiants, selon la terminologie lacanienne, signifiants qui la constituent en tant que sujet, et sujet d'un désir possible. Marie-Ange nous rappelle que le désir du sujet est désir de l'Autre d'abord, c'est-à-dire désir aliéné dans le désir de l'Autre, avant que de pouvoir, peut-être, être désir de sujet séparé. Cet Autre n'existe pas en tant que tel, il préexiste au sujet. C'est l'Autre du tissu des signifiants, l'Autre du besoin, l'Autre de la demande, l'Autre du désir, l'Autre dont la mère elle-même n'est qu'un représentant.

      Marie-Ange, dans ce jeu de cache-cache, semble vouloir faire exister l'autre dans une relation duelle imaginaire. "Le sujet vit ces relations sur un mode qui implique toujours, de façon plus ou moins manifeste, son identification au partenaire". (LACAN, 1956-1957, p. 17).


5-3- Une transgression de la règle du jeu, et la question du manque...

      Lors de la dernière séance pendant laquelle Marie-Ange demande à jouer à "se cacher", elle refusera soudain de me chercher, lorsque ce sera son tour, et se cache elle-même à nouveau, transgressant la règle d'alternance qu'elle avait bien acceptée jusque là. J'accepte son refus et le lui verbalise.

      Refuse-t-elle soudain la frustration de ne pas être toujours le centre de la recherche, tentant alors de retrouver une relation imaginaire dans laquelle elle serait toute-puissante, dans laquelle je ne me déroberais pas à sa demande, à sa présence? Est-ce au contraire une rupture, de son fait, dans cette relation imaginaire? Nous nous proposons d'explorer les deux hypothèses, telles qu'elle se sont présentées. La suite du processus pourra seule nous éclairer sur la validité de l'une ou de l'autre hypothèse, ou de leur intrication.


5-3-1- La frustration est une des formes du manque d'objet. Elle appartient au registre imaginaire, mais ouvre au symbolique.

      "La frustration est par essence le domaine de la revendication...le domaine des exigences effrénées et sans loi...un dam imaginaire" (LACAN, 1956-1957, p. 36-37). "Le vrai centre quand il s'agit de situer les relations primitives de l'enfant." (id., p. 66). La frustration est en lien direct avec l'opposition présence-absence...articulée par le sujet dans le registre de l'appel , ce qui explique particulièrement bien son apparition ici dans ce jeu de cache-cache. "L'objet maternel est proprement appelé quand il est absent - et quand il est présent, rejeté." (LACAN, id., p. 67). Cette scansion de l'appel est, selon Jacques LACAN, l'amorce de l'ordre symbolique. "...dans la suite, (elle) offrira précisément au sujet la possibilité d'établir un rapport à un objet réel, avec sa scansion, et les marques, ou les traces, qui en restent. C'est ce qui offre au sujet la possibilité de raccorder la relation réelle à une relation symbolique." (ibid., p. 67). La frustration, même si l'agent du manque d'objet -la mère- est un objet symbolique par le seul fait qu'elle peut manquer, même si elle ouvre le sujet à une relation symbolique avec l'objet, ressort bien du registre imaginaire, soumise à l'illusion de toute puissance de l'enfant, la mère, quant à elle, qui "n'a d'instance, n'entre en fonction, que par rapport au manque" (ibid., p. 66), dans ce type de relation. A la présence - absence de la mère correspondent donc pour l'enfant, le sentiment d'être comblé ou carencé par un objet qu'il suffit d'appeler pour le rendre présent. Cette relation soumise à la frustration ne suppose pas qu'il y ait distinction entre le moi et le non-moi.

      D'une impossibilité de faire confiance à l'Autre, liée sans doute à l'expérience d'un manque de fiabilité, de présence, et d'amour dans la continuité, de la part de sa mère, Marie-Ange semble être passée à une demande d'amour à l'Autre, demande que rien ne pourra combler, dans la répétition et la jouissance de ses jeux de cache-cache.


5-3-2- Exploration par l'enfant des diverses dimensions d'une relation imaginaire, et position du rééducateur, référée au symbolique.

      Marie-Ange expérimente donc à l'intérieur de la relation rééducative, semble-t-il, diverses facettes de cette relation, afin d'en "apprivoiser" les effets pour elle, afin de la rendre moins dangereuse, moins angoissante, afin de s'assurer un peu de sa propre maîtrise des choses. Elle tente de consolider et de restaurer un substrat narcissique fondamental que les événements de son histoire ne lui ont peut-être pas permis d'établir de façon satisfaisante. Il semble qu'elle recherche une relation imaginaire comblante , sans faille, sans écart, à l'instar de ce qu'aurait été, lorsqu'elle était bébé, une relation symbiotique avec sa mère. Recherche d'une relation qui l'aliénerait dans le désir de l'Autre. Ce n'est pas, et cela ne peut pas être ce que je lui propose, mais l'important est l'assurance de me retrouver ensuite, la certitude de ma permanence.

      Cependant, le rééducateur, en instaurant dès le premier instant de la rencontre et en maintenant ensuite la garantie d'une relation symbolisée, c'est-à-dire toujours référée à du tiers (la parole, les parents, le maître, l'objet culturel que lui offre l'école, les règles sociales, la référence au cadre, au contrat rééducatif, etc...), peut aider l'enfant à élaborer un mode de relation non plus imaginaire, mais symbolique. C'est une évidence que d'autre part, le rééducateur, et d'une manière encore plus nette que ne peuvent le faire certaines mères, ne répond pas toujours. Il s'occupe d'autres enfants, il lui arrive d'être absent, etc...Il devient réel alors, agent d'une castration symboligène et prend position pour l'enfant d'une puissance qui fait don symbolique de sa présence, de son écoute, de son attention...


5-3-3- Point d'arrêt dans une relation imaginaire.

      Marie-Ange a-t-elle marqué d'elle-même un point d'arrêt, par son refus soudain de continuer à se situer, au sein de ce jeu de cache-cache, dans une relation imaginaire avec la rééducatrice considérée comme un semblable, un "petit autre", selon une grammaire lacanienne? Si l'on se réfère au "schéma Z" présenté par Jacques LACAN dans "La relation d'objet", schéma qui, dit-il, "inscrit le rapport du sujet à l'Autre", il semble que Marie-Ange se situait et situait la rééducatrice sur l'axe imaginaire a a', dans ce jeu de cache-cache. Jacques LACAN nous dit de cette relation qu'elle est une "relation essentiellement aliénée (qui) interrompt, ralentit, inhibe, inverse le plus souvent, méconnaît profondément le rapport de parole entre le sujet et l'Autre." (LACAN, 1956-1957, p. 12).

      

Schéma : "le schéma Z"

      Marie-Ange, par son refus soudain de perpétuer ce jeu de cache-cache, ne marque-t-elle pas un point d'arrêt de cette relation en miroir dominée par le registre imaginaire, et n'annonce-t-elle pas un nouveau positionnement de l'Autre pour elle? Le jeu qui a suivi semble confirmer cette hypothèse.


6- Marie-Ange change de position. Elle se fait Sujet et met la rééducatrice en place de "Sujet-supposé-savoir". Transfert et capacité de l'enfant à "faire alliance" dans sa rééducation? La rééducatrice comme "tenant lieu" de "parent de recours"?

      Lors de la rencontre suivante, Marie-Ange se dirige vers le berceau dans lequel est couché un poupon. "Il est malade, il faut l'emmener à l'hôpital", déclare-t-elle. Elle me demande d'être le docteur. Elle, elle serait la maman du bébé. Elle vient donc consulter le docteur, puis elle donne au bébé les médicaments ordonnés. Elle répète ce jeu plusieurs fois pendant la séance, puis lors de plusieurs rencontres, avant de passer, en particulier, à des jeux de circuits et de constructions. Désormais, ce seront les départs de la salle qui seront difficiles, Marie-Ange voulant toujours prolonger les séances.

      L'adoption de cette position de "mère", alors qu'elle avait bien spécifié, dans d'autres jeux antérieurs, qu'elle n'était "pas la mère" signe-t-elle une ouverture, et une capacité de réparation de l'imago maternelle? On peut penser d'autre part que, dans ce jeu, dans lequel la fillette est la maman qui vient consulter le médecin, Marie-Ange situe le savoir dans l'Autre, et passe à une relation sur l'axe SA (Sujet/ Autre) du même schéma Z, relation qu'il s'agit d'établir, ou relation du Sujet à l'Autre, comme le dit Jacques LACAN (1956-1957, p. 80) dans La relation d'objet. "Le Grand-Autre au-delà de l'Autre, que vous appréhendez imaginairement, cet Autre supposé qui est le sujet comme tel, le sujet dans lequel votre parole se constitue parce qu'il peut non seulement l'accueillir, la percevoir, mais y répondre". Il semble bien que le transfert interpsychique de la fillette, cette fois, est non seulement présent, mais qu'il "a des effets". Nous empruntons l'expression "parent de recours" à Jacques LEVINE. L'enfant peut dès lors jouer ses conflits, se réconcilier, chercher des positions nouvelles dans la relation avec ce "parent", dans le "faire-semblant" de l'espace-temps rééducatif. Dans le même sens, Charles GUERIN (1984, p. 132, In R. KAES) exprime que "toute personne qui est vouée à être le conteneur d'une autre personne (l'analyste dans son travail ou bien le confident dans la vie quotidienne) prend une dimension de "personnage", "d'imago", "d'idéal". Cela est à la mesure de l'urgence psychique sous-jacente à le recherche d'un conteneur. ". Ce "personnage" est entendu ici comme un élément de la fiction du processus transférentiel.


7- Affirmation du symbolique. Les "jeux de voile"...

      Quels autres jeux Marie-Ange met-elle en scène alors? Elle aborde à ce moment-là, sous des formes variées, des jeux qui paraissent aborder ce que Jacques LACAN a nommé "la fonction du voile" (1956-1957). Il s'agit alors pour elle de cacher et de montrer ses graphismes, avec un interdit (pour moi) de regarder avant qu'elle ne m'y autorise, et des menaces, si elle pense que je transgresse l'interdit: "Attention, je te vois, tu regardes!" L'important semble être qu'elle puisse se construire des secrets, qu'elle dévoile ensuite. C'est donc une reprise apparente de jeux déjà décrits comme faisant partie des débuts de notre relation. Cependant, semble-t-il, le substrat relationnel n'est plus le même, et l'enjeu de la recherche de Marie-Ange a changé. Elle rend ainsi l'objet absent, par le voile, puis présent. Continuation symbolique du jeu de cache-cache.

      " C'est en tant qu'il est là ou qu'il n'est pas là, et uniquement en tant qu'il est là ou qu'il n'est pas là, que s'instaure la différence symbolique entre les sexes." (LACAN, 1956-1957, p. 153). Il s'agit ici du phallus symbolique, symbolique "en tant qu'il est dans sa nature de se présenter dans l'échange comme absence, absence fonctionnant comme telle;" ( id. p. 152), des "fantasmes plus ou moins redoutables de la relation de l'homme aux interdits en tant qu'ils portent sur l'usage du phallus - c'est la fonction symbolique du phallus". Le processus en jeu est l'entrée possible dans le complexe de castration, entrée de la fille dans le complexe d'oedipe (alors que c'est par là que le garçon en sort). "...La fille n'a pas de phallus, mais (...) elle ne l'a pas symboliquement, donc elle peut l'avoir...n'avoir pas le phallus symboliquement, c'est en participer à titre d'absence, c'est donc l'avoir en quelque sorte." (ibid.). "C'est en tant que la fille n'a pas ce phallus, c'est-à-dire aussi en tant qu'elle l'a sur le plan symbolique, c'est en tant qu'elle entre dans la dialectique symbolique d'avoir ou de n'avoir pas le phallus, c'est par là qu'elle entre dans cette relation ordonnée et symbolisée qu'est la différenciation des sexes, relation interhumaine assumée, disciplinée, typifiée, ordonnée, frappée d'interdits, marquée par exemple de la structure fondamentale de la loi de l'inceste." (ibid., p. 153).

      "Tout ce qui peut se transmettre dans l'échange symbolique est toujours quelque chose qui est autant absence que présence. " nous dit encore Jacques LACAN (ibid. p.152) D'où l'importance considérable pour tous les enfants de ces jeux autour des cachettes, du voile qui dissimule...

      Que peut-on déduire des effets du transfert dans le processus rééducatif, à partir des observations cliniques précédentes?


8- Le transfert est le moteur du travail psychique de l'enfant dans la relation. Sans transfert, il n'y a pas de relation, il ne se passe rien!


8-1- Le signe d'une rencontre.

      Le transfert est "un moteur", "un adjuvant", "une force motrice", dit FREUD. Le transfert est à la fois instrument des résistances et moteur du travail psychique. "Il représente pendant quelque temps le ressort le plus solide du travail. " (FREUD, 1915-1917, p. 420). Le transfert présente un aspect paradoxal. Il est obstacle au changement, puisque par sa fonction "d'agent de répétition du jeu pulsionnel...il pérennise des modes d'approche et d'évitement stéréotypés" (LAPLANCHE et PONTALIS, 1967). C'est un facteur de changement, puisque "en redonnant vie aux pulsions, en réactivant celles qui restaient fixées sur des objets du passé, il presse leur issue nouvelle".(id.). " Le transfert c'est cette rencontre immanquable avec l'autre, rencontre immanquable au double sens où ça ne peut pas manquer d'arriver et où il ne faut pas la manquer." (LA MONNERAYE, 1991, p. 37).


8-2- Que devient le transfert dans les différents champs de la rencontre?

      La dimension relationnelle est présente dans les différents champs, mais la position par rapport au transfert est différente. Le transfert est présent dans tous les champs de l'humain, il est favorisé par la dissymétrie des places et par la répétition de la relation. Mais tous n'en font pas la même chose. C'est ce que l'on en fait, qui différencie très nettement les différents champs 552  .

  • L'analyse du transfert entre l'analyste et son patient est l'objet même de la cure psychanalytique.
  • Dans le champ pédagogique, le transfert est un support. Le pédagogue, en s'offrant comme repère identificatoire à l'enfant, peut inciter celui-ci à le suivre, à entrer dans la culture, dans le monde social. "Il favorise l'initiation aux objets symboliques que sont les savoirs, sur fond d'amour pour celui qui est supposé savoir" (HERFRAY, 1993).
  • Le rééducateur n'analyse pas le transfert, ne l'interprète pas, mais celui-ci est à la base de la confiance de l'enfant envers l'adulte. Il pousse l'enfant à reproduire ce qui l'encombre, dans l'espace-temps rééducatif.

      La restitution de ces rencontres avec Marie-Ange, apporte l'illustration que le transfert, en rééducation, permet à l'enfant, en les rejouant avec et sur le rééducateur, et à travers la répétition, d'explorer, d'avoir recours à des réponses passées, de construire de nouvelles réponses aux questions qu'il se pose actuellement, questions qui peuvent le submerger à tel point qu'il n'est plus disponible pour les apprentissages, pour ce qui se passe au sein de sa classe. Grâce à la relation transférentielle, des angoisses toujours actuelles, des angoisses sur lesquelles aucun mot n'a jamais pu être mis ou d'une manière insatisfaisante, peuvent émerger et être enfin élaborées par l'enfant. L'espace rééducatif est bien un espace privilégié dans lequel s'exerce le transfert. Nous pouvons affirmer que celui-ci est opérant. Il fait partie du processus, et qui plus est, il est le moteur de toute rééducation. Vouloir fermer les yeux, pis, entrer dans un mécanisme de déni, est dangereux pour l'enfant. "Considérer qu'il puisse y avoir rééducation sans transfert, c'est faire exactement comme si le rééducateur pouvait entreprendre la rééducation d'un enfant sans même que ce dernier soit présent, ce serait en quelque sorte une rééducation par contumace." , ironise Yves de LA MONNERAYE (1991, p. 235).

"La psychologie compte avant tout sur le rôle dynamique de la relation duelle. Son travail est fondé sur un pari: le rôle de la rencontre, les effets intra-psychiques de la rencontre. Chaque enfant a l'impérieux besoin de rencontrer des adultes qui jouent le rôle d'une "parenté de recours". C'est dans la mesure où il aura plaisir à se faire reconnaître par ce parent fantasmatique qu'il pourra projeter les conflits liés à sa dimension accidentée ou les neutraliser momentanément." (LEVINE, 1993-2).

      Cependant, il n'est pas toujours nécessaire de comprendre pleinement le transfert de l'enfant. Georges MAUCO (1975, p. 63-64) rappelle que l'on a dit souvent que "comprendre c'est prendre". "C'est l'enfant qui doit comprendre à travers sa sensibilité" (id.).


8-3- Par le transfert, le rééducateur est mis en place de "sujet-supposé-savoir", condition d'instauration de la confiance.

      "Le transfert est impensable, déclare J. LACAN, sinon à prendre son départ dans le "Sujet-supposé-savoir" (LACAN, 1964, p. 282). "Sujet-supposé-savoir" quoi? Ce qui est bon pour l'autre, et la signification de ses symptômes. Cette place est assignée d'emblée au rééducateur par le maître, les parents et éventuellement l'enfant, lorsqu'ils lui adressent une demande d'aide, place nécessaire pour qu'ils puissent lui accorder leur confiance dans ses capacités à apporter une aide. La place de "Sujet-supposé-savoir", comme l'instauration du transfert, sont donc des conditions premières pour qu'un travail d'aide puisse être entrepris. "L'analyste...tient cette place pour autant qu'il est objet du transfert. L'expérience nous prouve que le sujet, quand il entre dans l'analyse, est loin de lui donner cette place." (id., p. 259).

      Reste à savoir ce que le rééducateur fera de cette place, nécessaire à un moment donné, mais "piégeante". Comment pourra-t-il ne pas être "pris au jeu" de ce "savoir supposé", dans un "discours du maître" 553  qui n'aurait pour tout effet que de "faire bouchon" et d'empêcher, une nouvelle fois, qu'advienne, pour l'enfant, le savoir sur lui-même? Autrement dit, comment restituer à l'enfant le savoir, comment "mettre l'enfant au travail" dans la re-construction de ses relations au monde et dans la reconstitution de ses capacités de penser?


8-4- Le transfert du rééducateur, un piège.

      Lorsque j'entends les paroles qui me sont adressées par José, je suis touchée sans doute, confortée peut-être dans mon narcissisme, dans mon identité professionnelle, jusqu'à pouvoir penser, me plaçant dans une relation imaginaire: "Il m'aime". Lorsque Marie-Ange manifeste enfin du plaisir à m'accompagner dans la salle de rééducation, et dans la mesure où cela a été plus difficile, j'éprouve une satisfaction certaine. Ces paroles pouvant réveiller en moi un "ailleurs" présent ou passé, extérieur à ma relation de l'ici et maintenant avec ces enfants. Et je risque d'être "piégée", "parasitée", comme ils peuvent l'être aussi, par mon propre transfert, lui-même lié à mon désir, légitime, de les voir dépasser leurs difficultés. "Le transfert est un phénomène où sont inclus ensemble le sujet et le psychanalyste", rappelle Jacques LACAN (1964, p. 257).

      Nous entrevoyons là une face du transfert qui peut être un obstacle au travail avec l'enfant. Un très court exemple peut venir illustrer ce piège que notre vigilance peut nous éviter.

      A l'approche des grandes vacances, et après huit mois de rééducation, la relation de la rééducatrice et de Benoît, neuf ans, était très positive. Benoît, garçon en grande difficulté scolaire et familiale, manifestait à ce moment-là l'importance pour lui de ces moments de rencontre à l'intérieur du cadre scolaire, par ailleurs difficile à vivre pour lui. La rééducatrice envisagea alors d'écrire une carte postale au garçon pendant ses vacances, justifiant son intention par des arguments qui auraient pu être entendus dans d'autres circonstances, sans doute. Recevoir du courrier personnel à son nom, aurait pu représenter pour le garçon à la fois un intérêt pédagogique: revalorisation de l'écrit pour un élève qui refuse celui-ci, mais aussi et surtout peut-être, par l'inscription du nom, avoir un effet de nomination, grâce à un tiers, la médiation symbolique de l'écriture. Grâce aussi au geste du facteur qui redoublerait cette nomination. Nomination qui aurait pu marquer une certaine coupure, individuation d'avec la mère, séparation que Benoît ne parvenait pas à élaborer pour lui-même.

      La rééducatrice en parla alors au cours d'une synthèse du Réseau. Il lui apparut alors que, derrière toute son argumentation rationnelle, c'était son propre transfert qui était à l'oeuvre, et sa propre difficulté à se séparer, à envisager la coupure des vacances dans sa relation avec Benoît. Faire en sorte que cette coupure ne soit pas effective par le maintien d'un lien épistolaire risquait au contefire de redoubler dans la relation transférentielle, l'impossible séparation de Benoît et de sa mère.

      Pourtant, "l'enfant ne peut avancer dans l'expression de ses propres fantasmes, dans la découverte de son imaginaire propre que lorsqu'il a pris quelqu'un dedans" (LA MONNERAYE, 1991, p. 223). "Cela implique que le rééducateur ne s'interroge pas d'abord sur ce qui se passe chez l'enfant dans la rééducation, mais commence par essayer de comprendre ce qui se passe en lui, de reconstituer comment il a été atteint par l'enfant à tel moment plutôt qu'à tel autre, ici plutôt que là. Alors seulement, il peut en déduire que l'enfant cherchait à l'atteindre là où il a été atteint et décider de la conduite à tenir par la suite".(id. p. 57).


8-5- Une "défaillance" indispensable.

      C'est par les résonances en moi de ce que joue l'enfant, par l'effet de mon propre transfert et par son analyse, que je peux comprendre quelque chose de ce que vit cet enfant. "C'est bien l'enfant qui fait le travail, mais en le vivant avec et sur son rééducateur." (LA MONNERAYE, 1991, p. 56). Ce que Octave MANNONI (1982) énonce de la "neutralité" de l'analyste peut fort bien s'appliquer au rééducateur. "Croire que l'analyste doive réfréner son propre transfert afin d'être neutre, bienveillant, pourquoi pas "objectif" (!) et de ne pas mêler ses propres idées à celles de son patient (...) cela inviterait à travailler avec le refoulement. (...)".

      C'est par l'analyse après-coup de cette prise dans le transfert, et par mon déplacement par rapport à lui, que je peux aider cet enfant, me décaler légèrement de cette place à laquelle son transfert m'assigne, et l'aider à poursuivre son cheminement, ses élaborations. Jeu à deux, dont la professionnalité du praticien et sa référence à "du tiers" permettent de se dégager et de dégager l'enfant. L'analyse après coup de ce que l'enfant a fait vivre au rééducateur, permet à ce dernier de garantir que ce qui s'est passé n'aura pas d'effets dans la réalité, et reste sur la scène symbolique.


8-6- Comment ne pas êrée enfermé et comment ne pas aliéner l'autre dans le transfert? Des "lieux tiers" pour le rééducateur.

      L'exemple de Benoît nous alerte. Si le transfert permet de travailler, il semble tout aussi important pour le rééducateur de repérer les phénomènes transférentiels dans lesquels il peut se trouver lui-même enfermé, afin de ne pas aliéner l'enfant dans la séduction ou le rejet par exemple. Le rééducateur doit ainsi constamment réajuster sa position, à chaque séance, dans l'incertitude de ce que la prochaine rencontre apportera. C'est la raison pour laquelle nombre d'auteurs qualifient la position du rééducateur de "bricolage", élevé au rang de stratégie. "Les rééducateurs font un métier difficile...additionner ainsi au cours de la journée des interventions successives, se mettre au coeur de l'action, s'interroger, réfléchir, répondre, se confronter à l'inconnu, découvrir l'incertitude, remettre en question un acquis, être éprouvé soi-même, n'est pas forcément une sinécure." (GUILLARME, 1986).

      La rééducation aura eu des effets et aura atteint ses objectifs, si l'enfant peut se séparer, rejeter le rééducateur comme "un déchet", dirait LACAN à propos du patient à l'égard de son analyste. Le rééducateur sera quelqu'un dont l'enfant n'aura plus besoin. Ce rejet, le rééducateur le connaît dès le départ, et il l'accepte. L'objectif d'une rééducation n'est pas que l'enfant "se sente bien" avec le rééducateur, mais en classe, et sans aide, du moins rééducative.

      La réflexion personnelle dans l'après coup des séances, le fait de revenir sur ce qui s'est passé, est une première stratégie nécessaire de mise à distance de ses affects, d'élaboration du vécu partagé de la séance, d'une tentative de compréhension des processus dans lesquels on s'est trouvé pris au moment de la rencontre, et de ce qui s'est joué pour l'enfant.

      L'aide d'un groupe, au cours des synthèses du Réseau par exemple, ainsi que les divers groupes de "contrôle" ou de "supervision", grâce à la mise en mots rendue nécessaire pour la présentation de la situation et les échanges avec ce groupe, permettent de franchir une étape de plus dans l'élaboration et la prise de conscience de son propre transfert et de celui de l'enfant, d'opérer cet écart nécessaire. Tout groupe de ce type occupe la position privilégiée d'être "un lieu tiers" , symbolique, pour le rééducateur.


Conclusion.

      Que s'est-il passé avec Marie-Ange?

      On peut penser que la rééducatrice, en ne précédant pas l'enfant, mais en tentant d'ajuster ses propositions selon les besoins pressentis de celui-ci, selon ses demandes ou ses refus, en mettant des mots sur ce qui était agi, et en appui sur le cadre, a joué une fonction d'ETAYAGE: "auxiliaire", contenant et conteneur, accompagnateur, dans une position référée au symbolique.

      Il semble que la fillette a pu, progressivement, dans le lieu rééducatif, apporter ses questions, ses peurs, ses conflits, ses désirs. Elle a pu répéter ses conduites habituelles et ses modes de relation avec le monde et les objets, en les réactualisant avec la rééducatrice, au sein d'un transfert qui s'instaure.

      Il semble donc que l'on puisse constater les effets escomptés des propositions faites à l'enfant, sur ces points 554  .


Le transfert fait partie du processus rééducatif, il en est à la base, et il a des effets.

      La rééducation, de par son cadre spécifique, de par son attention singulière à l'enfant, de par ses règles et de par l'objet même de son travail qui concerne l'aide à la reconstruction du sujet lui-même, est un lieu particulièrement propice au déploiement du transfert. Nous sommes en mesure, à présent, de le repérer, au sein du processus rééducatif des enfants que nous rencontrerons.


Le rééducateur, en position de tiers, parce qu'il ne partage pas la réalité quotidienne de l'enfant, représente deux ordres pour celui-ci:

  1. Il est mis en position des différents adultes qu'il a autour de lui, ce qui va lui permettre de remettre en chantier son rapport à sa mère, à son père, etc..
  2. Il représente le monde, autre chose que ce qu'il vit.

      La capacité de l'enfant à intérioriser cette référence et cet accompagnement sous la forme de "parentalité interne", nous l'avons vu, est un des substrats fondamentaux qui permettront à l'enfant de résoudre seul les difficultés inévitables de tout apprentissage 555  ."Le rééducateur est vécu, au niveau fantasmatique et symbolique, comme un "parent de recours" (LEVINE, 1993-1). Le rééducateur ne partage pas la réalité quotidienne de l'enfant. Il n'est le référent d'aucun des contextes de sa réalité (famille, école,...), mais l'enfant a la preuve constante que cet adulte se réfère aux autres instances et ne les juge pas.

      Si le transfert de l'enfant met le rééducateur en place de "Sujet-supposé-savoir", seule la vigilance de ce dernier à ne pas camper sur cette position, peut permettre que le désir et la parole de l'enfant adviennent 556  . C'est en ce sens que, selon Yves de LA MONNERAYE, "l'écoute est en elle-même l'acte du rééducateur" (LA MONNERAYE, 1994, p. 32). Francis IMBERT évoque ce "moment de bascule" pendant lequel l'éducateur, selon son choix éthique peut: "se laisser transporter, déporter, hors de son camp et se risquer à tenir la place du passeur". Ce passeur est "celui qui capte l'émergence d'une parole, d'un désir, et plus encore, fait le pari de l'émergence possible de ce désir, quelle que soit l'épaisseur des sables dans lesquels ils paraissent s'être évanouis; celui, enfin, qui témoigne qu'il y a bien eu parole et qu'il en a reçu le message." (1994, p. 130).


Les processus transférentiels marquent de leur empreinte les débuts de la relation rééducative.

      Le registre de cette relation transférentielle s'apparente pour l'enfant à la relation duelle, symbiotique, du jeune enfant à sa mère, marquée des processus primaires et de l'imaginaire, d'ores et déjà encadré par le symbolique. L'enfant qui vient en rééducation, semble avoir besoin de vivre dans un premier temps une relation imaginaire comblante, rassurante, dans laquelle ses fantasmes peuvent être exprimés, être représentés, dans laquelle il retrouve la possibilité d'asseoir, de consolider, sa sécurité de base et son narcissisme. L'enfant semble avoir besoin de retrouver quelque chose d'un lien social idéalisé, l'illusion d'une omnipotence qui caractérise les premiers liens sociaux de sa vie. Il semble avoir besoin de consolider ou de reconstituer ses capacités à faire fonctionner sa pensée, seul, mais en présence de quelqu'un, besoin de s'assurer de sa capacité d'accompagnement parental interne, avant de pouvoir affronter véritablement l'élaboration de ses préoccupations. A différents degrés, on peut retrouver cette phase vécue par Marie-Ange en rééducation, chez la plupart des enfants "rééduquants". Nous aurons l'occasion de le vérifier. Seule la durée de cette période varie en fonction de l'endroit où ils en sont de leurs difficultés, de leurs besoins.

      Un substrat psychomoteur, affectif, relationnel, cognitif, est nécessaire à l'enfant pour aborder le milieu social scolaire et les apprentissages 557  . Il faut pouvoir se séparer du monde de la maison pendant ces trop longues heures, et il faut pouvoir se vivre comme séparé, différencié. Le monde scolaire est un monde sexué, fondé sur la séparation des temps, des personnes, des lieux, des activités. On ne peut se séparer qu'après avoir vécu l'illusion d'être "le seul qui compte", corrélé dans l'imaginaire avec "être le seul qui existe", après avoir vécu une expérience suffisamment bonne de "non - séparation". On ne supporte la frustration qu'après avoir appris ce que peut vouloir dire "être comblé", même si on réalise ensuite que ce n'était qu'une illusion...et le monde scolaire est un monde frustrant. On n'accepte l'existence des autres et on n'accepte de partager avec d'autres, que lorsqu'on a pu vivre une période pendant laquelle on a été le centre du monde, condition nécessaire à la construction du narcissisme, à la solidité du sentiment d'existence de soi. « Tu le gardes pour toujours? » demande Ismène à propos de son dessin que je range dans sa pochette. On n'accepte d'attendre, et l'école par excellence est une mise en application de l'expérience de l'attente, que lorsqu'on a appris viscéralement qu'un surcroît de plaisir peut venir après l'attente.

      Cette première analyse du processus rééducatif permet d'apporter des éléments de réponse complémentaires à la question: "Quelle place la rééducation doit-elle assumer dans l'école?"


Nécessité d'une rencontre singulière.

      Pour quelles raisons proposer à l'enfant des rencontres singulières, au sein de l'école? "La force de la rééducation est de remettre l'enfant dans une relation duelle, parce que la relation triangulaire ou partagée stimule chez lui trop d'angoisse..." (KIRSCH, 1993, p. 92). Marie-Ange a illustré de manière particulièrement exemplaire la difficulté possible de l'enfant à s'intégrer dans le collectif de la classe. Elle ne s'y exprime pas, elle adopte des positions de repli. L'espace-temps rééducatif a permis une ouverture progressive au jeu et à la parole, dans le lieu scolaire. On peut comprendre que la représentation des affects archaïques, des fantasmes ou des pulsions, nécessite la protection d'un cadre spécifique, à l'écart des pressions et des jugements du groupe, à l'abri des effets de la réalité, dans lequel est garanti le fait que l'on restera sur la scène symbolique, dans une écoute singulière.

      Accueillir et écouter le sujet souffrant au sein du processus rééducatif, entendre sa difficulté comme un symptôme, renvoient à la question de la rencontre, et à la place nécessairement différente, en écart, du rééducateur par rapport à celle de l'enseignant. Ce changement de place est d'une importance capitale et détermine la possibilité même du processus rééducatif. "C'est l'enfant qui se met en position d'enseignant dans la mesure où l'éducateur se met en position d'écoute du désir de l'enfant." (MAUCO, 1975, p. 15).


Changements de place:

  • Abandon d'une position de maîtrise en ce qui concerne le processus, de la part du rééducateur.
  • L'enfant est seul maître de son processus rééducatif.

      Le rééducateur, par contrat, rencontre l'enfant "là où il est", afin de l'accompagner dans son cheminement. Parcours dont seul l'enfant détermine les méandres, les pauses, les "retours sur ses pas", sur des positions familières, qu'il éprouvera comme nécessaires afin de s'assurer de sa route et de lui-même. L'adulte aidant ajuste ses propositions et ne précède pas l'enfant. Le rééducateur n'est pas maître du temps nécessaire à l'enfant pour réaliser son processus rééducatif. Il faut parfois beaucoup de temps pour que la confiance en un nouvel adulte s'instaure chez un enfant qui a justement "de bonnes raisons" de ne plus faire confiance à quelque adulte que ce soit. Il faut parfois beaucoup de temps pour que se déroulent certaines questions, pour que se rejouent certains événements. Plus leur charge d'angoisse est grande, plus il faudra de temps pour qu'ils émergent, au-delà des résistances, des mécanismes de défense qui les ont refoulés, enfouis, "interdits de parole" ou d'expression. Le travail avec les enfants en âge de l'école primaire, doit nécessairement prendre en compte la dimension du temps nécessaire à vaincre des résistances souvent beaucoup plus structurées que chez le très jeune enfant. L'adulte est quelquefois mis à distance, suspect, quant il n'est pas l'objet qui cristallise toutes les oppositions, toutes les révoltes. Il faut parfois de nombreuses répétitions pour qu'émerge enfin une réponse un peu différente qui fera ouverture, qui ménagera un écart suffisant pour que l'élaboration se poursuive.

      Cette position du rééducateur vis à vis du temps, peut aller à l'encontre de certaines demandes institutionnelles, pour ne pas dire injonctions parfois, qui voudraient qu'un "projet rééducatif bien construit" détermine à l'avance la durée prévisionnelle de la rééducation, ce qui permettrait sans doute de "planifier" "les prises en charge"... L'emploi du vocabulaire traduit d'ailleurs le paradigme "rentabiliste" dans lequel se situent ceux qui parlent ainsi. Les rééducateurs doivent disposer d'arguments pour défendre d'autres positions qui s'étayent sur la réalité de la clinique et qui se réfèrent à des positions éthiques.

      On peut considérer, semble-t-il, et Marie-Ange nous en a apporté une illustration, le transfert comme un adjuvant du travail rééducatif. C'est le transfert qui permet l'instauration d'une confiance suffisante pour que l'enfant accepte de représenter, rejouer, ce qui le taraude, l'encombre, avec cet adulte privilégié et disponible pour lui seul, qu'est le rééducateur. La place de "Supposé-savoir" nécessaire à l'instauration du transfert avec l'enfant, place instituée par maître, parents, enfant, est acceptée dans un premier temps par le rééducateur, "supposé-savoir" ce qui est bon pour l'enfant. L'adulte va travailler dans un deuxième temps à se destituer de cette place, afin de mettre au travail le savoir de l'enfant sur lui-même. La parole donnée à l'enfant lui donne la possibilité de parler comme un "Maître". Ce processus est supposé conduire à un savoir dont le rééducateur se fait gage et otage. Ce dernier accepte d'être utilisé, d'être support actif de ce travail de l'enfant, puis à la fin rejeté, exclu, éliminé. C'est ce qui constitue le ressort du transfert en rééducation.

      En donnant la liberté de parole, en se positionnant comme prêt à tout entendre, à tout accueillir de ce qui vient de l'enfant, même s'il n'accepte pas tout et le verbalise, le rééducateur se place d'emblée dans une position transférentielle privilégiée, et une position décalée par rapport aux exigences du milieu social avec ses exigences groupales, milieu social dans lequel l'enfant doit s'insérer, d'une manière vitale.

      Si la relation de type maternel, recherchée par l'enfant, représente l'immédiateté de la relation imaginaire qui n'accepte pas de délai, de béance, il ne faut pas oublier que la langue maternelle est aussi ouverture sur le monde, et initiation à la symbolisation.


Faire exister le tiers symbolique. La parole comme tiers.

      Si l'illusion symbiotique, si la complétude imaginaire, sont nécessaires à un moment donné, elles sont enfermement si elles se prolongent. Il est tout aussi nécessaire à "l'aidant" de se dégager d'une position dans laquelle il voudrait combler les manques ou réparer l'autre, que pour l'enfant de tout demander à cet autre, de penser que ce dernier va le réparer" sans qu'il ait besoin d'agir lui-même. La relation imaginaire est fondée sur deux positions qui s'opposent: la fusion ou le rejet, l'amour ou la haine. Le face à face duel est rapidement mortifère, marqué d'enjeux imaginaires: "c'est lui ou moi". "Le "deux" appelle un rapport de force. Si tu as moins, je suis plus, si tu es plus, je ne suis pas assez, si tu es trop, je ne suis plus." (REY, 1990, p. 74).

      Le rééducateur, au sein de cette relation, est tenu d'assumer la fonction de conteneur "suffisamment bon" de la parole de l'enfant afin que puisse émerger, être élaboré, être surmonté, ce qui encombre la pensée de cet enfant. Selon René KAES (1979, p. 63), "la fonction conteneur correspond au rétablissement du processus psychique grâce au travail de transformation de contenus destructeurs par un contenant humain actif et apte à rendre possible cette métabolisation." A la fonction conteneur, doivent se conjuguer le cadre et la "fonction transitionnelle" trois éléments indispensables "pour que s'exercent le jeu interprétatif, ou créatif" ( id., p. 63). René KAES nomme "fonction transitionnelle" "le rétablissement de la capacité d'articuler des symboles d'union dans un espace paradoxal de jeu, par delà l'expérience contraignante de la division-séparation ou de l'union-fusion" (ibid.).

      Si l'enfant peut rechercher et se tenir un moment dans une relation "duelle", le rééducateur ne se positionne pas pour autant dans une stricte réciprocité imaginaire. L'institutionnalisation de la rééducation, les positions du rééducateur, sa référence au cadre, font de la rencontre rééducative, une rencontre référée au symbolique. La relation est médiatisée par la parole, et le tiers absent (le père, la mère, le maître, le groupe, les copains, la classe, etc..), est rendu présent par la parole. C'est la raison pour laquelle il est sans doute plus juste de caractériser cette rencontre rééducative de "singulière", et non de "duelle". "Pour être deux, il faut être trois" dit Jacques LACAN, sinon à s'enfermer, et à enfermer l'enfant, dans un fantasme de fusion, dans la confusion, dans le "UN -TOUT" imaginaire et mortifère.


Comment rendre intelligible le processus rééducatif, comment en rendre compte?

      Afin d'apporter des éléments de réponse à notre question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?", nous nous sommes demandée ce qui se passe pour l'enfant dans l'espace-temps rééducatif, qui semble avoir un effet observable. Nous nous sommes demandée si un lien pouvait être établi entre une proposition faite à l'enfant, et certains effets constatés. Nous n'oublions pas que cette articulation reste hypothétique, probabiliste, la relation humaine échappant "aux conditions de l'expérience scientifique" desquelles on aurait tenté d'éliminer le plus grand nombre possible d'interférences.

      Notre projet final est de construire un modèle non seulement explicatif: "Qu'est-ce qui se passe, et pourquoi?", mais également interprétatif, du processus rééducatif, qui en rende compte le plus explicitement possible, et qui tente de le rendre intelligible. Nous avons besoin pour cela de réunir et de recouper différents matériaux cliniques.

      Nous adoptons pour définition d'un processus, celle du dictionnaire LAROUSSE: "Enchaînement ordonné de faits ou de phénomènes, répondant à un certain schéma et aboutissant à un résultat déterminé: marche, développement". Le "résultat déterminé", en rééducation, est déterminé par le projet rééducatif.

      Reprenant les divers moments vécus avec Marie-Ange et relatés dans ce chapitre, nous proposons un tableau détaillé qui tente d'organiser les événements, selon trois axes. Le premier axe organisateur est celui des propositions faites à l'enfant: l'institutionnalisation de la rééducation, le projet rééducatif, le cadre, dont le rééducateur fait partie 558  . Le deuxième axe est constitué des hypothèses que l'on peut formuler concernant le processus rééducatif de l'enfant, qui se révèle par ses effets, les deux étant indissociables. Il n'y a pas de correspondance chronologique entre les deux colonnes du tableau. On comprend en effet que les propositions de l'adulte ne seront fiables pour l'enfant et valides, que si elles restent stables dans le temps. De même, notre analyse a suffisamment mis en évidence l'importance et la fonction des moments régressifs dans le processus de l'enfant, ses avancées puis ses reculs, comme des tentacules de pieuvre qui tâtonnent, avancent, reculent, assurent leur prise avant de poursuivre la progression, pour ne pas faire attendre un déroulement linéaire des événements. Cependant, des grandes phases peuvent être dégagées de l'analyse d'un grand nombre de rééducations. Ce son elles que nous tentons de retrouver ici, à partir de ce qui a été vécu avec Marie-Ange. Nous pourrons en vérifier la validité à partir des autres exemples cliniques évoqués.

      Suivre Marie-Ange dans les débuts de son processus rééducatif, a permis d'illustrer ce qui se passe lors de l'instauration de la première de ces périodes. Il nous faut à présent en explorer d'autres dimensions, et, en particulier, quelques effets constatés, supposés, du cadre sur le processus.

      
Tableau de synthèse : Premières phases d'un processus rééducatif: une relation qui s'instaure
Propositions (cadre, rééducateur) Processus (enfant); Effets constatés
Institutionnalisation de la rééducation dans l'école
Projet rééducatif
Cadre sécuritaire
Proposition d'une alliance rééducative
Espace-temps rééducatif et position du rééducateur référés et inscrits dans LE SYMBOLIQUE.

Règle de PAROLE, règle de re-présentation
Règle du «faire-semblant»
Fonction d'ETAYAGE dans la relation
Fonction contenante
Fonction conteneur
Accompagnement
Fonction TRANSITIONNELLE

Disponibilité manifeste
Patience, savoir attendre
Respect des défenses
Présence, fiabilité
Accueil de la parole,
Non-jugement
Relation régulière, stable, fiable
Aller à la rencontre de l'enfant «tel qu'il est», « là où il est»
Mise en mots
Le rééducateur comme agent de la castration symbolique représente la réalité

Médiations-> fonction de lien et de séparation.

Ne précède pas l'enfant, ajuste ses propositions

TRANSFERT
->l'analyse, se décale

CHANGEMENT DE PLACE
Abandon de la maîtrise sur le processus de l'enfant
Garant du cadre

TIERS
dans la relation
- avec le maître
- avec les parents.

PARTENAIRE SYMBOLIQUE
«Apprivoisement»
Investissement positif de la rééducation, de la relation
Adresse le jeu à un adulte témoin

Recherche d'une RELATION DUELLE, SYMBIOTIQUE, IMAGINAIRE, «maternelle»

Mise en jeu de
l'IMAGINAIRE
Adulte comme partenaire, comme semblable.
Expériences partagées appartenant au registre primaire
Expériences archaïques
Conduites et moments régressifs,
vécus de plaisir/déplaisir
Emergence du désir de l'enfant dans sa relation à l'adulte
Mise en jeu des capacités d'auto-réparation
Emergence des conflits inconscients
Processus primaire d'identification en miroir

restauration et consolidation d'un substrat narcissique fondamental, « suffisamment bon».
Satisfaction, consolidation de BESOINS FONDAMENTAUX
:
- omnipotence imaginaire, se sentir aimé, unique, spécifique
- sécurité de base
- certitude de la continuité de son existence et de l'intégrité de sa personne
- se sentir exister pour l'autre en son absence
- reconnaissance de son existence et de ses besoins
-«Minimum de reconnaissance du Moi»
- transitionnalité
- besoin hédonique
- récupération d'une certaine maîtrise sur l'autre
-possibilité d'expériences instinctuelles, pulsionnelles, sublimatoire
- réalisation, création

constitution d'un espace mental
Capacité à être seul
,
constitution d'un accompagnement parental interne «suffisamment bon».

IMAGINAIRE ENCADRE PAR LE SYMBOLIQUE
Constitution d'OBJETS TRANSITIONNELS
- de «pare-excitation»
Possibilité de jeu
Instauration de rituels
Construction d'un espace de PAROLE
Echange, création commune

«TATONNEMENT EXPERIMENTAL»
Question de l'aliénation et de la séparation du sujet, question du désir de l'Autre
Répétition de la dialectique symbolique présence/absence

REACTUALISATION, projection, REPRESENTATION, répétition, des pulsions, des besoins, des désirs, des questions, des peurs, des conflits, des fantasmes, des vécus de déliaison, des angoisses, des modes de défense, des modes de relation avec le monde, conscients et inconscients

EXPLORATION des sensations, des émotions
Exploration des différentes dimensions de la relation imaginaire.
Peut se distancier, dépasser, certaines peurs, certaines angoisses, quitter la répétition et passer à autre chose..

Connaît le manque, la frustration, l'attente, dans la relation
Parvient à les supporter.

RUPTURE dans la relation imaginaire
Instauration du TRANSFERT

CHANGEMENT DE PLACE dans la relation.
Relation établie: (Imaginaire+ Symbolique)
Adopte une position de SUJET inscrit dans une relation symbolique
Place le rééducateur
- en position de «sujet-supposé-savoir»
- comme «parent de recours»
Confiance en l'adulte
Veut prolonger les séances
«fait alliance»

Affirmation du SYMBOLIQUE
RE-CONSTRUCTION

Jeux de circuits, de construction.
Joue ses conflits, les symbolise, cherche des positions nouvelles dans la relation avec et sur ce «tenant lieu» de «parent de recours».
Peut ancrer plus solidement ses modes relationnels aux objets, aux personnes, et réajuster sa manière d'être au monde.
«réparation» de l'imago parentale
Questions autour de son identité sexuelle.

"La limite n'est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les grecs l'avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être."
HEIDEGGER (1951, p. 182-183) 559  .
"L'importance que revêtent l'environnement et le cadre se manifeste toujours par leur défaut, qui ne manque pas de se produire et qui est nécessaire à la croissance même: ce défaut, cette défaillance met l'être humain en crise."
KAES (1979, p. 3).


Chapitre XI.
"Effets" du cadre.

      La recherche des réponses à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?", nous impose d'interroger notre "matériel" clinique. Dans les notes prises pendant, et après les diverses rencontres rééducatives, nous avons repéré ce qui paraissait significatif d'un changement chez l'enfant: l'apparition d'un élément nouveau dans la relation, dans les propos de l'enfant, dans ses réactions, dans ses élaborations.

      Il est nous apparu que des liens directs pouvaient être effectués entre des éléments significatifs de l'évolution du processus rééducatif de l'enfant, et des éléments du cadre proposé par le rééducateur.

      La question générale concernant l'évolution du processus rééducatif de l'enfant, se précise donc, dans ce chapitre, sous la forme de deux questions qui s'emboîtent:

  1. Qu'est-ce qui, du cadre posé, s'avère avoir été rééducatif pour l'enfant?
  2. Qu'est-ce qui, du cadre, a permis l'évolution constatée de la place de l'enfant, de sa position, par rapport à lui-même, par rapport aux autres, par rapport à l'école? Au-delà du constat, comment peut-on l'interpréter, le comprendre?

      Un constat s'impose. Au sein de chaque rencontre, certains éléments sont mis plus en évidence que d'autres. Certains enfants disposent déjà de ressources que d'autres ont encore à construire 560  , aidés en cela par le cadre rééducatif. Chaque enfant, dans la singularité de sa personne, de ses difficultés et de ses ressources, suit un parcours singulier dans son processus rééducatif. C'est la raison pour laquelle les analyses de ce chapitre se construisent dans un premier temps autour de "vignettes cliniques", et non du suivi d'un enfant, dans l'ensemble de son processus rééducatif. Nous nous proposons donc d'articuler certains éléments du processus rééducatif "d'enfants-rééduquants" avec ce qui a pu se jouer pour eux dans l'espace-temps rééducatif, et en être "la cause" ou le facteur facilitant.

      Si "le cadre est muet", hormis le temps de son énonciation ou de son rappel nécessaire, lorsque justement, il n'est pas encore opérant, structurant, pas encore intériorisé par l'enfant, ce n'est pas pour rien que deux des exemples relatés ici (Alain et Angélique), se situent au moment de l'arrêt des rééducations de ces enfants. Ces événements relatés ont mis en évidence quelque chose qui avait été mis en place très antérieurement et intégré par les enfants, mais qui n'était pas, ou peu, visible jusque-là.

      Certains moments "forts" de la relation, qui plongent enfant et rééducateur dans une difficulté partagée, se révèlent, après-coup, avoir "eu des effets". Il nous est apparu que, des écarts dans le cadre, des ruptures, à condition que des mots puissent être mis sur ceux-ci, pouvaient avoir des effets décisifs sur la relation, sur l'évolution même de l'enfant.

      Ces "défauts" du cadre, peuvent être:

      C'est dans ses défauts et les effets de ceux-ci, dans les moments de rupture, que le cadre apparaît le plus. Nous interrogerons ici ces "effets", certains moments de bascule de la relation, de changement de la position de l'enfant, en les articulant à ce qui a pu les provoquer. Centrant notre attention sur les moments de rupture, sur des "moments-clés", et sur ce qui s'en est suivi, la forme de "vignette cliniques", paraît toujours la plus appropriée.

      Dans un troisième temps, nous suivrons, d'une manière plus suivie, le processus rééducatif de Benoît, en interrogeant les relations entre ce processus et le cadre proposé par l'adulte. Notre objectif est de tenter de mettre en évidence ce qui, des propositions rééducatives, a eu de "l'effet" sur le processus rééducatif du garçon, et ce qui, de ce processus, a eu "des effets" sur le développement de celui-ci, vers son devenir d'élève.


1- Quelques "effets" du cadre.


1-1- "Dire", c'est déjà beaucoup. Martin et Thierry signifient leur besoin de confiance dans la discrétion de la rééducatrice.

      Martin a six ans. Il est élève de Cours Préparatoire. Nous sommes en janvier. La première fois que je le rencontre seul, suite au premier entretien avec sa mère, je lui demande s'il se souvient de ce qui a été dit concernant l'objet de nos rencontres.

      Il répond alors: - On peut dire tous ses secrets.

      En début de séance suivante, suite à ma demande rituelle concernant ce qu'il souhaite dire, il répond: - Oui, c'est un secret. Ce que j'ai eu à Noël...une moto à essence.

      Le "secret", pour Martin, semble être ce qu'il a traduit de la présentation de l'espace de parole et d'écoute que je lui offre dans le cadre scolaire, de la règle de confidentialité et de discrétion que j'ai énoncée devant sa mère 561  . Il exprime, peut-être, à sa manière, que ce qu'il jouera et dira dans ce lieu rééducatif, est important pour lui. Aujourd'hui, c'est la nouvelle moto qui occupe sa pensée.

      Peut-être Martin affirme-t-il si fort qu'il peut avoir confiance, pour s'en assurer lui-même?

      Lorsque l'enseignante demande l'aide du réseau pour Florent, élève de CE1, et lui en parle, celui-ci se demande qui est en réalité cette rééducatrice qu'il a croisée souvent dans l'école, et ce que l'on fait avec elle. Thierry, en "initié", puisque c'est sa deuxième année de rééducation, lui explique: - C'est la dame à qui l'on peut dire tous les secrets, elle ne les répète pas 562  . Thierry, plus que Martin, puisqu'il a pu éprouver le cadre rééducatif dans la durée, est, sans doute, plus affirmatif: il a pu faire confiance.

      Le terme de "secret", s'il ne fait pas partie du vocabulaire de présentation du cadre rééducatif par le rééducateur, semble bien être la traduction que font les enfants, dans les termes qui appartiennent à leur vocabulaire et qu'ils comprennent, de la garantie de confidentialité apportée par le cadre matériel, et de la "discrétion" de l'adulte vis à vis de ce qu'ils feront ou diront dans le lieu rééducatif. Il leur est précisé en effet, que eux, sont libres de "dire" ce qu'ils veulent, à qui ils veulent, mais que le rééducateur, lui, ne le fera pas sans leur autorisation, puisque ces actes ou ces dires, appartiennent à l'enfant.

      Ismène, lors des séances préliminaires, avait montré à quel point elle était sensible à cette discrétion. "Si tu dis! " avait-elle menacé 563  .


1-2-En étayage sur le cadre, Malaurie construit un "espace potentiel" pour élaborer ses processus de séparation.

      Sécurité apportée par le cadre, et clôture symbolique du lieu rééducatif.

      Nous proposons de relater ici une séance de rééducation qui tourne, entre autres, autour du thème du "secret".

      Malaurie est une fillette de Cours préparatoire que la maîtresse, lors de la demande d'aide à son sujet, décrit comme instable, ayant des difficultés à se concentrer sur une tâche. Très dépendante de l'adulte, elle recherche toujours un contact physique. L'enseignante pense que, seul, son comportement nuit à la réussite scolaire de la fillette. La mère, pour des raisons professionnelles, est partie depuis la rentrée scolaire, pour un stage de trois mois dans une ville éloignée. Cette absence de la mère préoccupe beaucoup la fillette. C'est la première séparation aussi longue, entre la mère et la fille. Malaurie a un petit frère de trois ans.

      C'est notre troisième rencontre. Malaurie choisit la pâte à modeler, dès son arrivée dans la salle 564  .

      M - Quelle histoire je vais raconter? ...C'est l'histoire de mon petit frère, parce que tu sais pas comment il s'appelle.. Je vais faire un secret.. un secret.. tu regardes pas non, un secret que pour toi et moi, pour nous deux.

      (tout en modelant).

      M - Elles ont fait quoi, Aline et Emilie?

      Je lui demande si elle pense que je vais lui répondre.

      M - Je sais pas... peut-être pas... parce que c'est un secret entre toi et eux...

      (On entend l'enseignante parler dans la pièce à côté)

      M - Tu les gênes pas, quand tu parles avec Aline?

      Je lui réponds qu'ici, on parle moins fort qu'à côté...

      M - Est-ce qu'on peut nous entendre?

      J - Qu'est-ce que tu en penses?

      M - Non...Ah bon!

      Est-ce que tu prends des grands aussi? ...Quand ils sont méchants?

      Je lui demande si c'est parce qu'elle est méchante que nous nous rencontrons.

      M - Non...C'est parce qu'ils ont plein de machins mélangés dans la tête et quand ils racontent des histoires c'est plus mélangé après?

      J - Tu as tout compris!

      M - Je te l'avais dit la première fois que je comprenais tout!

      Toi, si tu changes, tu iras où?... Moi, j'étais mieux à V..., parce qu'on nous protégeait des voleurs. Maintenant, on est en appartement, on peut nous voler... J'ai peur des voleurs et aussi des loups. ..Les loups ça existe?

      Elle modèle la tête d'un personnage et déclare que c'est sa mère. Puis elle annonce que la tête se transforme en anse de panier.

      M - Pour mettre tous mes secrets.

      Elle raconte qu'elle a donné sa "boîte à trésors" à son petit frère.

      Le panier se transforme en baignoire pour le petit frère; l'anse de panier, en serpent.

      M - C'est la fée qui a transformé le panier en baignoire. ... Pourquoi Audrey tu la prends pas? Tu vois, Audrey et Aurélie, ça commence pareil.

      Elle me demande alors de choisir un animal, mais le choisit elle-même.

      M - Une chauve-souris, parce que ça a une poche pour porter les bébés.

      On a raconté l'histoire? Ah, oui, ma maman et les serpents.

      Puis elle ajoute, après un silence,

      Quand on s'aime, c'est vrai qu'on peut se séparer? ...S'aimer, c'est s'embrasser..

      Elle raconte alors qu'elle a des copines dont les parents se sont séparés , et qu'elles en ont parlé.

      Si nous avons choisi de relater ici cette séance avec Malaurie, c'est qu'il y est question, en bonne place dans les propos de la fillette, de la sécurité du cadre, et de sa fermeture symbolique vis à vis de l'extérieur, du "dehors" et du "dedans" du lieu rééducatif. Quelles sont les questions posées par Malaurie? A quelles fonctions du cadre renvoient-elles?

  • D'autres peuvent-ils entendre ce qui se dit ici? "Dire", nécessite des conditions de sécurité.
  • On peut partager cependant un secret avec quelqu'un en qui l'on a confiance.

Malaurie "teste" la sécurité du cadre, la permanence de ses règles, sa clôture symbolique, la fiabilité de la rééducatrice à tenir les règles dans le temps.

        


Elle fait siennes, intériorise, les limites intérieur/extérieur posées par le cadre, la différence entre l'espace privé de la rééducation et l'espace collectif et social d'une classe.

      Lorsque nous avons analysé les conditions et les effets du transfert en rééducation, nous avions évoqué la possibilité d'interpréter de plusieurs manières les questions posées par la plupart des enfants, à propos des autres enfants, qui partagent ce lieu et la personne du rééducateur. Nous avions fait l'hypothèse du signe d'un investissement positif de la relation. C'est aussi éprouver le cadre. Si la rééducatrice répond, elle racontera à d'autres ce qui concerne Malaurie. Lorsque la fillette m'interroge sur la fiabilité du cadre, elle attend, de ma part, un positionnement clair. Si les choses ont été bien clarifiées au départ, l'enfant accepte très bien la non-réponse du rééducateur à ses questions. Les enfants se montrent rassurés, en règle générale, par cette non-réponse à leur question sur ce qu'a fait ou ce qu'a dit un autre enfant. Le rééducateur, quant à lui, « a réussi son examen de passage » quant à la fiabilité du cadre sur ce point. Il y aura d'autres « tests » 565  ...

      Les questions sont aussi une manière pour la fillette de tenter de s'assurer que parler dans ce lieu n'est pas dangereux, qu'il n'y aura pas d'effet dans la réalité de ses paroles, et que l'expression de ses difficultés restera sa propriété, volontairement partagée avec un adulte digne de confiance, qui se propose de l'aider.

      Malaurie montre ici que, toutes conditions de sécurité garanties, elle a bien intériorisé, intégré, pour son propre usage, les limites intérieur/extérieur du lieu rééducatif, la différence des lieux espace privé de la rééducation/ espace collectif et social de la classe. La fonction symbolique et structurante du cadre semble pouvoir opérer.


Dans le transfert et grâce à l'intériorisation d'un cadre symbolique sécurisant, Malaurie construit un "territoire privé", un "espace potentiel" dans lequel elle "re-présente" et commence à symboliser, à élaborer ce qui encombre sa pensée.

      Nous ne nous donnons pas pour objectif d'analyser tout le matériel qui y est présent. Avons-nous, d'ailleurs, compris "tout" ce qui s'y est joué? L'important n'est pas que le rééducateur comprenne "tout", qu'il "sache" tout, mais que l'enfant puisse exprimer ce qui le préoccupe, et qu'il puisse en élaborer quelque chose. Nous pouvons cependant formuler des hypothèses sur ce qu'exprime la fillette de sa problématique 566  dans cette unique séance, et que l'on peut entendre, déjà, dans le transfert. Ce qui est exprimé, l'est vis à vis de la mère, mais aussi vis à vis de la rééducatrice.

      Les thèmes maternels, en termes de contenants, abondent. La tête de la mère (qui peut contenir des secrets), le panier, la baignoire, la boîte à trésors, la chauve-souris, dont il est explicité qu'elle porte les bébés, s'articulent à un appel à la capacité contenante d'un lieu rééducatif suffisamment clos, et à la fonction contenante de la rééducatrice. Malaurie exprime qu'elle a besoin de faire confiance à un adulte qui ne divulgue pas ses secrets.

      La difficile opération de séparation d'avec sa mère, est redoublée par la séparation actuelle dans la réalité. Les voleurs ne sont-ils pas aussi ceux qui lui ont volé sa maman? L'appartement actuel n'offre pas, à ses yeux, la sécurité de l'ancien habitat (puisque sa mère y était).

      L'ambivalence amour-haine s'exprime envers cette mère qui a eu un autre enfant, comme à l'égard de ce petit frère. Ces sentiments, Malaurie peut les éprouver envers la rééducatrice qui partage son temps et son attention avec d'autres enfants, qui pourrait trahir, elle aussi. Le panier se transforme en baignoire (ne peut-on se noyer dans une baignoire?), l'anse du panier se transforme en un serpent qui pique, qui peut apporter la mort. Heureusement, ce n'est pas elle l'agent des transformations, c'est "la fée", qui, en l'occurrence, serait plutôt une sorcière...Elle peut donc ne pas se sentir coupable de ses propres élaborations.

      Sa question concernant le divorce est articulée à l'actuelle séparation de ses parents. Est-ce que c'est "pour de vrai?", comme disent les enfants. Est-ce qu'ils vont divorcer aussi, puisqu'ils sont séparés? (Elle formulera cette question à nouveau lors de rencontres suivantes).

      Dans le même temps, elle s'interroge (ce n'est manifestement pas une question adressée à la rééducatrice), sur ce que c'est "s'aimer": "C'est s'embrasser?" Les questions concernant les théories sexuelles infantiles non résolues, affleurent.

      Est-ce qu'elle peut être aimée, est-ce que je peux l'aimer? Est-ce parce qu'elle est "méchante" que je travaille avec elle? Son identité, l'image de soi, son narcissisme sont en jeu. Elle se met dans sa question.

      Outre la satisfaction du besoin de sécurité, condition de possibilité à l'expression d'elle-même, à sa parole, en délimitant pour elle un dedans et un dehors, le cadre rééducatif, dans ses dimensions symboliques qui intègre la catégorie des différences, semble pouvoir offrir à Malaurie les conditions de possibilité de concrétiser un espace à mi-chemin entre rêve et réalité, entre le subjectif et l'objectivement perçu. Peut se construire pour elle un "espace potentiel", espace "trouvé-créé", « aire intermédiaire d'expérience », dans le sens que donne WINNICOTT (1971) à ces expressions, à la limite entre le dedans et le dehors. « Trouvé », car se construisant à partir des propositions du rééducateur, « créé » par l'enfant, par le seul usage qu'il fera de ces possibilités qui lui sont offertes. Malaurie semble pouvoir utiliser les fonctions sécuritaires et symboliques du cadre, pour étayer ses capacités créatives.

      Dans la suite de nos rencontres, la plupart des questions qui ont été jouées, rejouées, reprises, modelées, remodelées, symbolisées, élaborées, dépassées, par Malaurie au cours de son processus rééducatif, sont présentes ici. Cette rééducation permettra à la fillette de, peu à peu, pouvoir penser par elle-même, ayant consolidé son propre espace psychique. Elle pourra "se séparer" de la rééducatrice dans les séances, et de sa mère, être plus autonome, en rééducation et dans sa vie quotidienne, être plus calme en classe, moins inquiète, et, de ce fait, pouvoir être élève.


Malaurie met en oeuvre ses capacités de délibération interne, en présence de l'autre.

      Lorsque Malaurie formule: "Quand on s'aime, c'est vrai qu'on peut se séparer?...s'aimer c'est s'embrasser...", il est manifeste qu'elle n'attend pas de réponse de ma part. D'ailleurs, la deuxième partie de sa phrase n'est pas une question. Elle n'attend certes pas un cours d'éducation sexuelle. Elle se parle à elle-même. A la différence près, qui est de taille, c'est que je suis là, et qu'elle le sait. Elle fait fonctionner, par rapport à ses propres questions, ses capacités de délibération interne. Il semble que cette séance avec Malaurie, peut éclairer ce que peut être, dans le lieu rééducatif, ce dialogue de l'enfant avec lui-même, dans un imaginaire, encadré par le symbolique grâce au passage par la parole, en présence d'un adulte qui accueille, accompagne, soutient, relance.


Une parole à l'insu du sujet. La parole prend l'habillage, le "détour" des histoires inventées.

      On peut noter, dans ce que donne à voir Malaurie, quelque chose qui pourra paraître banal, tant on peut le vérifier d'une manière systématique. Souvent, les choses importantes, en termes de "Je", sont dites en faisant autre chose, en dessinant, en modelant, lorsque l'attention de l'interlocuteur ne semble pas centrée sur la parole. La médiation est alors, non pas support, mais facilitatrice d'une parole qui s'infiltre par la faille ainsi ouverte.

      Malaurie montre que la médiation est bien, surtout, pour elle, le support d'une parole à son insu, qui prend d'autres habillages que le "Je", pour tenter de dire l'indicible. C'est en grande partie dans cette parole dite à l'insu du sujet que va se jouer le processus rééducatif. Ceci nécessite une disponibilité d'écoute du rééducateur, et une "non centration" sur la tâche.


S'agit-il d'interpréter à l'enfant ce que l'on "croit" comprendre? S'agit-il de toujours répondre? Il est des questions qui n'attendent pas de réponse.

      Nous avons formulé des hypothèses à partir de ce qu'a pu exprimer ici Malaurie. Ce n'est pas pour autant que je lui en ai dit quelque chose. Il n'est pas question d'interpréter ce que l'enfant dit ou fait en rééducation. Toute interprétation du sens latent des productions de l'enfant présente tous les risques d'être violence faite à cet enfant, "court-circuit entre le plan de la création et celui de la réalité du sujet", selon les propos d'Ivan DARRAULT (1995, p. 7), "la meilleure façon de stériliser le processus d'aide, que ce soit en rééducation ou en psychothérapie d'ailleurs." (DARRAULT, 1992, p. 21). Le même auteur argumente la position rééducative devant les histoires inventées par l'enfant: "Ce qui fait la valeur du travail rééducatif, c'est qu'à aucun moment l'enfant n'a conscience qu'il parle de lui en direct dans les séances." (id. p. 20). De son côté, Yves de LA MONNERAYE (1991, p. 205). insiste: "Il ne sert à rien de dire à l'enfant la supposée signification cachée de ce qu'il fait, tout au plus, cela l'aidera-t-il à renforcer ses résistances.". Citant WINNICOTT, il rapporte: "La créativité du patient, le thérapeute qui en sait trop peut la lui dérober." (id.). D'ailleurs, que comprenons-nous? Que savons-nous de l'autre? Tout au plus ce que ses propos éveillent en nous. Nous gardons à l'esprit, la recommandation de Jacques LACAN (1956-1957, p. 277) à propos de l'analyse du mythe individuel de l'enfant: "Pour vous apercevoir de ces choses, il est nécessaire que vous vous efforciez à chaque étape, à chaque moment de l'observation, de ne pas tout de suite comprendre.".

      Que s'agit-il de faire? Il s'agit, semble-t-il, d'accompagner l'enfant dans ses représentations, dans ses élaborations, pour qu'il puisse s'entendre en nous-même, par le fait que nous étions là, présents, pour l'entendre. "Dès lors qu'une interprétation n'est pas celle qui met des mots sur mais qui permet à des mots de venir pour s'inscrire - et c'est du lieu de l'enfant que l'interprétation se fait - cela veut dire que le rééducateur n'interprète pas; c'est l'enfant qui formule des choses et qui fonde l'interprétation." (GUY, 1986, p. 26). Il s'agit dès lors de repérer, semble-t-il, les répétitions de l'enfant, ce qui insiste, ce qui ne parvient pas à se jouer ou à se dire dans la relation rééducative même. Il s'agit d'en parler avec l'enfant dans la déconfusion constante de son imaginaire et de la réalité.


1-3- Denis accepte le partage du lieu rééducatif, et entre dans une relation symbolisée.

      Castration symbolique par le cadre, comme effet de "dé-symbiotisation" de la relation.

      Le partage du matériel, de l'espace et de la personne du rééducateur, est présent d'emblée dans la relation, même si l'enfant « refuse » en quelque sorte de le voir. Lors de l'analyse que nous avons réalisée de l'instauration du transfert dans la relation rééducative, nous avions rapporté les demandes des enfants par rapport aux autres enfants. Ce partage est intervention du principe de réalité, et ouvre au symbolique. Accepter que « d'autres enfants » viennent partager ce lieu, c'est admettre que l'on n'est pas tout pour le rééducateur, comme il a fallu admettre un jour, que l'on n'était pas tout pour la mère, même si la nostalgie de cette illusion est encore très forte pour certains enfants.

      Nous avions évoqué les préoccupations de Denis au sujet d'Alex et du partage du lieu rééducatif, du matériel, du temps de la rééducatrice 567  . Dans les rencontres avec Denis, nous ferons porter notre attention ici, sur ce qu'il exprime de ce partage. Rappelons qu'ils sont dans la même classe, ce qui explique cet intérêt particulier et cette éventuelle "rivalité" 568  .

      Lors de notre troisième rencontre, Denis m'interroge:

      - Pourquoi je viens pas avec Alex?

      Je lui réponds qu'actuellement du moins, je crois préférable qu'ils viennent séparément.

      D: - C'est sûr que ça m'intéresse pas trop les trucs d'Alex...Vous faites comme avec moi avec Alex?

      J: - Qu'en penses-tu?

      D: - Moi, c'est mes affaires, et lui, c'est ses affaires.

      Denis commence la séance suivante en se plaignant d'Alex.

      D- Il m'énerve, il fait le crâneur.

      Denis évoque alors divers événements concernant sa semaine, puis choisit la médiation à partir de laquelle il va construire une histoire. Il opte pour les Légo.

      D: - Alex, à chaque fois qu'il va me toucher à quelque chose,...je lui changerai quelque chose!...(Il parle de son éventuelle construction avec les cubes). Puis, comme s'il passait à tout autre chose, il pose cette question:

      D: - On peut partager 12? Il compte sur ses doigts, continue de parler, tout en construisant "un hélicoptère", et commence l'élaboration d'une histoire, dans lequel il met en scène "son cousin" et lui-même, sous la forme de deux personnages du matériel, qu'il choisit. Un accident survient. On l'emmène à l'hôpital.

      Il construit alors une maison en pâte à modeler, et y fait figurer "l'armoire à pharmacie". Puis il met en scène un dialogue imaginaire, dans lequel il animera des personnages choisis dans le matériel 569  .

      D: - Au secours, aide-moi!!!

      (Je ne comprends pas qui parle).

      J'aimerais pas recevoir des coups... (En aparté, il s'adresse à moi): J'ai pris un coup de ceinture dans la tête avec du fer.. C'est mon frère en s'amusant. Il l'a pas fait exprès, il se rend pas compte...

      D: - Il faut quelqu'un dans ma maison. Je vais faire ma femme.

      Il y a un homme qui parle tranquille. C'est Alex. Il parle avec ma femme.

      Je suis pas d'accord. Je rentre. Elle me donne une gifle. Elle me dit qu'elle m'a vue avec une femme. "Excuse-moi, ma chérie"

      Alex, il a trop peur...(aparté à mon adresse) ...En plus, c'est vrai que je lui fais peur...

      D:- Qu'est-ce que tu fais avec ma femme? On va discuter dans la maison. De quoi t'as parlé?

      A: - De rien, Denis ...il tremble de peur... Il m'a donné un coup de poing.

      (En aparté, s'adressant à moi) ...En plus, c'est vrai qu'il a peur.

      L'histoire s'achève sur une bataille générale: les deux femmes entre elles, "Denis" et "Alex" également. Il est vainqueur. Les autres se sauvent.

      Lors de la séance suivante (5 ème séance) il dira, en voyant la peinture que je viens d'apporter: - Faudra pas le dire à Alex qu'il y a de la peinture

      J - Cela t'ennuie, s'il l'utilise?

      D: - Je le connais plus que toi! Je connais bien ses habitudes!

      Je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Je lui demande si Alex est si important pour lui, puisqu'il en parle toujours. Il répond: "Je sais pas comment te dire? Dans ma voix je te le dis, mais j'arrive pas à te le dire...Des fois je suis dans la cour et il veut pas jouer avec moi."

      A la suite de neuf rencontres pendant lesquelles il n'évoque plus Alex, il me demande:

      D- Et Alex, qu'est-ce qu'il fait? il vient toujours?

      J: - Tu le lui demanderas.

      D: - Allez, s'il te plaît (d'une voix suppliante).

      J: - Tu sais bien que je ne dis pas aux autres.

      D: - Alors, je le lui demanderai.

      Il n'a plus spécialement parlé d'Alex ensuite.

      Comment pouvons-nous entendre ce qui s'est joué pour Denis, dans ces séances?

  • Intériorisation d'un cadre permissif et contenant à l'intérieur de règles bien définies.
  • Denis met en scène des dialogues imaginaires ponctués du principe de réalité.
  • Dimension symbolique du jeu.
  • Il sait qu'il joue, et il m'adresse son jeu.

      Si nous pouvons voir à l'oeuvre des processus transférentiels, il apparaît qu'ils constituent pour Denis un moteur pour "re-jouer" en séance des questions, des conflits qui occupent sa pensée. Il peut les "re-présenter", les symboliser en mettant des mots, les élaborer, les dépasser peut-être, dans la sécurité et l'étayage d'un cadre qu'il semble avoir intériorisé.

      Il est probable que, sous les personnages "d'Alex" et de "Denis", il représente en effet la rivalité imaginaire de deux enfants en rééducation, partageant le lieu rééducatif et la personne de la rééducatrice.

      Il est possible que cette rivalité lui en rappelle une autre, inconsciente, dont il ne semble pas s'autoriser à parler en ces termes, avec un frère handicapé mental, plus jeune que lui, et violent (c'est celui qui l'a frappé avec la ceinture), qui préoccupe, et occupe, beaucoup la famille. C'est sans doute ce frère, par association d'idées, qui l'a fait passer de l'hôpital à la maison, puis à l'armoire à pharmacie. On peut émettre une autre hypothèse: que joue-t-il des conflits parentaux? Les parents sont séparés, mais la mère dit qu'ils se voient souvent, font de courtes tentatives de vie commune qui se soldent, pour l'instant, par des échecs.

      La présence des apartés qui ponctuent le jeu de Denis, soulignent le fait que ce jeu m'est adressé. Il m'en fait témoin, et démontre, une fois de plus, à quel point la présence de l'autre par rapport à un jeu dans lequel il n'intervient pas en tant que partenaire, est importante. Elle démontre également que Denis, tout en jouant des choses importantes pour lui, peut se distancier par moments de ce jeu, lui conserver son caractère symbolique. Il a intériorisé, et le montre, la différence jeu/non-jeu, imaginaire et réalité, fantasme et réalité.

  • Intériorisation d'un cadre symbolique, limitatif et structurant, qui inscrit l'omnipotence de l'enfant dans les limites contraignantes du principe de réalité.
  • Castration de l'imaginaire.

      La décision prise par Denis de parler lui-même à Alex, montre, peut-être, qu'il a compris et intériorisé, cette fois, les limites que je ne dépasserai pas, et les garanties que j'offre à chacun. Elle peut être le signe également qu'il peut être autonome et se prendre en charge, capable d'initiatives.

      L'enfant est sensible à l'argument, et à la constatation qu'il peut en faire surtout, que, lorsqu'il est là, en séance, « il n'y a que lui qui compte ». L'écoute du rééducateur, le choix des activités en fonction de ses besoins propres, le sentiment partagé d'un moment de rencontre singulière, peuvent parvenir à satisfaire ce besoin fondamental d'être unique, présent chez tous les enfants, comme en attestent les questions qui arrivent toujours en début de relation, concernant la présence d'autres enfants, ce qu'ils disent ou ce qu'ils font. La castration de l'imaginaire, la "dé-symbiotisation" de la relation 570  ne peut être faite que dans l'ordre de la parole, c'est-à-dire du symbolique. Il semble que Denis y soit parvenu.

      Le registre symbolique est marqué des processus secondaires, dont une des caractéristiques est le principe de réalité, qui a partie liée avec les catégories des différences, des limites. La fonction structurante du cadre, est l'intériorisation de ce cadre par l'enfant, qui l'utilise pour se construire. Elle condense plusieurs fonctions.

      Un épisode du processus rééducatif d'Ismène, en apporte ici un exemple.


1-4- Grâce au rappel du cadre dans ses fonctions limitatives, et à son intériorisation, Ismène "répare" la relation et son image de soi, puis elle se tourne vers l'imaginaire culturel.

      Fonction symbolique du cadre: interdits et permissions. Limites entre le jeu et le non-jeu, le "faire-semblant" et le passage à l'acte, le jeu et la réalité.

      Depuis quelques séances, Ismène, sept ans 571  , joue en rééducation des scènes familiales qui mettent en scène ses relations, souvent conflictuelles, avec sa mère,. Les thèmes oscillent entre une demande d'amour, de sa part, le conflit, et le rejet. (Elle est la mère, par exemple, et elle met sa fille (que je joue) à la porte). Les jeux s'organisent autour de la dînette, et les rôles changent, de sa propre initiative. Elle est, soit la mère, soit la fille.

      Nous nous rencontrons deux fois par semaine.

      Ce jour-là (30 ème séance), elle est une fille de quatre ans, et me demande de tenir le rôle d'une "mère gentille". Selon le scénario qu'elle construit par anticipation, à ma demande, le père serait au travail, la mère préparerait le repas, puis nous mangerions.

      Dans le jeu, après le repas, "ma fille" ne veut pas aller à l'école. La maîtresse est méchante, et la punit. D'autres enfants la frappent. Elle demande à "sa mère" de l'accompagner à l'école, pour "le dire à la maîtresse". En tant que "mère", j'accepte de l'accompagner, mais exige que ce soit elle qui dise à la maîtresse ce qu'elle a à dire. Elle se prête au jeu, parle à "une maîtresse" fictive, définie par la place vide derrière le bureau, mais refuse catégoriquement de rester "à l'école", faisant un tel caprice que je dois me fâcher, la menacer d'une fessée. Je choisis cette solution, parce que c'est ce dont elle me menace lorsqu'elle joue la mère, et j'espère que nous pourrons en parler ensuite).

      Je fais semblant de lui donner la fessée, tout en lui annonçant que j'en informerai "son père" le soir. Elle, par contre, m'attrape, m'entoure de ses bras pour s'accrocher à moi, se roule par terre, court dans la pièce,. Elle n'est plus dans le "faire-semblant". J'ai quelque peine à arrêter le jeu, à en poser les limites temporelles, à marquer la scansion du retour à la réalité.

      Fonction contenante et fonction conteneur de la rééducatrice.

      Après un jeu, je prévois toujours un moment pour en parler, ce qui peut se faire également par le dessin. Mon objectif est de mettre des mots sur ce qui vient de se jouer. Il m'apparaît important également de faire rupture, et nécessaire de proposer une activité plus calme, avant de retourner à la réalité sociale de la classe. Le rangement de la salle est une autre manière de ramener au principe de réalité.

      Ismène a quelque peine à sortir du pulsionnel et de l'émotion qui l'ont envahie au moment du jeu. Lorsque je lui demande, d'une manière rituelle, "Quelle était l'histoire que nous avons jouée aujourd'hui?", elle ne veut (ou ne peut) rien en dire Je propose mon propre résumé de cette histoire, lui prêtant mes mots, et j'exprime ma difficulté de "mère" face à cette petite fille.

      Elle me dira simplement, après un moment de silence: "Je voulais rester jouer à la maison..."Je croyais que tu allais vraiment me taper!"


Recours au cadre. Rappel et réajustement des règles. Fonction limitative du cadre. Castration symbolique par le cadre.

      Je lui rappelle les règles du "faire-semblant", l'interdit du passage à l'acte, et le fait que je n'oublie jamais que l'on est dans un jeu. Lorsque je lui demande comment cette maman aurait pu agir autrement, elle ne trouve pas d'autre solution. J'ajoute, pour la séance suivante, des permissions: arrêts de jeu à la demande de l'une ou de l'autre, (j'explicite que je l'utiliserai lorsque j'aurai besoin de connaître, par exemple, ce que, dans son scénario, le personnage que je joue, ferait), et précise les contraintes: arrêt du jeu à une heure bien précise afin d'avoir le temps d'en parler.

      Ce jour-là, j'ai de grandes difficultés à la faire partir. (J'ai su par son enseignante, intriguée, qu'elle était entrée en classe, d'une manière tout à fait inhabituelle pour elle, sans bouger ni se faire remarquer, paraissant "contrariée").

      Il y a des choses que l'on n'a pas le droit de faire. La rééducation peut être, comme pour Ismène, le lieu des castrations symboliques qui, semble-t-il, n'ont pas été données à l'enfant. Cette castration a paru être réalisée, pour cette fillette, par l'acceptation et l'intériorisation des limites.


Ismène expérimente diverses places ou positions dans la relation. Elle "répare" la relation, et l'image d'elle-même.
Affirmation d'un jeu symbolique "auto-réparateur" qui articule imaginaire et réalité.

      Lors de la séance suivante, elle me demande d'être à nouveau "la mère". Elle serait la fille, mais elle précise que cette fois elle serait "gentille, gentille". "Un père", fictif, est "présent-absent". En tant que "mère", je mets l'assiette "du père", à table. En tant que "fille", elle prend l'initiative de faire semblant de frapper à la porte, et d'aller lui ouvrir. Elle utilisera à plusieurs reprises la possibilité d'arrêter le jeu en disant: "pouce", par lequel, en réglant quelques détails du scénario, elle articulera, dans un jeu symbolique réparateur, imaginaire et réalité. Son jeu sera, de fait, beaucoup plus distancié. (Elle fera par exemple un aparté, hors jeu: "Je te dirais qu'il n'y a pas école cet après-midi, parce qu'il y a grève, tu me croirais pas, mais ce serait vrai"). Elle acceptera, lorsque, dans le jeu, j'arrêterai le mouvement de "la petite fille" qui embrassait (dans la réalité) sa "mère" avant de partir à l'école "avec son père", pour le transformer en un "faire-semblant", lui rappelant ainsi, que l'on est bien dans un jeu. Elle joue, en effet, le rôle d'une "petite fille très gentille" qui me demande une histoire avant de se coucher. Elle est allée chercher un livre dans le coin bibliothèque, et a choisi "Hans et Gretel". Je lirai le premier chapitre alors qu'elle s'est installée dans un simulacre de lit. (Je me rendrai compte qu'elle connaît très bien cette histoire).

      On peut remarquer que, grâce à cette reprise du jeu, elle a "réparé" en quelque sorte, dans le transfert, la relation mère-fille, quelque peu en difficulté dans la séance précédente. Elle a pu, dans le même temps, apaiser, peut-être, ses craintes d'avoir entamé sa relation avec la rééducatrice?

      Il nous faut préciser qu'Ismène, parmi les "symptômes" qui l'ont conduite en rééducation, est accusée de mensonges, par sa mère et son entourage scolaire. C'est donc également son image qu'elle tente de réparer, en même temps. (Dans le jeu, en tant que "mère", j'avais consciemment été attentive à lui présenter mes excuses pour ne pas l'avoir crue, alors qu'elle disait la vérité, selon son scénario). Il nous faut indiquer également qu'Ismène vivait, à ce moment-là, un conflit avec sa maîtresse. Elle avait fait venir son père, pour la première fois dans l'école, en se plaignant à lui de faits inexacts. Le père, revendicatif envers l'enseignante, n'avait pas cherché à en savoir plus, et n'avait pris aucune position lorsque l'enseignante avait confondu Ismène dans ses mensonges, devant lui. Nous avions émis l'hypothèse, avec son institutrice, que, dans le fonctionnement actuel de la famille, rendre le père porteur d'une revendication, était peut-être le seul moyen que la fillette avait trouvé pour faire venir son père à l'école. L'enseignante avait exprimé à Ismène, après le départ du père, son mécontentement, d'avoir mis le père et la maîtresse dans des conditions difficiles, peu propices à une véritable rencontre. Cet incident avait eu lieu dans les jours précédant notre rencontre.


Ismène fait exister, dans le jeu, le tiers qu'elle appelle désespérément, dans la réalité.
Processus d'identification, vis à vis de la rééducatrice?
Relation symbolisée, dans le jeu, par un tiers "présent-absent", dont on parle, à qui l'on parle.

      De nombreux indices m'avaient fait formuler une hypothèse concernant une des principales préoccupations d'Ismène à ce moment-là. Elle semblait enfermée dans une relation duelle symbiotique et ambivalente avec sa mère. Des "agirs" pulsionnels surgissaient fréquemment, tant en classe que dans le lieu rééducatif, faisant d'elle une fillette agitée, instable, avide de contact et du regard des autres.

      Elle sentait sans doute inconsciemment que seul l'effet de la "métaphore paternelle" pourrait l'aider à dépasser cette situation dans laquelle elle se trouvait prise, impuissante. Alors qu'auparavant il n'y avait jamais de "père" dans ses histoires, il lui était arrivé, dans un jeu, en tant que "mère", de téléphoner "à la police" parce que "sa fille" (dont je tenais le rôle) "lui avait volé des sous". Elle avait ensuite, par exemple, chose assez rare chez un enfant, demandé à son institutrice "un mot" à ses parents, après une bêtise faite en classe. Elle venait donc de faire venir son père à l'école, sous un subterfuge.

      Une collaboration fructueuse avec son enseignante, nous avait conduites à réfléchir, ensemble, à la manière de poser un cadre structurant à Ismène, chacune de notre place, et par rapport à nos contextes d'intervention respectifs.

      C'est la raison pour laquelle, dans les jeux avec elle, j'étais particulièrement vigilante dans cette évocation du "tiers absent". D'où ma référence au père, dans le jeu, en tant que "mère" de cette fillette capricieuse. Une référence constante au cadre était nécessaire par ailleurs avec Ismène. Nous en avons évoqué quelques aspects, comme celui de ne pas emporter d'objets de la salle, de ne pas confondre "le dedans" et "le dehors". Les limites temporelles des rencontres étaient difficiles à faire respecter. J'avais déjà dû accentuer la dimension organisatrice des séances elles-mêmes, en différents temps bien délimités. Est-ce par un effet d'identification par rapport à mon jeu de la première séance, qu'elle a fait exister le père, dans la seconde histoire? (Elle ne l'avait pas prévu, dans le scénario anticipé).

      Il nous faut souligner les capacités imaginaires et symboliques d'Ismène. Comme elle avait pu parler, dans le jeu, à une maîtresse fictive, symbolisée par une place vide derrière un bureau, elle peut faire exister un moment, dans le jeu, "un père" présent-absent. Ce n'est pas une hallucination. Ismène, dans ce cas précis, sait qu'elle joue.

      Dans le jeu, la relation "mère-fille" devient une relation symbolisée par l'inscription d'un tiers.


Le rééducateur: partenaire symbolique de l'enfant dans le jeu. Effet de l'écart.

      C'est donc, sans doute, cette scène avec son père, dans laquelle elle s'était trouvée en difficulté, qu'elle avait voulu rejouer, "re présenter". Mais je n'ai pas "joué le jeu" tout à fait comme elle l'aurait voulu, sans doute. En, tant que "mère", je l'ai grondée, et j'ai évoqué "le père", comme étant d'accord avec moi. Je n'ai pas été "son jouet", et je suis restée moi-même, une personne, comme sujet, pouvant avoir d'autres réactions, un autre point de vue. Cette brèche, cet écart, dans son jeu, est ce qui, je pense, l'a surprise et laissée désemparée. C'est aussi ce qui semble avoir été opérant pour la contraindre à aller plus loin dans l'expression de ses sentiments, de ses affects, de ses émotions, de ses désirs.

      Adopter une position de partenaire imaginaire de l'enfant, mettrait l'adulte en position de "semblable" à ce dernier. Comment, dans ces conditions, sans écart, sans distance, aider cet enfant? Ne risquerait-on pas, au contraire, de l'enfermer un peu plus dans ses fantasmes, dans un imaginaire refermé sur lui-même? Jouer, mais savoir, en permanence, que l'on joue, "en double piste", c'est se situer en partenaire symbolique qui fait jouer la fonction symbolique de la parole, qui témoigne des différences entre le jeu et le non-jeu, et qui garde "en réserve" le principe de réalité, le rappel du cadre et de ses interdits.


Ouverture vers l'imaginaire culturel.

      Il est significatif, sans doute, que, lors de cette deuxième séance, Ismène soit allée chercher elle-même, et pour la première fois depuis le début de nos rencontres, un livre de contes. Elle se tourne ainsi, pour la première fois, vers un imaginaire culturel. Est-ce pour y chercher, comme le formule Jacques LEVINE (1993-3), des "recours" dans la fiction, "espaces imaginaires", et principaux étayages de "l'auto-réparation" des vécus de déliaison?


Le processus rééducatif de l'enfant: "un tâtonnement expérimental" au sein d'une relation "suffisamment bonne" .

      Ces deux séances portent témoignage du "tâtonnement expérimental" auquel procède l'enfant dans son processus rééducatif. Ismène reprend des événements de sa vie personnelle et scolaire, et expérimente, re-construit, au sein de la relation, ses modes de relation avec le monde.

      Si le jeu de la première séance a été utile, sans doute, à Ismène, pour revivre, dans le transfert, des expériences et des émotions non symbolisées, non élaborées, qui l'ont submergée dans le jeu, le rappel du cadre lui a permis de sortir du pulsionnel dans lequel la parole n'était plus possible, les émotions submergeant tout, conduisant au passage à l'acte. Elle a pu, dans la scansion du jeu, vérifier que la scène de la réalité conservait ses droits, la rééducatrice redevenant rééducatrice, elle, redevenant enfant. Le jeu étant terminé, il était possible d'affirmer le registre symbolique du jeu. Mais cette scène l'avait trop plongée dans l'émotion pour qu'elle puisse encore la dépasser, et la rééducatrice lui avait prêté ses mots, faisant fonctionner la fonction conteneur.

      Il lui aura fallu la deuxième séance, semble-t-il, et la reprise du jeu dans une "version" apaisée, dans laquelle son image pouvait se réparer, et la relation "mère-enfant", "rééducatrice-enfant", avec elle. Dans ce jeu, l'imaginaire symbolisé avait pris le pas sur le fantasme trop envahissant.

      L'analyse de ces deux rencontres avec Ismène, nous conduit à souligner la raison pour laquelle, si une liberté très grande est laissée à l'enfant, à l'intérieur du cadre, tout ce qui se passe, au niveau du processus, a un sens par rapport au cadre, dans son respect, son dépassement, ses réajustements nécessaires.


Fonction structurante du cadre.

      Le cadre a donc également une fonction limitative et structurante, dans le sens où il permet à l'enfant d'intérioriser les limites et le principe de réalité qui est attaché à son fonctionnement. En permettant de maintenir la situation tout en permettant à Ismène de réaliser des expériences instinctuelles et des expériences émotionnelles, le cadre semble avoir pu jouer sa fonction structurante, dans la mesure où il y a eu intériorisation par la fillette, de la fonction contenante et de la fonction conteneur du cadre, de ses fonctions limitative et différenciatrice 572  .


1-5- Angélique "change de place".

      Fonction structurante du cadre: intériorisation de la différence et des limites « Dedans-dehors ».

      Angélique était alors au Cours préparatoire. Cela faisait dix neuf mois qu'elle avait entrepris une rééducation. L'arrêt était prévu deux semaines après le moment que nous allons relater ici.

      Si le cadre est "habituellement silencieux" 573  , il peut apparaître nettement, comme ici, dans les moments de rupture ou de fin de processus. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de rapporter un très bref moment d'une des dernières rencontres avec Angélique. Cet échange fait apparaître les effets d'un processus qui avait été construit bien antérieurement, mais qui n'était pas visible.

      Ce jour-là, elle avait voulu que je la raccompagne en classe, après sa séance. Dans l'escalier, elle me demanda soudain, d'un air désinvolte: - »Alors, Jeannine, comment ça va? » Suite à ma réponse, elle poursuivit, en me racontant ce qu'elle allait faire le lendemain mercredi.

      Ce très bref échange représentait une rupture dans notre relation habituelle, mais aussi par rapport à la séance que nous venions juste de terminer. Il m'est apparu comme le signe d'un changement de place de sa part, et la marque du « dedans-dehors ». Elle n'était plus la fillette en rééducation, mais se plaçait comme un sujet qui parle à un autre sujet. Elle n'était plus en séance, et le signifiait à sa manière, apportant la preuve de sa différenciation des lieux. Le couloir de l'école est en extériorité au lieu rééducatif. C'est un lieu social. Nous étions dehors, nous étions autres, deux amies peut-être, deux personnes entretenant des relations sociales, en tous cas. Par un jeu d'identification, car je lui avais sans doute posé la même question dans de semblables occasions, en allant la chercher en classe, elle prenait ma place en prenant mes mots, et renversait la situation. Qui accompagnait l'autre à ce moment précis?

      A la même époque, le maître avait remarqué qu'Angélique prenait de l'assurance en classe, demandait la parole, participait aux activités. Des enseignants avaient été surpris de voir Angélique leur adresser la parole, dans la cour de recréation. Ces constatations du maître avaient confirmé notre décision d'arrêt de cette rééducation.


1-6- Alain offre "plein de cadres!..." à la rééducatrice, et une image, au moment de "couper" la relation...

      Nous avions commencé la rééducation avec Alain en décembre, alors qu'il était en Grande section d'école maternelle. Il terminait son Cours Préparatoire, et nous avions décidé de l'arrêt de la rééducation. Ses difficultés de comportement, son instabilité, s'étaient considérablement améliorées. Il était à présent inscrit dans les apprentissages. Il avait non seulement appris à lire, mais "il avait envie" de savoir et d'apprendre, comme la dernière rencontre, au début du mois de juin, peut, entre autres choses, en témoigner. J'avais beaucoup parlé "cadre", sans toutefois prononcer ce mot avec Alain. Vu son contexte familial, nous avions souvent évoqué les problèmes de violence, verbale ou physique, puisque, sans être véritablement en danger, il la subissait souvent. Son propre rapport à la loi, par ailleurs, avait été une de nos préoccupations, tout au long de nos rencontres.

      Lorsque je vais le chercher dans sa classe, ce jour-là, Alain se lève tel un ressort, excité: "C'est pour moi!" Il saute et court dans le couloir. Je dois le rappeler, et lui demander d'être plus calme, de faire moins de bruit, pour ne pas gêner les autres enfants qui travaillent dans leur classe. Dans la salle, nous évoquons notre travail ensemble. Alain déclare qu'il a bien apprécié "un endroit pour parler" .

      Puis il annonce: - Je vais faire un très beau dessin. Un père Noël avec son sac vide, et un lutin.

      Il explique son dessin, au fur et à mesure:

      - Le lutin. Il y a quelque chose autour de son cou. Le Père Noël l'a crié (sic), c'est pour ça qu'il est comme ça. (Il l'a dessiné penché en arrière). Le père Noël voulait qu'il range les cadeaux dans la fusée.

      Le Père Noël. Il lève les bras. Il est en colère.

      Je fais des bulles! Comment ça s'écrit "mettre"?

      (Il réfléchit à ce qu'il va écrire dans les phylactères. Ce sera un dialogue imaginaire entre le Père Noël et le lutin)

      

      (Père Noël) - Va mettre des cadeaux!

      (Lutin) - pas la peine que tu te mettes en colère!

      (A moi, aparté) ...Y'a un accent? ça s'écrit comme ça "peine"?

      Je lui indique l'orthographe "ei", puis je l'interroge sur la nature des cadeaux.

      Il poursuit: - Pour moi,

      1- un camion téléguidé,

      2- des trucs, tout ce qu'il faut pour l'école,

      2- des feutres,

      3- un pont à l'envers pour mes voitures, (?)

      5- des ciseaux solides pour couper.

      Puis il continue son dessin, ajoutant des cadeaux:

      - Pour toi, un cadre, plein de cadres, et des posters.

      Le dernier cadeau, pour les parents. Des mexicains, le corps en papier et la tête en porcelaine. Pour le papa, pour la maman, voilà.

      J'ai été surprise, je le reconnais, par ce cadeau de "cadres"...Quant au poster, était-ce "l'image" dont il me gratifiait?

      Il me demande d'emporter son dessin. Comme c'est la dernière séance, j'admets de faire un écart à la règle, et j'en fais une photocopie, qu'il emporte. Je garde l'original.

      Ai-je ainsi, inconsciemment, prise dans la relation et le transfert, renouvelé le rite du symbolon, dans sa fonction étymologique de tesson partagé en deux, signe de reconnaissance lors des séparations?...Il avait bien, quant à lui, reçu du Père Noël, des "ciseaux solides pour couper"!!!...

      Quel bel exemple de symbolisme, si l'on veut bien entendre, un tant soit peu, les manifestations de l'inconscient!


1-7- Les "effets" du cadre. Proposition de synthèse partielle.

      Qu'avons-nous appris? Nous reprendrons en fin de chapitre, et dans leurs grandes lignes, les relations supposées entre le processus rééducatif de l'enfant et le cadre posé par l'adulte. Nous proposons cependant, avant de poursuivre les analyses, un tableau qui regroupe d'une manière synthétique, ce que nous avons pu relever d'ores et déjà de ces "effets du cadre". Les brèves "vignettes cliniques" de ce premier point, montrent assez la diversité des situations, pour donner à penser que ce serait une tâche impossible de vouloir rendre compte d'un "parcours type" de rééducation. Notre tableau de synthèse, concernant ce que ces enfants nous ont appris, regroupe donc, d'une manière qui ne peut être qu'artificielle, certains des éléments les plus significatifs de leurs processus rééducatifs. Construire "un modèle" explicatif et interprétatif de ce qui se joue en rééducation pour l'enfant, est à ce prix: sacrifier à la singularité et à la richesse de l'individualité, du singulier, pour ne retenir que des lignes de force, des directions. C'est ce que nous proposons ici, sous l'angle d'analyse des rapports du processus au cadre rééducatif.

      
Tableau de synthèse : "Effets" du cadre sur le processus rééducatif
«Effets» sur le processus rééducatif des enfants, et «effets» de ce processus sur le développement de ces enfants. Propositions qui semblent avoir été «rééducatives»
MISE en JEU de la PAROLE
Teste les limites intérieur/extérieur du cadre
Exprime des tensions pulsionnelles.
Construit sa confiance dans le cadre
Peut dire, «partage» de la parole avec l'adulte;
lui adresse son jeu.
Exprime et revit dans le transfert, des fantasmes, des expériences instinctuelles et émotionnelles non symbolisées, non élaborées.
Exprime une parole à son insu, dans «le détour» des histoires inventées, avec le support des médiations,
Se met dans sa question

Met en oeuvre un processus de TATONNEMENT EXPERIMENTAL en ce qui concerne sa propre histoire.
construit un espace potentiel, un «territoire privé» pour représenter, symboliser ses difficultés
trouve un étayage a ses capacités créatives
Met en scène des dialogues ou des histoires imaginaires
Les ponctue du principe de réalité.
Jeu symbolique

Prend de la distance par rapport à ses émotions, à ses pulsions
Expérimente diverses places ou positions dans la relation;
Reconstruit, au sein de la relation, ses modes de relation au monde;
«auto-répare» à travers ses histoires inventées, ses jeux symboliques,
- la relation
- l'image de soi

fonction STRUCTURANTE du cadre
Intériorise les limites, les différences
- intérieur/extérieur
- espace privé de la rééducation et espace collectif et social de la classe
-
imaginaire et réalité, fantasme et réalité;
Intériorise contenant et conteneur
met en oeuvre un accompagnement interne, ou ses capacités de délibération interne.
Processus d'identification
«Dé-symbiotisation» de la relation. Se situe dans une relation symbolique médiatisée.
Accepte le partage du matériel, de l'espace, du temps et de l'attention du rééducateur
Le cadre devient tiers dans la relation
.Intériorisation du tiers absent
OUVERTURE à l'IMAGINAIRE CULTUREL
FONCTION SYMBOLIQUE DU CADRE.
fonction DIFFERENCIATRICE
des lieux: rééducation institutionnalisée dans l'école, classe
des places: maître, parents, rééducateur
pose les différences intérieur/ extérieur du lieu rééducatif
espace privé/ espace social
imaginaire et réalité, jeu et non-jeu, «faire-semblant» et passage à l'acte
ce que vit l'enfant, ce qu'il joue.

Fonction CONTENANTE, PROTECTRICE, SECURISANTE (registre maternel)
du cadre matériel
clôture symbolique
sécurité
confidentialité
permanence des règles
du cadre psychique apporté par le rééducateur
discrétion,
présence, accueil, disponibilité dans l'écoute,
accompagnement, soutien
fiabilité à tenir les règles dans le temps,
capable de contenir l'expression des pulsions, des émotions;

fonction CONTENEUR du rééducateur
Met des mots, prête ses mots.
Affirmation du symbolique, de la nécessité de la parole.

fonction LIMITATIVE, fonction
INCITATRICE (ouverture
) (registre paternel)
du cadre matériel et technique
supports incitateurs de l'expression, médiateurs
- modelage, constructions, petits personnages, dînette, dessin, l'écrit.
des règles.

Castration symbolique.
Interdits et permissions, le manque.
- Interdit du passage à l'acte
- Permissivité, autonomie, à l'intérieur du cadre
Recours au cadre, rappels, réajustements.
Fonction de la brèche, de l'écart, la possible non-réponse. Partage du matériel, des lieux, de la personne du rééducateur.
du cadre psychique apporté par le rééducateur
relance
Rééducateur, partenaire symbolique dans le jeu
fait exister le tiers absent

      Si nous avons tenté de repérer, au sein de divers processus rééducatifs, des "moments" qui pouvaient éclairer différents "effets" d'un cadre tel que le rééducateur avait projeté sa conception et sa mise en oeuvre, il nous faut à présent interroger ce qui se produit, au moment de ruptures de ce cadre, ou dans la faille involontaire de ses "défauts".


2- Défauts et ruptures du cadre...Changements de place, et acte rééducatif.


2-1- Kevin ne peut décider de l'arrêt de sa rééducation, d'une place de sujet autonome et "séparé": il ne l'a pas "commencée" en tant que tel...

      Un "défaut" du cadre met en évidence l'importance de certains rites, moments symboliques décisifs de l'inauguration d'une relation rééducative.

      L'enseignante de Kevin 574  me rapporta un jour que le garçon l'avait interrogée à plusieurs reprises sur la date de l'arrêt de la rééducation. Intriguée, elle lui avait conseillé, chaque fois, de m'en parler. Kevin ne l'avait pas fait. J'attendais donc qu'il l'évoque lui-même. Bien que son évolution plutôt positive ne s'opposait pas vraiment, à mon sens, à un arrêt, je considérais que rien ne pressait. Il apportait à ce moment-là de nombreuses et importantes questions sur la mort, celle de son chien, celle de l'enfant d'un ami de sa mère, etc...(Peut-être parlait-il de "la mort" de la relation rééducative, et je ne l'entendais pas?)

      Après quelques séances de la sorte, dans laquelle il n'abordait pas le sujet, je me décidais à "lui tendre la perche", et lui demandais s'il avait déjà pensé à arrêter son travail de rééducation. Il me raconta alors ce que je connaissais de ses demandes à son enseignante, et de la réponse de celle-ci.

      Voici notre échange 575  :

      J: - Pourquoi ne l'as-tu pas fait?

      K: - Je le fais maintenant.

      Je l'interroge sur la raison qui a pu l'empêcher de le dire, alors qu'il s'exprime librement d'habitude. Il répond qu'il ne sait pas. Que s'est-il passé? Se souvient-il de la manière dont s'est décidée sa rééducation? Qui a décidé? Il énumère alors toutes les personnes qui auraient pu le faire:

      K - la maîtresse? le directeur? ma mère? Toi?...

      J- Qui reste-t-il?

      K - Moi, non,... le directeur?

      En reprenant rapidement mes notes concernant la chronologie de nos rencontres, je m'aperçois soudain de ce qui s'est passé, et je lui en parle. Nous avions commencé à nous rencontrer pour les séances préliminaires, une seule fois avant les grandes vacances, à la suite de la rencontre avec sa mère. Nous avons repris, comme prévu, en septembre. Prise dans l'action, j'avais oublié de marquer la scansion et l'inauguration de la rééducation, par la question que j'avais pourtant annoncée en juin, en présence de sa mère, de sa décision de rééducation. Il apportait du "matériel", ses préoccupations, ses questions, j'avais considéré implicitement sa décision comme un fait acquis. D'où, à présent, sa difficulté à envisager même que la décision de l'arrêt pouvait lui incomber, en tant que sujet responsable et reconnu. La seule personne qu'il avait éliminée d'office, à peine prononcée, dans cette recherche de la personne décisionnaire, effectuée à partir de mon incitation, c'était lui-même.

      Qu'en était-il de sa décision présente? Kevin déclara aller beaucoup mieux "dans sa tête", et ne plus avoir besoin de la rééducation. La situation familiale s'était décantée d'ailleurs depuis le début de nos rencontres, et il voyait plus souvent son père. Bien que son enseignante avait eu l'occasion de me dire quelque temps avant qu'elle ne considérait plus Kevin comme un enfant en difficulté, nous convînmes que je m'en assurerai auprès d'elle. S'il en était ainsi, nous arrêterions notre travail après deux rencontres à venir. C'est ce que nous avons fait.


Effet dans l'après-coup" des rites inauguraux. Un acte du rééducateur qui donne la parole au sujet.

      Souvent, les collègues enseignants jugent lourde la procédure d'analyse de la demande et d'indication. Il arrive qu'en tant que praticien, nous soyons tentés de penser la même chose et, par souci "d'efficacité", de "brûler des étapes". Les nombreux échanges que nous pouvons avoir à ce sujet, montrent que les enseignants n'admettent pas toujours non plus le fait de demander l'avis de l'enfant quant à la décision de rééducation. "S'ils en ont besoin, disent-ils, c'est pour leur bien!" Force est de constater que l'école demande rarement l'avis des enfants en ce qui les concerne. Un autre argument, non négligeable, concerne le statut de cette "décision" de rééducation. Nous avons déjà posé cette question ici même. "Qui" décide, en réalité? L'enfant, poussé par ses parents ou par son maître? L'enfant seul, alors qu'il n'est pas sujet autonome, qu'il n'est, justement pas, "séparé" du désir de l'autre, alors qu'il est "pris" dans ses symptômes? Veut-il faire plaisir à ce monsieur ou à cette dame qui n'ont pas l'air méchants, après tout? Il semble qu'un exemple comme celui de Kevin peut mettre en évidence que cette décision, même si elle n'est pas "une vraie" décision sur le moment, est, de la part du rééducateur, un acte de reconnaissance symbolique de l'enfant en tant que sujet, qui, en tant que tel, peut avoir des effets après-coup. Il ne peut être escamoté.

      Il en est, semble-t-il, de même de l'énonciation du cadre, qu'il faudra, sans doute rappeler, au fil du temps. Ceci ne dispense en aucune manière de le poser, au départ, comme acte instituant, et comme repère à tout ce qui va se jouer à l'intérieur de ce cadre. Un rite, ce n'est pas rien...


2-2- Lucien, en éprouvant la capacité de la rééducatrice à tenir la fonction contenante et la fonction conteneur, construit sa confiance dans le cadre, et investit positivement la rééducation.

      Brèche dans une fonction "idéalement contenante".

      Les "démons" du sujet peuvent s'y engouffrer.

      Fiabilité du cadre psychique apporté par l'adulte.

      Tout enfant a besoin, pour se construire, de connaître les limites de l'adulte et s'il croit à ce qu'il dit. Pour m'engager avec quelqu'un dans un travail qui va m'impliquer au plus au point, puisqu'on me propose dans ce lieu et ce temps rééducatif de représenter ce qui m'empêche d'être bien où je suis, c'est-à-dire à l'école, et de parler de ce qui encombre ma pensée, j'ai besoin de savoir jusqu'où je peux aller et à qui j'ai affaire, à qui je m'adresse. Pour éprouver le cadre, la mise en acte est plus efficace que la verbalisation qui peut en être faite. La mise à l'épreuve du cadre, si elle peut être opérante, n'en est pas moins, dans la plupart des cas, involontaire, inconsciente.

      Lucien, neuf ans, élève de Cours élémentaire 2ème année, a commencé sa rééducation début novembre. Très rêveur, il était en échec scolaire massif, et ne s'intéressait pas aux activités scolaires. Il s'exprimait peu, et d'une manière laconique. Le père agriculteur, avait déclaré, à propos des difficultés de son fils: "Je ne suis pas au courant". Il avait autorisé la rééducation "parce que le maître l'avait demandé". Lucien disait qu'il "savait lire, mais pas écrire les mots". En réalité, il déchiffrait, mais ne donnait pas de sens à ce qu'il lisait. Son maître, lors de la demande d'aide, le décrit: "il ne tient pas compte des explications données, et refuse de reconnaître ses erreurs. Il ne semble pas conscient de l'ampleur de ses difficultés". A propos du travail scolaire, Lucien me dira: "Moi, ça rentre, ça sort." Réfugié dans des mécanismes de défense très rigides, il semblait avoir accepté la rééducation, sans grande conviction.

      Lucien semblait avoir peu investi le lieu rééducatif. Par notre contrat, il avait été convenu qu'il viendrait seul en séance. Il arrivait systématiquement en retard ou bien oubliait de venir. J'ai appris un jour que, c'était un garçon de sa classe, "rééduquant" lui aussi, qui lui rappelait l'heure, s'étant donné, sans doute, cette "mission".

      Dans ce contexte difficile, comment se passaient nos rencontres? La plupart du temps, Lucien marmonnait, comme s'il acceptait de parler, à contrecoeur, sans vouloir communiquer. J'ai pu, cependant, par mes sollicitations, apprendre qu'il aimait la mécanique, la nature, les animaux ("il ne se sentait bien", d'ailleurs, "qu'avec eux"). Il a évoqué, d'une manière laconique, un conflit permanent avec son père. "On ne se parle pas beaucoup". Il comptait reprendre le travail de l'exploitation agricole et donc, "il n'avait pas besoin de travailler à l'école pour cela", disait-il. Les arguments contradictoires, du côté de la réalité, que je pouvais lui présenter face à cette conviction, ne semblaient pas le toucher. Lorsque j'ai abordé la question des retards et des oublis de séances de rééducation, Lucien a répondu qu'il n'a "pas envie de venir à l'école". Je me suis interrogée aarrs sur le devenir de notre travail, sur mon propre désir de travailler avec ce garçon, et sur la possibilité d'une position nette de ma part. Je projetais de lui exprimer mon impossibilité de continuer à être sa rééducatrice dans ces conditions. Le respecter dans ce qui me paraissait être un refus non exprimé de sa part, lui permettre de le dire, à ce moment-là, me semblait-il, pouvait être la seule aide en mon pouvoir. Je me proposais, lors de notre huitième rencontre, et selon ce qui se passerait dans cette séance, d'entrer dans la logique du garçon, en lui posant la question de sa responsabilité et de son choix de venir, ou non, en rééducation.

      Lorsque Lucien arrive, il marmonne. Je lui demande d'articuler, car je ne comprends pas ce qu'il dit. Il se met alors à crier 576  :

      L- Si j'ai pas envie de parler?

      Je lui rappelle l'objet de nos rencontres, mais que, s'il ne souhaite pas parler avec des mots, je peux l'admettre. Il peut dessiner, ce sera aussi une manière de se parler.

      Il prend un petit personnage et commence à en dessiner le corps, en en traçant le contour sur une feuille. Puis: - Non, j'ai pas envie, ça m'intéresse pas le bonhomme.

      Je lui demande s'il a une autre idée? Non, il n'en a pas. Il me voit alors écrire sur ma feuille: "Qu'est-ce que vous faites-là?"

      (Je lui explique)

      L- Alors, écrivez que je suis au chômage.

      Il reprend son dessin, lui ajoute une tête.

      J- Qui est ce personnage?

      L- Je sais pas,...c'est vous!...

      Il prend alors un plaisir évident à barrer le personnage, rageusement, et il commente

      L- Le massacre...des trous de mitraillette, on coupe la main à la tronçonneuse; un couteau dans le coeur, du sang...

      J'interviens alors pour écrire sur son dessin: "tête de la rééducatrice", "main", comme une légende de dessin scientifique. Interloqué, il ralentit son geste. Je lui demande de trouver un titre à son oeuvre. S'il le veut bien, je l'écrirai.

      L- "Massacre à la tronçonneuse...c'est moi qui l'écrit".

      Il est soudain apaisé, et me demande l'orthographe de certains mots. Il se reprend quand il y a trop d'erreurs. Il ajoute quelques dessins: le couteau, la tronçonneuse, et écrit le nom à côté, comme je l'ai fait, comme une légende.

      

      Comment pouvons-nous "lire" ce qui s'est passé?


Face à un "discours du Maître", à une exigence nouvelle faisant brèche dans une fonction "idéalement contenante", Lucien a exprimé ses tensions pulsionnelles et destructrices. Emergence d'affects retenus, refoulés.
Fonction contenante et fonction conteneur de la rééducatrice.
Médiatisation, symbolisation. Une voie pour devenir élève.

      Touchée, destabilisée par cette séance, j'en ai parlé en groupe de contrôle. M'est apparu alors, l'aspect transférentiel de cette scène. Lucien avait pu exprimer avec moi, sur moi, les conflits qui le tenaillaient, et, tout particulièrement, le conflit avec son père. Mes demandes vis à vis de son marmonnement, reçues comme des exigences, les contraintes liées au cadre rééducatif, et le rappel des règles pour lesquelles nous nous rencontrions, avaient pu déclencher son agressivité retenue, refoulée à tel point que sa parole ne pouvait se dire. Cette demande faisait rupture, constituait un écart, par rapport au cadre permissif (quant au contenu), que j'avais instauré. Je changeais de place et j'adoptais un "discours du maître", dans le sens que Jacques LACAN donne à cette position.

      Le dessin avait permis que cette explosion très forte des tensions pulsionnelles et destructrices soit médiatisée, et ne soit pas vécue comme dangereuse, au sein d'une relation suffisamment bonne, malgré tout. Je n'ai pas été détruite par son agressivité. J'ai accueilli ses mots (fonction contenante) et je les ai aidés, par la médiation de l'écrit, à accéder à un niveau de symbolisation suffisant pour qu'ils soient "décontaminés" (fonction conteneur, qui s'apparente à la fonction alpha de la mère, décrite par BION). Ces mots, Lucien pouvait les faire siens à nouveau, les reconnaître, pour les écrire, ayant changé de place, ayant pris de la distance, apaisé. Il était devenu tout à coup un élève qui s'inquiète de l'orthographe d'un mot. Il a pu ainsi sortir de cette explosion pulsionnelle d'agressivité et de destructivité dans laquelle il s'était enfermé. Par mon incitation à écrire, par le fait d'écrire avec lui, nous étions alors dans une communication non plus imaginaire du registre amour/haine, mais dans un échange symbolisé, médiatisé.


Un tournant décisif dans le processus rééducatif de Lucien. Il construit sa confiance dans le cadre.

      La confiance se gagne, elle n'est pas acquise d'emblée. Elle se construit, en fonction de la fiabilité du cadre psychique apporté par l'adulte. Il n'y avait aucune raison pour que Lucien me fasse confiance d'emblée. Nous nous connaissions depuis peu de temps. Nous avions vécu une crise. J'avais montré à Lucien que je pouvais survivre, que je pouvais ne pas être détruite psychiquement par son agressivité. " La crise est vécue comme éclatement du conteneur, la menace d'un désétayage... (une mise à l'épreuve) de la solidité, la fermeté et la capacité à contenir du cadre et du thérapeute...(on) doit pouvoir compter sur ces vicariances actives dans le processus où (l'on)) est engagé: (on) ne peut pas changer d'appui et il est périlleux de ne pas mettre cet appui à l'épreuve" (KAES, 1979, p. 49). Je formulais alors l'hypothèse qu'à travers notre relation qui semblait s'être nouée à présent, Lucien pourrait comprendre l'intérêt de communiquer par la parole, et que cela pourrait lui servir d'étayage pour le reste. Peut-être avait-il pu vérifier que je l'acceptais tel qu'il était, à partir de ses intérêts et de ses difficultés, malgré ses colères. J'ai donc modifié ma position par rapport à celle que je tenais avant le début de cette séance, et pensé qu'un travail rééducatif, peut-être, était possible ensemble.


Peut-on parler "d'attaque du cadre rééducatif" par Lucien?

      En refusant la parole, en refusant de communiquer, Lucien refusait-il le cadre? Il avait accepté la rééducation "du bout des lèvres", m'avait-il semblé. Il était évident qu'il n'était pas engagé dans la relation.

      BLEGER précise qu'il y a "deux cadres, celui qui est proposé et maintenu par l'analyste et consciemment accepté par le patient et celui du « monde fantôme » sur lequel le patient projette. » (in KAES, 1979, p. 262). Si toute règle est faite pour être détournée, quand il y a eu adhésion, tout est différent. C'est une des raisons pour lesquelles toute déviation par rapport au cadre, celui-ci une fois posé et accepté de la part de l'enfant du fait de son acceptation de la rééducation, est significative, et se doit d'être parlée. A contrario, lorsque l'enfant n'a pas adhéré au cadre, même s'il a accepté consciemment la rééducation, on ne peut parler « d'attaque du cadre ». Ses écarts, ses déviations par rapport au cadre posé, sont à considérer comme des manifestations de son propre fonctionnement psychique. "Ce n'est pas parce qu'on a défini des règles et un cadre que celui-ci devient un tiers pour le patient; un tiers imposé de l'extérieur est loin de devenir automatiquement un tiers symbolique et une élaboration interne." (BARBIER, 1980).

      Où en était Lucien, quant à lui, à la suite de cette séance?


Lucien intériorise le cadre, qui devient un tiers dans la relation. Il investit positivement la relation rééducative et entre dans un processus rééducatif.

      J'attendais avec une certaine curiosité, une certaine inquiétude également, la séance suivante. Comment Lucien allait-il gérer l'espace rééducatif à la suite de cette séance?

      Il est arrivé à l'heure, et seul, et me l'a fait remarquer. Je n'ai pu m'empêcher de sourire intérieurement en me disant:- Il est venu constater si j'étais toujours en vie, après un tel "massacre". René KAES décrit les sentiments qui agitent les acteurs de la crise, après l'expression de leurs pulsions agressives et destructrices. Il leur est nécessaire ensuite de s'assurer de ne pas "être rejeté du champ du désir de l'autre, craintes paranoïdes mais aussi détresse dépressive d'avoir détruit fantasmatiquement le contenant et le contenu maternel". (KAES, 1979 p. 49). Lucien a-t-il voulu vérifier que je l'accueillais, sans reproches ni rancune? Sans doute avait-il besoin de ce lieu, ou bien sa culpabilité était-elle trop forte? S'il était arrivé ce jour-là avec ponctualité, seule la poursuite de cette ponctualité serait significative, me disais-je.

      Il a évoqué le bricolage d'une carriole avec son frère aîné, en précisant: "Il n'y a qu'avec lui que je m'entends." Cette séance fut paisible, sereine. Il dessina et parla un peu plus que d'habréude. Tout n'était pas gagné pour autant, mais le cadre avait pu jouer, pour lui, la fonction de soutenir l'enfant "y compris s'il se dilue; c'est comme un ventre qui lui permet d'exister quand bien même il n'existerait plus; c'est le corps du travail qui va s'engager avec un adulte.". (BIODJEKIAN, 1987, p. 73).

      A partir de ce moment, il est arrivé à l'heure, et n'a plus "oublié". Nous avons travaillé ensemble avec le support de deux médiations. Le dessin permettait progressivement à Lucien d'écrire une ou deux phrases en rapport avec l'histoire racontée. Dans des jeux, il acceptait peu à peu de respecter les règles. Son maître m'annonçait, trois mois après, que Lucien s'intéressait à la classe, "il démarre", rapporta-t-il. En mathématiques, il réussissait bien. J'étais un peu surprise, malgré tout, de ce "démarrage"...


2-3- "Pouce!...ce n'est plus du jeu!" Double rupture dans le cadre rééducatif, et changement de place de Marie-Ange.

      Changements de place, et acte rééducatif.

      Toute séparation, toute fin, même si elle est prévue, annoncée, demande un travail d'élaboration, une mise en mots, afin que cette séparation soit symbolisée, constructive, structurante, intégrée par le sujet. La question se pose différemment lorsque cette séparation est imposée de l'extérieur de la relation: les parents qui interrompent brutalement la relation, un déménagement soudain...Ainsi, les séparations ont semblé s'accumuler, dans l'histoire de Marie-Ange 577  . Les aléas, les avatars administratifs, qui ont été à l'origine de la suppression d'un poste de rééducateur dans notre RASED, m'ont fait solliciter un autre poste. J'ai donc du annoncer mon départ à Marie-Ange. J'ai appris, pendant la même période, qu'un déménagement de la famille de la fillette, était prévu. La période était peu favorable, la mère de la fillette allant à nouveau très mal, mais je n'avais pas le choix .

      Nous nous sommes retrouvées, après une interruption d'une semaine, due à un séjour de sa classe en montagne. A ma question et proposition, elle répondit qu'elle s uhaitait continuer à être aidée. Il est normal et nécessaire, je pense, de proposer à l'autre de continuer à être aidé, s'il le souhaite. On peut transmettre un dossier, parler "d'un cas" avec celui qui est censé poursuivre le travail. On peut envisager de reprendre les choses où elles en étaient, ou presque, dans un registre cognitif. Cependant, au niveau du transfert, rien ne peut se reprendre, se poursuivre, puisque ce qui est en jeu, c'est une rencontre entre des personnes. Toute idée de "poursuite" du travail" est illusoire à ce niveau. Tout est toujours à reprendre. Une nouvelle relation doit tenter de s'inaugurer, forcément "autre"; avec le risque que l'enfant refuse d'entrer dans une nouvelle relation, et ceci d'autant plus que le transfert était important avec la personne précédente.

      Lors de la séance suivante, qui est notre avant-dernière rencontre, lorsque je vais la chercher à l'école, elle refuse de venir. Alors que, dans les premiers temps de notre relation, je n'insistais pas toujours pour l'emmener, ressentant chez elle une certaine angoisse à quitter sa classe, cette fois, je maintiens fermement ma position, croyant entrevoir un petit sourire, et une position possible de jeu de sa part. Elle s'enferme cependant dans son refus, s'arc-boutant. J'ai le sentiment très net alors qu'elle ne peut sortir de ce rôle qu'elle vient de se donner. Je la prends donc sous mon bras, et nous sortons de la classe ainsi, puis allons au bout du couloir. J'accompagne mon geste de paroles, tentant de transformer cette "prise de pouvoir sur elle" de ma part, en jeu. Elle se laisse d'abord faire, raide comme un bout de bois, puis s'agite et commence à crier. Je lui parle toujours, et la repose à terre, mais lui impose de me donner la main sur le trajet. Elle crie dans la rue. Je continue à lui parler et en particulier de sa colère.

      Dans la salle, elle reste debout, les mains derrière le dos, me tournant elle-même le dos. Je lui parle alors de mon départ, de sa colère, que je comprends, et qu'elle est en droit d'exprimer: elle pense peut-être que je l'abandonne. J'évoque les nombreux changements prévus pour elle, et lui parle de son inquiétude. Je parle de son séjour en montagne, de son rhume (je l'ai déjà mouchée plusieurs fois pendant le trajet), de la veste qu'elle n'a pas quittée...en réalité, je tente de maintenir le lien entre nous par la parole...cherchant une issue, une faille, par laquelle quelque chose d'elle pourra déverser son trop-plein...

      Elle se décide alors à se mettre en mouvement, très lentement, avec une grande tension de tout le corps, tension et angoisse perceptibles alors que je ne la vois que de dos. Elle décroise d'abord les mains, fait un pas, puis deux, toujours en évitant de me regarder, et donne de grands coups de pied dans le gros ballon, lieu des "auto-calins" 578  . Je commente sa colère à la première personne "Comme je suis en colère,... ballon je ne veux plus te voir!..."Elle va lentement vers le tableau noir qui est propre, et avec de grands gestes pour "effacer" dit: "J'efface tout". J'évoque alors sa place qui était réservée en rééducation pendant son absence, le fait que je savais où elle était, qu'elle est là aujourd'hui, moi aussi, que l'on peut garder des souvenirs lorsque l'on part, et que l'on n'a pas besoin de tout effacer...

      Marie-Ange trace avec des mouvements saccadés des traits en tous sens sur le tableau, puis jette une craie, puis deux au sol. Je réfrène mon premier mouvement "éducatif", de maîtrise, qui aurait consisté à tenter d'interrompre son geste, le jugeant inopportun en la circonstance, et je lui rappelle simplement qu'elle devra ranger la salle avant de partir, tentant de maintenir, en me référant au cadre, quelque chose de symbolique, dans ce qui me paraît être une confusion imaginaire ou fantasmatique actuelle (c'est, dans le cadre posé au départ, une règle qu'elle a toujours acceptée, même si cela n'a pas toujours été facile).

      Elle lance les craies plus fort, le sol étant recouvert de moquette. Son geste nerveux, saccadé, impulsif, libère sans doute une certaine jouissance. Je rappelle la règle "on ne casse pas exprès". Mais, même si, j'en suis consciente, Marie-Ange "teste" les limites, jusqu'où elle pourra aller, je prends là encore ce risque, et accepte quant à moi de voir un certain nombre de craies cassées, sentant confusément que l'enjeu est beaucoup plus important que cette règle de fonctionnement, rappelant simplement qu'elle devra ranger. Toute la boîte de craies se retrouve ainsi éparpillée sur le sol. J'accompagne toujours, comme je le peux, ce passage à l'acte de la fillette, de mes paroles sur l'expression de sa colère. "Tous tes morceaux de colère sont par terre à présent...Il y en a partout, mais elle est en tous petits morceaux, ta colère à présent..." Marie-Ange, attentive soudain, sourit, apaisée. Je lui propose alors de l'aider à "ramasser les morceaux".

      "Je prends cette boîte" dit-elle. "Et moi, celle-ci".

      Elle s'applique alors à ramasser le moindre petit bout de craie, alors que j'évoque la difficulté éventuelle de la dame qui fera le ménage. Le rangement devient un jeu, presque une compétition à qui en ramassera le plus.

      Pour partir, Marie-Ange me tend spontanément la main et la garde sur plus de la moitié du trajet. Réalisant alors, peut être, cette position incongrue pour elle, (elle ne donne jamais la main à personne), elle lâchera alors ma main, mais restera auprès de moi jusqu'à sa classe.

      Que s'est-il passé?


"Redonner du Jeu...", en changeant de place.
Symbolisation, métabolisation des affects. L'acte rééducatif. Changement de place de l'enfant comme effet du changement de place du rééducateur .

      Même si nous pouvons toujours réfléchir dans l'après-coup à ce qui s'est passé en séance, analyser la relation, nous en distancier, au moment de la séance elle-même, nous devons agir "au jugé", dans un tâtonnement, un bricolage plus intuitif que rationnel. "Nous y sommes", et nous ne pouvons penser, sous peine de ne plus y être. C'est d'ailleurs ce qui fait l'essence même de la relation, sa possible existence. Nous ne pouvons "être" à la fois , et nous "regarder être". "Là où je pense, je ne suis pas", et par conséquent, "là où je suis, je ne pense pas"... souligne Jacques LACAN (1967-1968). Ce n'est que dans l'après-coup, que nous pourrons dire si notre action a eu ou non des effets.

      Il semble bien que l'approche de cette séparation, précédée d'une absence de sa part, dans le contexte de l'incertitude d'un déménagement de sa famille, a réveillé pour Marie-Ange d'autres séparations, d'autres ruptures, d'autres angoisses, antérieures et plus profondes. Il semble également que "ma prise de pouvoir" envers la fillette, ma position de maîtrise inhabituelle à son égard, a eu des effets sur elle. Il y a donc eu double rupture du cadre rééducatif, à deux niveaux. Il semble, cependant, que quelque chose a pu s'élaborer, se métaboliser, c'est-à-dire, se symboliser, se transformer.

      On peut faire l'hypothèse qu'une irruption de "réel" l'a submergée. Ce réel se traduisant intrusivement en angoisse, l'a plongée d'abord dans la sidération, puis dans des "agir" pulsionnels que ma parole a tenté d'accompagner. Peut-être que mes paroles, mon incitation à en exprimer quelque chose, ma capacité à l'accueillir ainsi, ont pu permettre une première transformation de l'angoisse en ces différents "agir": des coups de pied dans le ballon puis des gribouillis au tableau exécutés à la manière d'un agir pulsionnel, enfin les craies jetées avec force à terre. Mais aussi, auparavant, une parole, terrible: "J'efface tout!"...Parole qui accompagne une action (d'effacer), action hautement symbolique me semble-t-il, et directement ancrée dans le transfert de notre relation. On peut entendre qu'elle efface, ou plutôt déclare vouloir effacer notre histoire..."Acting out" ou passage à l'acte, lorsqu'elle lance les craies?

      "L'acting-out, dans une recherche de la vérité, mime ce que (le sujet) ne peut dire, par défaut de symbolisation" (CHEMAMA, 1993). La personne n'y est pas sujet, elle est mue par son inconscient, elle ne sait pas ce qu'elle montre. L'agir se traduit par des comportements impulsifs, défenses contre une angoisse trop violente. Mais l'acting-out est aussi demande de symbolisation à l'autre. C'est à l'autre qu'est confié le soin de mettre des mots, car "se taire est métonymiquement un équivalent de mourir." (id.). "Durant une analyse, l'acting-out est toujours le signe que la conduite de la cure est, du fait de l'analyste, dans une impasse." (ibid.). L'acting-out peut se produire quand l'analyste se comporte en maître par exemple. C'est ce que j'ai fait par "ma prise de pouvoir" à l'école maternelle, mais de plus, je "l'abandonne". Notre relation peut bien se présenter pour elle comme une impasse. Personne ne peut vraiment interpréter l'acting-out. Par contre, le changement de place de l'aidant, une modification de son écoute, peuvent être opérants, et permettre au sujet de s'insérer à nouveau dans un discours.

      Dans le passage à l'acte, qui se traduit lui aussi par un agir impulsif inconscient, le sujet "se laisse tomber" lui-même. Il est confronté, dans une identification, à ce qu'il est comme objet pour l'autre, objet que l'on peut laisser choir, que l'on peut rejeter, déchet ("objet a", dirait la théorie lacanienne). "...le sujet, tel Gribouille, apporte la réponse du manque...de sa propre perte...( LACAN, 1964, p. 239)...Le fantasme de sa mort, ou sa disparition, est le premier objet que le sujet a à mettre au jour dans cette dialectique, et il le met en effet."(id. p. 240). L'angoisse qui est attachée à cette confrontation est insupportable, incontrôlable, porte son poids de réel, et situe le sujet hors du fantasme. Toute symbolisation est alors impossible, l'émotion est extrême, le sujet s'offre à l'Autre incarné imaginairement, comme si cet Autre pouvait jouir de sa mort. Il n'y a pas d'interprétation possible du passage à l'acte. C'est "une demande d'amour, de reconnaissance symbolique, sur fond de désespoir" (id., p.240 ), une victoire de la pulsion de mort.

      Nous ne pouvons pas ne pas évoquer l'image de ces craies jetées à terre...images d'elle-même comme objet de l'Autre, comme déchet que l'Autre rejette?

      Marie-Ange n'exprime-t-elle pas ici une réponse, désespérée, à la question primordiale qu'elle pose depuis notre première rencontre: "Que suis-le dans le désir de l'Autre?" Ce passage d'elle-même à une représentation métaphorique par des craies ne suppose-t-il pas déjà un minimum de symbolisation, de métabolisation de la part de la fillette, un premier travail d'élaboration? Fallait-il interrompre cet agir? Marie-Ange ne se mettait pas en danger, ni ne me mettait en danger. J'ai choisi de l'accompagner par la parole, mais aussi par la manifestation d'un changement de place de ma part, par mon écoute, alors que j'avais eu en quelque sorte au début de notre rencontre, ce jour-là, une position de "maître", au sens des quatre discours décrits par LACAN (1969-1970).

      Changement de place, changement de discours. Quitter la position de maîtrise et de Sujet-supposé-savoir: ("Je sais ce qui est bon pour toi Marie-Ange, j'ai décidé qu'aujourd'hui tu viendrais en rééducation" qui aurait pu se poursuivre par: "Tu ne dois pas jeter les craies par terre, tu ne dois pas casser les craies" ou bien encore: "Je n'accepte pas que tu hurles dans la rue, que les gens se posent des questions sur notre passage, que tu gardes ta veste, que tu passes ta séance à me tourner le dos, que tu donnes des coups de pied dans le ballon", etc...) a peut-être permis que la rééducatrice occupe à ce moment précis une position de "semblant d'objet a" pour l'enfant, place de l'objet de désir, place qui seule permet à l'autre de dire quelque chose de son désir. Le changement de place du rééducateur semble bien constituer une condition fondamentale de l'émergence de l'acte rééducatif: "Il y a acte parce que le rééducateur a accepté de laisser les idéaux de côté, de faire silence pour laisser être la parole de l'autre. Il y a toujours dans l'acte quelque chose qui échappe aux règles du contrat. L'acte se situe malgré la loi, en dépit du savoir." (MENARD, 1994, p.79).

      Le savoir sur elle-même était restitué à Marie-Ange, et de ce fait, elle aussi changeait de discours. Quelque chose d'une béance, d'un écart étant entrouvert, un peu de réel a-t-il pu se symboliser? Marie-Ange pouvait, peut-être, passer de "l'acting-out" ou du "passage à l'acte", accompagné de jouissance mortifère, à une parole véritable. L'important, je crois, est qu'il y a eu effet de mes paroles peut-être, de mon changement de place surtout, parce qu'il était en accord avec mes paroles, et peut-être acte rééducatif, dans le sens que Augustin MENARD lui donnait à Nîmes en 1994 (p. 78): "Qu'on dise" ne tire sa certitude que de l'acte même de le dire et des effets qui en résultent. Le sujet (de l'inconscient) n'est pas dans l'acte, il y est avant, il y est après, et il en est modifié. Dans le temps même de l'acte, c'est de l'insondable profondeur de l'être qu'il s'agit soit de ce sujet inatteignable de la pulsion." Quelque chose s'est dénoué, s'est débloqué, le changement de la fillette a été radical ensuite. Elle est retournée dans sa classe, apaisée, joyeuse...

      Peut-on penser, à la lumière de cette séance, que Marie-Ange a pu vivre dans ce moment de notre rencontre, la possibilité d'élaborer et d'exprimer ses sentiments, non plus dans le seul registre de la frustration imaginaire, mais aussi dans un registre symbolique, passant par des actes, mais aussi des paroles, même si ces paroles lui étaient "prêtées" par la rééducatrice? Toute castration symboligène, celle qui fait avancer, qui est structurante pour le sujet, passe notamment par des actes et par la parole.


"Jeu de société", jeu socialisé.

      Notre dernière rencontre, la semaine suivante, a été très paisible. Elle m'a tendu la main et a marché ainsi avec moi pendant les trois quarts du trajet, à l'aller et au retour. Elle a parlé en route, sautillé sur un pied, légère, et m'a demandé si j'irais la voir danser à la fête de l'école. Dans la salle, elle a choisi le jeu de "Labyrinthe", y jouant seule, cherchant à associer les cartes identiques de "trésors" avec ceux de la plaque support... Recherche de soi, des trésors en soi, des trésors de la rencontre...?

      Marie-Ange avait encore du chemin à parcourir semble-t-il, avant d'affirmer vraiment son désir de sujet "séparé". Les difficultés importantes et réelles de la mère, ses périodes dépressives qui la rendaient "absente" aux siens, dans la réalité ou psychiquement, faisaient que sa fille s'accrochait désespérément à cette imago maternelle, avec une grande difficulté sans doute à investir celle du père sans redouter la perte de l'amour maternel. Elle est entrée donc au CP sans avoir pu, me semble-t-il, vraiment élaborer quelque chose de l'Oedipe, tout ce qu'il est nécessaire d'élaborer dans le registre de la métaphore paternelle afin de pouvoir véritablement entrer dans les apprentissages.

      J'ai appris en septembre que des démarches étaient en cours pour une aide auprès de Marie-Ange par le CMP, suite aux conseils des services sociaux à la famille...J'ai su, plus tard, que son CP ne s'était pas si mal passé, puisqu'elle avait appris à lire.


2-4- Des "défauts et des ruptures du cadre", et leurs effets sur le processus rééducatif de l'enfant. Proposition de synthèse partielle.

      Ces trois moments de rencontres rééducatives, mettent l'accent sur des changements de place qui semblent avoir été opérants. Le changement de place du rééducateur, qu'il ait été "manqué", à un moment donné, avec Kevin, ou qu'il se soit produit, d'une manière imprévue, au gré des événements de la rencontre, comme avec Lucien ou Marie-Ange, a entraîné un changement de place de l'enfant, et a signé ce que l'on peut qualifier "d'acte rééducatif". Un acte "qui échappe à tout contrat", rappelle Augustin MENARD. Un acte, non calculé, non prévisible, qui surprend, au sens fort, les interlocuteurs. Il échappe au savoir, dit encore Augustin MENARD, parce qu'il laisse advenir la parole de l'autre, l'enfant.

      Chaque enfant vit une situation singulière, aucun parcours rééducatif n'est réductible à un autre. Comment répondre à la question générale: "Qu'est-ce qui est rééducatif?", sans trahir la spécificité de chaque rencontre? Il nous faut mettre de côté un moment le regard et la voix de Kevin, de Lucien ou de Marie-Ange, pour nous interroger sur ce qu'apporte de nouveau à nos analyses précédentes, en ce qui concerne la seule intelligibilité de ce que serait un processus rééducatif, ces moments de rencontre, relatés ici. C'est dire que nous ne reprendrons pas, en détail, dans notre tableau de synthèse, ce qui a déjà été relevé, dans les tableaux précédents. L'indication d'une fonction, ou d'un indicateur de l'évolution de l'enfant, , lorsque cela s'avère nécessaire, devrait suffire.

      
Tableau : Défauts et ruptures dans le cadre...
«Effets» sur le processus rééducatif des enfants, et «effets» de ces processus sur le développement de ces enfants. Propositions qui semblent avoir été «rééducatives»
Décide de sa rééducation et de son arrêt, en tant que SUJET responsable de lui-même.

EXPRESSION des tensions pulsionnelles et agressives dans le TRANSFERT.
Emergence d'affects retenus, refoulés.

Mise à l'épreuve inconsciente
- du cadre
- de la capacité contenante et conteneur de la rééducatrice à le maintenir

SYMBOLISATION, METABOLISATION des affects, des émotions.

EFFETS DE L'ACTE REEDUCATIF
CHANGEMENT de PLACE
de l'enfant
Donner la parole au sujet
Importance de la séance inaugurale de décision de sa rééducation par l'enfant.
Importance des rites inauguraux.

Fonction contenante
Fonction conteneur

Brèche, écart, dans une fonction « idéalement » contenante
Fiabilité du cadre psychique apporté par l'adulte.

Médiatisation de la relation par le symbolique
- le dessin
- la parole
- l'écrit.

CHANGEMENT de PLACE du rééducateur
ACTE REEDUCATIF

      C'est par des "vignettes cliniques" que nous avons cherché, dans ces deux premiers points, à repérer les "effets" du cadre rééducatif, sur le processus de l'enfant. Dans ce but, nous avons repéré des "moments" spécifiques dans lesquels les fonctions de ce cadre pouvaient apparaître, soit dans les effets attendus, soit, dans un surgissement, surprenant les partenaires de la relation. Il nous faut à présent, interroger l'ensemble du processus d'un enfant, afin de tenter de saisir ce qui appartient à ces "effets du cadre", dans le déroulement même de ce processus. Nous suivrons pour cela Benoît.


3- Benoît peut utiliser son imaginaire et (re)découvrir ses capacités créatives.

      Le cadre rééducatif, dans ses différentes fonctions, a constitué la "colonne vertébrale" des rencontres avec Benoît 579  . D'une manière plus visible, peut-être, que pour d'autres enfants, vu l'importance des difficultés du garçon, les fonctions et les effets de ce cadre, apparaissent dans leurs différentes dimensions. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de relater ici, les "effets du cadre" dans la durée d'un processus rééducatif, qui s'est déroulé sur presque deux années scolaires.

      Elève de Cours Moyen première année, Benoît, dix ans, était suivi en psychothérapie au Centre médico-psychologique depuis cinq ans. Sa personnalité présentait, semble-t-il, des "traits psychotiques", sans être dans une pathologie affirmée. J'arrivais dans une nouvelle école, en remplacement d'un collègue rééducateur parti à la retraite, qui travaillait déjà avec Benoît. J'avais rencontré le psychothérapeute du CMP afin d'estimer avec lui la pertinence de cette aide rééducative, et afin d'en situer, le cas échéant, les objectifs, les limites.

      Le garçon évitait, autant que faire se peut, toute "trace". Il lisait assez bien mais rejetait, chaque fois que possible, tout écrit produit ou non par lui. Il en était au point de ne plus rien faire en classe, même pas copier, ni "faire-semblant" de travailler (ce sont les paroles de son maître). Nous avions convenu avec le psychanalyste, le garçon étant en telle difficulté dans l'école, en telle souffrance, qu'il semblait utile de lui offrir un "relais", véritable "lieu tiers" de parole, au sein même d'une école dans laquelle il ne trouvait que peu de satisfaction, de plaisir, d'espace de "respiration".

      Toute sollicitation de l'imaginaire plongeait Benoît dans l'angoisse. Son "moi rétréci" semblait très refermé sur ses défenses. Comment ouvrir une brèche sans trop de danger pour lui? Nous avions formulé le projet que mon aide tenterait de réconcilier Benoît avec son imaginaire, en sollicitant ce dernier, en faisant le lien avec le principe de réalité, et en tentant de l'articuler avec "du" symbolique, dans l'ici et maintenant des histoires que le garçon construirait, peut-être, en séance de rééducation. Il est vrai qu'il est inhabituel et insolite de conjuguer psychothérapie et rééducation. L'analyse que nous avons fait des repères possibles en vue de l'indication de rééducation, semble infirmer cette possibilité. Il s'agit de deux indications différentes. Pourquoi avons-nous cependant choisi d'évoquer ce "contre-exemple" qui semble contredire toutes nos analyses antérieures?

      Si nous rapportons quelques moments de notre rencontre avec Benoît, et de son évolution, c'est que ce garçon, en grande difficulté et en grande souffrance, a exprimé plus nettement que d'autres, peut-être, les questions en jeu dans ces rencontres rééducatives. Les repérer, nous permet d'être vigilant, attentif, en alerte, pour tous les autres. Cette situation, "limite", nous rappelle également que, si un cadre est indispensable, il est tout aussi nécessaire de le soumettre à l'analyse. Le cadre est un guide, un "garde-fou", il ne doit pas devenir un carcan. Si le cadre permet de poser les "règles du jeu" de la rencontre, il a également une fonction singulière dans chaque situation.

      Le premier entretien avec Benoît et sa mère illustre particulièrement bien la nécessité absolue de fermer symboliquement la porte du lieu rééducatif de l'enfant. Cette nécessité a été confirmée par la suite. Nous déroulerons dans le temps, nous soumettant aux nécessités de l'exposé, ce fil de notre analyse qui concerne les interactions "Benoît-mère-lieu rééducatif", pour reprendre, dans un deuxième axe d'analyse, ce qui s'est passé dans les relations cadre-processus pour Benoît.


3-1- Clôture symbolique du lieu rééducatif: une aide à se séparer, pour Benoît.


3-1-1- Une fonction du cadre: poser des limites dedans/dehors.

      Tentatives d'envahissement du lieu rééducatif par la mère.

      Protection du lieu rééducatif contre le désir d'emprise ou de maîtrise parental.

      Lors de notre première rencontre, en septembre, la mère de Benoît parle beaucoup, avec un débit très rapide. Elle déverse son discours dans un flot continu. Lorsque je peux trouver un court espace pour intervenir, tentant de lui faire préciser ou compléter ce qu'elle vient d'énoncer, ou me risquant à apporter une note discordante à ses affirmations, elle ne m'entend pas, et ne tient pas compte de mon intervention. Elle explique ainsi être partagée entre le désir de vivre à nouveau avec un mari dont elle vient de divorcer, mais qu'elle voit très souvent, le soir, quand les enfants sont couchés, et le souvenir de "l'avoir foutu à la porte" (sic). Elle présente ce mari comme ayant été violent avec elle et ses enfants, peu fiable, ne tenant pas parole, y compris pour la pension alimentaire. Le frère de Benoît est depuis peu en famille d'accueil et en thérapie à l'Hôpital de Jour, après avoir subi un viol. Quand elle en a "ras le bol" (sic), elle menace ses deux autres enfants: "Je leur dis, je vais vous placer et je m'en vais". (Elle répétera ces propos lors d'entretiens ultérieurs. En janvier, elle reprendra et ajoutera: "Parfois je dis que je vais les placer, que je comprends pourquoi les femmes se tuent."). Elle reconnaît être presque toujours présente à l'école. Elle reste en effet derrière les grilles pendant les récréations, "pour surveiller que personne n'attaque mon fils". Il lui est arrivé d'intervenir elle-même, entrant dans l'école pour disputer un enfant. Elle rapporte qu'elle n'a pu résister et qu'elle est entrée plusieurs fois également pour montrer à Benoît un achat qu'elle venait de faire pour lui. Elle parle de la récente incarcération de son mari, et des visites de Benoît à son père. Elle insiste, à plusieurs reprises: "Si vous saviez comme il lui ressemble, les cheveux, les yeux, tout!" Et, s'adressant à son fils: "Tu es beau comme ton père.". Elle voudrait que je voie le père, pour m'en rendre compte.

      La mère évoque ensuite la possibilité de fêter les anniversaires de sa fille et de Benoît:

      - "Ensemble, cela coûterait moins cher."

      Le garçon s'écrie alors: - Je veux pas tout mélanger!

      Elle présente Benoît comme exigeant, réclamant toujours quelque chose, et elle ajoute: - Comme il sait que je cède toujours...

      Alors que je prends des notes, elle me demande tout à coup: - Qu'est-ce que vous faites de ce que vous écrivez?

      Je la rassure sur le caractère strictement personnel de mon écrit. (Je pense alors qu'elle a une grande habitude des enquêtes sociales).

      J'aurai de grandes difficultés à interrompre l'entretien avec la mère. Elle tente de le poursuivre sur le pas de la porte, puis dans le couloir. C'est à ce moment-là qu'elle me demande:- Je voudrais que vous expliquiez à Benoît comment on fait les bébés. Vous savez mieux faire que moi. J'ai peur de le choquer. J'ai dit: "Une graine dans le nombril". Mais il m'a demandé: "Par où ça sort?" Il pose la question depuis longtemps. J'ai dit: "Quand tu seras grand", mais je vous demande de lui expliquer, vous. Je lui ai parlé de tout: de la drogue, du sida, des préservatifs...après, par où ça sort, je ne sais pas lui dire. Je ne veux pas le choquer...

      En partant, la mère me demande quand nous allons nous revoir. Je lui réponds que je lui ferai signe quand cela me paraîtra utile, mais qu'elle-même peut me contacter.

      Je décidais alors de poser des limites strictes aux visites de cette mère trop envahissante, qui risquait de prendre possession du lieu rééducatif de son fils, si on la laissait faire. La parole de Benoît: "Je veux pas tout mélanger" prenait un accent de vérité face à cette mère qui mélangeait tout. Il apparaissait urgent de tenter de séparer les différents lieux de vie du garçon, afin de contribuer à un travail de différenciation de sa vie, de celle de ses parents. Mais les choses n'étaient pas aussi simples. C'est la raison pour laquelle nous devons poursuivre sur ce thème, avant d'analyser les interactions au sein de nos rencontres singulières.

      Si le thérapeute de Benoît m'avait expliqué qu'il s'était donné comme tâche de proposer son propre manque, sa propre faille, au sein des séances de psychothérapie, comment travailler avec ce garçon, dans un cadre de rééducation? Benoît rencontrera cette faille avec la rééducatrice, sans aucun doute, dans la mesure où elle ne se propose pas pour le combler, ni pour être comblée par lui. Comment contribuer, conjointement avec l'intervention de l'analyste, mais d'une place différente, à aider Benoît à se séparer de sa mère?


3-1-2-Des places différentes. "Je veux pas tout mélanger".

      J'avais eu quelque difficulté à faire entendre à la mère l'objet de la rééducation et ses modalités. Il m'apparaissait cependant que cette mère avait voulu se montrer à moi comme une "bonne mère", s'occupant bien de ses enfants. Elle avait dit s'être occupée elle-même du placement du fils aîné, alors que je savais qu'elle y avait été contrainte par jugement. Cette famille était connue de tous les services sociaux, des services de police, etc...de la ville. J'étais nouvelle dans l'école, dans la ville, et je bénéficiais en quelque sorte à ses yeux d'une position de "non-savoir" par rapport aux événements de la réalité. Je décidais de tenir cette position, acceptant sa version des faits. Je pensais pouvoir, peut-être, me trouver ainsi dans une position privilégiée pour éventuellement contribuer à restaurer chez elle, quant à ces événements passés, une image de "mère suffisamment bonne", ce qui pourrait avoir des effets bénéfiques sur Benoît. Je pourrai toujours manifester mon désaccord sur d'autres points du présent (ce qui n'a pas manqué de se produire).

      Restituer aux parents leur place de parents, dans la mesure du possible, semble être en effet un socle sur lequel peut se construire le travail rééducatif de l'enfant. A aucun moment, le rééducateur ne peut être "le bon parent" ou "un meilleur parent", dans la réalité de l'enfant. Il doit donc être vigilant à ne pas se substituer imaginairement aux parents et à ne pas les disqualifier. Quels qu'ils soient, et sauf cas exceptionnel de danger pour l'enfant, le principe de réalité impose de penser que cet enfant a besoin de ses parents, et qu'il doit "tâcher de se débrouiller avec ces parents-là"...

      Pour pouvoir apprendre à l'école, pour pouvoir passer du symbiotique au symbolique et pour pouvoir se séparer de sa famille, nous avons rappelé que l'enfant doit:

  • " avoir investi des représentations parentales en tant qu'objets de désir,
  • avoir investi ces représentations dans une dominance positive,
  • avoir fait usage du refoulement,
  • avoir expérimenté le retour du refoulé à la conscience sous une forme condensée et déplacée: "histoires", "mythe individuel",
  • pouvoir métaboliser, sublimer." (DIATKINE, 1991) 580  .

      Les parents de Benoît ne facilitaient pas la tâche de leur enfant. Trop préoccupée par ses propres questions, en situant au premier plan ses besoins sexuels de femme, la mère ne prenait en compte, ni ses enfants, ni la violence qui pourrait revenir à la maison. Elle me donnait une "place maternelle complémentaire", en me demandant d'assumer ce qu'elle ne parvenait pas à faire (informer le garçon des questions concernant la naissance). Le père retournera peu après en prison pour délit de fuite après avoir causé un accident de voiture grave, alors qu'il roulait sans permis, et en état d'ivresse. Comment aider Benoît à se faire une place d'enfant, alors qu'il était "pris en otage" dans les problèmes de ses parents? Telle était la question qui se posait dès lors à la rééducatrice de Benoît, que j'étais.


3-1-3- Le lieu rééducatif comme lieu tiers au sein de l'école, pour exister en tant qu'enfant. "Je suis trop collé à ma mère".

      Benoît exprime sa difficulté d'enfant, et symbolise sa difficulté à "se séparer".

      Au mois de mars, la mère apporte dans le lieu rééducatif, ses problèmes de couple et ses démêlés avec la maîtresse de son mari, événements auxquels Benoît a été directement impliqué, pris comme témoin. On lui a demandé de prendre parti. La mère est hors d'elle et envisage divers passages à l'acte que je tente de tempérer. Je tente surtout de répéter fortement à la mère la nécessité pour les enfants d'être en dehors des histoires des adultes, mais j'ai le sentiment qu'elle ne m'entend pas, que c'est une chose impossible pour elle. J'apprends incidemment que Benoît dort avec sa mère "quand il a peur". Sous le coup de la colère contre le père, elle nie son manque, en tant que femme, et nie le père, pour Benoît. Au cours de ce deuxième entretien en présence de son fils, elle déclare qu'elle ne veut plus du mari, qu'elle s'en passe très bien et que l'on peut exister sans le père.

      - Benoît n'a plus de père", dit-elle. Elle ajoute qu'elle veut faire déchoir son mari du droit de visite. Pendant ce temps, Benoît modèle un animal qui me fera penser à une chouette, dont il troue le dos avec le doigt, comme une petite caverne.

      Après le départ de sa mère, je lui demande ce que c'est. Il répond ne pas savoir, mais déclare, à propos du creux: "C'est une grotte". Je suis encore sous le coup de cette rencontre éprouvante avec la mère, et je lui dis: " Tu aimerais avoir un coin comme cela pour te nicher?" Il approuve aussitôt.

      Benoît n'a-t-il pas symbolisé, pendant cet entretien, la relation de complétude dans laquelle il est avec sa mère? Comment Benoît, actuellement, peut-il exister? "Tout se rattache au fait que l'enfant est donné à la mère comme substitut, ou même équivalent, du phallus" (LACAN, 1956-1957, p. 67). Benoît semble se proposer comme objet qui pourrait se loger dans le manque de sa mère, pour la combler. "Cette mère inassouvie, insatisfaite, autour de laquelle se construit toute la montée de l'enfant dans le chemin du narcissisme, c'est quelqu'un de réel, elle est là, et comme tous les êtres inassouvis, elle cherche ce qu'elle va dévorer...Le trou béant de la tête de Méduse est une figure dévorante que l'enfant rencontre comme seule issue possible dans sa recherche de la satisfaction de la mère." (LACAN, 1956-1967, p. 125).

      Actuellement, Benoît protège sa mère, et elle a besoin de lui. Il la complète. Il dira, lors de la séance suivante, alors que les services sociaux semblent vouloir concrétiser leur idée de son placement dans une maison d'enfants:- J'aimerais pas aller en pension. Je m'enfuirai. Je suis trop collé. Moi, j'aime bien ma mère". (En juin, alors qu'il est toujours question d'un départ éventuel que la mère refuse avec force, il exprimera sa situation ainsi: "Je suis accroché à elle").

      Dans la mesure où la mère nie son manque et annule la fonction du père, Benoît n'a plus qu'une ressource, "trouer" la mère, tenter de provoquer ce trou, ce manque, pour exister. Cette négation du père fait barrage à la fonction symbolique séparatrice de ce père. La négation, l'annulation de la mère "porte sur un lieu précis: l'inscription du Nom-du-Père au lieu de l'Autre maternel." (GUY, 1986, p. 25).

      Au début de la séance suivante, Benoît m'annonce:- Moi, j'ai dit à ma mère que je m'occupe plus d'eux...C'est leur affaire".

      (J'entends: "si je le pouvais", et je lui réponds: "Mais ce n'est pas facile...")

      Il reprend son modelage troué, le gratifie de "débile", et précise qu'il est "entre les deux, à moitié méchant, et à moitié gentil. Comme les bandits quand ils veulent se montrer gentils... Ni oiseau, ni personnage."

      Benoît confirme ainsi, semble-t-il, qu'il y avait un lien entre cet oiseau et sa mère.

      Il choisit de prendre les marionnettes, et inventera sa première "vraie" histoire, dans la mesure où elle est un tant soit peu construite, dans l'espace-temps rééducatif. Je suis spectateur 581  .


3-1-4- Une séparation possible? Le rééducateur comme tiers.

      En septembre (deuxième année de la rééducation de Benoît avec moi), je rencontre le père, la mère et Benoît. Le père effectue alors "un séjour" (qui durera environ trois semaines), dans sa famille.

      Benoît est assis entre ses parents, mais très proche physiquement de son père. Je suis surprise de lui voir prendre la main de celui-ci, la caresser, la poser sur sa joue, poser sa tête dessus, comme un très petit enfant. Le père se prête volontiers à ce contact, lui caressant la joue à son tour. Cet entretien à trois sera très difficile. Les problèmes du couple, la demande d'amour et de présence de la femme à son mari, prend le pas sur les préoccupations concernant Benoît. Le mari ne répond pas à sa femme mais m'adresse de la tête des gestes de dénégation ou d'exaspération. La mère me prendra à témoin de la ressemblance entre le père et le fils, et ajoutera, soulignant ainsi une autre ressemblance du père et du fils: "Il fera comme lui, il me quittera". Benoît, devant cette assertion, et rendu fort, peut-être, par la présence de son père, par ma présence aussi, en tant que tiers, confirme instantanément: - "Oui, je te quitterai. Tu ne crois pas que je vais vivre toute ma vie avec toi? Il faudra bien que tu me laisses partir. Moi aussi je vais faire ma vie.

      Je m'interrogeais sur la place possible pour Benoît: homme pour la mère, petit enfant pour son père. A quel moment pouvait-il avoir dix ans? Quand pouvait-il être reconnu, exister, à une place compatible avec un enfant de son âge? Le lieu rééducatif, complémentaire, mais différent de la classe, n'était-il pas un lieu privilégié pour cela?

      La mère, dans son fonctionnement personnel, mettait Benoît en place de signifiant du père, et ne lui donnait pas une place d'enfant. Il devait prendre soin d'elle. Ce signifiant devait être incarné pour cette femme, et il était vicariant. C'était Benoît, c'était le père, ce pouvait être le frère que la mère exigeait de "récupérer" (sic) si Benoît devait partir. Il n'y avait pas de manque, pas de trou symbolique chez cette femme. Le désir de la mère pour le père semblait cependant avoir été suffisamment opérant pour que Benoît ne soit pas psychotique. Il avait pu accéder à certains symbolismes, entrer dans les apprentissages, il savait lire, même si certains acquis paraissaient superficiels, "de surface", sans lien entre eux. Les défenses de Benoît étaient très importantes et les trois protagonistes familiaux (père-mère-Benoît) retiraient des bénéfices certains de leur système relationnel.

      En novembre, Benoît rapporte que le père est retourné vivre "chez sa copine". Il ajoute: "Moi, je m'en fous, il fait ce qu'il veut. mais il est fou mon père. Elle a quarante quatre ans, et lui, seulement trente-six! Elle se met beaucoup de crème anti-rides!"

      Benoît a surtout parlé de sa famille et de ses préoccupations familiales en présence de celle-ci, ou tout de suite après. Parmi ses fonctions, le cadre rééducatif avait dû remplir celle de protection contre le désir d'emprise, de maîtrise de la mère, qui s'exerçait dans sa famille et vis à vis de l'école. Il avait dû être une protection contre son intrusion. Il avait dû interdire l'envahissement du lieu rééducatif de Benoît par cette mère. Il n'était pas possible d'ignorer complètement la famille non plus. Les préoccupations de Benoît, tellement imbriquées avec celles de ses parents, nous contraignaient à tenter de travailler, tant faire que se pouvait, avec cette famille. Rencontrer, à intervalles réguliers, les parents en même temps que leur enfant, et tenter d'y tenir une place de "tiers", a peut-être permis, semble-t-il, que certaines choses "bougent un peu" dans leurs relations. Benoît affirmait davantage son indépendance, au bout de deux années.

      Fermer symboliquement l'espace-temps rééducatif de Benoît avait été indispensable d'autre part, pour que quelque chose puisse s'y élaborer pour le garçon. "Je veux pas tout mélanger", avait-il déclaré. Le cadre rééducatif avait réussi à instaurer pour Benoît, me semblait-il alors, un lieu, "quelque chose qui est organisé en termes de places, c'est-à-dire qui a des structures symboliques repérables et nommables, où les places sont assignées. Elles tiennent ensemble." (GUY 1986, p. 25). Dans les moments des rencontres singulières, Benoît semblait avoir besoin que quelqu'un soit là pour "le contenir". Il semblait avoir un grand besoin de la permanence du cadre. Quels besoins Benoît a-t-il exprimé? Sur quels points le cadre rééducatif a-t-il pu répondre, constituer un étayage, des ressources structurantes vis à vis de ses besoins fondamentaux?


3-2- Benoît exprime son besoin impératif d'un cadre sécuritaire et limitatif.


3-2-1- Aider à repérer la différence.

      Certains enfants sont particulièrement angoissés par toute situation nouvelle (certains adultes aussi). Il s'agit dans un premier temps, et avant que tout travail d'élaboration puisse être entrepris, de rassurer, de poser des limites, de construire pour eux un "contenant" possible à cette angoisse. Benoît était de ceux-là.

      Je rapporte ici les principaux points de notre première rencontre, sans la mère, en septembre 582  .

      Benoît- ça sert à quoi la rééducation? A nous taper sur les fesses?...Parce que P...il était "psy" (sic). Madame X... aussi...Je vois plein de "psy"...au CMP aussi.

      Je lui rappelle que je ne suis pas psychologue, mais rééducatrice. Je souligne que P... était rééducateur aussi, et que nous faisons le même métier. Benoît évoque alors ce qu'il fait avec le docteur R...: il parle, il joue aux légo... Puis il reprend: - P...je l'aimais bien. Il était vieux. On parlait aussi de mon père, de ma mère... Vous faites comme P...?

      Je lui réponds que notre travail va sans doute dans le même sens, même si nous ne procédons peut-être pas exactement de la même manière, dans la mesure où nous sommes des personnes différentes.

      Il évoque alors ses vacances de Noël.

      Benoît:- C'est surtout ma mamie N... que je veux qu'elle meure. Elle fait chier (sic). Elle veut toujours C... Elle est belle, C... J'en ai une autre, A... La vraie grand-mère, je sais pas qui c'est..

      (Je lui demande qui sont les grands parents).

      Benoît:- Des parrains qui nous donnent des bonbons, viennent nous chercher et nous font la soupe. Mon grand-père il est très sympa. Il me donne plein de choses. L'autre, je m'en fous. C'est du passé. Je pleure pas. Je l'ai pas connu.

      Je suis né un vendredi 13-11...à quatre heures de l'après-midi. J'avais froid.

      Pourquoi ma mère elle m'a fait vivre? J'ai pas envie d'exister. J'aime pas me voir dans la glace. Je voulais rester dans l'espace ou dans le ventre de ma mère.

      J'entends toutes les questions qu'il se pose à propos de sa naissance, de son existence, de son être. Son rejet de l'image de soi, "colonne vertébrale" du rapport aux autres et à soi-même" 583  , saisie dans le miroir, est-elle à relier à cette difficulté vis à vis de l'imaginaire, à laquelle elle appartient? Si elle constitue la base du narcissisme, de l'estime de soi et de la confiance en soi, son atteinte compromet les capacités du sujet à se construire son identité "séparée", affirmée, autonome.

      Il parle ensuite de ses peurs, liées selon lui aux films qu'il regarde à la télévision, et qui lui font faire des cauchemars. Mais il aime avoir peur, dit-il.

      Benoît:- Quand est-ce que je viens?

      Pour répondre à sa question, je dois imposer ma voix, le faire taire, car il est reparti sur autre chose, comme s'il voulait à tout prix occuper tout l'espace, ne pas laisser de "trou", de blanc, de vide...comme s'il ne voulait pas laisser de place pour la peur, de place pour l'angoisse... pas de place pour ma parole...

      Je lui rappelle le jour et l'heure, je lui donne un repère par rapport à la récréation. Je lui précise que je l'avertirai ou le ferai avertir si je suis absente.

      Benoît:- P...il faisait chier (sic), il manquait tout le temps...J'avais besoin d'aide encore...

      J'entends à la fois sa colère contre P..., sa difficulté par rapport au manque. P... lui a parfois "manqué" ou manqué à ses engagements. J'entends son regret de cette relation perdue, sa difficulté à faire le deuil d'une relation transférentielle mal liquidée, son appel à l'aide. J'entends également un avertissement à mon adresse "Tu n'as pas intérêt à manquer!.

      Benoît:- Moi, je m'en fous de redoubler...de rester ici (à l'école primaire). A dix-huit ans je me casse... A dix-huit ans je m'en fous, je prendrai des bagnoles, des nanas super belles! Ici, il y a plein de filles qui me courent après.

      Je sais que le père vient de sortir de prison pour des vols de voiture, et je pense qu'une identification au père est manifeste!

      Il clôt l'entretien, après ma (discrète) référence au principe de réalité, en lien à ses derniers propos, en se levant. Il veut tout regarder dans la salle. Il explore...

      Notre intention n'est pas d'analyser ici tout le sens du matériel apporté par Benoît qui concerne sa vie personnelle. Il suffit pour nous de l'entendre, pour le sentir en grande souffrance. Benoît disposait d'un autre lieu, la psychothérapie, pour explorer certaines des pistes qu'il lance, ici, en désordre. Notre attention se centre sur l'angoisse exprimée par le garçon face à cette situation nouvelle. Il est déjà venu en rééducation, bien sûr, mais le rééducateur a changé.

      Sa parole, son débit, sa manière de présenter les choses, rappellent étrangement ceux de sa mère. Je suis saisie de cette ressemblance. La non-différenciation des lieux (psychothérapie, rééducation) n'a rien de surprenant, compte tenu de ses difficultés concernant sa construction psychique. Il y a, de toutes façons tellement de "psy", tellement de monde qui "s'occupe" de Benoît et de sa famille (y compris la thérapie de la mère, celle du frère ou celle de la petite soeur qui est envisagée à présent, les éducateurs, les assistantes sociales...), que l'on conçoit la difficulté du garçon à se repérer. Il est vrai également que le manque d'écoute de la mère avait peu permis de poser les choses clairement. Benoît se révélait plus apte que sa mère à entendre, lorsqu'il était seul. Un de mes objectifs devenait donc d'aider Benoît à différencier ses divers lieux de vie, les personnes qui intervenaient auprès de lui et leurs fonctions, sa vie et celle de ses parents. "...aider à repérer la différence. Le lien entre les choses ne peut se faire qu'après la découverte de la différence de chacune d'elles par rapport aux autres...C'est du symbolique...Sinon, il n'y a pas de lien, mais confusion entre elles." (LA MONNERAYE, 1991, p. 128).

      Les paroles qui fusent, se bousculent, au point que je dois parfois en interrompre le flot, les propos concernant des préoccupations multiples, sont ponctuées de questions sur le cadre. Faisons porter le projecteur sur celles-ci.


3-2-2- Rites et protection contre l'angoisse.

      On peut retrouver, entre autres dimensions, dans cette séance avec Benoît, des questions concernant les trois niveaux des rites sociaux décrits par Philippe MEIRIEU (1988).


3-2-2-1- "ça sert à quoi la rééducation? A nous taper sur les fesses?"

      Les rites par rapport aux comportements.

      Symbolisation des positions, des attitudes.

      Benoît, s'il pose à nouveau la question de l'objet de nos rencontres, qui a été énoncé en présence de sa mère, l'associe surtout à une question concernant les "possibles" et les interdits des méthodes. La rééducation est-elle une méthode coercitive pour que les enfants "aillent droit?" Ces possibles concernent les limites, y compris celles de l'adulte. Quel sera le regard de cet adulte par rapport à ce que je ferai ou dirai, s'inquiète-t-il. Quels seront les effets dans la réalité de ce que je donnerai à voir ou à entendre? Ses questions s'articulent directement sur ce qui a été présenté de la rééducation: la liberté de faire ou de parler dans des limites définies, la règle du "faire-semblant", et le non-jugement de la rééducatrice. Quelle distance y aura-t-il entre le discours et l'agir de celle-ci? Jusqu'à quel point croire en l'interdit du passage à l'acte, qui a été posé? "Clarifier assez les limites du possible pour que chacun se sente en sécurité et ne craigne pas, à chaque instant, le débordement de l'affection ou l'inscription de l'agressivité: que la règle, ici, garantisse chacun contre lui-même et contre les autres en imposant la distance requise. Et la distance, cela est bien souvent, tout simplement, l'obligation de surseoir à l'impulsion, car c'est bien dans ce sursis que s'exerce l'intelligence." (MEIRIEU, 1988, p. 97).


3-2-2-2- "Quand est-ce que je viens?"

      Les rites par rapport à la gestion du temps. Consolidation de la capacité à attendre et à anticiper, dans la permanence et la régularité des séances. Symbolisation du temps.

      Benoît explicite ainsi son besoin d'avoir des repères dans la semaine par rapport à nos rencontres, repères qui sont des éléments de sécurité et de structuration du temps. Ses questions concernant les liens de parenté et sa naissance, "La vraie grand-mère, je sais pas qui c'est", reflètent ses réelles difficultés à se situer dans le temps et dans son histoire (chaotique dans la réalité). Benoît ignore tellement de choses concernant sa propre histoire, qu'il semble particulièrement important de lui fournir des repères précis dans l'actuel de sa vie. Le régularité des séances, leur repérage possible par Benoît, peuvent l'aider dans son propre repérage vis à vis de lui-même. Il ne m'attendra pas en vain, ou encore, il ne sera pas à la merci de ma venue à un moment où il ne peut m'attendre 584  . Il connaît particulièrement bien cette situation douloureuse, puisqu'il attend bien souvent un père qui ne vient pas. "Dans le fait de se donner rendez-vous à une heure précise et de respecter cette heure, il y a une reconnaissance profonde de l'autonomie de l'autre." (LA MONNERAYE, 1991, p. 128).

      La régularité et la ponctualité des séances n'est pas sans rappeler la manière dont se construit la capacité de l'enfant à attendre et à anticiper les soins maternels, au sein d'une relation "suffisamment bonne". La "sécurité de base" de l'enfant se construit sur la certitude que ces soins ne sauraient tarder 585  . Sur le plan des préalables nécessaires pour apprendre, Michel 586  a donné une illustration particulièrement éclairante de l'effet du cadre temporel de la rééducation sur la construction et la consolidation de la capacité de l'enfant, à attendre, à anticiper. "Je savais que tu viendrais", avait dit Ismène lorsque j'étais allée la chercher dans sa classe, lors de notre troisième rencontre 587  .

      Ce même objectif est poursuivi par les rituels à l'intérieur des séances. Avec tous les enfants, j'ai adopté une manière d'introduire chaque séance, qui devient rapidement un rituel que l'enfant reprend à son compte. Lorsque l'enfant arrive dans la salle, il s'assoit en face de moi, à la table, et je lui demande quatre choses:

  1. S'il avait pensé me dire quelque chose de particulier;
  2. Comment s'est passée sa semaine;
  3. Comment il prévoit d'organiser sa séance de rééducation aujourd'hui. Quelles activités, dans quel ordre? Pour certains enfants, l'angoisse du "vide" est encore trop forte, et je formule des propositions, en leur rappelant qu'ils peuvent les refuser.
  4. Quel seront le thème, les supports, les personnages, et si possible, les grandes lignes de l'histoire qu'il va construire aujourd'hui.

      Mon intention, évidente, est d'inciter peu à peu l'enfant à se prendre de plus en plus en charge, à devenir autonome, créatif, en construisant et organisant son temps de séance, puis son processus rééducatif, en anticipant les événements et leur organisation.


3-2-2-3- Les rites par rapport à l'espace. Se rassurer, se (re)trouver. Changement et permanence.

      Symbolisation des espaces.

      Tous les enfants sont invités, lors des premières séances, à explorer l'espace de la salle, le matériel qui est à leur disposition. Prendre possession des lieux et du matériel, c'est ouvrir l'espace à l'imaginaire, à la créativité.

      Cette exploration se double manifestement d'angoisse pour Benoît. En particulier, il veut savoir ce qu'il y a derrière une porte autre que la porte d'entrée, ce qui s'y cache... Lorsque je lui dis que cette porte ne sert plus et donne sous un escalier, il veut vérifier par lui-même.

      Il sera sensible, plus tard, au "petit coin" plus intime que j'ai aménagé avec des coussins, un peu en retrait derrière une étagère. Un jour, je l'ai invité à s'asseoir sur les coussins, afin de lui raconter l'histoire "Jacques, le tueur de géants". Tout en écoutant l'histoire, il semblait estimer la distance qui nous séparait, se rapprochant, puis s'éloignant, à plusieurs reprises, cherchant "la bonne distance"...Nous n'avons pu terminer l'histoire, un peu longue. Lors de la séance suivante, Benoît est retourné s'asseoir de lui-même, au même endroit, exprimant sa satisfaction de nous voir installés "comme la dernière fois". Benoît avait intériorisé une proposition et avait instauré, pour lui-même, un rite, un cadre, une marque différenciatrice et symbolique, du "moment du conte".

      Les rencontres rééducatives avec Benoît ont duré presque deux ans (l'arrêt s'est situé début juin de la seconde année). Benoît poursuivait sa thérapie. Il a grandi. La vie familiale avait connu certains événements. Sa position dans la classe était peut-être ce qui évoluait le moins, compte tenu de l'écart accumulé pendant son "retrait" des apprentissages. Pourtant, il y avait bien eu évolution. Comment dire que la rééducation ou la thérapie, ou encore autre chose, était "cause" de l'évolution de Benoît? Nous devons nous contenter de rendre compte de ces changements, et tenter d'établir des liens entre les propositions du cadre rééducatif et ce que nous avons pu constater.


3-3- Regards sur le processus rééducatif de Benoît et sur ses "effets".

      Nous avons analysé à part, ce qui a semblé constituer une évolution du garçon vers plus d'autonomie, et une certaine séparation vis à vis des désirs maternels. D'autres éléments d'évolution ont pu être constatés.


3-3-1- Benoît accepte de faire appel à son imaginaire, et "met en scène" ses préoccupations actuelles.

      Appel à la fonction contenante et à la fonction conteneur de la rééducatrice.

      Constitution d'un espace transitionnel d'échange et de création.

      Les "effets" de la rééducation avec Benoît, ont été qu'il a pu, peu à peu, sortir d'une "diarrhée verbale", d'un flot de paroles qui se présentait le plus souvent sous la forme d'un monologue dans lequel l'autre ne semblait pas exister, pour échanger dans des dessins à deux auxquels il prenait de plus en plus de plaisir.

      Les premières propositions de dessin acceptées par Benoît furent des "squiggles", inspirés de la technique de WINNICOTT 588  . Ce sont les seules "traces" qu'il acceptait de réaliser. Si l'imaginaire s'élabore à partir de la saisie de l'image du corps dans le miroir, l'image de son corps par Benoît semblait peu solide, peu fiable. N'avait-il pas exprimé, lors de notre deuxième rencontre, qu'il n'aimait pas se regarder dans la glace, liant cette image à celle du fait même d'exister? La forme ludique de ces "gribouillages", présentés comme des "devinettes" posées à l'autre, l'avait incité, sans doute, à accepter ce jeu. La participation de l'adulte dans le graphisme, la forme alternative de l'expression, ont permis que se construise un espace transitionnel d'échange et de création, même rudimentaire. Ces dessins servaient de support à construire quelque chose qui pouvait s'apparenter à une "histoire", souvent décousue, mais tentée. Les formes phalliques y abondaient, sans être nommées comme telles, la plupart du temps. Les autres thèmes récurrents, étaient des fantômes, des batailles dans l'espace, très chaotiques, sans suite, des images conflictuelles.

      Son intérêt pour "les fantômes", signifiait-il son intérêt pour les questions sexuelles, dans une pensée trop sexualisée pour être disponible à autre chose, question reliée à celle des origines? Au-delà de la vie, il y a un "avant" et un "après". La mère avait souligné les nombreuses questions de son fils concernant la sexualité. Les réponses actuelles de cette mère, semblaient, non seulement ne pas satisfaire les demandes de Benoît, mais elles pouvaient jeter encore un peu plus de trouble, de confusion, dans la pensée de celui-ci. Je ne souhaitais pas entrer dans la demande directe de la mère (formulée dans le couloir), "d'informer" Benoît, avant que cette demande devienne celle du garçon. Celui-ci avait exprimé, lors de notre première rencontre, son mécontentement " d'être né". Pourquoi n'était-il pas "resté dans l'espace"?

      Si les squiggles ont fait intervenir alternativement chacun des interlocuteurs de la rencontre, dans une production devenue commune, l'intégration de la rééducatrice dans une place reconnue par l'enfant, dans les autres jeux, s'est construite progressivement.

      Nous sommes au mois de mars (première année de rééducation). Cette séance suit une rencontre avec la mère 589  .

      "J'ai pas besoin de vous", déclare-t-il, en choisissant des marionnettes.

      Je serai donc d'abord spectatrice, mais il m'adresse son jeu.

      Benoît: - Je vais vous présenter la poule et le renard. Je cherche le renard. je ne le trouve pas.

      La poule: on s'ennuie, on m'a abandonnée. Je vais chercher le chat. J'espère qu'il ne m'abandonnera pas.

      Benoît met en scène une bataille entre le chien et le cochon, puis il m'appelle:

      - Viens, j'ai besoin de toi. Tu prends le coq et tu vas les séparer.

      (En réalité, je n'y arriverai pas car la seule chose possible pour le coq sera de recevoir des coups, de la part des deux autres personnages)

      

      Est-ce sa solitude, qu'il exprime ainsi? Son "abandon" par son père? Cette "bataille" entre chien et cochon, avec un coq qui ne peut que recevoir "des coups", est-ce sa propre représentation, au sein du couple parental? Est-ce ma position, "entre-deux" également, représentation de cette fonction "contenante" et "conteneur", entre ses parents et lui, entre son univers mental chaotique et le monde social et scolaire? Toujours est-il qu'il m'intègre peu à peu dans son jeu.

      Lors de la rencontre suivante, il instaure un "jeu interactif" en m'interpellant comme spectateur, avant de me demander d'animer un personnage avec lui, pour un jeu commun.

      Dans cette histoire, "un chef de village à chapeau rouge, gentil", se bat contre "un monstre à cornes". (Il précise que cette nuit il a fait un cauchemar dans lequel il y avait "le diable aux cornes"). Le chef tue le diable. Un "chat magique" intervient et une nouvelle bataille se produit.

      A un moment donné, je ne comprends plus, et je demande si le chat est mort.

      Il m'interpelle:- Comment? Vous avez payé le film, il faut regarder!

      Ah! madame, vous avez vu? un mot était écrit: "Monte dans cette capsule, elle t'emmènera tout droit vers la pièce magique.". Ah! une flaque! Il faut du sang pour me tuer! J'ai du sang, je vais tuer la flaque...Au revoir. Toute la terre est sauvée...

      Benoît parvient, ici, semble-t-il, à exprimer quelque chose des conflits qui le préoccupent, à représenter, peut-être, certaines de ses peurs, à les symboliser. Depuis sa naissance, le garçon a connu les conflits violents entre ses parents. Il connaît actuellement un conflit interne et personnel difficile, "vécu de déliaison" par excellence, puisque les services sociaux parlent de le séparer, dans la réalité, d'une mère à laquelle "il est collé, accroché".

      Si cette histoire semble mettre en scène, dans un premier temps, l'opposition imaginaire: méchant-gentil, amour-haine, la fin de l'histoire voit réapparaître des thèmes archaïques et pulsionnels, qui étaient le lot des "histoires" antérieures de Benoît. Le thème de la vie et de la mort y sont présents, mais une ouverture se dessine, peut-être, avec ce que l'on pourrait entendre comme une question concernant l'énigme de la naissance, puisque tout ce sang sert à tuer, mais aussi à naître, à "sauver la terre"...

      Ces premières constructions, très rudimentaires, archaïques, paraissent exprimer son propre monde pulsionnel, des questions non formulées sur son identité sexuelle, comme les histoires familiales dans lesquelles il s'est trouvé pris depuis sa naissance, et sur lesquelles des mots n'avaient pas été mis. Pris en tenaille entre deux informulables, il pouvait, peut-être, en lien avec un adulte "contenant" et "conteneur", utiliser son imaginaire pour "inventer", sans trop d'angoisse.

      Benoît réalisera d'autres mises en scène à partir des marionnettes, dans lesquelles nous animerons des personnages différents.


3-3-2- "J'ai trop d'embrouilles aujourd'hui dans la tête"...

      Benoît construit "un parcours" pour des billes et commence à élaborer son parcours rééducatif, à créer des liens dans le temps entre les séances.

      C'est notre vingt cinquième rencontre. Benoît ne parvient pas à choisir une activité qui lui convienne, il ne veut (et ne peut) inventer des histoires, exprimant par cette phrase, sa difficulté actuelle. Il choisira, en fin de compte, la construction d'un circuit de billes, sur lequel il portera une attention inhabituelle. Il reprendra ce jeu lors de plusieurs rencontres. Benoît me demande ensuite de lui raconter "une histoire de géants". Je cherche parmi ceux que nous possédons dans la bibliothèque, et lui en propose plusieurs. Il choisit un titre significatif, lorsque l'on pense que, pour l'enfant, les "géants" sont souvent les parents: "Jacques, le tueur de géants" 590  .

      Dans cette construction pour les billes, ma participation a suivi le même "parcours" que pour les marionnettes. Il veut d'abord faire seul, mais tient à ce que je regarde ce qu'il fait. Il me demande de venir à côté de lui. Puis il me demandera mon aide ponctuelle. A la treizième séance, je note qu'il déclare, en arrivant:- Vous allez m'aider à faire le jeu de billes!

      Je note que Benoît, lors de notre rencontre suivante, s'inquiète en arrivant, de l'état du circuit de billes que "nous" avons construit lors de la rencontre précédente. Il est heureux de le retrouver intact, et très fier lorsque je lui dis que certains enfants l'ont apprécié et ont joué avec. A partir de ce moment, il demandera parfois de conserver, d'une séance sur l'autre, un modelage, par exemple, construisant ainsi des liens entre les rencontres, élaborant l'histoire de sa rééducation. Il fera remarquer, alors, qu'il pense à venir, à présent (il oubliait toujours, auparavant), signifiant ainsi son investissement positif du lieu rééducatif.


3-3-3- Instauration, acceptation, et demande de règles. Le rééducateur comme tiers entre l'enfant et sa mère.

      Il instaurera des règles autour du circuit de billes qu'il a construit, puis il les respectera scrupuleusement. Benoît acceptera peu à peu de perdre, lorsque nous jouons ensemble à des jeux codifiés. Il attend "sa revanche" pour la séance suivante.

      La mère de Benoît avait répété à plusieurs reprises, à propos du frère qui venait à la maison en fin de semaine: "Il ne veut plus repartir. Il est malheureux là-bas, dans sa famille d'accueil. Chez moi, il fait ce qu'il veut." Aucune règle structurante ne semblait régir le fonctionnement de la famille, en effet. La question des règles à donner a été évoquée plusieurs fois lors d'entretiens avec Benoît et sa mère. Le garçon demandera devant moi à sa mère, d'énoncer des règles précises lorsqu'il reçoit à la maison son unique copain, plutôt que de mettre celui-ci à la porte quand elle ne le supporte plus. Est-ce ma place de "tiers" qui a permis que cette demande se fasse? Demande on ne peut plus explicite de règles, de loi, faisant fonction séparatrice de "métaphore paternelle".


3-3-4- Benoît choisit un jeu qui interroge l'identité. Il s'interroge sur le désir, pose des questions sur la parenté et la généalogie.

      Le plaisir de découvrir des énigmes.

      Un de ses jeux préférés deviendra le "Qui est-ce?", dans lequel il s'agit de deviner, par un jeu de questions, quel personnage figure sur la carte tirée par le partenaire. (Il connaît des difficultés sérieuses, dans un premier temps, à ne pas m'interroger sur sa propre carte). Jeu d'identité par excellence, ce jeu sollicite l'échange par la parole. Il tourne autour d'un "secret", d'une énigme à découvrir 591  .

      En avril, de retour des vacances, il dira, en arrivant:

      "J'ai un grand-père R... Il est mort parce qu'il buvait trop. Il s'en foutait de moi. Il est mort avant que je naisse, mais ma mère m'attendait, il lui a dit qu'il s'en foutait. Mon seul ami c'est mon papy. C'est le papa de ma mère. C'est quoi un neveu?"

      Ce grand-père, dont "il se foutait", il l'avait déjà évoqué lors de notre deuxième rencontre. La question, fondamentale pour lui, rejoignait celle de ses origines et du désir qui avait préexisté à sa conception, celle des paroles dites, et répétées par la mère. Son besoin fondamental d'appartenance, d'inscription dans une généalogie 592  , est mis en difficulté par ce rejet de son existence même par ce grand-père paternel. Nous avons construit ensemble son arbre généalogique sur trois générations, et il en était très fier.

      Pendant une assez longue période, il alternera, dans ses séances, le circuit de billes, et ri jeu "Qui est-ce?" S'agissait-il pour lui de "mettre les choses et les gens" à leur place?


3-3-5- Benoît accepte le partage. Le regard des autres: revalorisation narcissique.

      Nous avons noté combien Benoît était fier que d'autres aient apprécié son circuit de billes et l'aient utilisé. Il est vrai qu'ils ne l'avaient pas cassé.

      En classe, le maître, rencontré à peu près à cette période, avait exprimé que Benoît "ne dérangeait pas", et "se laissait facilement oublier", semblant "perdu dans un monde intérieur". Lorsqu'il faisait quelque chose malgré tout, il montrait des capacités intellectuelles, mais il était passif, et ne réinvestissait pas ce qu'il avait appris. Selon l'expression même de son enseignant, "il ne rentrait jamais dans le jeu scolaire, et ne semblait y trouver aucun intérêt". Dans la cour, il était plutôt isolé. S'il "tournait autour des groupes" pour tenter d'y être admis, la plupart du temps, il jouait seul. C'est dire l'importance pour lui de ce regard admiratif des autres, porté sur son "circuit de billes" 593  .


3-3-6- Il accepte le manque, la frustration, mais souffre de ne pouvoir se projeter dans l'avenir.

      Bien qu'il m'ait mise en garde contre sa non acceptation des absences de P..., il acceptera mes absences, toujours parlées.

      Le 19 juin (première année de notre relation), en présence de sa mère, il me demande:- Jeannine, est-ce que tu seras là l'année prochaine? Puis il enchaîne: J'aimerais bien que mon père et ma mère ça soit clair, qu'on sache ce qu'ils font."

      Si nous pouvons entendre dans ces paroles, l'investissement de la rééducation par Benoît, nous pouvons également constater qu'il exprime son besoin de repères dans le temps, et sa difficulté actuelle à pouvoir anticiper, à pouvoir se projeter dans l'avenir, en ce qui concerne sa vie familiale, dans l'incertitude et le remise en question parentale permanente. Je peux, en ce qui me concerne, l'assurer de la permanence et de la fiabilité du cadre rééducatif, dans la limite de mon pouvoir 594  . Nous pouvons constater son évolution, en ce quideoncerne l'acceptation de la frustration, capacité fondamentale devant être construite pour pouvoir "se séparer" 595  .


3-3-7- La découverte des ressources de l'imaginaire culturel.

      "Détour"de l'expression de soi, et fonction de mise à distance.

      Le conte comme contenant et conteneur de l'expression de soi.

      Seules les nécessités de l'exposé nous contraignent à envisager, d'une manière séparée, ce registre. Très tôt, lors de nos rencontres, j'ai proposé des contes à Benoît.

      Nous avons déjà évoqué l'utilisation des histoires, refusées dans un premier temps par le garçon, acceptées ensuite, puis enfin, demandées. Ces histoires ont pu apporter au garçon le témoignage d'un imaginaire culturel, apparaissant comme non seulement sans danger, mais pouvant apporter également du plaisir. Il m'interrogera sur le lien entre imaginaire et réalité dans les histoires que nous découvrions ensemble: "Est-ce possible?" demandera-t-il à plusieurs reprises. Nous lirons des histoires, comme par exemple "Jacques et le haricot grimpant" 596  , proposé par la rééducatrice, "Les trois petits cochons" qu'il a choisi lui-même, et dont il ignore ostensiblement tout ce qui précède l'arrivée du loup. Dans le conte: "Le lion blessé" 597  , Benoît fera du "géant à deux têtes", une représentation du couple parental. Quand il se souviendra de l'histoire, lors de la séance suivante, il dira: "Le père et la mère vont disputer la fille pour sa négligence". Il semble que le conte ait pu jouer pour Benoît sa fonction de contenant et de conteneur, support "détourné" de l'expression de soi, de mise en mots de préoccupations intimes, et sa fonction de distanciation par rapport à cette expression. "Le conte est de l'ordre de la fiction. Mais c'est une fiction qui parle de soi. l'enfant s'y reconnaît sans s'y sentir démasqué, source de plaisir immense." (DARRAULT, 1995, p. 7).

      Nous parviendrons à entrer dans un livre entier, "James et la grosse pêche" 598  , dans laquelle il trouvera du sens pour lui-même, faisant des liens entre l'accident mortel survenu aux "méchantes tantes", et ses propres pulsions agressives. Très intéressé par les sentiments de James à l'égard de ses tantes, il a semblé rassuré, découvrant ainsi, dans des personnages imaginaires, des peurs et des sentiments qu'il éprouve. C'est un des moments où les services sociaux envisagent concrètement un internat à son sujet. Il m'interroge:- Pourquoi elles sont méchantes comme ça ses tantes? C'est la "DDASS" 599  ? (James, le héros du livre, suite au décès de ses parents, est recueilli pas ses deux méchantes tantes). Il poursuit:- On dit que les enfants sont avec des barreaux, on les fait travailler, on les fouette...A ma question, il reconnaîtra qu'il ne le croit pas tout à fait, il se demande... Cependant, il a pu exprimer ainsi ses angoisses actuelles. Il a pu y découvrir également un imaginaire non dangereux, du domaine du rêve, une "parentalité de recours", comme la nomme Jacques LEVINE (dans cette histoire, ce sont les différents animaux qui aident James). Il y est sensible. (C'est cette dimension qui m'avait fait lui proposer cette histoire).

      Je lis, le plus souvent, et il écoute, regardant les illustrations. Je m'aperçois qu'il lit parfois en même temps que moi, car il lui arrive de me reprendre lorsque j'ai changé volontairement un mot qui m'avait paru d'une compréhension difficile. Il acceptera quelquefois de lire (bien), mais il préfère écouter. (Mon objectif n'est pas l'apprentissage de la lecture). Benoît cherchera de lui-même à deviner la suite de l'épisode de la semaine suivante, mettant en oeuvre ses capacités imaginatives et anticipatrices.


3-3-8- Une symbolisation des ressentis, des émotions, en provenance du réel du corps?

      En avril, de la seconde année, Benoît modèle un personnage dont il dit que c'est "un oiseau voleur". Il le décrit: "Des grands yeux, un corps rond, le nez pointu, chauve...Il n'a pas de pieds, il rampe. Il y a un trou pour mettre les bijoux: des colliers, des diamants, des bagues, des bracelets, des chaînes..."

      Je renvoie: "Un trou?" , et je l'invite à dire les mots qui lui viennent à l'esprit, sans réfléchir, à partir de ce mot. Benoît s'y prête volontiers: - Oui,...trou, vide, trou bouché, petit trou,...cratère,...trou de météorite...trou moyen, trou de classeur, du robinet, gouttière, tuyau, eau, extincteur, mousse, feuille...J'ai plus de mots... Je pense d'abord que ce personnage est une reprise de la "chouette trouée", mais j'entends ici des affirmations sur son identité sexuelle, et des mots mis sur la réalité de son corps, de son sexe. Cette direction de sa pensée sera confirmée par d'autres dessins aux formes très phalliques.


3-3-9- Il éprouve du plaisir à maîtriser son temps et son activité.

      Lors de la seconde année de rééducation, Benoît organisera peu à peu ses temps de séance, "prenant les choses en main". Il montre sa satisfaction à maîtriser les événements et à gérer son temps de séance 600  . C'est lui qui distribue les cartes du "Jeu de sept familles", par exemple, d'une "main de maître". Ce détail noté ici, est révélateur en réalité de toute son attitude, plus assurée, plus autonome.


3-3-10- Le "savoir des livres" et la question du désir.

      Lors de notre dernière rencontre, il exprime sa grande difficulté à ne plus "penser tout le temps à son père" qui vit à nouveau "avec sa copine". Comment "faire le deuil du père", pour pouvoir vivre?

      Les jeux de marionnettes nous auront permis d'aborder pour la première fois la question de la différence des sexes. "Le coq fait des oeufs", avait-il annoncé. Nous en parlerons, puis il ira chercher dans une encyclopédie, "dans les livres", la "vérité scientifique" sur la conception et la naissance. Cette fois, la question est directe, il n'est plus question de détour, il n'en a plus le temps:- Comment on fait les bébés? J'ai demandé à ma mère qui m'a dit de vous demander... Pourtant, mon père a donné des petites graines à ma mère et il se fout de nous...

      Pour que son corps ait pu exister, il a bien fallu qu'il ait été créé par deux autres: les parents. C'est sur la question du désir du père que Benoît bute, puisqu'il se sent abandonné par ce père. Cet abandon actuel redouble le premier "abandon", celui qui avait été formulé, avant sa naissance, par les paroles du grand-père paternel. La question de l'énigme de la naissance pose, en amont, et d'une manière plus fondamentale encore, celle du désir de son père pour sa mère, du désir d'enfant de celui-ci. Benoît reprend "le livre" qui l'avait déjà renseigné, et le feuillette. Je tente, quant à moi, de dire l'amour de son père pour sa mère, au moment de la conception, et leur désir d'un enfant, même si les relations entre les parents ont changé à présent. Lui aussi, un jour, quand il aimera une femme, il voudra sans doute faire un enfant avec elle. Comment répondre à la question du désir?


3-3-11- Remarques conclusives sur le processus rééducatif de Benoît.

      L'arrêt de la rééducation a été décidé avec Benoît. La date de cet arrêt a été fixée début Juin, afin de le différencier d'un éventuel départ de sa part, si celui-ci se confirmait. Notre objectif de travail se centrait sur la récupération par Benoît de ses capacités imaginaires et de leur possible symbolisation, d'une mise en route des capacités créatives du garçon. Ces objectifs semblaient avoir été atteints, même s'il n'était pas devenu "un élève" au sens complet du terme. Le psychothérapeute, rencontré alors, faisait les mêmes constats quant à l'évolution de Benoît. Il semblait avoir "dégrippé" ses capacités imaginaires.

  • Le garçon pouvait produire des fantasmes, des "mises en scène",
  • il s'intéressait aux énigmes, il voulait les résoudre;
  • il prenait du plaisir à la fiction; il pouvait trouver du plaisir à imaginer, à lire des histoires, à faire fonctionner sa pensée;
  • il désirait "savoir" certaines choses;
  • il pouvait être créatif;
  • il pouvait "faire-semblant" 601  .

      Si "l'imaginaire est capital pour l'enfant. Il sous-tend deux éléments paradoxaux: la "toute-puissance" et le "leurre".(BAKEROTT, 1991, p. 5), nous avions atteint;, en partie du moins, un de nos objectifs: réconcilier l'enfant avec son imaginaire. Pouvait-il se permettre de penser? "Il convient de retrouver l'action des images inconscientes, de ces images que nous ne pensons pas mais qui nous font penser." (CAVAILLES, 1996, p.2).

  • Benoît s'était construit un espace intermédiaire d'expérience, espace transitionnel d'échange et de création;
  • il était capable de faire des liens entre les séances, d'anticiper, de se remémorer;
  • il devenait capable de tolérer et élaborer la frustration;
  • il pouvait symboliser, élaborer, les émotions, les ressentis en provenance du réel de son corps;
  • il pouvait élaborer l'angoisse, transformer, sublimer les pulsions et disposer de l'énergie psychique ainsi libérée, pour l'investir dans des activités plus construites, plus symboliques;
  • il différenciait bien imaginaire et réalité. Le symbolique semblait pouvoir ancrer cet imaginaire, lui permettre d'être créatif.
  • il était dans une parole qui se caractérisait comme un échange;
  • il tentait de se projeter dans l'avenir 602  .
  • il pouvait jouer , et s'inscrire dans des jeux construits, organisés, codifiés 603  .

      Benoît avait pu trouver ainsi, dans l'espace-temps rééducatif, la satisfaction à des besoins fondamentaux nécessaires à tout enfant pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages 604  . Il avait pu construire et consolider, de même, certaines capacités préalables à cette inscription 605  .

      Avec Benoît, nous avons pu aborder dans la réalité, à partir des histoires imaginaires qu'il proposait, les thèmes de la mort, de la naissance, de la conception, de la différence des sexes, de la différence des générations et des liens de parenté, de sa place dans la cellule familiale, de ses sentiments et affects, toutes ces questions qui doivent être parlées, élaborées, pour qu'un enfant puisse apprendre, et pour qu'il puisse s'inscrire dans la collectivité scolaire 606  . Notre objectif, compte tenu de la non disponibilité de sa pensée, et du retard accumulé déjà au niveau des apprentissages, n'avait pas été de "le mettre à niveau" d'un CM2 dans lequel il allait, de toutes façons, entrer (il venait de refaire son CMI). Il n'avait pas l'âge d'une orientation éventuelle en Section d'Education Spécialisée de Collège. Notre hypothèse était que, à présent, il pouvait mieux " trouver son compte" dans une classe. Peut-être qu'une aide plus pédagogique était à présent envisageable.


Collaboration des intervenants des différents champs de l'aide, dans le respect des différence: une aide au changement de regard sur l'enfant.

      La collaboration avec le thérapeute de Benoît, bien que nous ne nous soyons rencontrés que trois fois, a été un précieux recours, dans un travail parfois difficile, tant en thérapie qu'en rééducation, avec le garçon et sa famille. L'apport était réciproque, grâce à nos places différentes. Benoît avait donné son accord pour nos rencontres, et il en était toujours averti.

      Les échanges avec les deux enseignants de Benoît (sur deux années) ont été nombreux. Un enfant qui ne participe plus à la classe, ou très peu, met son enseignant en difficulté, en échec. Nous apporter réciproquement les indices de l'évolution du garçon, a constitué pour nous un soutien à nos interventions auprès de lui, et pour lui, sans doute, le bénéfice d'un regard plus rapidement positif.


Du choix des médiations par l'enfant.

      Ce qui s'est élaboré à partir du modelage, du circuit de billes, ou encore du jeu de "Qui-est-ce?", "outils" véritablement opérants de la rééducation de Benoît, nous confirme dans le fait que l'enfant sait choisir la médiation qui lui convient le mieux, au moment où il en a besoin 607  . Alors qu'il "avait trop d'embrouilles" dans la tête, il a justement choisi une construction, un parcours, une mise en ordre. Puis il a posé, à partir des médiations qu'il choisissait, certaines des questions qui le préoccupaient, au moment où il ressentait opportun de le faire.


Une progressive maîtrise de l'activité, de la créativité. Un ETAYAGE suivi d'un DESETAYAGE.

      Le parcours rééducatif de Benoît, retracé ici dans ses grandes lignes, n'a pas été linéaire. La nécessité de l'exposé nous a contraints à "gommer" les périodes de "stagnation", voire des périodes "régressives" sur certains points. L'analyse de moments rééducatifs avec Marie-Ange 608  nous a alertés sur la valeur et la nécessité de tels moments. Nous pouvons, par contre, relever combien la maîtrise de son processus rééducatif par Benoît s'est faite progressivement, par étapes. En attente dans un premier temps des propositions de l'adulte, il est parvenu peu à peu à prévoir et à organiser ses activités.

      La fonction et la place de la rééducatrice, selon les périodes, était différente. De spectateur d'un jeu peu symbolisé, contenant et conteneur des émergences pulsionnelles fréquentes, elle devenait adresse de ce jeu, puis était admise dans un échange, dans une communication plus effective, et enfin requise comme "collaborateur" à l'oeuvre commune. Elle devenait "ressource" en cas de difficulté, lorsque la création redevenait personnelle, mais symbolisée.

      Il semble que le processus rééducatif de Benoît, dans son ensemble, puisse mettre en évidence le besoin de l'enfant d'un ETAYAGE, par un cadre contenant et conteneur, protecteur, sécurisant, limitatif et incitateur, différenciateur, et, faisant partie de celui-ci, un rééducateur fiable, suivi d'un DESETAYAGE, lorsque l'enfant s'est construit un cadre interne suffisamment contenant et conteneur, pour symboliser ses émotions et ce qui le préoccupe, et lorsqu'il s'est construit des repères et des limites, ancrés par les processus secondaires et le principe de réalité.

      Notre objectif étant de répondre à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?", comme nous l'avons fait précédemment, nous proposons de reporter dans un tableau de synthèse, en page suivante, ce qui a pu caractériser le processus rééducatif de Benoît, en nous centrant sur les seules articulations entre les propositions faites à l'enfant, et leurs effets. Par souci de clarification, nous nous limitons à ce qui semble "nouveau", ou caractéristique, par rapport à nos synthèses précédentes, dans le processus rééducatif de Benoît. Nous ne reprenons pas, par exemple, ce qui a pu être fonction contenante et conteneur de la rééducatrice, et ses effets. Ils ont été notés dans le développement. Nous tenons pour acquis, également, ce qui caractérise la fonction symbolique du cadre, qui était mise en évidence dans le tableau de synthèse du point précédent.

      
Tableau : Ce qui semble «avoir été rééducatif» dans le processus de Benoît
«Effets» sur le processus rééducatif de l'enfant, et «effets» du processus sur le développement de cet enfant. Propositions qui semblent «avoir été rééducatives».
PROTECTION contre le désir d'emprise et de maîtrise parental
Le lieu rééducatif devient pour l'enfant «son» espace réservé.
Repérage de la différence des lieux, des personnes, des fonctions.
L'enfant peut intérioriser des parents «suffisamment bons»
PROTECTION CONTRE L'ANGOISSE
L'enfant dispose de repères comportementaux, temporels, spatiaux;
Il consolide sa CAPACITE A ATTENDRE, SA CAPACITE A ANTICIPER, sa «sécurité de base», se rassure, se (re)trouve;
Il peut représenter, symboliser ses angoisses.

Il met en oeuvre son IMAGINAIRE, dans des «mises en scène» qui représentent ses difficultés actuelles. Y trouve du plaisir. Différencie imaginaire et REALITE.

Il CONSTRUIT DES LIENS entre les séances: conserve, se remémore, anticipe.
Il construit un «parcours rééducatif»

Il instaure, accepte, demande DES REGLES.

Il PRODUIT, CREE. REVALORISATION NARCISSIQUE
par le regard des autres. Il reconstruit l'estime de soi, avec le support de l'estime des autres.

Il s'interroge par rapport à SON IDENTITE, SA PARENTALITE, SA GENEALOGIE.

S'intéresse et trouve du plaisir à découvrir des énigmes, A FAIRE FONCTIONNER SA PENSEE.
Découvre les ressources et le plaisir de L'IMAGINAIRE CULTUREL: expression de soi, mise à distance, «parentalité de recours», fonction contenante et conteneur.

Accepte et SYMBOLISE LE MANQUE, LE PARTAGE, LA FRUSTRATION.
symbolise les EMOTIONS
en provenance du réel de son corps.

Evolue vers plus D'AUTONOMIE:
fait seul -> rééducatrice comme spectatrice, comme adresse du jeu;
intègre la rééducatrice dans le jeu, jeu interactif, demande d'aide ponctuelle;
constitution d'un espace transitionnel d'échange et de création,
jeu commun, échanges symbolisés.
fait seul, rééducatrice comme «ressource».
va chercher «du savoir» dans les livres.

Eprouve du plaisir à MAITRISER son temps et son activité.
Fonction DIFFERENCIATRICE
Le lieu rééducatif comme lieu TIERS au sein de l'école.
clôture symbolique du lieu rééducatif

limites dedans/dehors
séparation espace de la famille/espace de l'enfant
Restitution aux parents de leur place de parents.
Offre à l'enfant d'une structure symbolique dans laquelle les places sont différentes et repérables.

Le rééducateur comme TIERS entre l'enfant et sa famille

Fonction SECURITAIRE ET LIMITATIVE du cadre.
Rites
par rapport:
(- aux comportements: interdits et permissions)
- au temps: permanence, régularité, ponctualité des séances;
- à l'espace.

Aide à l'enfant à se retrouver dans sa généalogie.
Initiative et choix donnés à l'enfant quant aux médiations, quant à l'organisation de ses séances.
Proposition de Contes

ETAYAGE
DESETAYAGE

      


Conclusion. Le cadre rééducatif, dans ses "effets" sur le processus rééducatif de l'enfant, et sur son "devenir d'élève".

      Martin et Thierry ont posé comme indispensable et première, la confiance dans la discrétion de la rééducatrice, pour qu'une parole puisse être dite dans l'espace-temps rééducatif. En fonction de leur histoire personnelle, en fonction des blessures subies, certains enfants mettent plus de temps que d'autres à accorder leur confiance. L'enfant est très sensible à la clôture symbolique de l'espace rééducatif, conséquence des règles de protection et de sécurité. Le cadre marque ainsi symboliquement pour cet enfant, la différence et la limite, entre le dehors et le dedans, entre lui et les autres, sa différence, sa singularité. Une distinction est ainsi faite d'emblée entre:

  • le dedans et le dehors d'un lieu rééducatif pourtant inscrit symboliquement et institutionnellement dans l'école,
  • ce qui appartient à l'enfant et ce qui ressort de sa vie familiale ou de sa vie sociale.

      Ces questions de différences et de limites, ne sont pas complètement résolues pour nombre d'enfants qui viennent en rééducation, englués qu'ils sont dans une non-séparation de leur désir et des désirs parentaux. Le cadre rééducatif peut constituer un étayage d'abord, un facteur déterminant de structuration de la personne ensuite, du fait de son intériorisation.

      Malaurie, en posant la question des limites entre intérieur et extérieur, nous a conduits à envisager comment cet espace rééducatif, "entre-deux" entre l'espace collectif et social de la classe ou de la famille, et l'espace mental de l'enfant, peut devenir "potentiel" pour celui-ci, et "territoire d'expérimentation" des questions qui le tenaillent.

      Ce que "re-présente" l'enfant, montre à quel point les "histoires" qu'il invente dans cet espace-temps rééducatif, sont des paroles dites à son insu, qui concernent, souvent, des questions qu'il ne s'est pas encore posées. D'où l'importance, pour le rééducateur, de les accueillir, de les soutenir, de les accompagner, mais de ne pas les précéder, ni les dévoiler à l'enfant.

      La rencontre avec Benoît, a permis d'illustrer ces fonctions du cadre, d'une manière exemplaire.


Un processus en trois "phases"...

      En suivant Marie-Ange dans les débuts de son processus rééducatif, dans le chapitre précédent, nous l'avions vue s'installer dans une relation symbiotique imaginaire, vis à vis de la rééducatrice. Nous avions pu argumenter de la nécessité et des apports spécifiques de cette période. Nous avons vu, ici, Marie-Ange changer de position, et parvenir, au sein d'une relation symbolisée, à une position de sujet.

      Denis apporte un autre exemple de "bascule" de la position de l'enfant, de la transformation de la relation. Le cadre, dans sa fonction et ses effets, peut constituer un facteur déterminant de ce moment de passage. Si l'enfant ne l'a pas intériorisé dans un premier temps, il est "déjà-là", dès les premiers instants de la rencontre, sans discussion possible, et il insiste pour remplir sa fonction structurante pour l'enfant, lorsque celui-ci sera prêt à l'intégrer à son propre fonctionnement. C'est cela, peut-être, qui fait de la rééducation un processus "trouvé-créé" par l'enfant, un processus transitionnel, provisoire et transitoire. La castration de l'imaginaire par la parole, l'existence et la reconnaissance du tiers dans la relation, font, que cette relation rééducative devient une relation triangulaire, une relation symbolisée.

      Denis, qui accepte désormais "le partage", "joue" entre imaginaire et principe de réalité, au sein même de ses "histoires" inventées.

      Ismène, qui semble encore engluée dans une relation imaginaire avec sa mère, aborde en rééducation la triangulation d'une relation. Le cadre et ses limites, peuvent jouer le rôle de tiers dans cette relation, la fonction de "métaphore paternelle" et de castration symbolique. Cette "triangulation" pourrait se représenter par le schéma suivant.

      

Schéma : Le cadre, et la parole, comme "tiers", dans une relation rééducative symbolisée

      Ismène peut désormais faire exister le tiers dans des histoires qui quittent le registre exclusivement pulsionnel, pour se symboliser. L'imaginaire symbolisé peut devenir pour Ismène une instance de réparation. La fillette nous a fait apercevoir la troisième phase de tout processus rééducatif. Elle n'y est pas encore installée, mais une brèche commence à s'ouvrir pour elle. L'histoire du livre peut devenir un tiers dans une relation qui s'ouvre vers le culturel. Ce partage du conte avec Ismène, comme ponctuation d'un jeu qui affirme son registre symbolique, constitue, peut-être, un moment de bascule pour la fillette, vers un devenir d'élève. Seule la suite de son processus rééducatif pourra nous en éclairer. Il lui faut, sans doute, cependant, d'abord bien ancrer et assurer sa position de sujet, dans la triangulation, au sein de la relation rééducative.

      Il semble que le cadre rééducatif ait eu une fonction structurante, "des effets", pour Angélique et Alain, ce dont ils témoignent, chacun à sa manière. L'analyse de ce qui a pu se passer lors de situations de "rupture" ou de "défaut" du cadre, a permis de mettre en évidence des changements de place du rééducateur, qui se sont avérés opérants, dans la mesure où ils ont entraîné un changement de place de l'enfant. Si l'exemple de Benoît, comme nous l'avions annoncé, est un "cas limite" de rééducation, il n'en est pas moins significatif, dans son effet de loupe même, de ce qui peut se jouer entre les familles et l'enfant. Nous avons relaté 609  la demande de sa mère à Bernard, lors de notre première rencontre: "Tu me raconteras ce que tu fais avec la dame!".

"Un environnement favorable permet la progression régulière des processus de maturation. L'environnement, toutefois, ne façonne pas l'enfant. Au mieux, il permet à l'enfant de réaliser un potentiel."
WINNICOTT (1965, p. 45).


Chapitre XII.
Construire son histoire.

      Le processus rééducatif de Nicolas se prête bien, nous semble-t-il, à l'analyse de ce qui se joue pour l'enfant lorsqu'il construit son "mythe individuel". Nous avons évoqué la nécessité, pour tout enfant, de construire "de petites histoires", dans un registre fantasmatique, pour donner aux problèmes qui lui paraissent insolubles, une forme acceptable pour lui. Ces "substituts acceptables" de la réalité, lui permettent de poursuivre sa route, en lui proposant, provisoirement, des solutions.

      Qu'est-ce qu'un mythe? "C'est un contenu manifeste" (LACAN, 1956-1957, p. 100). "Ce scénario fantasmatique se présente comme un petit drame, une geste, qui est précisément la manifestation de ce que j'appelle le mythe individuel du névrosé." (LACAN, 1953). Le matériau du mythe, surtout avec des jeunes enfants, est le matériel imaginaire issu de leurs jeux, dessins, mises en scènes. Reprenons ce que Jacques LACAN dit de la fonction de ce "mythe": " Bien que le mythe individuel ne puisse d'aucune façon être restitué à une identité avec la mythologie, un caractère leur est pourtant commun, la fonction de solution dans une situation fermée en impasse, comme celle du Petit Hans entre son père et sa mère. Le mythe individuel reproduit en petit ce caractère foncier du développement mythique, partout où nous pouvons suffisamment le saisir. Il consiste en somme à faire face à une situation impossible par l'articulation successive de toutes les formes d'impossibilité de la solution." (LACAN, 1956-1957, p. 330) 610  .

      Comment se repérer face aux constructions mythiques de l'enfant? Ce contenu manifeste du mythe, "il faut le mettre à l'épreuve." (LACAN 1956-1957, p. 101), afin de pouvoir repérer un quelconque progrès mythique. Il s'agit alors, martèle LACAN, de "ne pas comprendre trop tôt" (id.), de se garder de plaquer du sens, notre sens, sur ce matériau. C'est l'enfant qui interprétera ses constructions mythiques à l'aide de son inconscient. "Il faut aller aux textes, savoir lire et faire de la construction." (ibid., p. 309), "c'est la condition préalable à savoir traduire correctement." (ibid., p. 323). Cependant, "pour qu'une observation soit déchiffrable, il faut que nous commencions par l'analyser." (ibid., p. 392).

      Comment procéderons-nous pour l'analyse du mythe de Nicolas? Suivons les conseils méthodologiques que prodigue Jacques LACAN: "Quand les choses se reproduisent avec les mêmes éléments mais recomposés de façon différente, il faut savoir les enregistrer tels quels sans y chercher des références analogiques lointaines, des allusions à des événements antérieurs extrapolés que nous supposons chez le sujet." (ibid., p. 309). Il ne s'agit donc pas de relever des symboles dits "universels", de rechercher des relations supposées de cause à effet, mais de repérer la structuration du symbolique chez le sujet à travers les signifiants qu'il répète, articule, manipule, transforme, à l'intérieur de sa propre construction. "En faisant le calcul des signes qui reviennent le plus grand nombre de fois, nous arriverons à faire des suppositions intéressantes" (ibid., p. 393). Ainsi, ce travail de repérage, de déchiffrement, peut seul nous permettre de commencer à comprendre quelque chose au texte et aux transformations du texte que l'enfant est en train d'écrire, son texte, c'est à dire la manière dont il répond à la question de sa propre existence.

      Nous tenterons de suivre Nicolas de cette manière, découpant dans les signifiants, recherchant les répétitions, les liens, les transformations, les prolongements, afin de tenter de saisir le développement et l'évolution de la construction réalisée par l'enfant. Seules les interprétations données à un certain moment par Nicolas, ou ce qui fait suite à une construction qui avait paru significative, peuvent infirmer ou confirmer nos hypothèses, nos propres reconstructions. Travail de fourmi, travail d'analyse, qui nous plonge au coeur des séances rééducatives de Nicolas, dans la saisie du sens des réponses que cherche et apporte un enfant à ses questions, à ce moment-là de son existence. La difficulté de l'analyse du texte de l'enfant est que les thèmes se chevauchent et ne présentent pas bien évidemment une succession temporelle logique. Un thème présent dès le départ, ou apparu un jour, repris plus tard, peut se développer véritablement beaucoup plus tard.

      La démarche clinique nous contraint de restreindre le champ de nos analyses. Il nous a paru nécessaire, pour compenser cette limitation, d'étayer nos constats par une "vérification" de ce qui s'est passé, pour un autre enfant. Nous suivrons Angélique dans ses élaborations, mettant à l'épreuve la méthode d'analyse des matériaux apportés par Nicolas, dans la recherche de ce qui s'est passé pour Angélique, dans son processus rééducatif, et des effets de ce processus sur son devenir d'élève.

      Notre objectif est, dans ce chapitre, à partir d'une analyse précise des productions de ces deux enfants au cours de leur processus rééducatif, de saisir ce que jouent ces enfants au cours de leurs processus rééducatifs respectifs, les enjeux et les effets de ces derniers sur leur devenir d'élève, et, parallèlement, de nous interroger sur ce qui a permis que ceci se joue, afin de pouvoir compléter nos réponses à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"


1- Dans un "tâtonnement expérimental", Nicolas construit son "mythe individuel". "Apprivoiser" la pulsion.

      Au mois de mars, l'institutrice de Moyenne Section demande l'aide du Réseau pour Nicolas, qui avait à l'époque 4 ans 9 mois 611  . Sa maîtresse, inquiète, s'interrogeait sur les difficultés de compréhension du garçon vis à vis des exercices proposés. Il ne s'intéressait pas aux activités de la classe, ne produisant rien, capable de rester très longtemps sans rien faire, parlant peu, et lorsqu'il s'exprimait, était peu compréhensible. Il se faisait facilement "oublier", toujours selon les dires de la maîtresse, ou bien était turbulent. Nicolas était fils unique. La maman allait accoucher en avril. Le père travaillait en déplacements, et revenait en fin de semaine.

      La mère, lorsque je la rencontre, le décrit comme "difficile", "lui répondant et se comportant comme un mari jaloux" lorsqu'elle s'absentait un peu trop longtemps à son goût.

      Lors de notre première rencontre sans la mère, la soeur de Nicolas vient de naître. Le garçon évoque le film de l'échographie. Il a "vu le coeur de sa soeur dans le ventre" de sa mère. Il dessine sa mère, sa soeur et son père, et refuse de se dessiner. Ses personnages sont très schématiques, à la limite du "bonhomme-tétard". Dans le dessin, très rapidement exécuté, "bâclé" même, comme dans une impulsion, le coloriage déborde des contours, ne remplit pas, mais cela ne gêne pas du tout le garçon. Son niveau de langage offre un contraste saisissant, par une dysharmonie entre le vocabulaire utilisé parfois, et la structure du langage. Il passe de phrases quelquefois peu ou mal structurées que je ne comprends pas toujours, et que je dois lui faire répéter - énonciation qui m'évoque alors "une bouillie verbale"- à des phrases énoncées d'un trait, sans erreur, avec une syntaxe qui peut même passer pour élaborée. Nicolas utilise les mots avec une certaine jouissance. Il en invente parfois: "boudigue" par exemple pour "bouton".

      


1-1-Premières mises en scène.

      Appel à la fonction contenante de la rééducatrice. Les limites posées par le cadre. Deux signifiants: "Le tigre fort" et "l'oiseau sauveur". Sa plainte concerne "les filles".

      Très vite, Nicolas choisira presque exclusivement, parmi le matériel à sa disposition, des petits animaux en matière plastique auxquels il fait jouer, séance après séance, des représentations dont il est le metteur en scène, le dialoguiste, les différents acteurs. Il leur prête sa voix, variant les tonalités, les intonations, selon les personnages. Les histoires sont confuses, sans fin, sans repères. Je dois poser avec insistance les limites temporelles.

      Je ne suis pas invitée à participer au jeu, mais je suis sollicitée comme regard, oreille, présence. Je suis souvent interpellée: "Tu vois?" "Regarde!" et même: "Ne t'inquiète pas, l'oiseau va arriver pour le sauver!", par exemple. Le tigre est d'emblée présenté comme "fort". L'oiseau délivre très souvent d'autres personnages en difficulté. Nicolas dira un jour (31-05) (6 ème séance): "C'est moi l'oiseau". Dès la cinquième séance, (23-05), Nicolas se plaindra "des filles" de la classe des grands "qui sont bêtes, qui attaquent nous". Ses phrases redeviennent alors peu compréhensibles, les mots perdent leur lien logique dans la phrase: "Elles ont bête bizarre...de pistolet." Ses propos concernant ses difficultés relationnelles confirment un dire de sa mère qui avait raconté avoir remarqué, lorsqu'elle vient le chercher à l'école, qu'il se tient à l'écart du groupe et qu'il pleure, éclate en sanglots et se plaint à elle que "les autres l'ont frappé".


1-2-Le signifiant: "le bon lait". Thèmes appartenant au registre oral: demande de nourriture, demande d'amour. Manifestations de la pulsion.

      Le complexe d'intrusion semble avoir réactualisé le complexe du sevrage. Expression de pulsions orales. Baigné dans la jouissance de la pulsion, le sujet ne demande rien. Castration symbolique orale par le cadre rééducatif: une bouche pour parler. Une brèche dans la pulsion.

      Dans les mises en scène de Nicolas, il s'agit tout d'abord d'une quête de nourriture, du lait en particulier, de la part de l'éléphant, de l'hippopotame, du singe, du cochon...

      - "Tu peux me donner du lait?"

      - "C'est moi l'oiseau. J'ai faim"

      Parallèlement, les animaux "vont à la mer".

      Cette quête de nourriture, se présente avec force, dans de nombreuses répétitions. Maintes fois répétée dans la bouche des différents personnages, elle aboutit à une première tentative de catégorisation, confuse toutefois:

      " La vache donne du lait, les oiseaux, non"

      Mais aussi: "C'est que les nounours qui donnent du lait. Les poissons leur ont donné." Il m'affirmera également un jour (13-06): " Regarde, le petit frère et lui c'est le papa.", alors qu'il a en main une truie qui allaite quatre cochons.

      Méconnaissance? Provocation à mon égard? Il évoquera un jour les "tétons" de la maman. Il m'apparaît alors qu'il s'agit d'un déni de ce qu'il "n'est pas sans savoir", une réaction de défense, peut-être, à la perte personnelle de la relation de nourrissage avec la mère dont l'effet se trouve avivé par la vision quotidienne de la soeur en train de téter. Nostalgie d'une relation de complétude avec la mère, symbolisée par l'enfant au sein? Ce que Jacques LACAN (1938) décrit sous le nom de "complexe d'intrusion" et de "complexe de sevrage", semble correspondre à ce que Nicolas exprime pendant cette période. "C'est le refus du sevrage qui fonde le positif du complexe, à savoir l'imago de la relation nourricière qu'il tend à rétablir", affirme Jacques LACAN (1938, p. 25). "(Ce) rapport organique explique que l'imago de la mère tienne aux profondeurs du psychisme et que sa sublimation soit particulièrement difficile." (id. p. 32).

      Nicolas semble exprimer, à ce moment de son processus rééducatif, une quête effrénée de "l'objet perdu". Le lien est direct du lait à la mère, et au "sein", comme objet partiel, réactivant le fantasme de relation "fusionnelle" du nourrissage. Dans le complexe de sevrage, la ligne de coupure passe non pas entre l'enfant et la mère, mais entre l'enfant, le sein et la mère, rappelait ANSERMET à Lyon (1995). Dans le sevrage, l'enfant perd une partie de lui-même. Il perd une part de jouissance. Ce qui subsistera de la jouissance, c'est celle qui pourra être en jeu dans la pulsion. Nicolas en fera une démonstration des plus éclairantes.

      On peut penser que si Nicolas revit avec une telle intensité cette demande de nourrissage, adressée à la mère, c'est qu'une petite soeur vient de naître. Ce que Jacques LACAN présente comme "complexe d'intrusion" semble pouvoir nous aider à mieux comprendre ce qui se passe. Comment le définit-il? "Le complexe de l'intrusion représente l'expérience que réalise le sujet primitif, le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit, lorsqu'il se connaît des frères." (1938, p. 35). La relation de l'enfant à ce frère, "usurpateur" d'une place, tendrait à montrer que "la jalousie, dans son fonds, représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale." (id., p. 36). l'enfant voit dans son frère la confusion de "deux relations affectives, amour et identification, dont l'opposition sera fondamentale aux stades ultérieurs." (ibid., p. 38).

      Nicolas est plongé à tel point dans cette quête orale, que ses capacités langagières en sont altérées. Si cette quête situe la bouche comme source de la pulsion dont l'objet serait le sein, elle peut être associée, sans doute, au langage de Nicolas que j'avais qualifié, d'emblée, et sans disposer de ces éléments, de "bouillie". Dans ces moments-là, la bouche de Nicolas, redevient exclusivement une bouche pour manger, et non une bouche pour parler. "Il semble qu'il garde les mots dans sa bouche", telle était la traduction que je faisais en l'entendant. Nicolas semblait se complaire dans un langage de la jouissance, dans une conversation privée dont la parole aurait assumé une fonction d'objet imaginaire, une parole non destinée à l'échange, se situant en dehors du discours. Plusieurs fois, lorsque je lui parlais, il m'a interrompu en me disant: "Pourquoi tu me parles?", ou bien, "Il est l'heure que je retourne en classe". Pris dans la jouissance de la pulsion, il ne demandait rien. Ainsi, le trajet de la pulsion, dans son caractère circulaire, faisait le tour de l'objet, autour d'un vide dont Nicolas ne voulait rien savoir. Elle ne pouvait qu'insister, se répéter, sans l'intervention d'un troisième élément.

      Un jour, je lui ai demandé, d'une manière plus accentuée, sans doute, de répéter ce qu'il venait de dire, parce que je désirais comprendre ce qu'il disait. Il s'est mis en colère contre moi. J'ai eu ainsi le sentiment très net de l'avoir délogé de cette jouissance, et sa réaction confirmait les hypothèses antérieures.

      Cependant, la relation autour de l'oralité, ou la relation de nourrissage, peut conduire à la mort. L'expérience de sevrage peut être vécue comme une "expérience de la mort dans la vie". C'est ce que Nicolas met en scène de façon répétitive, et sous différentes formes. Cette répétition cependant n'est pas à l'identique, et montre qu'un travail d'élaboration est à l'oeuvre.


1-3-La mort est parfois au bout du nourrissage. Un signifiant énigmatique: "Il est coincé".

      Il faut éliminer le concurrent dans l'amour de la mère. Des morts "provisoires" et des "vrais" morts. "En avoir ou pas". Recherche phallique. Les signifiants "trompe de l'éléphant", "queue du crocodile". Une mise en scène de l'angoisse de castration?

      Des thèmes de dévoration se répètent. La demande d'amour à la mère ne supporte pas de concurrence. Ce dernier doit être éliminé. Le tigre est le justicier, ou bien le gardien du trésor qui interdit à quiconque de s'approprier le sein maternel.

      C'est notre cinquième rencontre (23-05).

      "Le singe noir il est mort. on le met à l'hôpital, non, au cimetière."

      Nicolas couche les deux singes, les entoure d'une barrière. Ils seront rejoints par deux tigres tués par un "oiseau" (un ibis). Cet ibis symbolisera à partir de ce moment le sauveur, il devient l'animal privilégié de Nicolas, et lors de séances suivantes, il sera Nicolas.

      Mais la mort n'est pas définitive: "Ils sont plus morts, ils seront plus au cimetière".

      (S'adressant à moi): "Tu vois, c'est ici le cimetière, c'est ceux-là qui sont morts. On peut plus les soigner".

      Il y aurait donc des morts "définitifs" et des morts "provisoires". Nicolas pose ainsi des limites entre le monde de la réalité et celui de la fiction, à partir du thème de la mort.

      L'oiseau libère "le néléphant...non, le zéléphant (ad litt.)" dont la trompe est coïncée (par une manoeuvre de Nicolas) dans la barrière.

      Lors de la séance suivante (31-05):

      "Un papa" part au travail avec son camion. Deux crocodiles dialoguent. Il annonce être l'un deux. Les crocodiles "mangent les filles".

      "On est coïncés, tous les deux, la queue. Ce sont les filles, elles sont pénibles!...

      Les éléphants sont accrochés dans la barrière." (avec leur trompe).

      Puis, il change de personnage:

      "C'est moi l'oiseau. Je suis avec mon bec moi. Je mange la boîte de croquettes d'oiseau moi, parce que j'ai faim...Je suis un·gros oiseau, j'ai un gros bec."

      Nicolas est tellement "dans" le jeu à ce moment là, que je dois scander la fin de séance, marquer la rupture, afin que la fiction cède le pas à la réalité avant le retour en classe, qu'il prenne une certaine distance par rapport au personnage de l'oiseau, par rapport à son imaginaire.

      On peut penser que Nicolas cherche à régler son problème avec "les filles" de la section des grands. Peut-être, avec les filles en général, et cette intruse en particulier qu'est cette petite soeur, puisque "il n'y aura plus de filles"? Ce règlement de comptes se fait sur le mode de l'oralité, de la dévoration.

      Mais les garçons peuvent "se faire coïncer", on peut leur accrocher la queue (image et angoisse de castration? angoisse liée à la peur des représailles en réponse aux désirs de mort envers les filles?). On peut remarquer que le père, éventuel agent castrateur, part avec son camion au début de l'histoire, (comme le père de la réalité de Nicolas), il est éloigné du lieu de vengeance. De toutes façons c'est "à cause des filles". L'éléphant, avec sa trompe, le crocodile, et "l'oiseau avec son gros bec", semblent être utilisés par Nicolas comme des images phalliques et d'affirmation virile, mais également comme des représentations de l'angoisse de castration.

      C'est l'existence d'un sexe castré, "sans pénis" qui concrétise la menace de castration pour le petit garçon. Nicolas a pu constater ou vérifier de ses propres yeux avec sa petite soeur, qu'il existe des êtres humains sans pénis et il peut dès lors se sentir menacé de perdre le sien. D'autre part, et encore une fois, "c'est à cause des filles" que Nicolas voit moins son père et partage sa mère avec une intruse, sa soeur. Aussi, "il a de bonnes raisons" d'en vouloir aux filles. Nicolas est-il "coincé" entre sa mère et sa soeur?


1-4-"Une révision avant les vacances!"...

      Castration symbolique par le cadre. La rééducatrice pose des limites, "des bords" à l'imaginaire. Le sujet s'instaure dans une prise de parole.

      C'est notre dernière rencontre avant les grandes vacances. Nicolas semble déjà engagé dans la construction de son "mythe individuel", construction qui l'amènera peut-être (?), de signifiant en signifiant, à trouver ses propres solutions. Il construit seul ses histoires mais me prend comme témoin de ses scénarios. Je suis donc convoquée à participer en tant que spectateur, auditeur. Nicolas met en évidence l'importance de la parole qui s'adresse à quelqu'un. Il a trouvé à qui parler. Il m'interpelle d'ailleurs quand il lui semble que je ne regardais pas ou que je n'ai pas écouté.

      J'ai le sentiment que Nicolas "commence à y être". Sa parole est plus claire à présent, et il semble avoir abandonné le "langage bouillie". Comme pour une "révision" avant les vacances, Nicolas met en scène un jeu qui résume les différents thèmes abordés jusque là. Il se montre prolixe, faisant intervenir une grande quantité de personnages. Je devrai intervenir pour en limiter le nombre. C'est, d'une certaine manière, "poser des bords", des limites, à son imaginaire, en introduisant une règle limitative dans le fonctionnement des séances.

      "C'est la nuit. Tout le monde dort".

      Lorsque le tigre se réveille, il accuse l'éléphant d'avoir tout mangé, et ils se battent. L'éléphant meurt. Une figurine représente une deuxième maman cochon qui allaite. "C'est la grand-mère ça!...La grand-mère va boire. Le tigre l'attaque. Elle est morte." Le tigre se coince la tête dans l'abreuvoir. Le crocodile l'attaque et le tue. Il est mort. "Le tigre, c'est un méchant, parce qu'il a fait morts la grand-mère et le zéléphant (ad litt.)".

      L'éléphant se coince la trompe dans la barrière, l'oiseau le délivre, et le lion mange la queue d'un autre tigre.

      Je dois à nouveau scander à plusieurs reprises l'arrêt de la construction de l'histoire afin que nous puissions ensemble la reprendre, la redire, la mettre en forme. Nicolas, en effet, emporté par son imaginaire, ajoute des personnages, des épisodes.

      Nicolas reprend donc dans cette séance des thèmes déjà apparus dans les séances précédentes: thèmes touchant l'oralité: la nourriture, "il a tout mangé", mais aussi le fait de boire: allaitement maternel, complexe d'intrusion. Cette relation à travers la nourriture est présentée comme un enjeu vital par Nicolas, puisque, procurant la vie, elle conduit aussi à la mort dans les différentes mises en scène.

      Revient également une expression éventuelle de l'angoisse de castration et le thème " Je suis coincé" (la trompe et la tête de l'éléphant, puis la tête du tigre, sont coincées, la queue du tigre est mangée par le lion). Les batailles se terminent par la mort. L'oiseau est la figure du héros qui régule, pacifie, sauve. Dans les contes de fée, il y a souvent clivage de la figure maternelle. La bonne mère est, le plus souvent morte, et la belle-mère, ou seconde femme du mari, symbolise la mère qui mérite punition de sa méchanceté. Nicolas utilise-t-il une voie détournée, pour·exprimer sa colère et assouvir une vengeance contre sa mère, par le subterfuge d'un clivage mère-grand-mère? Le déplacement vers une "grand-mère" permet de s'attaquer à la partie uniquement maternelle de la mère, en sauvegardant le reste.

      Est-il hasardeux ici de poser l'hypothèse d'une grande ambivalence du garçon à l'égard de la reconnaissance de la différence des sexes, différence qu'il affirme haut et fort en se proclamant garçon? Nicolas craint-il que son identité sexuelle soit provisoire, menacée? Cette hypothèse confirmerait les thèmes d'angoisse de castration évoqués à de nombreuses reprises dans ses histoires. Si la mort peut être factice, provisoire, le sexe masculin pourrait l'être aussi...Le prix à payer peut être lourd de vouloir garder pour soi l'amour de la mère, sans partage. La castration par la mère précède la castration par le père, affirme Jacques LACAN (1969-1970). L'angoisse de dévoration, peut être celle de la dévoration par la mère. C'est elle "le grand crocodile". Mais "le lion mange la queue du tigre"...


1-5- Nicolas met en scène l'énigme de la naissance, et ses théories sexuelles infantiles. "Une histoire en vrai".

      Le signifiant "père-mari". Confusion des places, confusion des sexes et des générations. Les signifiants "tétons", "caca". La parole comme brèche symbolique dans la jouissance. C'est l'enfant qui fait son interprétation. La fonction conteneur de la rééducatrice accompagne l'enfant dans ses élaborations et acquiert le statut d'une fonction structurante. "Forçage symbolique": articuler des signifiants foisonnants, en "une histoire".

      Nicolas est en grande section d'école maternelle à présent. Son élocution s'est sensiblement améliorée et les parents l'ont remarqué, bien que la dysharmonie entre le niveau de vocabulaire et la construction des phrases soit toujours présente. Ils rapportent également que leur fils pose beaucoup de questions, a envie de savoir, de comprendre. La mère exprime ses difficultés à donner et à maintenir des limites avec Nicolas. Elle dira, au cours de cette même rencontre, à propos de la soeur: "Il l'aime, mais la serre trop fort et crie exprès pour l'empêcher de dormir." Et elle ajoute qu'il lui répète: "Heureusement qu'elle est là, et moi aussi!"

      On peut émettre l'hypothèse, compte-tenu de ce qu'il met en scène, qu'il tente sans doute de se rassurer sur sa propre existence et le désir de sa mère à son endroit, mais également peut-être de conjurer ses désirs agressifs envers sa soeur.

      Lors de nos rencontres, qui reprennent comme prévu, il réclame les petits animaux et poursuit ses mises en scène.

      C'est notre 9 ème rencontre (24-10).

      Nicolas dessine très rapidement un bonhomme: -"Il est mort. Les cheveux, il se les ai arrachés, parce qu'il voulait un homme...pour se mettre un pot de feutres sur les cheveux...le cou, la zézette, elle est dedans....c'est un garçon...les filles elles ont pas de zézette...Il a des poils ...ma soeur elle en a pas, parce qu'elle est pas grande, papa et maman, oui."

      Nicolas colorie le visage du bonhomme en rouge. -"Il fait son caca. Il force...il devient comme ma soeur. Ma soeur, c'est tout simple....du violet, son pantalon il est tout violet...il s'est tout sali, comme un cochon."

      Il manque une main à ce bonhomme. Comme je le lui fais remarquer, le garçon rétorque: "On peut pas, elle irait sur le point du i."

      Il dessine ensuite sa soeur: - La petite, petite, elle fait son caca. Elle comprend rien encore. Regarde ma soeur. Elle est devenue tout sale sa figure...Et là, ma maman, du rouge à lèvres, ses mains...elle est devenue tout rouge. Elle fait son caca.

      Il manque son père dans ce tableau familial, et je le lui fais remarquer. Il montre alors le premier personnage, "le bonhomme", et déclare: -"là"

      Je lui demande où il se trouve, lui, et il répond qu'il est le papa de Marine et le mari de sa maman. Il complète alors le dessin qui représente sa mère: - Les tétons. plein de tétons là. 2,3,4, 6, 1...Elle a attrapé les boutons sur les tétons! C'est peut-être un moustique! Une toile d'araignée! parce que dans la toile d'araignée elle peut plus sortir.

      Rééducatrice: - La maman?

      Nicolas: - Non, l'araignée...La maman elle est malade, alors elle reste là, dans sa maison. Il faudra appeler le docteur. Ah, je fais le docteur. La voiture, le monsieur dedans. Il conduit. les roues...voilà...un bateau, là, sur le toit de la voiture. Regarde le docteur, il est dans la maison.

      (Il joue les dialogues): - (le docteur):- Alors, vous avez quoi, madame?

      (la maman):- J'ai des boutons.

      (il s'adresse à moi):- Alors c'est trop facile. Regarde, c'est sa main, ça. Il va voir dans les boutons. Il va dans le corps. Il va tirer et il y aura plus de boutons.

      (Nicolas ajoute des boutons partout): - Elle est pleine de boutons! Regarde! même Nicolas! même la soeur elle est malade. Même le cerf-volant! même la voiture! et le pot de feutres!

      Dans l'échange qui suit, je pose l'interdit de l'inceste.

      C'est la fin de la séance. Nicolas, très fier, me dit, et répète, en repartant: "Tu vois, j'ai réussi, j'ai trouvé! C'est une histoire en vrai."

      

      On assiste à une accentuation des caractères sexuels et de leur différenciation. Le "bonhomme" revendique ses caractères sexuels masculins: Il s'arrache même les cheveux pour qu'on ne le prenne pas pour une fille. "Il voulait un homme" ou bien "il voulait être un homme?" Qu'est-ce que cet homme, porteur d'une "zézette", qui "s'arrache les cheveux" pour qu'on ne le prenne pas pour une fille, qui se détruit et qui meurt? Mort ou absent, manquant?. Est-ce Nicolas ce bonhomme? Désir d'être un homme comme son père pour conquérir la mère? Certitude de ne pas "être à la hauteur" et développement d'un certain sentiment dépressif? Peur des représailles du père s'il réussissait? Le personnage masculin est ambigu. Le bonhomme devient ensuite le père, puis Nicolas "mari de maman, et père de Marine". Cette déclaration est suivie d'une phrase qui manifestement est un non-sens, (le pot de feutres), non-sens que Nicolas n'ignore pas, comme pour "noyer le poisson" ou pour atténuer l'émotion, ou encore pour se moquer de la rééducatrice. Les adultes ont des poils, alors que la soeur n'en a pas, parce qu'elle est trop petite. La mère a des "tétons" qui se multiplient. Nicolas sait qu'il y en a deux, mais son fantasme les lui fait multiplier, comme dans un rêve, en lien direct avec le complexe de sevrage, présent dans l'inconscient. Nicolas marque la mère d'un attribut sexuel ou plutôt de différenciation sociale des sexes et de séduction: le rouge à lèvres. Mon intervention, pose la loi symbolique de l'interdit de l'inceste, en posant la différence des générations, comme non sujette à discussion. Je la lui présente comme une loi à laquelle tout humain, dont moi-même, sommes soumis. "Si l'éducateur doit pouvoir reconnaître le désir pulsionnel de l'enfant et lui en permettre l'expression, il doit en même temps l'amener à supporter l'interdit de la loi. Interdit qui est symbolisé dans l'inconscient par le père interdicteur du corps de la mère. Et qui plus précocement est vécu dans le sevrage de l'amour fusionnel de la mère." (MAUCO, 1975, p. 141).

      Les enfants ont très souvent recours à une justification rationnelle lorsque, dans leurs dessins, un élément ou un personnage est manquant. C'est ce que fait Nicolas ici pour justifier la seule main du personnage "Nicolas-mari-père". "Il irait sur le "I" du signe". Ce signe, lui, se trouve situé en plein milieu de la scène, pouvant montrer que cette représentation est bien une figuration de la recherche de Nicolas par rapport à lui-même. (Dans sa classe, les enfants ont chacun un symbole constitué des deux premières lettres de leur prénom. Etre représenté par un symbole de négation, "ni", présente peut-être des inconvénients majeurs, pour un garçon qui ne trouve pas sa place dans la famille?...).

      La rivalité à l'égard de la soeur est nettement exprimée. Celle-ci est trop petite pour comprendre, de ce fait, Nicolas est valorisé. Lui, il comprend.

      Un mode de défense qui fait appel à des thèmes de l'ordre de l'analité, fait son apparition, et subsistera pendant toute une période. Salir les personnages de "caca", c'est aussi les détruire, exprimer son agressivité, son désir d'emprise, de maîtrise, sous une forme sadique-anale. La soeur est ainsi salie, puis la mère et les objets qui les entourent. Les excréments dégoûtants, "cochons", dégradants, sont bientôt remplacés par des boutons, signe de maladie, menace directe faite à la vie.

      Le docteur qui vient soigner la mère nous conduit directement au fantasme du petit garçon qui explorerait l'intérieur du corps de la mère, et qui découvrirait ainsi peut-être l'énigme de la naissance, mettant ainsi en scène la question fondamentale qui s'impose à un moment donné à tout enfant: "D'où viennent les enfants?". La taille très réduite du "docteur" ne nous conduit-il pas sur la voie d'une représentation de Nicolas par lui-même, dans ses fantasmes les plus inconscients? Cette scène n'est peut-être pas sans rapport avec l'échographie dont Nicolas avait parlé au tout début de nos rencontres. Cette image d'échographie, qui ne ressort pas de l'imaginaire, a peut-être constitué, pour le garçon, un point de surgissement d'angoisse, comme lorsque du réel ne peut justement pas être imaginarisé. Il aura fallu du temps, si cette hypothèse est juste, pour que cette image prenne forme et soit intégrée à l'ensemble du mythe de Nicolas.

      La scène de "caca" semble se transformer en représentation de l'accouchement par la même occasion. Par une approche progressive, le docteur est dans la voiture, puis dans la maison, et enfin dans le corps de la maman. "Dans la toile elle peut plus sortir". Le docteur "va tirer et après il y aura plus de boutons". Nous savons que les théories sexuelles infantiles assimilent fréquemment les selles au bébé et, dans un temps, ne réservent pas forcément la possibilité de l'enfantement à la seule mère. Cependant, ici, seul le ventre de la mère est exploré. De par son ignorance de l'existence du vagin, le jeune enfant, lorsqu'il sait que l'enfant est dans le ventre de la mère, ne peut comprendre par où il en sort. Il résout ainsi la question: "L'enfant doit être évacué comme un excrément, une selle" (FREUD, 1907-1931). Nicolas semble développer ici une théorie de cet ordre. Il entoure ses dires de quelques non-sens (reprise de la boîte de feutres, du cerf-volant...), sans doute dans le même esprit que précédemment.

      Il est très satisfait de sa séance, de son histoire. "J'ai réussi, j'ai trouvé!" Et il ajoute: "C'est une histoire en vrai." C'est l'enfant qui fait son interprétation.

      Nicolas termine la rencontre suivante en dessinant un crocodile, et il me dira tout à coup, s'impliquant subjectivement: "...Il est beau mon crocodile, hein?...Tu sais, le frère du crocodile, il languit de sa maman..." Ainsi, le crocodile, c'est aussi la soeur. "Soeur-crocodile" qui accapare, "dévore" le temps de la mère, "soeur-crocodile" dont Nicolas est le frère?

      

      Je reconnais avoir exercé une sorte de "forçage symbolique", tant du côté de mon exigence d'une parole, de sa part, qui soit un discours inscrit dans un échange, que du côté, en fin de séance, d'une "mise en ordre" de signifiants quelquefois proliférants. J'ai posé l'hypothèse que la fonction conteneur, se manifestant par cette recherche d'articulation entre des signifiants, si elle parvenait à construire "des histoires", l'aiderait à les articuler lui-même dans sa pensée. Nicolas apprécie de plus en plus le renvoi que je fais de son histoire en fin de séance. Il m'interroge: "Elle est bien, notre histoire, hein?". Dans le transfert, la rééducatrice est non seulement l'oreille et les yeux attentifs, elle est aussi considérée comme l'interlocutrice qui est directement concernée par l'histoire, qui peut s'en émouvoir, qui peut s'inquiéter, s'angoisser, comme l'enfant. Nicolas accepte mon renvoi de son histoire, ou la rectifie, puis renchérit, prolonge. A la fin de la séance, il jubile. Ainsi, à la fonction contenante et à la fonction conteneur de la rééducatrice, peut se conjuguer une fonction structurante du cadre pour Nicolas. La parole acquiert une fonction symbolique de coupure de la jouissance.

      "Non seulement le petit enfant imagine qu'il mange l'objet, mais il désire aussi prendre possession du contenu de celui-ci", avance WINNICOTT en décrivant les pulsions agressives du jeune enfant envers sa mère (1965, p. 35). Nous avons vu Nicolas vouloir "prendre possession" du contenu du ventre maternel. Le registre du cannibalisme n'est pas absent.


1-6- Dévoration de la mère. On attaque les "petits". Apparition d'un père. Emergence de thèmes oedipiens. Nicolas met en scène des identifications qui s'opposent, et symbolise ainsi la division de tout sujet.

      Deux signifiants identificatoires, construction du "moi idéal": le tigre et le lion. "Le tigre attaque, mais le lion est le plus fort". Une mère encore toute-puissante. Une question de place, pour Nicolas. Comment se (re)trouver dans cette nouvelle structure de la famille? Une identification au père est-elle possible? Il est tour à tour "le tigre méchant", et "l'oiseau sauveur".

      Les thèmes autour de l'oralité et de la dévoration, sont repris et accentués. "Un tigre voulait manger les mamelles de la "maman vache". Cependant, cette fois, le "papa vache" viendra défendre la maman, et tuer le tigre. Mais il se fera tuer à son tour par le lion, révélant ainsi qu'il n'est pas le plus fort. C'est la "maman vache" qui fera fuir le lion en fin de compte, ...par "une gifle"!...

      La "maman vache" devient le symbole de la maternité dans les histoires de Nicolas. C'était à prévoir, puisqu'elle donne le lait. C'est une mère encore toute-puissante. Si la mère doit être partagée, elle devient un objet que l'on désire à la fois retrouver, car on l'a perdu, et détruire, et ce d'autant plus, qu'on pense qu'un autre l'a. Le tigre s'était attaqué d'abord à ce qu'on pourrait considérer comme un substitut maternel, la grand-mère. A présent, sa victime est la mère elle-même, en tant qu'agent de la frustration, et l'objet précis du manque imaginaire: les mamelles, le sein. "Objet a", selon le concept lacanien, objet de la pulsion orale, objet perdu, objet cause du désir. Selon WINNICOTT (1965), le développement affectif issu de la relation fusionnelle à la mère, a comme aboutissement, la capacité d'ambivalence, ou "expérience simultanée de l'amour et de la haine" (p. 34), dans un amour qui implique le destruction. La capacité d'amour primitive s'exprime avec sa cruauté et sa destructivité. Cet amour allie "le vécu érotique et agressif dans une relation avec un objet unique" (id., p. 33). Amour et haine se conjuguent, contre une "mère-objet qui "devient la cible de l'excitation vécue, sous-tendue par la pulsion instinctuelle brute" (ibid., p. 34). "il faut trouver la mère-objet pour survivre aux épisodes dirigés par l'instinct (lorsqu'ils) ont acquis toute la force des fantasmes du sadisme anal et des autres conséquences de la fusion" (ibid., p. 35). Une bonne image objectale doit cependant pouvoir être maintenue, qui puisse survivre à ces attaques. Elle est soutenue par la fonction de la mère, "mère environnement" qui continue à être heureuse, à pouvoir recevoir les manifestations d'affection, et qui peut être empathique à l'égard de son enfant.

      Le "papa-vache" n'a pas réussi à défendre la maman contre le tigre qui veut manger ses mamelles. Il a fallu l'intervention du lion, mais en fin de compte la maman s'est défendue toute seule. Il pourrait s'agir ici d'un appel au père et d'une déception exprimée vis à vis de l'impuissance de celui-ci à le défendre, à l'école d'une part, à lui apporter son aide quant aux impasses dans lesquelles Nicolas se débat vis à vis d'une mère encore toute-puissante, et de sa soeur, d'autre part. Comment Nicolas peut-il trouver sa place dans la nouvelle structure familiale, question exprimée peut-être par l'impossibilité dans laquelle il se trouve actuellement de se dessiner ? (Lorsque je lui demande de le faire, à plusieurs reprises, seul ou avec sa famille, "Il n'a plus le temps et doit retourner en classe", ou bien "Il n'y a plus de place sur la feuille..."

      Le 21-11, reprenant les mêmes figurines truie et porcelets, qui avaient été "un papa et le frère", il dira: "Une maman fait téter ses petits. Ils ont pleuré parce qu'ils ont faim les pauvres. Ils sont trop petits pour manger tout seuls." Nicolas fait alors parler "un bébé cochon": "Moi, je suis petit, il faut pas me faire de mal." Il ajoute alors: "C'est le tigre dangereux qui va faire du mal." Plusieurs "papas" ("papa-biquette", deux "papas-chiens") défendront "les bébés" et sortiront vainqueurs. "C'est le papa qui a gagné!", s'écrit-il. Lorsque je lui fais remarquer: "Heureusement que les papas sont là pour défendre les bébés", il poursuit: - " Il faut qu'ils grandissent, comme les papas".

      Très souvent, Nicolas répétera qu'il ne faut pas faire de mal aux petits parce qu'ils ne peuvent pas se défendre. Les petits, c'est lui, qui se plaint de ceux qui l'attaquent à l'école, et en particulier "les grandes filles". C'est aussi et surtout sa soeur dont il répète: "Elle est trop petite, elle ne comprend pas". Cependant, si les petits sont encore trop faibles pour se défendre, "ils grandiront, et deviendront aussi forts que des papas". Un processus d'identification au père semble pouvoir être entrevu.

      Le tigre transgressera donc l'interdit de "faire du mal aux petits". Il est encore celui qui attaque. Cependant, il en est puni, car le lion, plus fort, lui a mangé la queue, un jour. Le tigre, c'est aussi Nicolas. Une projection, un déplacement des pulsions agressives de Nicolas, s'effectuent sur le tigre. "L'oiseau" dont Nicolas avait déclaré dès nos premières rencontres que c'était lui, vient délivrer les personnages "coincés", ou bien tente de défendre les autres. Une dualité identificatoire, dans un registre de "moi idéal" appartenant aux processus primaires, apparaît ainsi, dans un clivage caractéristique du registre phallique. C'est aussi une approche par Nicolas de ce que pourra être sa division de sujet.


1-7- Des modes d'expression de la pulsion, se rattachant à l'organisation sadique-anale, et des "projets" de type phallique.

      Les signifiants "fantôme-dragon", "la mer".

      La scène de "l'accouchement" de la mère avait mis en évidence une forme d'expression des pulsions agressives de Nicolas, sous une forme sadique-anale. L'agressivité de Nicolas s'exprime, pendant toute une période, principalement sous la forme de "caca", de "grabouillages" qui salissent, détruisent, "le méchant" de ses histoires, confirmant la domination de ce registre de l'analité.

      Nicolas a construit "un fantôme-dragon qui fait peur", en pâte à modeler. En fin de séance, il le dessine et commente:

      - La vague, la mer est passée sur son oeil...ça lui va bien parce qu'il était méchant. Du noir, du violet.. c'est pour grabouiller le fantôme...pour grabouiller. On lui met plein de caca dessus. Bientôt je me déguiserai en "jonquer" (?) Je vais sortir mon épée et je le couperai en deux.

      J 612  : - Bientôt?

      N: - Oui, pas encore. Mais moi, je sais faire des prises de judo.

      Le mode d'expression de son agressivité est encore du registre de l'analité: on barbouille de caca pour détruire, mais ce n'est pas lui qui prend la responsabilité de détruire. C'est la mer qui passe sur son oeil. Nicolas ferait-il le lien entre les expressions issues du registre sadique-anal, aux relations à "la mère"? Le sadisme et l'érotisme anal jouent un rôle considérable parmi les modes de réactions privilégiées du moi, avant "la phase du primat génital". FREUD souligne leur "organisation prégénitale" (FREUD, 1907-1931, p. 106 à 112). Cependant un projet de défense de type phallique semble formulé: un jour, il prendra son épée et coupera les méchants en deux. Mais il déclare ne pas être encore prêt pour cela. Il envisage d'ailleurs de se déguiser pour y parvenir, ce ne sera pas tout à fait lui. Il ne peut encore s'imaginer dans ce rôle, étant encore trop accroché du côté des petits, "du côté de la mère". Mais l'affirmation phallique est présente: il sait faire "des prises de judo".

      


1-8- Appel au père. Dans le transfert, Nicolas peut prendre la responsabilité de "réparer", et construit son implication dans son histoire. "Maintenant, je suis grand".

      Les signifiants "rocher", "fantôme", "serpent", "avion". Et si le père est carent, défaillant? Affirmation de thèmes phalliques. Opposition faible/fort, actif/passif. Symbolisation du réel du corps. Nicolas fait intervenir la rééducatrice dans ses jeux. Dans le transfert, il affirme une capacité de maîtrise sur le monde, dans un registre phallique. Fonction de "mère-environnement" de la rééducatrice.

      C'est notre 13 ème rencontre.

      Nicolas utilise la pâte à modeler pour créer des personnages. C'est un "père-rocher qui se croit solide, mais en réalité il n'est pas solide". Le petit rocher se désole de voir son père tout cassé, "Moi je restera tout seul!" (ad litt.), et réclame un père solide. Il imagine alors un dialogue:

      - Pourquoi vous avez cassé le père?

      - Parce qu'il y avait la guerre.

      Il fabrique ensuite "un fantôme" avec un cube de pâte à modeler dans lequel il creuse des yeux et une bouche à l'aide d'un crayon.

      Ce "fantôme" et le jeu instauré à partir de celui-ci sera repris de séance en séance à partir de ce jour, avec des variations. Le fantôme, tenu par Nicolas, vient m'attaquer.

      N: - Ah!Ah!Ah! je suis un fantôme! (grosse voix)

      J: - J'ai peur! qui va me protéger?

      Nicolas modèle alors un serpent qui vient me défendre, lutte contre le fantôme et le domine régulièrement.

      N: -"Reviens jamais de la vie! hé, hé, hé, embêter les dames! Et le serpent il va dormir ici ...sur son arbre, ce soir.

      (Nicolas fait parler le plus petit serpent): - Quand je serai grand, je vais casser le noir (rocher).

      Nicolas déclare alors qu'il "commence à avoir envie de faire pipi" et il part aux toilettes.

      Le fantôme revient. Le serpent défend l'arbre. Nicolas explique: - Il était tout en boule et il voulait se transformer en avion. Il était tout droit, comme ça d'abord. Et après il a volé. Le ventre du monsieur il était dans l'avion.

      En fin de cette séance, Nicolas déclare: - Plus besoin que tu m'accompagnes, parce que maintenant je suis grand. Quand j'étais chez Y..., j'étais petit, tu avais besoin que tu m'accompagnes. (ad litt.)

      Lors des séances suivantes, alors que le jeu est répété systématiquement, Nicolas ajoutera un deuxième serpent pour venir à mon secours, le premier s'étant révélé trop faible. Je me cache derrière un carton et Nicolas se réjouit de "me faire peur".

      Le fantôme est un signifiant en lien avec l'au-delà de la mort, l'au-delà de la vie. Nicolas a subi une déception fondamentale: celle de ne pas être l'unique objet de sa mère. Il a une soeur. Dans sa recherche de solution, il appelle le père. Mais le père n'est pas tout puissant. Il ne l'est jamais, de structure. Cette découverte est source d'angoisse pour l'enfant. Le père de Nicolas, dans la réalité, ne rentre qu'en fin de semaine et se refuse "à faire la loi", préférant être copain avec son fils. La fonction de coupure entre la mère et le garçon, du fait de la "métaphore paternelle", risque d'être insuffisante. Lorsque le père n'est pas là, Nicolas dort avec sa mère. Il n'y a pas suffisamment de différence, de ce fait, entre les places et les générations. Cette carence du père n'est-elle pas une source de difficulté supplémentaire pour le garçon pour accéder à la castration oedipienne, à la loi de l'interdit de l'inceste, au symbolique? Quand le père n'est pas solide, l'enfant risque de se retrouver tout seul, démuni, vulnérable. Mais le serpent va être plus fort que le fantôme. A l'opposition "solide"/ "pas solide", qui est un mode passif, de celui qui subit les coups, répond l'opposition "fort"/"pas fort" qui est un mode actif, ces deux modes ressortissant d'un registre phallique.

      

      

      Il semblerait que Nicolas a ressenti, en jouant, une excitation sexuelle qui l'entraîne à "avoir envie de faire pipi", puis à représenter, symboliser, quelque chose du réel de son corps, qui est la transformation d'un "serpent en boule" en "un avion" qui présente une forme très phallique. Le monsieur "protège son ventre". Cette manifestation physiologique confirme bien l'origine pulsionnelle de ce qui est joué.

      On peut faire l'hypothèse que mon intervention sur le cadre, en supprimant provisoirement les petits animaux du matériel, a déclenché une certaine agressivité de Nicolas contre moi. Dans le transfert, Nicolas se réjouit de me faire vivre ses peurs, en tenant le rôle du fantôme, de celui qui fait peur, donc de celui qui a la puissance. En même temps, il est le "sauveur", il protège, répare. Il a donc la puissance des deux côtés. Je choisis de rester dans un rôle passif. Je suis attaquée, j'appelle à l'aide "plus fort" que moi, comme lui lorsqu'il se fait frapper par "les grandes filles", ce dont il se plaint encore souvent. Nicolas exprime son agressivité, qu'il déplace sur moi, et reprend ainsi une certaine maîtrise de la situation en me faisant jouer dans le transfert celle qu'il peut attaquer et protéger, passant d'une position passive de celui qui se fait attaquer à une position active. Il exprime également par cette occasion l'ambivalence de tout amour, comme celui qu'il porte envers sa mère, ou sa soeur. Ce jeu amour-haine envers moi, lui procure sans doute moins de culpabilité que lorsqu'il met en scène ses sentiments agressifs envers sa mère ou sa soeur. Je peux jouer une fonction provisoire de "mère-environnement".

      Il nous semble pouvoir retrouver ici une illustration de ce que WINNICOTT (1965, p. 36), décrit de la construction de la "capacité de sollicitude" de l'enfant. Dévorer sa mère, comme Nicolas a pu le représenter dans ses mises en scène, c'est aussi la perdre, et la menace de cette perte, est accompagnée d'angoisse. Lorsque le petit enfant a pu acquérir la certitude qu'il pourra réparer (grâce à la permanence de la mère ou de son substitut), qu'il pourra lui-même apporter quelque chose à la mère, l'angoisse peut dès lors être transformée en une culpabilité latente, potentielle. Cette culpabilité n'émergera qu'en l'absence des possibilités de réparation. WINNICOTT souligne, que, par la même occasion, l'enfant "est maintenant capable de se sentir de plus en plus impliqué, d'endosser la responsabilité de ses propres pulsions instinctuelles et des fonctions qui sont de leur ressort. Cela fournit l'un des éléments constructifs et fondamentaux du jeu et du travail." (id., p. 36). WINNICOTT précise que ce mécanisme psychique, cet équilibre, doivent être retrouvés, réajustés sans cesse, tout au long de la vie.

      Il est remarquable que cette séance se termine par l'affirmation, de la part de Nicolas, qu'il est grand à présent.


1-9- La pulsion tire dans toutes les directions, mais Nicolas semble aller vers une meilleure maîtrise de son énergie pulsionnelle. "Expérimentations", au sein d'une relation "suffisamment bonne".

      Nicolas articule l'expression des pulsions agressives prégénitales: oralité et poison-dévoration, analité et "caca-grabouillage", registre phallique et le "serpent sauveur". Il construit l'histoire de sa rééducation.

      14 ème séance. Nicolas reprend l'histoire de la séance précédente. Le serpent pique désormais le fantôme avec "sa langue pleine de poison" et le tue "pour de faux". Le fantôme détruit alors un serpent, et profère des menaces à l'égard d'un autre serpent: "Je te casse comme ton père, sale bout de rien! Je te mange tout cru si je te vois dans ta nourriture...Je te donnerai du poison."

      Je signifie l'arrêt du jeu. Nicolas décide de dessiner, mais de ne pas raconter la même histoire.

      Il dessinera le fantôme "plein de caca dessus parce qu'à cause il était méchant. Quand il y a des méchants, il pique du poison et ils sont devenus morts. Il a la langue pleine de poison. Regarde, on jette du caca sur lui parce qu'il était méchant. Il y a du grabouillage parce qu'il était méchant. Moi, je mets que des crottes sur le fantôme, du violet sur le serpent. Après, le serpent, il la mangera parce qu'il adore le caca, lui." Et il me demande: "Tu en as vu des serpents qui adorent le caca?" Je lui réponds que je ne pense pas qu'ils aiment cela.

      N: - Moi j'en ai vu. C'est très loin dans la forêt. (Il colorie le serpent) Pas du caca sur sa figure. Il aime pas. Il adore le vert. C'est pas du caca. Il va le manger.

      Lorsqu'il range la pâte à modeler, il déclare: "C'est notre histoire, ça."

      L'histoire, créée un jour, est reprise, se modifie. Nicolas construit peu à peu "notre histoire", l'histoire de son processus rééducatif. Il m'associe de plus en plus à ses histoires, en faisant le lien entre les séances. Des thèmes d'oralité, d'analité, des thèmes phalliques se mêlent. Nous assistons au retour en force de thèmes du registre sadique-anal: "Je mets du caca partout sur le méchant." Dans le transfert, le fantôme me fait peur, mais le serpent vient me sauver. Tous deux sont animés par Nicolas. "Une main contre l'autre". Des thèmes issus du registre de l'oralité, sont repris dans ses deux aspects opposés: la nourriture et le poison, la vie et la mort. Le fantôme est une figure indestructible. Il survit à toutes les attaques, renaît de sa "fausse mort". Le serpent, lui, peut être détruit, cassé ou empoisonné, mais il en naît d'autres, ou bien comme dans cette histoire, il ne craint pas "le caca", et même, "il adore ça" (il le détruit en le mangeant). Cependant, dans un deuxième temps, après avoir soutenu le contraire, Nicolas prend en compte mon intervention soumise au principe de réalité, et modifie l'histoire en conséquence: "le serpent n'aime pas le caca", et puis "ce n'est pas du caca". Nicolas est à la fois le serpent et le fantôme, symbolisant d'une manière plus affirmée encore, sa division de sujet.

      Nous nous sommes référée à plusieurs reprises à WINNICOTT, dans l'analyse qu'il donne du développement de "la capacité de sollicitude de l'enfant". Dans le même article, cet auteur souligne que le fait d'être certain de "pouvoir donner et réparer", "permettent à l'enfant de vivre ses pulsions du ça avec de plus en plus de hardiesse et, en d'autres termes, le libèrent de la vie instinctuelle." (1965, p. 36).


1-10- Affirmation de la différence des sexes et de la différence des générations. "Le fantôme est devenu une vieille sorcière".

      Nicolas met en évidence l'importance de la métaphore paternelle dans l'organisation psychique de l'enfant. Expression de l'angoisse de castration: "le tout ou rien", et l'opposition fort/vieux, puissance/ impuissance, avoir le phallus/être castré.

      La reprise des mises en scène avec les petits animaux, rapportés entre temps, conduit Nicolas, à partir d'une nouvelle "quête de lait", à affirmer la différence des sexes. Il fait dialoguer les animaux. Nous en donnons un court extrait:

      - On veut du lait!

      - Tu veux du lait? J'ai une énorme faim. J'ai soif.

      - Moi je suis pas une maman, je suis le papa vache.

      - On est tout trempés dans le lait.

      Est-ce Nicolas qui est encore "tout trempé dans le lait de sa mère" et qui exprime ainsi ses difficultés à changer de position et de place dans la structure familiale? Les fonctions et les places des parents se confirment.

      Il dira qu'il est "toujours obligé de prendre un bain" avec sa soeur, mais que sa soeur "n'a pas de zézette et n'en aura pas, même en grandissant".

      Ainsi Nicolas signifie qu'il a renoncé à penser que le sexe de sa soeur deviendrait un jour comme le sien, qu'il grandirait avec elle. Il semble donc, par sa dénégation même, que Nicolas y ait adhéré, ou bien qu'il ait quelque difficulté encore à ne plus y croire. Cette croyance du garçon, qui lui fait attribuer à tous les êtres humains un pénis, est ce que FREUD (1907-1931, p. 14 à 27) décrit comme la première théorie sexuelle infantile.

      Nicolas aborde notre seizième rencontre (16-01), en se plaignant de sa soeur qui pleure la nuit et l'empêche de dormir. Il finira par dire: "C'était mieux quand elle n'était pas là".

      Nicolas reprend "le fantôme", et modèle "des serpents".

      N: - C'est sa maison (la boîte). C'est le fantôme qui a peur du serpent... Il faut le faire gros parce que le serpent ils ont des queues un petit peu gros hein...hé, hé, hé! Deux serpents...

      (Il continue de modeler)- Ca fera trois comme ça! (Il montre 3 doigts).....il y a beaucoup de papas: papa, papa, papa (il les montre du doigt l'un après l'autre)...1, 2...3. Celui-là c'est quoi? Attends: 1,2,3,4,5. (Un autre serpent est venu s'ajouter entre temps. On a donc bien 5 personnages). Fin. Les serpents ont gagné. Le fantôme est devenu un vieux fantôme, une vieille sorcière. Il peut plus faire de mal.

      C'était mieux quand la soeur n'était pas née. La rivalité fraternelle est exprimée explicitement. L'affirmation, la revendication virile est nette: le serpent a "une queue un petit peu gros" et fait peur au fantôme, dès l'entrée. Pénis du père que le garçon envie mais qui lui fait un peu peur également parce qu'il se sent en infériorité par rapport à ce père? L'appel au père est fortement marquée, répétée trois fois par la désignation des trois serpents: "Il y a beaucoup de papas: papa, papa, papa!" : Les "papas-serpents sont morts pour semblant". Par contre, le fantôme, vaincu, se retrouve privé de sa force, castré, au sens littéral du terme puisqu'il se transforme par une première opération en "vieux", attestation de l'intégration par Nicolas de la différence des générations, mais par une deuxième transformation plus radicale encore, "en vieille sorcière", donc en femme, et en vieille femme, pour qu'il ne puisse y avoir de confusion de place ni de rôle avec la mère. Le choix de la "sorcière" peut à la fois renforcer cette distinction, mais aussi rappeler le rôle maléfique, au féminin, du fantôme. La transformation opérée se révèle ainsi d'une grande logique dans la construction du mythe. Et Nicolas d'ajouter, pour confirmer cette perte de tous ses pouvoirs par l'élément maléfique et viril, castré: "Il ne peut plus faire de mal.".

      Ces oppositions, liées au fonctionnement phallique, seront reprises dans des mises en scène qui opposeront des personnages comme, par exemple, "Un qui veut faire la guerre et un qui veut pas faire la guerre".


1-11- Rencontre avec l'enseignante. Proposition d'un dispositif favorisant des "conflits socio-symbolico-imaginatifs".

      Le point sur l'évolution de Nicolas, évaluation externe et interne, de son processus rééducatif. Conjugaison d'une rééducation individuelle et du travail dans un petit groupe d'enfants. Au sein du petit groupe, Nicolas choisit des rôles de "petit", de "faible".

      Nicolas a beaucoup évolué depuis le début de l'année et d'après ce qu'en disait la maîtresse des moyens. En classe, ses histoires sont bien construites. Il fait preuve de bonne volonté, même si parfois il répond "à côté". Il manque de logique dans son travail parfois. Il reste beaucoup de choses non comprises dans certains exercices, lorsque des consignes sont données, donc extérieures à lui. Le graphisme s'améliore. Le comportement se stabilise. Mais Nicolas a tendance à s'affoler lorsqu'il ne sait pas faire, ou bien quand il se rend compte qu'il n'a pas fait quelque chose: "Je n'ai pas fait ça!". Il paraît angoissé, paniqué, "comme s'il était au fond d'un trou et ne parvenait plus à sortir." La maîtresse ajoute qu'il a un grand besoin d'être rassuré.

      Cette évolution décrite par son enseignante correspond à celle que l'on peut constater en rééducation. Le langage "bouillie", incompréhensible parfois, de Nicolas, a été remplacé par une parole claire faisant place à des jeux sur les mots (mots nouveaux entendus qu'il expérimente...). Sa "panique" devant la difficulté semble bien correspondre à son organisation psychique actuelle, dans laquelle domine le registre phallique et l'angoisse de castration: il ne peut supporter d'être en échec, sans se sentir impuissant, misérable, sans existence.

      Nicolas semble en pleine recherche de sa place dans la famille. Je lui propose de participer, parallèlement à la rééducation individuelle, à un groupe d'enfants qui se constitue actuellement autour d'une médiation: les contes. Dans le groupe, qui sera constitué de quatre, puis cinq garçons, les scénarios des histoires issues du domaine culturel, scénarios remaniés éventuellement par le groupe, ne seront plus uniquement les siens, issus de son imaginaire. Il devra donc trouver sa place dans un petit groupe mais aussi intégrer dans l'échange, des pensées extérieures aux siennes. Celles-ci, j'en pose l'hypothèse, peuvent stimuler son propre fonctionnement psychique. C'est cette hypothèse que nous avons formulée sous la forme d'un néologisme, proposition à Nicolas d'un dispositif favorisant des "conflits socio-symbolico-imaginatifs", nous inspirant des dispositifs didactiques favorisant chez l'enfant des "conflits socio-cognitifs", comme aide à la construction de la pensée.

      Dans les premières mises en scène, en groupe, faisant suite aux histoires que la rééducatrice raconte, Nicolas choisira, dans un premier temps et d'une manière systématique, le rôle du plus petit, du plus fragile. Il sera "le petit cochon qui a construit la maison de paille", il sera "le biquet qui se cache dans le lit et qui est mangé par le loup", de "La chèvre et ses biquets", puis un des "petits Poucets" (deux enfants avaient tenu à être "le Petit Poucet").


1-12- Mise en scène d'une "triangulation".

      "L'enfant exclu" des relations intimes des parents. Une "idée" du rapport sexuel. Effet de coupure "mère-enfant" par la métaphore paternelle.

      En séance individuelle, Nicolas poursuit alors les mises en scène à partir de petits animaux. Dans une histoire (19-03), il met en scène "une famille tigre".

      N: - Regarde, ils sont encagés là....

      C'est le papa. Il emmène son petit dans la forêt. Ils s'amusent. Le petit est sur le dos de son papa. Et la maman elle est en cage parce qu'elle avait envie et quand elle décidera les parents ils ouvriront....Elle saute sur le papa, la maman. Elle l'attrape par la bouche. Les tigres ça a pas de mains, alors ça fait avec la bouche. "Petit va dans ta barrière!" La maman va l'emmener dans la clôture, en le portant sur son dos. Elle va retrouver le papa.

      Nicolas veut toujours ajouter de nouveaux animaux et des épisodes supplémentaires. Je dois en marquer à chaque fois l'impossibilité. Je lui renverrai qu'il construit des barrières pour les animaux, mais qu'il a le plus grand mal à s'en mettre à lui même. Il approuve en souriant.

      La maman apparaît comme "une empêcheuse de tourner en rond", toute puissante: "elle décide". C'est elle qui vient rompre un moment de bonheur entre le père et le fils. Cependant, l'enfant est un tiers exclu de ce jeu entre les parents. La mère va le mettre "dans la barrière" dont lui, l'enfant, ne pourra sortir seul, et elle part retrouver le papa. Il semble qu'il s'agisse là d'une représentation d'une structure familiale triangulaire dans laquelle, par moments, l'enfant est le tiers exclu.

      La femme semble l'instigatrice du rapport sexuel: "La maman saute sur le papa". Peut-être que le "ça se fait avec la bouche" est l'explication actuelle que donne Nicolas au rapport sexuel 613  ?


1-13- La tête qui "coince". Une deuxième valeur pour un signifiant, et "une clef" pour une énigme...

      La rencontre du réel et de l'imaginaire est source d'angoisse. L'énigme de la naissance et de la mort, et la question du sujet. Premiers pas vers une position de "sujet séparé".

      La semaine suivante (26-03), Nicolas reprend alors un thème abandonné depuis longtemps: les animaux, réutilisés, se coincent la tête de diverses manières, dans l'abreuvoir, dans la barrière.

      Ce jour-là, Nicolas "encage" des tigres.

      N:- ça, c'est le papa. Le bébé du papa. Un garçon...ça, c'est la maman. Le bébé de la maman. Une fille.

      Ils ont un abreuvoir pour deux. Ils se coincent la tête.

      En fin d'histoire, je lui demande si cela se passe dans la réalité, comme dans cette histoire: le papa a un bébé garçon et la maman a un bébé fille?

      N: - Non, ma maman a un garçon et une fille.

      J: - Sais-tu d'où viennent les bébés?

      N: - Dans le ventre des mamans.

      Je lui demande s'il sait quelque chose de sa naissance.

      N: Je gigotais partout...Je m'étouffais. J'étais tout en haut. J'arrivais pas, j'étais coincé. C'est un monsieur de la maternité. On a coupé un peu et après on a recousu. Ma soeur elle était tout en bas. On a coupé un peu le ventre et après on a recousu. Ma maman m'a montré.

      Nicolas sait quelque chose de sa naissance. Il en connaît même des détails. Il était "coincé". Ceci m'éclaire tout à coup sur un sens au moins de cette répétition de mise en scène, dans laquelle les personnages étaient coincés, qui ne correspond pas à la seule hypothèse de l'angoisse de castration, même si, comme dans le processus du rêve, elle condense les deux significations. On peut se demander dans quelle mesure Nicolas était prêt à recevoir certaines de ces informations, de la part de sa mère, en particulier celle de pouvoir supposer qu'il aurait pu mourir coincé, étouffé, au moment de naître. Un autre "détail" prend sens à ce moment-là pour moi. Nicolas a évoqué, à plusieurs reprises, la présence de "glaires" qui l'empêchent de respirer, "l'étouffent" parfois, le soir avant de s'endormir. N'est-ce pas une incursion du "réel" au sens lacanien, de quelque chose que Nicolas n'aurait pu symboliser et qu'il a répété tout au long de ses histoires dans une tentative de trouver une issue, une réponse à cette dualité naissance/mort? Ce thème répété "à qui saura l'entendre", n'est-ce pas l'expression de sa difficulté à sortir d'une collusion entre des images d'étouffement et la réalité de ses difficultés respiratoires actuelles, qui, sans doute, l'angoissent? Nicolas est d'accord pour que nous parlions de sa naissance avec sa mère, quand je la rencontrerai.

      Lorsque le 24 mai, je rencontre les parents, je demande à la maman de parler de la naissance de Nicolas. "Cela n'a pas été facile. Au dernier moment, il a fallu faire une césarienne. Il était coincé, le nez en haut, il étouffait.", déclare-t-elle. J'évoque les dires de Nicolas dans les mêmes termes. La maman est très surprise, pensant ne jamais en avoir parlé à son fils, mais elle reconnaît qu'elle a pu cependant en parler en sa présence. Les parents rapportent alors que la mort angoisse Nicolas depuis quelque temps. "Qu'est-ce que tu feras quand je serai mort?" "Tu serais bien contente si je serais mort", dit-il à sa mère. Vis à vis de son père, il fait des projets: "Quand tu seras mort, je..."

      Ces nouveaux éléments apportés par Nicolas, nous permettent de mieux comprendre ce qu'il jouait également dans les premières mises en scène concernant la demande de lait. Si nous nous référons à nouveau à Jacques LACAN et à sa conceptualisation du "complexe de sevrage", nous pouvons constater qu'il y est question, dans ce refus du sevrage, d'une réminiscence d'une angoisse beaucoup plus fondamentale, qui serait liée à un sevrage plus ancien, celui de la naissance, "que nul soin maternel ne peut compenser" (1938, p. 31). Serait contenue dans le complexe, "la hantise du paradis perdu avant la naissance et de la plus obscure aspiration à la mort". (id. p. 35). Cette réminiscence se voit renforcée par "le complexe d'intrusion". L'image du frère non sevré n'attire une agression spéciale que parce qu'elle répète dans le sujet l'imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort." (ibid. p. 41).

      Nicolas pose ainsi la question fondamentale de l'enfant qui construit sa position de "sujet séparé": "Que ferait l'autre si je mourais?" . Il offre en même temps le fantasme de sa propre mort, de sa propre disparition, au désir parental.


1-14- Un père "fort" et castrateur.

      Trois signifiants pour le père: "le crocodile", "le gorille", "le tigre".

      Nicolas prend et dénombre quatre arbres.

      N: - Il faut quatre singes parce qu'il y a quatre arbres.

      (Un oiseau, celui dont Nicolas a toujours dit: "c'est moi", se réfugie en haut de l'arbre). ..Le crocodile fait tomber tous les arbres en croquant le tronc avec ses dents et avec sa queue... Le perroquet il s'est enfui parce qu'il savait pas se défendre....Un jour soir, un gros singe vient. Voilà, il a reconstruit tous les arbres....ça, c'est les deux enfants, frères (deux petits singes qu'il pose sur les arbres). Le crocodile arrive.

      (les petits singes): - Papa, le crocodile!

      A plusieurs reprises, le crocodile fait tomber les arbres en croquant le tronc avec ses dents. Le papa singe les replante. "J'en ai marre, je vais pas faire que ça!"

      (le papa singe au crocodile): - Toi, t'arrêtes d'embêter mes fils!

      En fin de séance, Nicolas dessine.

      - D'abord, le crocodile. Sa grosse voix...ses dents...les arbres...sa grande queue...il faut bien lui faire une grande queue parce que lui il coupe les arbres. (A propos de l'arbre: )Il est beau, hein? magnifique! Il y a des cerises dans l'arbre...Là c'est l'automne, ça commence à faire du vent. Et il y a la pluie. ça c'est une cerise. Elle tombe. Regarde la lune elle est magnifique. ses yeux, son nez. (A propos du "petit" qu'il dessine: ) Il vient de se réveiller; ses petites oreilles. Ah, il est beau, et son corps marron...ses jambes. Et là il va sur le crocodile. Ses mains...

      J: - Il n'a pas peur alors?

      N: - Non, parce que c'est le papa. Les petits, ils ont peur, eux, ils tremblent. Oui, heureusement qu'il y a le papa, sinon, ils arriveraient pas!...Je te promets, ça c'est un tigre qui est très sauvage...il a des dents comme ça!

      Dans un symbolisme universel, la lune représente souvent la mère. C'est une hypothèse plausible, dans cette scène. Le petit a peur, et c'est normal. Le père, lui, est fort et n'a pas peur. Dans le dessin, le crocodile s'est transformé en tigre. L'appel au père est très fort. Le tigre est ici un signifiant qui représente le père, que Nicolas appelle de ses voeux comme fort, solide, protecteur. D'où la substitution et le glissement du crocodile, au singe, puis au tigre. Le crocodile coupe les arbres avec ses dents et sa queue et le "papa-singe" les replante, répare. Le crocodile détruit avec sa queue et ses dents. Il semble que ce qui est en jeu, ce n'est plus le "grand crocodile" par lequel LACAN désigne la mère dévorante, castratrice, mais un autre crocodile, qui est le signifiant d'un père castrateur, relié à l'affirmation phallique du garçon. De signifiant en signifiant, Nicolas construit son mythe individuel.

      "L'oiseau-Nicolas" s'est réfugié en haut de l'arbre. "Le garçon, qui a renoncé à être le phallus, va pouvoir s'identifier au père et il a alors "en poche tous les titres à s'en servir dans le futur." 614  .


1- 15- Changement de place de Nicolas.

      Identification secondaire au père. Nicolas joue et offre sa propre mort. Une séparation possible? Une possible acceptation de la castration, et une issue pour l'Oedipe? Nicolas affirme sa nouvelle capacité à devenir responsable de ses actes, en différenciant acte intentionnel et non intentionnalité.

      Dans le petit groupe, nous adoptons une autre formule de travail. Les enfants choisissent chacun un personnage et construisent un scénario. Ils le jouent, puis dessinent individuellement. Nous rapportons deux séances qui confirment une nouvelle position possible pour Nicolas, semble-t-il.

      

      Séance de groupe du (03-05).

      Lors de la préparation du jeu, Anthony décide d'être "un bébé tigre". Nicolas choisit alors d'être "un grand tigre avec des dents comme ça" (il montre à tous et répète pour être sûr que tout le monde a bien vu son geste: des crocs terribles qui descendraient très bas sur le menton). Il ajoute: "Un papa tigre ça défend son bébé." Il y aura aussi un fermier et un bébé dragon, "pas méchant". Une discussion s'engage entre Anthony et Nicolas. Ce dernier annonce que le bébé tigre va se faire attaquer par le dragon. Anthony proteste: "Je suis petit alors je fais pas de mal". (Pourquoi l'attaquer?). Une autre proposition mènerait le tigre ailleurs. Ce à quoi Nicolas rétorque: - Le papa tigre il est avec le bébé alors je suis désolé, on peut pas tout faire à la fois!

      Anthony poursuit: - Moi, je sortirai mes griffes.

      Nicolas: - Avec tes petites griffes tu pourras pas te défendre!

      Le jeu commence. Le bébé dragon attaque le bébé tigre. Ce dernier appelle son père à son secours. Le dragon s'envole.

      Tous les animaux se retrouvent près de la ferme. "Le fermier" qui défend sa ferme contre "le bébé dragon qui crache du feu" tire sur le "papa tigre" et Nicolas annonce qu'il est mort. Il se couche alors par terre, ferme les yeux et ne bouge plus. "Son fils" vient alors le soigner "avec du rouge" et le guérit.

      Au moment de la mise en commun, Nicolas raconte: "J'étais dans la ferme, je voulais livrer (délivrer) les animaux et je pouvais pas parce que le fermier avait une carabine."

      "Le fermier" s'explique: - Je l'ai loupé. Je voulais tuer le dragon et pas le tigre. J'ai tué le papa tigre. Il était pas vraiment mort.

      Nicolas ajoute: - J'avais reçu la balle dans le ventre. On m'a soigné.

      Lorsque vient le moment du dessin, Nicolas annonce: - Moi, je fais mon bébé tigre, et là le fermier avec sa carabine. Le dragon. Le fermier il a pas fait exprès de me tuer, il voulait tuer le dragon.

      Nicolas reprend le personnage du tigre de sa séance individuelle, là où il l'avait laissé. Dans ce jeu, Nicolas veut absolument se poser en fonction de père, protecteur de son enfant, même si le "bébé" en question est ambivalent à cet égard, dans sa propre position. Nicolas endosse pleinement ce rôle de papa tigre qu'il a souvent mis en scène, et s'identifie à un rôle possible de père protecteur. Cependant, même en tant que "père", il a des limites, et les revendique. Il ne parvient pas à délivrer les animaux, et le fermier, avec sa carabine, est plus fort. Il est surprenant de l'entendre justifier "le tir du fermier": "Il ne l'a pas fait exprès", différenciant l'intentionnalité, ou non, de l'acte. Le garçon semble prêt à accepter la responsabilité de ses actes. Nicolas a cette fois affronté la mort dans le jeu au lieu de la fuir, comme il l'avait toujours fait. Il accepte d'être limité, castré symboliquement. Peut-on entrevoir une issue de l'Oedipe?

      Séance de groupe du 14-06.

      Avant même de rentrer dans la salle, Nicolas m'annonce:

      - Je veux être un rhinocéros, un papa.

      Il explique au groupe qu'il va "aller dans les bois pour casser un peu les arbres, pour trouver la nourriture dans la terre. Il fouille. Il a une grande moire"(?) (un autre enfant traduit: "il veut dire mémoire"). Nicolas précise: "Sa tête qui est grosse".

      Un autre garçon choisit d'être "le bébé rhinocéros".

      Nicolas:- Toi, tu avais une petite!!

      Au cours du jeu, le "papa rhinocéros" se bat contre un ours.

      En fin de séance, Nicolas dessine le papa rhinocéros avec son bébé.

      


1-16- "Sangokou" et "Boubou". Ouverture vers un imaginaire culturel symbolisé, partagé, échangé. Sublimation, dépassement. Une énergie disponible.

      Des jeux autour de la pulsion scopique. Voir et ne pas voir? Nicolas symbolise-t-il sa séparation du "monde maternel"? L'arrêt de la rééducation.

      Nicolas exécutera ensuite une série de dessins pour lesquels il me demandera, alternativement, de regarder et de ne pas regarder, puis il enchaînera sur des jeux de cache-cache. Est-ce sa manière de reprendre ce qu'il en est des énigmes des adultes, et en particulier de ce qu'il a abordé de la question de la "scène primitive" à partir d'une mise en scène de la pulsion scopique? Voir et ne pas voir? Est-ce une manière de reprendre, et de sublimer, en me le faisant subir, le complexe de sevrage représenté aux tous débuts de notre rencontre? Le jeu du "fort-da", repris ici par Nicolas, consiste-t-il à jouer, dans le transfert avec la rééducatrice, et à faire jouer à celle-ci, donc à partager avec elle, "cette joie de rejeter un objet du champ du regard, puis l'objet retrouvé, d'en renouveler inépuisablement l'exclusion...(rappelant) le pathétique du sevrage que le sujet s'inflige à nouveau, tel qu'il l'a subi, mais dont il triomphe maintenant qu'il est actif dans sa reproduction"? (LACAN, 1938, p. 40-41).

      Ces dessins représentent des personnages de la télévision dont les enfants collectionnent, et s'échangent, à ce moment-là, les images. N'est-ce pas une sortie d'une fantasmatisation purement individuelle, et une ouverture à la pensée vers quelque chose de plus "culturel"? Le personnage préféré de Nicolas "Sangokou", a la particularité (d'après Nicolas) de "couper" les choses en deux, avec son épée? Cette "coupure" pourrait symboliser la coupure de notre relation, qui s'annonce, mais plus fondamentalement, la séparation de Nicolas à sa mère. La facture des dessins montre à l'évidence quel parcours Nicolas a accompli depuis ses "bonhommes têtards", en un peu moins d'un an!

      Il a été possible d'envisager l'arrêt de la rééducation de Nicolas. Je l'avais accompagné pendant un temps de son parcours qui le conduisait, à l'aube de son entrée au Cours préparatoire, à pouvoir devenir élève, et à pouvoir s'inscrire, d'une manière positive pour lui, dans la collectivité scolaire. Il semblait pouvoir disposer de l'énergie qui était auparavant consumée dans une expression pulsionnelle trop importante. Nicolas semblait penser qu'il "pouvait se débrouiller tout seul". Les parents et la maîtresse le confirmaient.

      


1-17- Remarques conclusives sur le processus rééducatif de Nicolas.

  • De l'expression des pulsions, chargée d'angoisse, à la "capacité de sollicitude" ou reconnaissance par Nicolas de ses pulsions, de son implication et de sa responsabilité dans leur expression.
  • Nécessité d'une relation "suffisamment bonne" qui permet et favorise l'expression des pulsions. Fonction contenante et fonction conteneur de la rééducatrice. Possibilité de "réparation" de la rééducatrice.

      Si la construction de "la capacité de sollicitude" appartient à la relation duelle avec la mère, nous avons pu voir Nicolas la re-jouer, la re-prendre, si ce n'est pour la construire, du moins peut-être pour la consolider, au sein de la relation rééducative. La naissance de sa soeur, tout le bouleversement psychique qui lui a fait suite, avait suffisamment ébranlé les bases des constructions antérieures pour que celles-ci soient à élaborer à nouveau. Il a pu, dans un premier temps, exprimer des pulsions destructrices chargées d'angoisse, dirigées d'abord vers des objets. Une relation "suffisamment bonne", grâce à une "rééducatrice-environnement", pour paraphraser WINNICOTT, "suffisamment contenante et conteneur", lui a permis de les diriger, dans le transfert, sur la rééducatrice. Les possibilités de "réparation", au sein même de ses jeux, dans ses mises en scène, lui a permis de contenir cette angoisse, de la transformer, de l'élaborer, en un sentiment de culpabilité, qui n'était supportable que parce des occasions de réparation répétées lui étaient offertes, dans l'expression de la "capacité de sollicitude". "L'absence de réparation conduit à une perte de la capacité de sollicitude: elle est remplacée par des formes primitives de culpabilité et d'angoisse." (WINNICOTT, 1965, p. 42).

      "Les complexes se sont démontrés comme jouant le rôle d'organisateurs dans le développement psychique." (LACAN, 1938, p. 24). Sublimation, dépassement: un tâtonnement expérimental.

      Nous avons cru pouvoir retrouver, dans ce que Nicolas a joué en rééducation, des mises en scène qui pouvaient ressortir du "complexe de sevrage" et du "complexe d'intrusion". Nous avons pu le suivre dans ses tentatives pour trouver une issue à ce qui encombrait sa pensée, et ne le rendait pas disponible pour devenir élève et écolier. "Si le moi se constitue en même temps que l'autrui dans le drame de la jalousie", l'issue de cette situation "implique l'introduction d'un tiers objet qui, à la confusion affective, comme à l'ambiguïté spectaculaire (de la relation du miroir) substitue la concurrence d'une relation triangulaire." (LACAN, id., p. 46). Une alternative s'offre à l'enfant: ou bien il s'accroche au refus de ce sevrage et cherche à retrouver l'objet maternel, tout en continuant à vouloir la destruction de l'autre. Ou bien il accepte de sublimer ses pulsions et d'investir l'énergie ainsi libérée sur d'autres objets, communicables et culturels.

      Nous sommes tentés, en suivant ce "tâtonnement expérimental" de Nicolas, au sein de la relation rééducative, de lui appliquer cette citation de Jacques LACAN, extraite des "Complexes familiaux" (ibid., p. 40-41): "On reconnaîtra...le moment dialectique où le sujet assume par ses premiers actes de jeu la reproduction de son malaise même et, par là, le sublime et le surmonte."

      La citation choisie comme exergue de ce chapitre insiste sur l'importance de l'environnement dans les processus de maturation de l'enfant. Comment WINNICOTT définit-il cette "maturation"? Il s'agit de "l'évolution du moi et du "self" et comprend toute l'histoire du ça, des instincts et des vicissitudes, ainsi que les défenses du moi par rapport à l'instinct." (WINNICOTT, 1965, ed. 1974, p. 45).

      Quel parcours Nicolas a-t-il suivi, pendant son processus rééducatif?

  • "Il faudrait peut-être se rappeler que tout ce qui sort du corps et tout ce qui y pénètre, est ce qui permet à l'enfant de se construire." 615 
  • De l'expression des pulsions à leur sublimation.
  • Le mythe, comme réponse à la question du sujet sur sa propre existence.

      Dans la théorie psychanalytique, la pulsion est porteuse de l'énergie fondamentale du sujet. "Nous pouvons donc conclure que ce sont elles, les pulsions, et non pas les incitations externes, qui sont les véritables moteurs des progrès qui ont porté le système nerveux avec toutes ses possibilités illimitées, au degré actuel de son développement." (FREUD, 1915, p. 16). Le premier "sort" de la pulsion en est la décharge, la satisfaction ou l'apaisement de la tension. Lorsque la pulsion ne peut se satisfaire, FREUD propose cinq "destins" à la pulsion: ce sont le refoulement, responsable de la formation des symptômes; la sublimation, le retournement dans le contraire, le retournement sur la personne propre, et le passage de l'activité à la passivité. Jacques LACAN insiste sur l'impossibilité de la pulsion à se satisfaire, par le fait que l'objet pulsionnel n'est jamais à la hauteur des attentes. François LEGUIL (1993-1994) écrit: "La pulsion est un mythe, en tant qu'elle renvoie à un réel ...qui fait le désir, en reproduisant la relation du sujet à l'objet perdu...Ce n'est pas un accident d'éducation, mais un drame d'essence, que le désir vient de l'Autre... " (p. 24). "La pulsion divise le sujet et le désir" (p. 25). Ce sujet, est constamment perdu entre "suis-je sujet?", "suis-je objet?", "suis-je actif?" "suis-je passif?" (id., p. 17). "Suis-je vivant ou suis-je mort?" "Suis-je garçon, ou suis-je fille?". Toutes ces questions, le sujet se les pose sur son être. Il se met en question. "C'est ce moment limite, où le sujet fait l'épreuve de son rapport à l'Autre, qui est un rapport à la demande, comme informulable." (p. 23). "Elle intervient quand le sujet est dans la détresse: le sujet qui, dans le signifiant, fait l'épreuve du manque de mot, ...et la nécessité d'en passer par l'Autre..." (ibid.).

      FREUD décrit ce recours à l'Autre: "ses besoins pressants sont satisfaits par l'intervention de l'extérieur, et ainsi préservés de tout développement." (FREUD, 1915, note, p. 36). Jacques LACAN a articulé la pulsion et le transfert. La demande du sujet se répète inconsciemment à travers la pulsion et le fantasme.

      La question va être: "Comment l'enfant va-t-il sortir de la jouissance attachée à la pulsion?" Le fantasme permet au sujet de se défendre de la pulsion, d'apporter quelque chose d'humain, de reposant, dans la pulsion acéphale et inhumaine. Si "le fantasme n'est absolument pas l'expression psychique de la pulsion", il va servir à "couvrir la vérité de la pulsion, la vérité de la béance." (LEGUIL, 1993-1994, p. 22). Le langage et le fantasme ont des effets de mortification sur la jouissance.... "la création mythique répond à une question. (Elle) parcourt le cercle complet de ce qui se présente à la fois comme ouverture possible et comme ouverture impossible à prendre. Le circuit étant accompli, quelque chose est réalisé, qui signifie que le sujet s'est mis au niveau de la question." (LACAN, 1956-1957, p. 330). Cette opération de remaniement ou de restructuration qu'est le mythe individuel, peut être opérante d'une façon autonome pour le sujet.

      Il semble que la construction de son mythe individuel a pu être opérant pour Nicolas, et lui apporter des réponses suffisantes pour qu'il puisse poursuivre sa route. Nous l'avons vu tâtonner, prendre et reprendre les signifiants, les tordre, les mettre en jeu, les réajuster. Les questions concernant les énigmes de la naissance, de la mort, du rapport sexuel, de la différence des sexes, les questions se rapportant à sa place dans la famille, à la fonction paternelle, à la séparation, à la castration, sont apparues progressivement et se sont répétées ensuite, sous des habillages différents, coexistant parallèlement, puis s'articulant entre elles, constituant en quelque sorte l'ossature du travail de construction mythique de Nicolas, tout au long de son processus rééducatif. Nous l'avons suivi alors qu'il offrait sa propre mort comme enjeu de sa possible séparation du monde maternel, et nous l'avons vu s'intéresser à des médiations échangeables, communicables, culturelles.

      L'apport complémentaire du petit groupe.

      Au moment où il a été proposé, le petit groupe de pairs s'est révélé avoir des effets stimulants pour Nicolas. Nous sommes convaincue qu'il n'aurait pas été pertinent de lui proposer cette forme d'échanges plus tôt dans son processus rééducatif. Il y avait trop de pulsionnel, trop de confusion dans sa pensée, trop de conflictuel uniquement interne, qu'il devait d'abord "déblayer" et élaborer, auparavant. L'échange, la confrontation avec les autres enfants ensuite, a pu faire l'effet d'ouverture qui en était attendu.

      Comme nous l'avons fait à la suite des analyses des différents moments rééducatifs rapportés dans ce chapitre, nous proposons de réunir et de réorganiser, dans un tableau de synthèse, en page suivante, ce qui pourrait caractériser le processus rééducatif de Nicolas, dans ses effets, en l'articulant avec les propositions qui lui ont été faites par la rééducatrice. Des éléments complémentaires devraient apparaître, en réponse à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

      
Tableau de synthèse : Ce qui semble "avoir été rééducatif" dans le processus de Nicolas...
"Effets" sur le processus rééducatif de l'enfant, et "effets" du processus sur le développement de cet enfant. Propositions qui semblent "avoir été rééducatives".
Expression des complexes (sevrage, intrusion.)
Expression pulsionnelle, destructrice et chargée d'angoisse
Pose les questions:
- l'énigme de la mort
- l'angoisse de castration
- l'énigme de la naissance
Fait la différence entre réalité et imaginaire
Brèche dans la pulsion
Adresse une parole qui devient échange, communication. La rééducatrice est interlocutrice.

"TATONNEMENT EXPERIMENTAL" AU SEIN DE LA RELATION. DE SIGNIFIANT EN SIGNIFIANT, L'ENFANT CONSTRUIT SON "MYTHE INDIVIDUEL".

Dans le transfert, l'expression pulsionnelle
est jouée sur la rééducatrice, au sein de la relation.
Intériorise la fonction conteneur de la rééducatrice -> devient fonction structurante.
La parole acquiert sa fonction symbolique de coupure de la jouissance.
Y trouve du plaisir. Jubile.
"Explosion" pulsionnelle et réarticulation, réorganisation.
Construit, réajuste ses théories sexuelles infantiles.
Recherches identificatoires (moi idéal)
Approche de la division du sujet.
Appel au père.
Prend une position active. Affirmation phallique. Expression de la pulsion de maîtrise.
symbolise le réel du corps.
Peut "réparer" la mère.

Construit:
- sa capacité de sollicitude.
- sa capacité de maîtrise sur le monde.
- la responsabilité et la maîtrise de ses pulsions.
Construit le temps de son processus rééducatif (fait le lien entre les séances).
accepte ses limites, sa castration symbolique.
Identification (secondaire) au père.
Symbolise sa division de sujet.
Joue et offre sa propre mort. Commence à "se séparer".
Symbolisation de la séparation d'avec le monde maternel.
Sublimation, dépassement, énergie libérée, disponible.
Ouverture vers le culturel échangeable, partageable, communicable.
Rééducatrice appelée comme témoin, comme adresse: regard, oreille, présence.
Relation "suffisamment bonne"
fonction contenante

Reprise des "histoires" par la rééducatrice en fin des séances. Fonction conteneur. Recherche d'articulation entre des signifiants épars, débordants, etc...

castration symbolique posées par le cadre: les limites temporelles

castration symbolique orale par le cadre
bouche qui mange -> bouche parlante

castration symbolique par resserrement des règles de fonctionnement des séances.

La rééducatrice est partenaire symbolique du jeu (peut partager l'émotion, l'inquiétude, l'angoisse)

Interventions référées au symbolique, à la Loi.
Pose l'interdit de l'inceste , la non confusion des sexes et des générations.

Interventions référées au principe de réalité.

rôle "passif" de la rééducatrice

Fonction provisoire de "mère-environnement"

Une médiation complémentaire: proposition et mise en oeuvre de "conflits socio-symbolico-imaginatifs" au sein d'un petit groupe.

      Pour d'autres enfants, c'est la relation avec le rééducateur, au sein du jeu, qui constitue la principale médiation qui permet que s'élabore, que se réajuste, ce qui permettra à l'enfant de reconstruire son mythe individuel, sa névrose infantile, ses modes de relation aux autres, aux objets et à soi-même. C'est ce que peuvent illustrer des moments du processus rééducatif d'Angélique.


2- Angélique expérimente et "répète" des positions et des places différentes dans la relation. Elle se "re-trouve" dans SON histoire "re-construite", et devient une élève.

      La rééducation d'Angélique a commencé en novembre, alors qu'elle était en Grande Section de l'école maternelle. Elle s'est terminée lorsque la fillette terminait son Cours Préparatoire. La maîtresse de Grande Section n'était pas vraiment inquiète, mais demandait une aide au Réseau au regard des difficultés d'Angélique à écouter, à se tenir sur une activité, de son besoin constant de la présence de l'adulte auprès d'elle 616  .

      Les parents viennent ensemble au rendez-vous. La maman évoque des problèmes d'eczéma chez la fillette. A la naissance, Angélique a connu quelques difficultés respiratoires sans gravité, selon la mère. Puis cette dernière parle de sa grossesse: "J'ai maigri, elle m'a tout pris. Je ne mangeais presque rien." Elle fait ensuite le parallèle entre sa fille et elle: "Elle est un peu comme moi, si je ne la force pas, elle ne mangerait rien". La mère évoque alors sa propre enfance, une anorexie et de l'asthme, qui "lui ont fait frôler la mort". Le moment des repas semble être le lieu d'affrontement de la mère et de la fille. La mère souligne que, chez la grand-mère, Angélique mange bien. Elle ajoutera, en fin d'entretien: " Elle doit se sentir étouffée. Je suis trop nerveuse, trop anxieuse." Angélique est fille unique.

      Dans cet entretien, la mère impute à Angélique la place de "celle qui a failli faire mourir la mère". Un jeu de vie et de mort semble posé entre la mère et l'enfant.


2-1- Angélique "fait l'inventaire" des "outils d'auto-réparation" à sa disposition, et "pose" les problèmes qui la tenaillent, ses angoisses, au sein d'une rencontre singulière.


2-1-1- L'imaginaire comme "espace de recours".

      Dessin et "construction d'histoires" avec la rééducatrice comme "scribe".

      Mort de la mère, relation aux parents et angoisse liée à une fratrie éventuelle.

      Lors de notre première rencontre, sans ses parents, (début décembre), Angélique invente une histoire à partir d'un dessin à la peinture.

      " La maman du petit écureuil s'est faite écraser parce qu'elle avait pas fait gaffe (ad litt.) quand elle marchait sur la route. On l'a ramassée en miettes et le petit il savait pas. Il était dans sa maison. Le petit aussi il va se faire écraser. Il va chercher à manger et il avait pas vu. Il s'est fait écraser."

      Je note son histoire au fur et à mesure. Angélique ne voudra pas que je la relise.

      Lors de la séance suivante, elle veut et ne veut plus se déguiser. Au moment d'enfiler une robe, elle rejette tout, prête à pleurer.

      La question des vêtements sera, d'une façon prolongée, une voie pour évoquer la mère, d'une manière conflictuelle parfois, admirative, souvent. Sans doute que le lieu de travail de la mère (dans un magasin de vêtements), y est pour quelque chose, ainsi que l'importance de la relation de celle-ci à l'apparence sociale et vestimentaire. La représentation inconsciente de sa mère semble ainsi rattachée, pour Angélique, au registre de la séduction.

      C'est notre troisième rencontre. Angélique dessine et raconte:

      "Ils attendaient un bébé un soir. Il arrive une fille, encore une fille, et tout d'un coup, un garçon. Le garçon, il pleure, parce qu'il se retrouve avec plein de filles. Un autre garçon naît aussi. Le papa il dort dehors. Les enfants ils donnent une "rouste" au papa s'il entre, même à la mère. C'est pas les parents qui commandent."

      Angélique utilise, d'emblée, l'imaginaire comme "espace de recours". Elle vient déposer ou "poser", ses questions, ses conflits, dès les premières rencontres. Elle est en conflit explicite avec sa mère, principalement autour des questions de nourriture. Dans la première histoire, les fantasmes agressifs conduisent à imaginer la mort de la mère. Cependant, cette pensée est trop chargée de culpabilité, d'angoisse, et l'enfant qui a osé la formuler, doit mourir lui aussi, en allant chercher de la nourriture, ce qui est lourd de sens par rapport au vécu de la fillette. Dans la seconde histoire, est posée une question angoissante: "Mes parents veulent-ils me donner des frères et soeurs?". La solution trouvée n'est plus aussi radicale. Les rôles sont inversés: ce sont les enfants qui commandent et qui "donnent des roustes".


2-1-2- Le jeu symbolique, un jeu cathartique.

      Angélique représente, dans le jeu, les conflits autour de la nourriture. Elle tente de conjurer sa "peur du docteur".

      Nécessité de disposer d'un espace de jeu pour représenter des angoisses, des peurs, des conflits vitaux, qui encombrent la pensée et la rendent indisponible à tout autre chose.

      Selon son scénario, elle est le docteur, et soigne le bébé (la poupée), dont je suis la maman. - Tire la langue, bébé, je sais que t'as pas faim, mais t'es obligée de manger, autrement tu vas mourir. (Aparté vers moi): Il vomit... Regardez, il a avalé sans mâcher, ...des tomates...

      Si cette scène autour d'une menace, d'un refus et d'une régurgitation de nourriture est sans doute une scène qu'Angélique connaît bien, elle met en place ici un jeu symbolique dans lequel elle exprime des conflits vitaux pour elle.

      

      En arrivant, un autre jour, Angélique me demande: "Qu'est-ce qu'on nous fait à la visite médicale?" Après avoir pris, puis abandonné deux activités possibles, elle se définit comme le docteur de la poupée qui est malade. Il faut emmener celle-ci à l'hôpital. Angélique lui "coupe la langue", lui "donne un coup de marteau", lui fait une piqûre, lui ouvre le ventre "pour regarder le sang". Elle termine en disant: "Je suis l'infirmière, je suis pas méchante". Son père arrive à ce moment-là pour la conduire à la visite médicale de l'école. En partant, Angélique affirme: "J'ai pas peur de la visite médicale".

      Ainsi, Angélique utilise l'espace rééducatif pour représenter ses peurs, ses angoisses. En les rejouant sur la scène symbolique, elle ne s'est peut-être pas complètement rassurée, mais elle a pu mettre elle-même des mots sur cette peur, au sein du jeu, en projetant cette peur sur la poupée. Il était impératif pour elle de pouvoir jouer ce jeu, de disposer de cet espace, à ce moment-là. La preuve en est son impossibilité d'entreprendre quoi que ce soit d'autre. Sa pensée n'était réellement pas disponible pour autre chose. C'est dire l'importance du jeu en rééducation, qui est quelque chose de tout à fait sérieux pour l'enfant. "En rééducation, personne ne joue. Ou plutôt, ce que joue l'enfant, c'est son passé, son présent, et ce faisant son avenir", affirmait Alain BONY à Besançon (1989, p. 3). Cependant, est-ce que le fait de jouer et rejouer les angoisses et les traumatismes, est suffisant? Autrement dit, l'effet cathartique du jeu peut-il suffire pour s'en libérer?

      Des thèmes, qui subiront un important développement ensuite, sont à peine esquissés, dans ce jeu. Ce sont les signifiants "sang" et "ouvrir le ventre". Pour l'instant, seule Angélique en connaît l'importance pour elle.


2-2-Mise en scène de sa propre mort.

      Une progression vers une mise en scène de la mort. Le signifiant "sang". Angélique construit le temps rééducatif. La rééducatrice devient partenaire symbolique. Transfert, et émotion partagés. Mettre des images sur l'impensable. Mettre des mots sur l'informulable. Passer d'une position passive à une position active, grâce au jeu. Prise de distance par la symbolisation de l'écrit. Acte rééducatif et changement de place.


"Le bébé saigne du nez. J'ai peur qu'elle va mourir".

      Nous sommes en mars. Angélique déclare qu'elle est la maman. La poupée est sa fille. Celle-ci est malade, il faut l'emmener à l'hôpital. "C'est grave, j'ai peur qu'elle va mourir; ça coule le sang!", déclare Angélique. Je suis témoin de son jeu et elle me requiert seulement pour l'aider à habiller "sa fille".


"J'espère qu'elle va pas mourir". "Je crois qu'elle va mourir".

      "Le bébé, il était très malade, je me rappelle", dit-elle en arrivant. "J'espère qu'elle va pas mourir". Elle me demande d'écrire au tableau, et me dicte: "J'espère qu'elle va pas mourir, parce que je l'aime bien et c'est encore un bébé et quand on meurt c'est triste." Elle me demande alors, pour la première fois, de jouer ce scénario avec elle.

      Angélique établit des liens entre les séances, et construit l'histoire de son processus rééducatif. Le signifiant "sang" prend une première place dans tous les jeux de cette période.

      La fillette accorde une grande place à l'écrit. Cette place sera confirmée par l'ensemble de son processus. Il s'agit d'abord de l'écrit de la rééducatrice, scribe qui rapporte, qui renvoie, qui conserve ses histoires. Cet écrit "médiateur" la conduira à vouloir écrire elle-même. J'avais pris en note sa première histoire, et elle n'avait pas voulu que je la lui relise. Trop de pulsionnel, sans doute, trop d'émotion, y étaient attachés. Depuis, elle s'est enquise à plusieurs reprises, si j'avais bien noté ce qu'elle avait dit. Ici, elle me dicte ce que je dois écrire. Est-ce la manifestation d'une capacité nouvelle pour elle, de prendre de la distance par rapport aux manifestations de la pulsion, en utilisant le double symbolisme de la parole qui fait trace? Est-ce la valeur toute particulière de l'écrit, dans ce contexte de jeu, qui appartiendrait à un registre impératif, incontestable, du registre de "la vérité", comme le serait une ordonnance de médecin? Il semble qu'Angélique confère ici, de plus, une valeur de conjuration à cet écrit, par rapport à ce qui pourrait arriver.

      Dans le même temps, la fillette invite la rééducatrice à entrer dans son jeu à une place de partenaire symbolique.

      La question de la mort des personnes que l'on aime, la question de sa propre mort, est nettement posée par Angélique.


"Le bébé est mort".

      A 617  :- "Tu peux jouer avec moi? Tu serais la maman du bébé. Il saignerait du nez encore. Tu appellerais le docteur. Tu dirais: "J'espère qu'il va pas mourir!".

      Elle est le docteur. Nous jouons son scénario. Elle m'appelle: "Venez vite, sa température, il est brûlant! Tenez-lui la tête! Il a pleuré, fait un cauchemar. Des monstres venaient lui attraper la gorge, l'étouffer."

      Il faut emmener le bébé à l'hôpital.

      A: - "Je peux vous dire, votre bébé, il nous entend plus, il m'entend plus. Il va mourir ou pas, je ne sais pas...Le bébé est mort...Si, si, il est mort"

      Je suis donc la maman, et j'ai la poupée dans les bras. Mon propre transfert, sans doute, fait que je suis moi-même plongée dans l'émotion. Angélique est agitée, fébrile. Je mets des mots pour nous aider à dépasser ce moment, tentant de ramener au jeu, de garder à celui-ci sa place de faire-semblant et de jeu symbolique.

      J: "Vous avez fait ce que vous pouviez, docteur. Merci quand même."

      Elle s'écrie alors: "C'était une blague! Elle est pas morte!" Elle agite alors la poupée, lui prête sa voix, son rire. Cependant, elle partira de la séance (et moi aussi), "remuée". Elle était allée au bout de ce qu'elle préparait depuis trois séances. Nous y avions cru, l'espace d'un instant, le moment d'un transfert intense. Nous n'étions plus tout à fait à la même place ensuite. C'est en cela que nous dirons qu'il y a eu acte rééducatif, en ce moment précis de notre rencontre.

      On peut faire l'hypothèse, sans doute, que, dans le transfert, Angélique m'a imposé son propre malaise. Au cours de notre première rencontre, la mère avait déclaré, à propos du bébé qu'elle attendait: "Elle m'a tout pris". Cette parole peut constituer, pour la fillette, une atteinte narcissique très forte. De quel droit a-t-elle vécu? Etait-ce au prix de la mort éventuelle de sa mère? De quel droit vit-elle, aujourd'hui? L'enfant peut faire mourir sa mère, a-t-elle entendu. Pour Angélique, un bébé c'est la mort, cela détruit. Il faut couper le ventre de la mère, pour qu'un bébé naisse. Elle ne peut supporter cette responsabilité, et elle me l'a faite vivre, dans un rapport quasiment d'accusation ou d'assignation. N'est-ce pas la mise en scène de la projection, mécanisme de défense du moi contre l'angoisse ? C'est moi, en tant que mère, qui ait manqué défaillir, au moment de l'annonce de "la mort du bébé". Angélique a connu des problèmes respiratoires à la naissance, a rapporté la mère. Elle a ajouté avoir le sentiment actuel de "l'étouffer". "Le bébé" de l'histoire étouffe.

      On peut formuler une deuxième hypothèse: dans ce jeu, en même temps que catharsis à sa propre angoisse, préfigure la question qui ouvre le sujet à sa possible séparation: "Que ferait l'autre si je mourais?"

      La présence permanente du sang dans les scénarios élaborés par la fillette peut-elle laisser penser à un fantasme sadique du rapport sexuel? Une autre hypothèse est apportée par la fillette elle-même: au tout début de la rencontre suivante, j'apprends par Angélique qu'elle saigne très souvent du nez, et que cela l'angoisse. Elle dit avoir peur de mourir, et qu'elle y pense quelquefois le soir.

      Angélique joue des choses qui semblent très menaçantes pour elle. Les sources en sont inconscientes, ou bien reliées aux relations actuelles avec la mère. Leur représentation passe par du matériel archaïque, et l'empêche d'investir autre chose actuellement. Des fantasmes de destruction réciproque y figurent, et se répètent jusqu'à ce que quelque chose soit entendu.

      La fonction du jeu est de mettre des images sur l'impensable. Il faut de plus mettre des mots sur l'informulable. Le jeu permet de passer d'une position passive à une position active, sur le modèle du "Fort-Da" qui accroche les représentations de mots, le dicible des processus secondaires, aux représentations de choses, ou images inconscientes, non verbalisées, des processus originaires, et aux fantasmes des processus primaires 618  .

      La place du rééducateur dans le jeu n'est pas de "faire l'enfant", mais de se prêter au jeu "dans une posture irréductible à celle d'un jouet, autrement dit, sans céder sur son altérité". (HOCHARD, 1989, p. 43). Selon cet auteur, le rééducateur doit accepter de "s'exposer comme sujet et se proposer comme autre" (id.). Cette position, qui implique de considérer l'enfant comme un sujet, suppose que l'adulte accepte de se laisser surprendre par l'imprévu, dans un partage, "une commune surprise" (ibid.). "Le risque est ...de libérer sa parole et d'accepter d'en être le premier destinataire. Or la parole de l'enfant, si elle est vraie, atteint le rééducateur, qui ne sait pas d'avance où il sera atteint." (Yves de LA MONNERAYE, 1994, p. 33).

      Je prévois, dans le cadre rééducatif, de tenter d'articuler les fantasmes d'Angélique à la réalité de sa propre épopée, et au "savoir". Que sait-elle de la naissance? de sa propre naissance? du ventre? Selon Piera AULAGNIER (1975, p.70), penser, c'est la contrainte éprouvée par le sujet d'avoir à représenter, à théoriser. Il s'agit d'aider l'enfant à articuler les contraintes pulsionnelles dues à sa constitution interne, et les éléments de la réalité. Lui parler de ce qui fait lien: le cordon ombilical, par exemple, peut faire contrepoids à la coupure, à la rupture. Réintroduire la réalité, pourra interrompre, peut-être, la répétition du fantasme, et apporter une frustration nécessaire par rapport au vécu pulsionnel qui devient envahissant. Par l'introduction de la réalité et celle d'un savoir échangé et échangeable, Angélique devrait pouvoir relier un savoir culturel, car donné par l'entourage, à un savoir historique (si elle est née par césarienne par exemple).


2-3- D'où viennent les enfants? Interrogation autour du "savoir". Un enfant peut faire mourir sa mère.

      Angélique poursuit la construction de son histoire. Le signifiant: "ventre". Désir de savoir, et obstacles à la connaissance. Théories sexuelles infantiles. Une castration symbolique de l'imaginaire par l'appel au principe de réalité et par l'appel au symbolique du "savoir culturel". L'écrit de la rééducatrice comme "mémoire" du processus rééducatif, comme trace de l'histoire de l'enfant fait partie du processus rééducatif lui-même. Les deux registres du transfert. Expression pulsionnelle intense, suivie de "re-naissance"?...


"Le bébé a des diamants dans le ventre".

      C'est notre treizième rencontre. Angélique propose un scénario: "Le bébé est malade. Il a avalé des pièces de monnaie. Il crache l'argent et des diamants, mais il faut lui ouvrir le ventre pour le soigner et récupérer le reste des pièces".

      Il y a un changement notable. Cette fois, le bébé a un trésor dans son ventre. N'est-ce pas la maman, plutôt, qui pourrait avoir ce trésor? Une réminiscence, sans doute du conte "Peau d'Ane", vient nourrir le fantasme. Le choix de thèmes issus du registre oral, ne nous surprend pas, venant de la part d'Angélique. C'est la première apparition d'une longue suite de césariennes, dans les jeux de la fillette.

      Tout ce qui a trait aux vêtements, (déguisements), à la nourriture, aux bijoux, au sang, peut être considéré comme des figurations des théories sexuelles infantiles. Angélique semble le confirmer, dans ce qu'elle exprime. La répétition du sang, du marteau du docteur, sa propension à se déguiser (chaque jeu de "docteur" est précédé de l'enfilage de la même robe en velours rouge qu'elle affectionne particulièrement), mais à craindre toujours de le faire, entourant cet acte de nombreuses précautions, de refus, de gestes compulsifs à enlever un accessoire qu'elle vient à peine de mettre, pourraient nous inciter à le croire.


"La maman a des bébés dans son ventre. Elle a peur de mourir à cause du bébé".

      Nous nous retrouvons après les grandes vacances. Angélique est entrée au CP. En rééducation, elle reprend l'histoire là où elle l'avait laissée.

      "La maman", ce jour-là, "a mal au ventre, à la tête." Angélique précise: "Si le docteur ouvre le ventre de la maman, peut-être qu'elle a avalé un noyau...ou alors elle a un bébé."

      Elle me demande d'être la maman, elle, serait le docteur, "un monsieur". Je demande où est mon mari, le père. "Il n'y en a pas".

      A: -"Votre bébé il était dans votre ventre, vous êtes enceinte. Vous avez déjà une fille. Et puis vous tremblez, parce que vous avez peur de mourir à cause de votre bébé."

      Dans le jeu, elle fait semblant de me couper le ventre.

      A: - "Vous avez un bébé, puis un autre... et enfin quatre bébés!

      D'une manière beaucoup plus directe, Angélique me fait vivre, dans le transfert, et en tant que "mère", "qu'un enfant peut faire mourir sa mère". C'est la situation inversée du jeu relaté précédemment, dans lequel le bébé meurt dans les bras de sa mère. Sont mises en scène, cette fois, et à peine transposées, les paroles de la mère, émises lors de notre premier entretien.


Angélique "fait ses comptes". Mise en scène du nombre "3".

      Lors de la rencontre suivante, elle veut écrire au tableau. Elle écrit les nombres de 1 à 10, en oubliant le 9. Puis, elle écrit "papa", mais s'interroge sur l'écriture de "maman". "Comment ça s'écrit? C'est trois lettres?" et elle montre deux doigts. Je lui fais remarquer: "Deux, comme Angélique et maman". Puis je lui demande: "Et pour faire trois, qu'est-ce qu'il faudrait?" Elle me répond alors: "Angélique, maman et papa."

      Elle invente un scénario: je serai à nouveau la maman, et j'aurai trois bébés: un par jour. Pendant trois jours, précise-t-elle.

      J'ai noté, aussitôt après cette séance: "Angélique fait ses comptes". Peut-être se demande-t-elle si "elle compte" pour quelqu'un? Trois, c'est papa, maman et elle. Et le "n'oeuf"?...ça ferait quatre!!!...La relation mortifère à la mère se trouve un peu ouverte par l'intervention de la rééducatrice à propos du nombre "3". Cette ouverture semble avoir été reprise par Angélique, dans la mise en scène qui a suivi. Le "3", c'est le tiers, c'est le père.


Rencontre avec les parents, et Angélique.

      La mère se plaint de la "méchanceté" de sa fille à son égard, et vis à vis de ses deux tantes (soeurs de la maman), dont elle précise, un moment après, qu'elles sont enceintes. "Souvent, sans raison, ça sort", précise-t-elle. Le moment des repas est une source de conflits incessants. Angélique mange peu, très lentement, et ne veut que de la nourriture hachée.

      Une part d'identification à la mère est sans doute présente dans la relation d'Angélique à celle-ci, puisque cette dernière a toujours connu, elle-même, des difficultés avec la nourriture. Il semble que la bouche de la fillette vomit, ou "crache", comme la deuxième soeur de "Peau d'Ane", des méchancetés à sa mère, et non pas des diamants comme l'autre soeur du même conte, ou comme le bébé de l'histoire mise en scène par Angélique. Dans une autre histoire, relatée ici, le bébé vomissait le repas que "sa mère" Angélique voulait lui faire ingurgiter de force "sous peine de mort"...Angélique semble se fixer dans un registre oral mortifère.


Ma maman, elle est enceinte!

      (20 ème rencontre). A: -"Elle a fait le test et elle est enceinte. Elle a vomi ce matin." C'est par ces paroles que j'apprendrai que ce qui était, jusque là, une peur d'Angélique, est devenu une réalité. Les parents devaient parler depuis un certain temps de leur désir d'un autre enfant, et c'est ce qui entretenait si fort, sans doute, les angoisses de la fillette. Je lui demande si elle sait d'où viennent les bébés. Elle explique: "Je sais comment ils naissent. Le ventre grossit, grossit. Le docteur dit : "C'est le bébé, ou peut-être vous mangez trop!" Après, la maman va à l'hôpital. Le docteur lui coupe le ventre pour faire sortir les bébés. On demande au papa de tenir le bébé pour que le docteur recouse le ventre de la maman. Voilà."

      Elle propose alors un scénario, tout en dessinant: "Le mari est mort. La maman ne savait pas quand elle a fait un bébé...Ah! il n'y a pas de toit à cette maison...Le bébé est une fille. "

      Elle sera la maman qui est malade, qui vomit, tremble, s'évanouit. Je suis le docteur. Dans le jeu, je tente de la rassurer, de lui dire que d'avoir un bébé n'est pas une maladie, que la maman n'en meurt pas, mais au contraire, en est très heureuse.

      Afin, sans doute de se prémunir de ma question, Angélique pose, d'emblée, le "mari mort". Est-ce pour autant "le père de cet enfant"? Il n'y a pas de "toit" ou pas de "TOI" à cette maison?...La théorie sexuelle infantile de fécondation orale, comme l'accouchement par le ventre fendu, sont reliées à l'érotisme anal. C'est apparemment la voie qu'Angélique privilégie. Quel risque peut-elle courir elle-même, si elle mange trop? Cette histoire de bébé semble être encore, pour elle , "une histoire de femmes". Suite au jeu, je renvoie qu'il faut toujours un papa et une maman pour faire un enfant. Pour elle, cela n'a-t-il pas été ainsi?


"C'est Jésus qui décide, quand la maman a été sage."

      Lors de la rencontre suivante, elle se remémore l'histoire, en rappelle les termes. Puis elle ajoute: "Mais il y a des dames qui mangent pas beaucoup et qui ont un bébé... alors, je sais pas...c'est Jésus qui décide, quand la maman a été sage."

      Angélique semble passer, dans le jeu, à une interrogation sur le "savoir", mais bute sur des impasses. Dans ses scénarios, il semblerait que le père, elle n'en veuille rien savoir. Qu'en est-il de ce père, dans la réalité? Deux hypothèses opposées s'offrent à notre compréhension.

  1. Le père est "inexistant", soit dans la réalité, soit dans le fantasme de la fillette, et celle-ci s'enferme dans la recherche d'une relation symbiotique avec sa mère;
  2. Le père est tellement important pour elle, qu'elle ne peut pas en parler, ni même y penser, car le danger est trop grand.

      

      Cette deuxième hypothèse supposerait qu'elle est complètement immergée dans une problématique oedipienne, et qu'un refoulement intense s'exerce, par lequel elle tenterait de se protéger de désirs interdits. Dans l'Oedipe, la fille doit en quelque sorte abandonner la mère pour se tourner vers son père. Ce changement d'objet s'accompagne de culpabilité à l'égard de la mère. C'est peut-être ce qui rend encore plus conflictuelles les mises en scène qui tournent autour des relations mère-fille. De ce fait, l'agressivité envers la mère apparaît première, et recouvre les tendances libidinales envers le père. Un autre argument plaide en faveur de cette hypothèse: faire mourir le père, c'est aussi une manière de s'en protéger. "Le désir que le père meure est à comprendre comme essai de mettre en fonction le père symbolique, le père mort." (SAURET, 1986, p. 110). La fillette parle très peu de son père, mais le peu qu'elle en a dit, a toujours été prononcé avec beaucoup d'émotion.

      Je tente d'articuler ses fantasmes à sa "réalité" et lui parle de sa propre naissance, comme de son origine. Elle est issue d'un couple parental et de leur amour. Je parle à Angélique de la poche dans laquelle elle se trouvait, étant bébé, à l'intérieur du ventre de sa maman, et du cordon ombilical qui la reliait à elle, lui permettant de se nourrir et de respirer. Nous regardons ensemble sur un livre d'éducation sexuelle pour les enfants la manière dont se passe un accouchement. J'évoque le cas, possible, mais non général, de la césarienne, et l'incite à demander à sa mère comment s'est passée sa naissance à elle. Elle le fera et rapportera: "Je suis née comme tu as dit. Il a fallu couper le ventre de maman. Elle m'a montré la cicatrice. Le bébé va naître aussi comme cela ." Je me suis interrogée sur l'effet possible de la vision de cette cicatrice pour la fillette...Quoi qu'il en soit, Angélique est bien dans une étape de construction de sa propre histoire. L'information que je lui ai donnée concernant l'accouchement, la connaissance acquise ainsi, n'est qu'une mise en forme, une mise en mots, une reconnaissance culturelle, de ce qu'elle savait déjà. Renvoyer l'enfant à la parole de ses parents, d'autre part, permet à ceux-ci de ne pas se sentir dépossédés de quelque chose. C'est une place de médiateur, de facilitateur de la parole des parents, que le rééducateur peut tenter de tenir.

      Cependant, même si je pensais nécessaire d'en dire quelque chose à la fillette, je supposais également que le livre d'éducation sexuelle adapté aux enfants de son âge, ne répondrait pas à toutes ses questions...S'il faut dire quelque chose à l'enfant de la vérité sur la vie, et s'il faut quelquefois prêter notre voix aux parents qui reconnaissent leur difficulté pour le dire, un discours sur la sexualité, sur la naissance, ou un cours d'éducation sexuelle, risquerait de casser la fantasmatisation nécessaire à l'enfant. Ses théories sexuelles, par exemple, sont ses propres réponses aux questions qu'il se pose sur le désir. Lorsqu'on l'a dit, s'il ne l'entend pas, c'est que quelque chose d'autre est en jeu dans sa question. Nous en avons évoqué un exemple avec Benoît, Angélique en apporte une autre illustration.


"J'étais un tout petit bébé".

      Lors de la séance suivante, préoccupée d'aider Angélique à se situer dans la réalité de sa vie, et de prendre quelque distance par rapport à ses fantasmes, je refuse de jouer le scénario qu'elle propose, et je l'invite à se dessiner avec sa famille. Je souhaite également, par ma proposition, tenter de faire rupture dans la répétition de jeux mortifères dans laquelle elle semble s'enfermer. J'adopte ainsi, une fonction du "Nom- du- Père", ou de castration symbolique de l'imaginaire. Elle accepte de dessiner sa mère, faisant force commentaires: "Je lui fais les yeux bleus, parce que je préfère. La bouche rouge, et la robe, rouge aussi. Vous croyez qu'elle est belle? Tout le monde la trouvait belle. Elle avait tous les garçons, et après, elle a choisi mon papa. Je vais faire le soleil. Moi, je ne me fais pas, parce que j'étais pas née. Et je fais pas mon papa parce qu'il la connaissait pas." Je lui demande si, dans ce cas, elle représente sa maman comme une jeune fille qu'elle sera bientôt. Elle change d'avis, et se décide à dessiner son père. Elle éprouvera cependant de grandes difficultés à le faire. Elle le décrit comme jeune, "costaud". Elle s'arrêtera au milieu, voudra abandonner. En fin de compte elle ira boire, avant de pouvoir terminer ce portrait. Puis elle s'ajoute. "J'étais tout petit bébé. Je fais un berceau. J'étais là, regardez!".

      Angélique manifeste ici toute l'ambivalence de sa relation à sa mère, recouvrant un mouvement d'identification et de rivalité par rapport à celle-ci. Elle insiste sur la beauté de sa mère, sur son pouvoir de séduction. Angélique est subjuguée par cette mère, et s'identifie au plus haut point à elle. Dans le même temps, elle aime cette mère et elle voudrait la tuer, lui ouvrir le ventre, pour éliminer une rivale. Mais ce désir hostile est inacceptable, et il doit être refoulé. D'où un conflit entre deux sentiments contradictoires, et de l'angoisse. Que la mère ne renonce pas à son désir de séduction sur les hommes, est une protection pour la petite fille qui veut séduire son père. Tant que la mère est là comme rivale, Angélique ne pourra pas obtenir l'objet de son désir. La fillette exprime son besoin d'une figure maternelle forte, qui peut la protéger et constituer pour elle un modèle.

      

      S'est-elle décidée à dessiner le père, suite au rapprochement fait par la rééducatrice, entre sa mère "avant qu'elle connaisse le père", et son propre avenir de jeune fille? Pense-t-elle qu'elle pourra avoir le père, quand elle sera elle-même une jeune fille? Elle désire et a peur de cela. Aussi, elle se décide à dessiner le père aux côtés de sa mère, et ils ont en commun un enfant: elle-même. Elle se dessine en tout petit bébé. Cet état symbolise la relation à la mère caractérisée par une fixation orale. Elle ne veut pas renoncer à la dépendance à une mère symbiotique, pourvoyeuse de la nourriture, même dans une situation conflictuelle. Elle s'accroche à cette mère, alors que le moment est venu de se tourner vers l'extérieur, le monde social, via le père. Cependant, des angoisses accompagnent ce passage. Cette représentation d'elle-même en bébé peut symboliser également la nécessité ressentie d'une certaine régression à une époque "avant", pendant laquelle elle ne connaissait pas tous ces conflits, toutes ces angoisses. Cependant, le bébé, sur le dessin, est issu d'un père et d'une mère.


Rivalité avec la mère, et théorie sexuelle "divine". "Ma mère m'a mis un bébé dans le ventre".

      La question du père, telle que je me la posais devant les refus réitérés d'Angélique à faire figurer "un père" dans ses jeux ou ses dessins, semble pouvoir trouver une réponse dans cette difficulté à le représenter. Il s'agit moins d'une ignorance du rôle du père dans la procréation, même si elle ne connaît pas exactement quel est ce rôle, que d'un refoulement vis à vis d'un savoir, concernant un père de la réalité qu'elle voudrait séduire, rivale en cela de sa mère. Y avait-il trop d'émotions, qu'elle a dû même s'interrompre pour aller boire? Cette hypothèse sera nettement confirmée par les jeux ultérieurs.

      Dans un jeu de marionnettes, elle est la princesse "Blanche-Neige", qui précise "j'ai la même robe que ma mère", alors qu'elle a fait jouer le rôle de la reine à la même marionnette. Elle me présente son fiancé, et annonce qu'elle attend un bébé. Je lui demande, en tant que "spectateur actif", si elle et son fiancé sont heureux d'avoir fait ensemble un bébé.

      Elle déclare alors: " Ah, mais non, j'ai déjà un bébé dans mon ventre. C'est ma mère qui a des pouvoirs et qui me l'a mis dans le ventre".

      J: - Que dit votre fiancé?

      A: - Je suis obligé de prendre le roi. Elle a pris mon amoureux!

      C'est au début de ce jeu qu'Angélique me demandera pour la première fois (et non la dernière): "Tu marques ce que je dis? Ah, bien!". L'écrit de la rééducatrice fait désormais partie du processus rééducatif lui-même. L'importance de ce qui est écrit se confirme. Quelque chose, dans le fait que j'écrive ses histoires, rassure Angélique. Je constitue en quelque sorte "la mémoire" de son processus rééducatif, je me vois confier la responsabilité de conserver une trace de son histoire.

      Je suis, personnellement, surprise de cette nouvelle théorie sexuelle infantile, et un peu perdue entre le prince, le fiancé et le roi. Il est une chose que j'entends cependant: c'est, clairement énoncée, la rivalité oedipienne de la fille envers la mère!...Angélique me demandera à plusieurs reprises de lui raconter "Blanche-Neige". Piera AULAGNIER (1975, p. 95) décompose en quatre étapes, l'Oedipe de la fille, qui correspond, selon elle, à l'historisation du désir dans l'ordre humain:

  1. Le désir d'avoir un enfant de sa propre mère;
  2. le désir d'avoir un enfant du père;
  3. le "désir d'enfant" avec un père imaginaire, qui figure l'homme du futur, le successeur du père;
  4. le désir d'enfant.

      La question "D'où viennent les enfants?" se trouve donc rendue encore plus cruciale, pour Angélique, du fait de la grossesse de sa mère. Angélique l'articule à l'angoisse de la mort. A partir de ce moment, elle joue et rejoue ces questions, dans des jeux scéniques et dans des dessins, cherchant sa solution. Est-ce la vue de l'échographie de la récente grossesse, montrée par sa mère, qui déclenche alors chez la fillette une période très pulsionnelle qui tourne autour du développement du bébé dans le ventre de la maman, sous la forme de dessins qui, parfois, m'inquiètent? Pour Angélique, comme pour Nicolas, on pourrait penser que la vision d'une échographie, a constitué une rencontre avec du réel. "Il réclamait des mots pour fantasmer, elle (la mère) lui a imposé un spectacle de réalité, la vision même du Réel; Il a jeté un regard sur le trou de la vie - de la mort", rapporte Jean BELLEMIN-NOËL (1995, p. 39), à propos du secret confié par sa mère à Benjamin, le plus jeune garçon du conte de GRIMM, les "Douze frères". La mère a montré l'échographie de la petite soeur ou du petit frère, c'est-à-dire, à la fois la vision de l'intérieur de son ventre, et également une vague forme à peine perceptible, qui n'a rien à voir avec un "vrai" bébé, et qui est supposé être cette petite soeur ou ce petit frère. La "monstration" de la cicatrice, suite à la question de la fillette, ne serait-elle pas du même ordre de "réel"?

      Peut-être que, de toutes façons, comme pour Nicolas, cette phase "d'explosion des manifestations de la pulsion", cette expression désordonnée et débordante des tensions pulsionnelles, était nécessaire pour pouvoir passer à autre chose de plus construit?

      Dans le dessin qui clôt cette période très difficile, il s'agit d'un "coffre avec du rouge dedans. Un immense coffre. Du sang. C'est quelqu'un qu'on a tué. Il est mort. Il est parti mais il était dans le coffre. C'était une fille, méchante, qui voulait tout son sang. Il y a une fleur magique. C'est la femme noire. C'est elle qui tue, et quand elle tue, elle se met en fleur."

      Elle déclare ensuite qu'elle veut écrire. Elle écrit le nom d'une de ses camarades de classe et demande mon aide, puis écrit son prénom, et "papa" "maman".

      Ses dessins sont désormais plus structurés, les couleurs sont moins violentes. A sa demande, nous reprendrons des squiggles 619  , et elle m'expliquera les règles du jeu, comme venant d'elle, démontrant la fonction structurante du cadre, par son intériorisation. Ses inventions sont très différentes de ce qu'avait donné le jeu auparavant, plus structurées, plus conformes aux représentations "culturelles".

      Angélique donne une illustration explicite des deux registres du transfert. Elle joue et rejoue des scènes qui concernent son "ailleurs", qu'elle transpose au sein de notre relation actuelle, dans le lieu spécifique de la rééducation. Elle a, de même, recours à des solutions élaborées au sein même de cette relation rééducative, face à l'excitation et à l'angoisse qu'elle rencontre. Elle les réutilise, comme si elles étaient siennes, ce qui en montre leur intériorisation. Le fait de proposer le squiggle comme étant sa propre invention, en est un exemple. De même, lorsqu'elle fait ses comptes. Compte-t-elle pour moi? Dans ce coffre plein de sang, une fleur pousse. Qui est cette "Dame Noire" qui tue et fait renaître? Elle m'a souvent demandé pourquoi je m'habillais souvent en noir...Peut-on trouver dans cette histoire un symbole de naissance, ou de "re-naissance"?

      


Mise en scène du couple parental, dans le transfert de la relation rééducative.

      "Toi tu serais le papa et moi la maman. Je serais enceinte. On a une fille qui a un an. On a nos deux nièces chez nous, leurs parents sont partis pour...sept ans...non, un an. Tu irais au travail faire des livraisons (le métier de son père). Le soir, on doit partir au restaurant, d'accord, chéri? "

      Elle "prend un malaise" en route, "s'évanouit", mais m'assure que "ce n'est pas grave". Il n'y a plus personne au restaurant, aussi nous rentrons "à la maison".

      Ce jeu est repris, avec des variantes, pendant plusieurs séances.

      Il est intéressant de noter que, désormais, Angélique dédramatise d'elle-même le malaise. Elle ne parle plus de mourir ou de faire mourir son bébé. Elle semble avoir "apprivoisé" cette peur et avoir réussi à prendre une certaine distance par rapport à ces événements. Dans le transfert, je suis le mari d'un couple dont elle est la femme. Son identification à la mère est possible. Elle est peut-être vécue comme moins dangereuse. De plus, c'est son deuxième enfant, et cette fille de un an qui apparaît ici, pourrait la représenter, tout en occupant une place secondaire. L'absence des parents des "deux nièces" correspondait dans un premier temps à son âge (sept ans). Est-ce l'amorce d'un "roman familial", dans lequel elle pourrait s'imaginer issue d'autres parents? Mais le principe de réalité lui fait corriger: "non, un an."

      Surgit alors la question fondamentale de sa place à elle dans cette famille, avec l'arrivée prochaine de ce nouvel enfant, de la perte possible de l'amour de sa mère. C'est une de ces mises en scènes autour de ce questionnement angoissé que nous avons choisi de relater ici.


2-4- Est-ce que mes parents m'aimeront encore quand ils auront un autre enfant? Abandon, rejet.

      Angélique expérimente des positions et des places différentes, au sein de la relation. La rééducatrice, support de projection, vit, "par procuration", ce que l'enfant projette de sa personne et de ses angoisses sur elle, et permet à Angélique de remanier, de réajuster, ses modes de relation avec le monde. Identification secondaire à la rééducatrice. La fillette reprend du pouvoir sur sa vie.


Expérimenter l'abandon par les parents. Le faire vivre à l'autre.

      C'est notre trente huitième rencontre. Nous sommes en mars.

      Angélique déclare, avant même que nous soyons entrées dans la salle:- Aujourd'hui, je serais le docteur...Toi, tu serais mon chien.

      Dans la salle, je lui demande de préciser nos personnages et quels seraient nos rôles.

      A:- Moi, je suis le docteur et ta maîtresse. Toi, tu serais un chien gentil, tout noir, les yeux bleu clair, tu as les pattes fines, la tête fine. Tu aurais un cancer, là. (Elle montre son estomac). Faut pas trop manger et pour boire, tu peux. Tu fais jamais de bêtises quand je te laisse à la maison.

      Au cours du jeu, le thème du cancer est très vite abandonné. "Ma maîtresse" me téléphone et suggère, en, aparté, que je veux rester chez ma fiancée, la petite chienne de la voisine, à laquelle elle m'a confié pendant son absence. Je proteste du contraire, par rapport à ce rôle. Elle insiste alors: - On ne peut pas aimer plus de une ou deux personnes, alors tu m'aimerais plus. Lorsque je lui dis que la voisine ne voudra peut-être pas de moi, elle ajoute:- Tu lui demanderais, et elle te dirait non. Moi, ça fait rien, je vais prendre un autre chien.

      Je joue donc le jeu qu'elle a réglé et retourne frapper à la porte de "notre maison".

      - J'ai un autre bébé, crie-t-elle, je t'aime plus. Je veux plus de toi!

      Je tente de négocier, de l'assurer de mon amour, de ma gentillesse, de ma capacité à aimer l'autre bébé, elle ne veut rien entendre.

      A: - Moi, je t'aime plus, va-t-en, je veux plus te voir!

      Je pars très triste, me lamentant du rejet, de l'abandon dont je suis l'objet.

      J:- Personne ne m'aime, personne ne veut de moi!

      Elle ajoute, insistant: - Mais oui!

      Angélique se rend compte alors qu'il est l'heure de la fin de la séance, et me rappelle:- Allez, bon, tu peux revenir!

      Ce rôle qu'elle me donne est une synthèse de nombreux éléments joués ou évoqués depuis le début de notre rencontre. Nous avons très souvent joué au docteur. Elle m'a souvent répété qu'elle n'aime pas le noir (le noir est-il symbole de mort pour elle ou d'autre chose?). A diverses reprises, elle s'est représentée ou a représenté sa mère avec des yeux bleus, déclarant que c'était son rêve (Je n'ai pas les yeux bleus non plus). Un jeune oncle, frère de la mère, est atteint d'un cancer aux reins. Pendant très longtemps, Angélique a associé les malaises de sa mère dus à la grossesse, aux malaises de cet oncle, et à l'idée de la mort. Ayant mal à l'estomac, il est précisé qu'on ne m'obligera pas à manger. Le problème de la nourriture, à présent réglé, mais depuis peu de temps, a été une source de conflits permanents entre mère et fille depuis quasiment la naissance d'Angélique. La fillette demande toujours à boire au cours des séances. Je suis sensée être très sage, et donc dispensée des conflits qu'elle vit actuellement avec sa mère. Elle m'invente un lien amoureux, hors de la famille. Je me retrouve donc dans ce rôle, support de projection des conflits que vit Angélique, de ses désirs et de ses angoisses.

      Il est une dimension du transfert, qui est l'expression, la mise en acte dans l'ici et maintenant, de la relation de l'enfant avec l'adulte "aidant", relation inscrite dans une histoire, leur histoire, relation et histoire qui s'insèrent dans une situation particulière et un contexte. Certains éléments mis en scène ici par Angélique sont des répétitions d'éléments rencontrés ou d'expériences réalisées au cours de "notre histoire rééducative". L'année précédente, en mai, alors qu'elle se questionnait éperdument, dans une compulsion de répétition, à propos d'un lien mortifère possible entre sa mère et elle. Angélique avait alors "fait mourir mon bébé", c'est à dire le poupon dont j'étais sensée être la mère, m'imposant ses affects, son angoisse, son malaise. Dans l'épisode du petit chien abandonné, elle renouvelle ainsi d'une certaine manière ce mode de mise en situation.

      Cette séance paraît très significative de ce qui peut se jouer dans le transfert. Elle met en scène le questionnement d'Angélique par rapport au désir de l'Autre et en particulier de celui de sa mère: "Qui suis-je dans le désir de l'Autre?" "Y aura-t-il toujours une place pour moi après cette naissance, alors que cet enfant pas encore né occupe déjà tant de place dans le discours de la famille?" "Quand une maman a un nouveau bébé, peut-elle encore aimer le premier?" Cette séance rappelle la rencontre au cours de laquelle Angélique s'était dessinée, elle, bébé, entourée de son père et de sa mère. Temps de rêve, temps d'amour exclusif...

      L'histoire de l'abandon du chien peut très bien être entendue comme une inquiétude par rapport à la relation rééducative, et à mon éventuel abandon. Thèmes du rejet et de l'abandon sont donc évoqués, joués ce jour là. Mais dans ce jeu, les rôles sont inversés. C'est moi, la rééducatrice, qui doit vivre, "par procuration", ce que Angélique projette de sa personne et de ses angoisses sur moi, qui suis abandonnée, et c'est elle Angélique, qui abandonne. Je suis la victime, je subis ce qu'Angélique se représente comme lui arrivant dans ses fantasmes. Elle, se met à la place des parents, et d'une certaine manière, reprend une certaine maîtrise de la situation, dans un processus similaire à celui que nous avons rencontré avec Nicolas. Elle passe ainsi d'une position passive à une position active, comme dans le jeu du "Fort-Da" décrit par FREUD.

      Elle peut ainsi surtout commencer, grâce à la transposition, au déplacement dans le jeu, à prendre une certaine distance par rapport à ses angoisses. Elle les voit représenter par mon intermédiaire, d'une manière extérieure à elle, et surtout, elle peut verbaliser et entendre des mots sur la situation, sur les affects. Elle peut par conséquent symboliser ce qui pouvait être pour elle jusque là du domaine de l'angoisse innommable, du réel.

      En fin de séance, "elle répare" cependant, ne pouvant, peut-être, supporter l'angoisse de me laisser abandonnée...Nous avons analysé, à partir de ce que jouait Nicolas en séance, la fonction fondamentale pour l'enfant de cette possibilité de réparation de la relation attaquée...

      Lors des rencontres suivantes, le thème de ce jeu sera repris, dans des formes différentes. Le registre transférentiel sera on ne peut plus affirmé lorsque, étant la femme, elle choisira de s'appeler "Jeannine" (j'aurai pour nom "Jean-Marc"). Dans une des mises en scène, "le bébé était chiant (sic), et quand il a grandi, il était encore plus chiant. Ce qui fait que les parents l'ont plus aimé. Mais ils ont dit: "il faut qu'on l'aime si on veut qu'il nous aime." Elle ajoute, en aparté, à mon endroit: "Tu sais, quand les enfants sont vraiment chiants, on ne peut plus rien faire!"

      Est - elle si "chiante" qu'elle mérite d'être abandonnée, de ne plus être aimée par ses parents? Peuvent-ils encore l'aimer? Angélique exprime ses pulsions agressives envers sa mère. Cependant, selon un mécanisme de formation réactionnelle, cette agressivité même, l'empêche de se séparer symboliquement de cette mère. Elle a besoin que celle-ci lui prouve sans cesse qu'elle l'aime toujours et malgré tout, et qu'elle ne l'abandonne pas. Ces mécanismes expliquent sans doute ce qui avait fait un des motifs du signalement et de la demande d'aide de la maîtresse pour Angélique, qui était un besoin permanent de la présence de l'adulte.


2-5- Une manière de fantasmer le monde selon son désir: le "roman familial". "Tâtonnement expérimental" au sein de la relation, et "réparation" de cette relation. Angélique devient "auteur" de sa propre histoire.

      Opposition à la mère. Constitution d'un espace mental privé. Capacité de symbolisation de l'absence, du manque. La séparation est possible, envisageable. Existence du tiers. Celui-ci pourra-t-il devenir culturel, scolaire? Processus d'identification secondaire. Paiement symbolique, "transmission inter-générationnelle", et processus de séparation.


Elle a "un amoureux", et la rééducatrice, une enseignante, est sa mère.

      A: - "Toi, tu es la maman. Moi, je suis ton bébé. Je suis très gentille. Tu me dirais: "Tu feras à manger, le ménage, les courses".

      Je lui fais remarquer qu'elle ne peut donc être un bébé!

      A: - Tu serais une maîtresse. Tu irais au travail et pendant ce temps je m'occuperais de la maison. Ton mari il serait mort d'une crise cardiaque.

      Je lui demande si on vivrait toutes seules.

      A: - Oui, ce serait un peu dur, mais on n'en parlerait pas. J'aurais un petit copain: Janin...non, Janon... Je ferais des cauchemars. Ce serait un monstre. Je l'ai tué avec mon couteau.

      Lorsque nous jouons ce scénario, "pendant le repas", Janon est supposé être là; une chaise vide symbolise sa présence. Elle s'oppose à moi, me déclarant qu'elle va partir avec son copain. Puis, pendant que je suis "au travail", elle fera celle qui parle seule: "Je lui ai menti à ma maman, il ne faut pas qu'elle sache que je reçois mon amoureux à la maison quand elle n'est pas là...".

      Dans le jeu d'une relation parentale, Angélique s'oppose à sa mère à travers moi, et à moi. Elle montre qu'elle peut ne pas tout dire à sa mère, lui mentir, se séparer. Elle peut avoir un fiancé, ce qui montre le changement d'objet possible par rapport au père. "Mon mari" est mort.. Il semble cependant que le registre ne soit plus le même. Le fait que le père ait un successeur, en la personne du "fiancé", montre que la fillette a complètement changé de position par rapport à une problématique oedipienne. "Fondamentalement, le lien social est basé sur le meurtre du père", rappelle Gabriel PIGNOLY (1989, p. 33). Angélique met en scène à présent un "père imaginaire", le "fiancé". D'après Piera AULAGNIER, la fillette serait alors entrée dans la troisième phase oedipienne de la fille 620  .

      Elle peut avoir une vie propre, puisqu'elle peut envisager de partir un jour. Elle entre dans un processus de séparation. Dans la relation rééducative, elle évoque peut-être son départ, et la séparation d'avec la rééducatrice. Elle ne part pas sans rien dans ses bagages, pourtant. Dans le transfert, elle prend un peu de la rééducatrice, en empruntant une partie de son nom. Le fiancé s'appelle "Janin", ou "Janon". Elle se sépare donc tout en emportant quelque chose avec elle, sans abandon ni rejet, et sans culpabilité.

      Dans le cauchemar, le personnage de la fille prend le dessus, et tue le monstre. Angélique manifeste-t-elle par là qu'elle prend du pouvoir sur sa vie, et qu'elle peut affronter seule "les monstres", à présent, ceux-là même "qui voulaient étouffer le bébé en l'attrapant à la gorge" 621  ?

      La place vide "du fiancé" est une symbolisation des plus claires de l'existence du tiers, désormais. Angélique peut symboliser l'absence, le manque 622  . Est-ce ma place dans l'école qui fait que, bien que n'ayant jamais "parlé apprentissage" avec Angélique, je suis tout à coup, dans le jeu, à cette phase du processus, et dans le transfert, "une maîtresse"? Il nous faut noter ici que cette scène se passera, sensiblement dans les mêmes conditions, avec Ismène, par exemple...(Bien que la situation soit inversée: elle sera "ma mère", et institutrice). Sont en jeu, sans doute, à ce moment-là du processus rééducatif de l'enfant, des mécanismes identificatoires, qui échappent à la volonté consciente de la rééducatrice, mais qui relèvent des processus secondaires, pour l'enfant 623  Cette place vide du tiers, pourra-t-elle être occupée, en ce qui concerne Angélique, par l'objet culturel scolaire, par les apprentissages?


Elle est une femme riche, et vient en aide à la rééducatrice, qui est une femme pauvre.

      C'est notre quarante deuxième rencontre. Elle propose ce scénario: "Toi t'étais pauvre. Moi, j'étais riche et je voulais te prendre pour que tu vives avec moi. Je te donnerais des habits pour ton bébé, une fille de un an. Mais toi, tu serais méchante et tu ne voudrais rien."

      En fin de compte, dans le jeu, et à sa suggestion insistante, j'accepterai un travail chez elle. Elle réajuste le scénario:

      "J'aurais un garçon d'un an, et les deux enfants deviennent amoureux".

      La séance suivante voit élaborer le dernier scénario que nous rapportons ici.


Elle est une élève, et la rééducatrice est son institutrice.

      "Toi, tu serais la maîtresse et moi je serais ton élève. Je serais toujours punie parce que je n'aurais pas fait mon travail. Tu aurais ton bébé et tu lui donnerais à manger pendant que je ferais mon travail. Tu serais obligée de me garder le soir."

      Je lui demande où seraient ses parents.

      A: - J'avais plus mes parents. Ils m'avaient abandonnée...Non, ils étaient morts. C'est madame Jeanne qui m'a adoptée. Elle est très sévère. Elle me fait faire tout chez elle, même la nuit, et je peux pas faire mes devoirs. C'est très chiant chez elle. Des fois j'ai envie de me sauver. Mais elle dort jamais. Regarde les coups de fouet! (elle fait semblant de me montrer son dos). Tu savais que madame Jeanne elle me faisait pas faire mon travail de classe. Je m'appellerais Angélique, et toi, Jeannine.

      Nous commençons le jeu, selon son scénario.

      En tant que "maîtresse", je lui propose de rester à l'étude le soir pour faire son travail.

      A: - oui, ce serait bien. Après, je serai plus punie. Et si tu me prenais chez toi pour habiter?

      Tout en restant dans le jeu, je lui oppose la loi: elle a été confiée à "madame Jeanne", et je n'ai pas le droit de la prendre chez moi comme cela.

      Dans ces deux séances, Angélique met en scène "la réparation" de la relation, qui peut rappeler le processus que avons vu à l'oeuvre avec Nicolas, ou encore Ismène. Tout en confirmant le registre transférentiel de l'identification à la rééducatrice, Angélique semble vouloir conjurer la fin de la rééducation qu'elle sent proche. Je n'ai pourtant pas encore évoqué cet arrêt. Elle sait qu'elle n'a plus besoin de la rééducatrice. Elle l'a affirmé de diverses manières. La première manifestation était de déclarer être désormais armée pour pouvoir tuer les monstres, seule. Elle vient ensuite d'effectuer, en quelque sorte, un paiement symbolique en s'offrant un fantasme dans lequel elle serait en position de pouvoir me porter aide, comme je lui ai porté aide un jour. Elle est tout à fait consciente de mon refus probable de poursuivre la relation alors qu'elle n'en a plus besoin, ce qui prouve que le cadre rééducatif a été posé au départ d'une façon suffisamment claire. Aussi, elle s'offre un deuxième fantasme, "en cadeau", nos enfants réciproques tomberont amoureux l'un de l'autre, et pourront reprendre, "en héritage", sorte de "transmission inter-générationnelle", qui prend donc en compte la généalogie, et la différence des générations, une relation qui s'achève. Sa dernière tentative, plus directe encore, puisque nos noms ne sont même pas changés, est une proposition "d'adoption". Moi "qui ne comprends rien", je lui oppose, dans le jeu, une position référée à la loi, qui la rassure. Je ne l'enfermerai pas dans mon propre transfert. Ce dédoublement de "Jeannine" et de "Jeanne", en écho à "Janin" ou "Janon", représentent, sans doute, deux registres de l'intervention de la rééducatrice. Elle a, sans doute, réussi à tenir une fonction maternelle "suffisamment bonne", en apportant soin, attention, écoute, compréhension, fonction contenante et conteneur. Elle a aussi, sans aucun doute, été perçue comme une "mauvaise mère" qui frustre, qui donne des castrations symboliques. On peut penser que ces deux versants maternels ont été articulés à une fonction paternelle, qui a apporté et maintenu les contraintes du cadre, qui s'est référée à la loi. Ce dédoublement des prénoms montre bien également les deux aspects de la relation: celle-ci peut être positive, constructive, à condition de ne pas enfermer l'enfant.

      Angélique mange bien, rapporte sa mère. Pendant notre travail, Angélique a peu à peu appris à lire, en classe. Elle a éprouvé des difficultés importantes en début d'année, n'étant manifestement "pas prête", ou plutôt, pas disponible, pour entrer dans les apprentissages. Elle y est entrée avec un décalage, par rapport aux autres enfants, mais à présent, son maître dit que cela va beaucoup mieux, qu'elle est à l'aise dans la classe, face aux apprentissages, et dans la relation avec les adultes et avec les autres enfants. C'est à ce moment-là que se situe le bref échange dans l'escalier, que nous avons rapporté 624  . Nous envisageons l'arrêt de la rééducation.

      Dans les dernières séances, la petite soeur est née. Angélique déclare qu'à présent, elle est bien contente. Elle dessine sa petite soeur, puis fait son autoportrait.

      

      


2-6- Remarques conclusives sur le processus rééducatif d'Angélique.

      Depuis les mises en scène archaïques, pulsionnelles, dans lesquelles l'éventration, la mort, le sang, dominaient, submergeaient tout, aux dernières mises en scène relatées ici, même lorsque l'on a tenté d'en être le témoin actif, et l'accompagnateur, on reste surpris et admiratif, en mesurant le chemin parcouru par Angélique! Les ressources presque "magiques" du psychisme de l'enfant, la souplesse de réajustement de ses positions, lui ont permis de jouer, de rejouer, d'expérimenter, de reprendre, d'abandonner une solution, puis d'en essayer une autre, jusqu'à ce qu'une réponse ou une solution convienne, ou suffise pour l'instant, et lui permette d'aller plus loin. Elle peut faire jouer librement les registres psychiques du réel, de l'imaginaire et du symbolique, qui ont retrouvé leur souplesse d'articulation. Elle peut puiser sans danger dans leurs richesses et leurs ressources, pour investir l'énergie libérée de ses emprisonnements mortifères 625  . Elle peut donner du sens à sa propre histoire 626  , et elle peut désormais "tuer le monstre vert". Elle montre qu'elle a pris suffisamment de distance, à l'intérieur du jeu, pour pouvoir en parler.


Tableau de synthèse: "Qu'est-ce qui a été rééducatif" pour Angélique.

      Il nous faut à présent reprendre, dans un tableau de synthèse, et sur le modèle de ce qui a été réalisé précédemment, ce qui a pu faciliter ces élaborations d'Angélique. Autrement dit: "Qu'est-ce qui a été rééducatif pour Angélique?"

      
Tableau de synthèse : Ce qui semble "avoir été rééducatif" dans le processus d'Angélique...
"Effets" sur le processus rééducatif de l'enfant, et "effets" de ce processus sur le développement de cet enfant. Propositions qui semblent "avoir été rééducatives"
EXPERIMENTATION et "REPETITIONS" de POSITIONS et de PLACES DIFFERENTES, au sein de la RELATION.

1) L'ENFANT "POSE" ses problèmes et ses angoisses, au sein d'une RENCONTRE SINGULIERE.
Il joue. Il découvre et utilise les "Outils d'auto-réparation"
- l'imaginaire comme "espace de recours";
- le jeu symbolique, jeu cathartique.
L'enfant répète ce qui l'angoisse.
Il peut mettre des images sur l'impensable.
Il peut mettre des mots sur ses peurs, sur ses angoisses, sur l'informulable.

L'enfant CONSTRUIT sa propre HISTOIRE, en construisant l'histoire de son PROCESSUS REEDUCATIF.
Il établit des liens entre les séances.
Il utilise l'écrit comme trace, comme "mémoire" du processus rééducatif et de l'histoire de l'enfant.
Il dicte à la rééducatrice ce que celle-ci doit écrire.
Il prend de la distance par la symbolisation de l'écrit.
Il vit et tire profit des deux registres du TRANSFERT.

2) "BRECHE" dans la répétition.
3) PERIODE D'EXPRESSION PULSIONNELLE INTENSE.
Positions régressives temporaires.

4) Période de "RE-NAISSANCE", de "RE-CONSTRUCTION" de soi, inscrit symboliquement dans le monde.
L'enfant passe d'une position passive à une POSITION ACTIVE. Devient AUTEUR de sa vie.
Il change de place.
Il veut écrire lui-même.
Il expérimente des positions différentes, au sein de la relation, il remanie, réajuste, ses modes de relation avec le monde.
La rééducatrice est support des projections, des conflits, des désirs et des angoisses.
Identification secondaire à la rééducatrice.
L'enfant reprend une certaine maîtrise sur les événements, un pouvoir sur son histoire.
Il peut "réparer" la relation attaquée.
Construction du "roman familial".
Existence du tiers.
ARTICULATION SOUPLE DU REEL DE L'IMAGINAIRE ET DU SYMBOLIQUE. ENERGIE libérée.
Processus de SEPARATION, et symbolisation de la séparation, de l'absence, du manque.
- vis-à-vis du monde familial,
- vis-à-vis de la relation rééducative.

L'enfant SE RETROUVE dans une HISTOIRE "re-construite", qui a pris SENS.
Devient UN ELEVE
.
Une RENCONTRE SINGULIERE.

Garantie du "faire-semblant" sur une scène symbolique.

Le rééducateur comme témoin, adresse, "scribe".

Le rééducateur comme
- partenaire symbolique;
- support des projections et des angoisses de l'enfant;
- Le rééducateur accepte de "vivre par procuration" les angoisses de l'enfant;
- Il est un sujet qui s'expose dans son altérité et son "adultité".

Le rééducateur comme médiateur, facilitateur, de la parole des parents.

Faire "brèche" dans la répétition de l'enfant.
- le rééducateur en parle dans un "lieu tiers";
- il est agent d'une castration symbolique par le cadre;
- "brèches" dans le cadre;
- castration symbolique de l'imaginaire par l'appel au principe de réalité; articulation des fantasmes à la réalité de l'enfant.
- appel au symbolique, au "savoir culturel" partagé, échangeable, communicable.
- Interventions ponctuelles du rééducateur dans la production de l'enfant;
- refus de participer à la répétition;
- Partage du transfert et de l'émotion, accompagné ou suivi de paroles.

Changement de place,
Acte rééducatif
.

      


Conclusion.
Tâtonnement expérimental et "répétitions" au sein de la relation rééducative. Se "re-trouver" dans sa propre histoire, pour devenir élève.

      La rencontre individualisée permet à l'enfant de poser, puis de développer, ce qui l'encombre. Maîtrise symbolique. Passage d'une position passive à une position active. Jouer et "redonner du jeu" dans l'articulation des registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Disposer de l'énergie libérée pour pouvoir investir ailleurs.

      Angélique a beaucoup "répété". Nous avons déjà rencontré, à plusieurs reprises, au cours de l'analyse de processus rééducatifs, le mécanisme de la répétition. Nous avons eu l'occasion de relever ce qui avait pu aider certains enfants à dépasser certaines positions ou certains thèmes répétitifs. Nous avions annoncé qu'il serait nécessaire de revenir sur ce sujet. Comment cela s'est-il passé, et comment Angélique a-t-elle pu sortir de ses répétitions?

      La répétition fait partie intégrante du cadre, puisque celui-ci fonde sa fonction structurante sur le retour rythmé et régulier des séances, dans un lieu qui ne change pas, et peut ainsi constituer un repère stable et fiable pour l'enfant, qu'il peut intérioriser. Cependant, à l'intérieur même des séances, certains enfants nous font vivre le sentiment d'une longue répétition des mêmes jeux, des mêmes thèmes, sans surprise, sans événement notable. Que se passe-t-il?

      Il semble qu'Angélique a pu vivre, en rééducation, " une phase de "tâtonnement expérimental" à la recherche de soi, de son identité de sujet séparé" 627  . Dans le jeu, Angélique a répété la question: "Comment naît un enfant?", entremêlée à la question: "Qu'est-ce qu'une mère?". Nous avons suivi Nicolas, par exemple, dans une quête orale répétitive. La répétition, est un mécanisme rencontré dans toute rééducation. Elle semble faire partie du processus rééducatif. Nous pouvons affirmer que seules les conditions d'une rencontre singulière avec l'enfant permet à celui-ci de poser son problème, puis de le développer, à son rythme, sans la pression inévitable du collectif. Pour certains enfants cependant, le travail individualisé au sein d'un petit groupe, peut apporter, à un moment donné, les conditions favorables à la poursuite des élaborations. Le travail rééducatif avec Nicolas nous a permis d'illustrer cette dimension.

      Comment peut-on comprendre la répétition? Nous avons pu constater que la répétition s'accompagne souvent de mouvements régressifs temporaires, et nous avons pu souligner que cette "régression" pouvait être nécessaire à la construction même de l'enfant, lui permettre de se "ressourcer", de récupérer ses ressources dynamiques 628  . "L'activité ludique est une activité qui comporte de nombreux mouvements régrédients en opposition avec les mouvements progrédients. N'en sous estimons pas l'importance. WALLON définissait l'exercice fonctionnel comme la répétition de l'exercice dans toutes les formes où elle peut être essayée." (REDDE, 1989, p. 74) .

      Se répéter, selon FREUD, est une caractéristique du symptôme. Celui-ci pousse le sujet à se répéter à son insu. Si le symptôme est une forme d'appel inconscient à l'autre, s'il est "un sens qui se présente comme du non-sens" 629  , il est condamné à se répéter, tant que le message et le conflit inconscients dont il est porteur, n'ont pas été délivrés et entendus par un autre, symbolisés, métabolisés, sublimés, par le sujet lui-même. "Le bègue ne répète pas, il insiste", avance Philippe MEIRIEU (1985, p. 10) à propos de l'éducation scolaire qui ne parvient pas à énoncer enfin clairement les choses si importantes qu'elle voudrait ou devrait dire. Cette image, transposée, pourrait illustrer ce que tente de faire l'enfant en difficulté. Cependant, si elle est nécessaire, la répétition peut aussi devenir enfermement. FREUD a mis en évidence la présence d'une compulsion qui pousse le sujet à se répéter, sans qu'il en ait conscience. Rien ne peut l'empêcher. Qu'est-ce qui, de l'inconscient, insiste, dans cette répétition?

      Cette force qui contraint, est le retour du refoulé. Quel est ce savoir qui s'ignore? "La répétition a un certain rapport avec ce qui, de ce sujet et de ce savoir, est la limite qui s'appelle la jouissance." (LACAN, 1969-1970, p. 8). Pour LACAN, la recherche de la jouissance, pousserait le sujet à répéter. Cette jouissance a partie liée avec la pulsion de mort, présentée par FREUD, à partir de 1920 et du texte Au delà du principe de plaisir, comme s'opposant dans le psychisme à la pulsion de vie. Cependant, dans la répétition même, se produit une perte de jouissance (LACAN, 1969-1970, p. 47). Mais le sujet ne peut jamais répéter "à la lettre". Un écart se produit toujours. Les enfants rencontrés ici, ont pu apporter la preuve d'une répétition qui n'était pas à l'identique, mais manifestation, à travers les modifications parfois infimes entre deux séances, d'un tâtonnement effectif, d'une recherche de solutions, autres. Nous en avons relevé au passage le caractère dynamique.

      Comment cette répétition peut-elle s'interrompre, comment peut-elle laisser une brèche pour que quelque chose de nouveau advienne? Dans la rencontre, la répétition peut changer de statut. Il y a quelqu'un qui écoute, qui est là, qui peut "prêter ses mots", et avec qui peut se nouer le transfert. Ce qui était passage à l'acte, faute de mots, peut être représenté, mis en mots, symbolisé. "L'insistance ne devient interprétable que si elle se meut en existence (ek-sistence)" (GUY, 1993, p. 32). Il ne s'agit pas d'enlever la pierre sur laquelle l'enfant bute. Il s'agit d'une reconstruction qui consiste au contraire à aider l'enfant à poser une pierre qui manquait à l'endroit laissé vide. "La place était marquée afin que l'ajout vienne s'intégrer à la structure de l'édifice." (id., p. 33). Angélique, Nicolas, Lucien et les autres enfants rencontrés ici, ont apporté la preuve que leurs manifestations parfois pulsionnelles, agies et non pensées, du moment qu'elles devenaient paroles adressées à quelqu'un, pouvaient devenir ces pierres qui manquaient à la construction d'eux-mêmes.

      Si le jeu, peut avoir une fonction libératoire de décharge pulsionnelle nécessaire, nous avons pu constater, cependant que, quelquefois, les pulsions débordent, envahissent, submergent, et qu'aucun jeu n'est plus possible. Qu'est-ce qui a pu alors aider l'enfant à sortir de ces répétitions? Nous avons noté au passage, ces facteurs ou ces interventions, aussi nous ne ferons que les rappeler ici, sous la forme d'une synthèse.

      Lorsque le rééducateur se sent enfermé avec l'enfant, au sein de la répétition d'une relation duelle qui rappelle la relation symbiotique de la mère et de l'enfant, la possibilité pour lui de parler "ailleurs" de cette situation, est une manière de rompre cet enfermement, de constituer une brèche et une ouverture. C'est la fonction du "lieu tiers", supervision ou groupe de contrôle, selon la terminologie employée. "Je crois qu'il n'y a qu'une seule solution, quand il y a des répétitions qui durent: c'est de soi-même rompre la chaîne, c'est-à-dire de parler de cela à un tiers...Il faut vous imposer à vous-même d'entrer dans une relation triangulaire...On ne se déprend jamais tout seul...", affirme Yves de LA MONNERAYE (1990, p. 38). C'est ce que nous avons rapporté à propos de Marie-Ange, mais bien d'autres enfants nous ont conduite au même recours.

      La répétition peut être interrompue par des effets de castration symbolique par le cadre. Denis fut le premier à en illustrer les effets. Le rappel et le maintien, par le rééducateur, des règles de respect des personnes, des locaux et du matériel, ont pu faire rupture à "l'agir" de l'enfant. Les limites spatiales et temporelles du lieu rééducatif, ont pu "donner des bords" à cet agir, le contenir. Les règles de fonctionnement ont quelquefois été réajustées, resserrées, en fonction de ce que produisait l'enfant. Avec Nicolas, par exemple, le matériel fut renouvelé, limité en nombre dans la même séance.

      La réintroduction, par le rééducateur, du principe de réalité, ou encore du symbolisme culturel, dans le fonctionnement imaginaire de l'enfant, a pu jouer cet effet de rupture de la répétition. Nous venons de le relater avec Angélique, nous en avons rapporté des exemples avec Denis, avec Ismène.

      Au cours de la rencontre de Lucien, ou en suivant le processus rééducatif de Marie-Ange (id.), nous avons analysé comment, parfois à l'insu du rééducateur, une brèche peut être ouverte dans un cadre "idéalement contenant", et laisser une ouverture pour que s'engouffre l'inconscient de l'enfant, pour que le refoulé émerge, et pour que quelque chose de nouveau puisse se produire.

      Des interventions ponctuelles, au sein même du jeu de l'enfant, ont pu faire rupture dans la répétition et provoquer un effet d'ouverture, dans un mouvement défensif, ou encore dans une certaine complicité imaginaire que l'enfant voulait instaurer ou maintenir, recherchant un plaisir, ou plutôt une jouissance, que rien ne viendrait troubler. C'est ce qui s'est produit lorsque la rééducatrice est intervenue dans le dessin de Marie-Ange. C'est ce qui a pu se jouer dans les dessins à deux, avec Benoît, ou lorsque elle est intervenue, à titre de "spectateur actif", dans les jeux de marionnettes. Antoine 630  représentait toujours des maisons vides, des courses d'automobiles sans conducteur. Un jour, il choisit une voiture bleue et dit: "C'est moi qui conduis". J'ai pris alors l'initiative d'être le reporter sportif et radiophonique de cette course dont je l'ai fait gagnant, héros. Cette place, prise dans son jeu, a permis qu'advienne quelque chose de nouveau, plus dynamique, moins dépressif. Les courses suivantes nous ont vu adversaires, et il a pu exprimer à mon égard, dans le transfert et dans le jeu, quelque chose d'une trop grande agressivité refoulée, retenue, qui l'empêchait quasiment de vivre. Dans les cas relatés ici, la rupture a pu être suivie de la constitution d'un espace commun, d'un espace transitionnel d'échange et de communication.

      Un refus, de la part de l'adulte, de rejouer le même jeu, s'il apparaît à l'identique, à condition de ne pas venir trop tôt, peut être opérant. La privation 631  , qui en résulte, (le manque est réel, pour l'enfant, et ce dernier met le rééducateur à une place imaginaire, mais l'objet est symbolique), peut contraindre l'enfant à chercher ailleurs, autrement. C'est ce qui s'est produit lorsque la rééducatrice a signifié à Nicolas qu'elle n'acceptait plus son "langage bouillie. Quelque temps après, le garçon, "privé" des petits animaux, a réussi à passer à autre chose, tout en manifestant, sans doute, sa colère contre la rééducatrice, au sein du transfert, et en la transposant dans le jeu. Cependant, une intervention de cette nature est de l'ordre du pari, elle se fonde sur l'hypothèse que l'enfant est capable de la recevoir et de la transformer, et elle ne peut être qu'exceptionnelle, et réfléchie, en fonction de l'endroit où en est l'enfant de son processus. Elle nécessite d'être pratiquée au moment opportun, car le risque encouru de fermeture, de fuite, ou d'explosion pulsionnelle de la part de l'enfant, est toujours possible, sinon. C'est ce que nous avons fait également avec Angélique, tout en refusant ce jour là une reprise du jeu avec les poupées, et en lui proposant, parallèlement, de se dessiner avec sa famille.

      Cependant, l'intervention qui fait rupture, celle qui fait "changer de place" par rapport à la répétition, à la jouissance et au symptôme, n'est pas toujours du seul fait du rééducateur. Marie-Ange en a apporté un exemple, lorsqu'elle cessé, d'elle-même, le jeu de cache-cache, et qu'elle s'est inscrite dans une relation triangulaire, symbolisée, avec la rééducatrice. Dans un autre registre, Ismène jouera un moment de bascule dans son processus rééducatif, le jour où elle voudra prendre, "voler", des objets de la salle, et des objets personnels de la rééducatrice, en les cachant, et en s'enfuyant, lorsque celle-ci rappelait la règle. Jusqu'alors, elle avait fait comme si elle avait voulu protéger inconsciemment le lieu rééducatif et la relation, et elle faisait toutes ses "bêtises" en dehors. Il ne se passait pas grand chose, de ce fait, en rééducation. Peut-être avait-elle voulu s'assurer de la solidité du lien avant de le mettre à l'épreuve.

      La surprise est souvent réciproque, et avec elle, l'introduction d'éléments nouveaux, ou encore un changement de place radical de l'enfant. C'est ce que nous avons pu relever chaque fois qu'un effet de transfert cristallisait quelque chose entre l'adulte et l'enfant. La restitution d'une partie des rencontres avec certains "enfants rééduquants" montre à l'évidence, semble-t-il, combien ces moments interactifs de partage émotionnel, accompagnés ou suivis de paroles, ont paru constituer des moments essentiels dans le parcours rééducatif de ces enfants.

      Il semble que ceux-ci, par le témoignage de leur processus rééducatif respectif, peuvent nous permettre de confirmer ce qu'avance Georges REDDE: "Par le jeu, l'enfant maîtrise son angoisse, exprime son agressivité et son amour: en répétant une situation douloureuse, il parvient à s'en dégager au lieu de procéder à une douloureuse dénégation. De ce point de vue, la répétition d'une situation n'est pas exclusive de l'élaboration d'une solution personnelle progressivement instaurée à travers l'activité ludique." (REDDE, 1989, p. 76).

      Dans le jeu du "Fort-Da", l'enfant surmonte et élabore l'absence de la mère par une répétition accompagnée d'une parole. Il joue et rejoue la même scène, et acquiert une maîtrise symbolique de l'événement qu'il subissait passivement auparavant. Comme dans les contes de fées, la répétition du jeu permet de symboliser, de sublimer et de dépasser la violence subie, que celle-ci soit externe, ou en provenance des conflits internes au psychisme. L'enfant peut ainsi passer d'une position passive à une position active, devenir, non seulement acteur de son jeu, mais auteur, c'est-à-dire, celui qui crée  632  .

      "Pour jouer, il faut exister..."ex-sister", c'est être à distance de soi, prendre conscience de soi à la fois dans ce que l'on est et dans ce que l'on veut être", affirme Jacques HENRIOT (1969). C'est dire combien le jeu est un instrument privilégié pour transformer l'acte en discours, puis en un texte adressé à l'autre, POUR SE (RE)TROUVER dans une histoire, dans SON HISTOIRE.

      Ce sont ces retrouvailles de l'enfant avec une possibilité de symbolisation, et "l'encadrement" de son imaginaire par le symbolique, qui lui permet de "redonner du jeu" dans l'articulation des registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire, la souplesse et l'énergie indispensables pour pouvoir s'inscrire dans la culture scolaire et dans des relations sociales symbolisées. C'est en cela que, parmi les médiations rééducatives possibles, le jeu est une médiation privilégiée qui permet à l'enfant d'exprimer et de symboliser ce qui le rend actuellement indisponible pour entrer dans ce que lui propose l'école.

      "Chez l'enfant, tant de choses sont à savoir, à connaître, avant d'apprendre à lire et à écrire, qu'on se demande pourquoi l'école s'est organisée autour de la précocité de cet enseignement, pour des enfants qui ne savent encore ni qui ils sont, ni pourquoi ils sont en vie..." s'interroge Françoise DOLTO (1989, p. 16). Nous devons nous demander à présent comment, au sein de son processus rééducatif, de la construction de son histoire, par le jeu, l'enfant va pouvoir jeter des ponts, tresser des liens, entre cette histoire re-construite et les apprentissages scolaires, s'intéresser à ceux-ci, et en attendre du plaisir. "Qu'est-ce qui est rééducatif", qui permet à cet enfant de devenir un élève?

"La compréhension de soi est une interprétation: l'interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit parmi d'autres signes et symboles, une médiation privilégiée: cette dernière emprunte à l'histoire autant qu'à la fiction".
Paul RICOEUR (1990, p. 138).


Chapitre XIII.
L'objet "tiers" en rééducation. Du réel au symbolique. L'écrit comme médiation rééducative, et support à l'élaboration de son histoire par l'enfant.

      L'analyse des rencontres avec Nicolas ou Angélique, nous ont fait mettre en évidence la construction, par ces enfants, de "petites histoires", ou "mythes". Avec Angélique, nous avons relevé ce qui peut, spécifiquement, de ces "mythes", être considéré comme un "roman familial", élaboré pour se défendre d'une fin de la relation rééducative, qu'elle pressentait. Cependant, la relation, même succincte, d'autres rencontres rééducatives, a pu apporter la preuve que ces constructions sont, non seulement généralisées, mais qu'elles sont le corps même du processus rééducatif, et ce qui est déterminant dans ce processus, pour que l'enfant puisse reprendre sa route, seul, dans l'école.

      L'homme a toujours eu recours au mythe pour conjurer ses peurs. Lorsqu'il se rend compte qu'il ne parvient pas, par sa seule volonté ou son action, à le rendre conforme à ses désirs, il passe à un "c'est comme si...". Une explication, extérieure à lui, organisatrice du monde, peut alors transcender sa propre recherche, "remplir les vides".

      L'étymologie grecque, "muthos", du mot "mythe" signifie "légende", "récit non historique". Le "logos", quant à lui, a le sens de "parole", "discours". On peut entendre que "le discours" est déjà une construction, une mise en forme, à destination sociale, à vocation de communication. Jacques LACAN (1969-1970) en fait ce qui structure les liens sociaux. Willy BAKEROTT (1991, p. 4) propose d'articuler, d'une manière qu'il annonce simplificatrice, mais qui nous semble clarifiante:

MUTHOS
ORAL
LOGOS
ECRIT

      La question qui se pose, face à des enfants "bloqués" face à l'écrit, est bien: "comment aider l'enfant à articuler oral et écrit, pour entrer dans l'apprentissage de la lecture, ou pour se réconcilier avec celui-ci?"

      La trame du mythe est constituée de mots. Ceux-ci appartiennent à l'ordre du langage, et relèvent du symbolique. Ces mots véhiculent un sens, une signification, qui, elle, relève de l'imaginaire. C'est de l'articulation entre la trame du discours et son sens, que naît le mythe, et "qu'il nous parle". WILLY BAKEROTT propose une mise en correspondance, que nous adopterons pour analyser l'évolution des productions des enfants, au cours de leur processus rééducatif:

MOTS
SYMBOLIQUE
SIGNIFICATIONS
IMAGINAIRE
REEL
REEL

      Si le processus rééducatif se donne comme objectif d'aider l'enfant à entrer dans les apprentissages scolaires dans lesquels domine le symbolique, ou bien à se réconcilier avec ceux-ci, l'imaginaire doit pouvoir jouer son rôle fondamental de sauvegarde, "évitant ainsi une collusion éventuelle entre les mots et les choses. Sans cette sauvegarde, nous serions dans la psychose...Privilégier seulement "logos", c'est abandonner la moitié de la personne humaine." (BAKEROTT, 1991, p. 5).

      Si un certain nombre d'enfants nous ont permis d'apporter, dans cette recherche, la preuve de ce travail d'élaboration dans le déroulement de leur parcours rééducatif, dans l'élaboration de "mythes" que nous avons rapportés, c'est sur cette articulation entre réel, imaginaire, et symbolique, entre "muthos" et "logos", que nous allons tout particulièrement faire porter notre regard dans ce chapitre, au sein même des constructions mythiques de l'enfant, au cours de son processus rééducatif. La rééducation apparaît alors comme "...une opération qui va du réel au symbolique. C'est une opération qui va d'un réel dans lequel l'enfant est englué vers une construction signifiante." (HALLEUX, 1996, p. 15). Cette définition, qui n'est pas celle de la rééducation, puisqu'elle est formulée en référence à la psychanalyse d'enfants, semble pourtant tout à fait correspondre à ce qu'élabore un enfant, non malade, mais en difficulté, au sein de son parcours rééducatif. Nous la compléterons en montrant, à partir de l'analyse de l'évolution du processus rééducatif des enfants que nous avons rencontrés, que cette opération va d'une parole dite, à une parole qui peut s'inscrire en un récit qui constitue l'histoire même de l'enfant.

      L'enfant est immergé d'emblée dans le symbolique du langage, dès avant sa naissance, il construit lui-même, progressivement, ses propres processus symboliques. Le "savoir lire" est l'aboutissement de tout un travail d'élaboration psychique réalisé par l'enfant, depuis sa naissance. Nous avons tenté d'analyser les différentes composantes de cette construction complexe. Nous avons rappelé que la lecture est à la fois séparation et lien, comme la parole.

      Il n'y a pas de rencontre rééducative, pas de séance, sans écrit, sans trace. C'est au moins celle du rééducateur, qui construit, séance après séance, le fil, l'histoire du processus rééducatif de l'enfant. L'enfant s'intéresse peu à peu à cet écrit, jusqu'à se l'approprier, jusqu'à le faire sien. Cependant, toute trace est perte. Ecrire renvoie à l'absence, à la séparation. Certains enfants refusent l'écrit, certains refusent même toute trace, comme Benoît, au début de notre rencontre, ou Nicolas qui refusait obstinément de se représenter, comme si la peur, l'angoisse, étaient cachées dans la trace, et pouvaient, du coup, prendre réalité, ou comme s'ils avaient peur de s'y perdre eux-mêmes. Il faudra un long apprivoisement pour que cette trace ne soit plus considérée comme dangereuse, et pour que ce danger soit conjuré, dépassé.

      C'est par trois caractéristiques que Dominique DE PESLOUAN (1991, p. 63) définit le pouvoir symbolique des mots échangés au sein d'une rencontre avec une personne: "la "re-présentation" de la séparation, l'inscription, la distanciation". Comment comprendre ces trois opérations? Si la symbolisation permet de "re-présenter" l'absence, le manque, la perte de l'objet, cette représentation est elle-même le moyen pour élaborer et dépasser, l'anxiété, l'angoisse, les préoccupations, les conflits. Le langage y acquiert un statut "d'objet transitionnel" qui permet le passage du "monde maternel", domaine du langage oral, au "monde paternel", ou accession à la loi et au langage écrit. Il invite l'enfant, dans les conditions spécifiques de la communication "rééducative", au passage du monde psychique interne, vers le monde social et culturel. Une deuxième dimension du pouvoir symbolique, est l'inscription par la trace et la généalogie. Cette inscription fonde le récit. Cependant, pour qu'elle soit effective, la symbolisation ne suffit pas à elle seule. Il faut pouvoir se distancier de ses propres symbolisations, pour s'en détacher, et pour pouvoir poursuivre sa route. Nous posons que la médiation de l'écrit est un moyen privilégié de cette mise à distance, parce que, par un double mouvement de symbolisation, elle nécessite le passage du symbole aux signes conventionnels et culturels.

      J'écris beaucoup. Aussi bien après les rencontres avec les enfants, que pendant les séances. Les enfants s'intéressent très vite à ce que j'écris. Ils sont d'abord intrigués, curieux. Lorsque je leur ai expliqué que j'inscris ce que nous faisons ensemble, et les histoires qu'ils construisent, afin de mieux m'en souvenir, ils me demandent, souvent, comme nous l'avons rapporté avec Angélique: "Tu as bien marqué cela ?". Ils comptent sur moi, désormais, pour constituer la mémoire de leur travail rééducatif. Je renvoie leurs histoires en fin de séance, conjuguant ainsi une fonction conteneur avec cette fonction contenante, par rapport à ce qui a été exprimé, vécu, ressenti. La plupart, alors, corrigent, rectifient, comme nous l'avons vu faire par Nicolas, prenant en charge leur propre interprétation. Puis ils me dictent ce que je dois écrire, avant de décider de l'écrire eux-mêmes. Il m'a paru, au fil de l'expérience, que cette écriture, trait personnel, une "manie", peut-être, devenait "un outil" rééducatif, véhicule d'une identification secondaire, involontaire de ma part, non intentionnelle, mais opérante.

      Les médiations rééducatives comme le jeu symbolique, le dessin, les marionnettes, le modelage, constituent des supports par lesquels l'enfant, dans le cadre et la relation spécifiques de la rééducation, parvient à élaborer l'angoisse, à la transformer, et à faire fonctionner à nouveau sa pensée. La création d'une parole personnelle doit cependant trouver à se nourrir de la parole collective, sinon à mener à un enfermement dans un narcissisme primaire, qui fonctionnerait contre le tiers exclu. Toutes nos analyses nous ont conduite à souligner la nécessité de faire exister "le tiers" dans la relation, et, en place de celui-ci, le tiers culturel, comme ouverture pour l'enfant de la relation rééducative à la culture scolaire. "L'être humain est avant tout un être social", affirmait Henri WALLON. La pensée de chaque sujet est immergée dans la pensée de son contexte social. Elle y emprunte la langue, en tant que code et véhicule de la pensée, et les matériaux qui vont la constituer.

      Le premier temps de ce chapitre nous invite à rechercher en quoi le récit de l'enfant, compréhension de soi-même, et l'inscription de ce récit dans une trace, peuvent être rééducatifs. Ce récit, s'il est issu de l'histoire même de l'enfant, se nourrit également de la fiction, comme le rappelle la citation empruntée à Paul RICOEUR, et placée en exergue de ce chapitre. Accéder à une parole singulière suppose un mouvement dialectique entre la maîtrise des normes, des valeurs, des symboles et des codes, et un acte personnel, créatif. "Nos activités mentales, même dans leurs dimensions pathologiques, se nourrissent d'éléments culturels. Nous puisons dans notre culture les matériaux de nos rêves et de nos symptômes. Nous y puisons aussi des modèles tout faits d'intégration socialement acceptable de nos difficultés internes, tout spécialement sous la forme de ce que FREUD nomme sublimation. En tous ces domaines, les créations pures sont rares." (CALIN et GARREL, 1998, p. 6).

      Le jeune enfant va chercher dans les récits, dans les contes, les éléments qui vont faire écho avec sa propre expérience, avec ses préoccupations, et qui vont l'aider à formuler ceux-ci. Ces différents matériaux, en lui offrant une mise en forme d'affects, d'éprouvés, de sentiments, déjà élaborés par le symbolique, lui permettent de les reconnaître en lui, de mieux accepter leur existence au lieu de les nier, et lui procurent les outils pour les exprimer, les symboliser, et s'en distancier. Nous avons pu constater l'existence de ces mécanismes, lors de certains épisodes des processus rééducatifs de Benoît ou Angélique. C'est cependant la rencontre avec Kaled qui nous permettra d'analyser les effets exemplaires de l'intervention de la fiction dans le processus rééducatif de l'enfant, mais surtout, dans la constitution de sa pensée, et dans la compréhension de son histoire. Au regard de ce que Kaled a joué dans l'espace-temps rééducatif, nous nous interrogerons: Quelle a été l'évolution du processus rééducatif de Kaled? Quelle a été l'évolution du garçon? En quoi la rencontre avec l'imaginaire culturel a-t-elle été déterminante? Qu'est-ce qui a été rééducatif?

      Le questionnement de ce chapitre, articulé à la question générale: "Qu'est-ce qui est rééducatif?", se formulera donc ainsi: " Comment se joue, en rééducation, le passage de l'oral à l'écrit? En quoi l'écrit est-il une médiation "rééducative" privilégiée? En quoi est-il rééducatif?"

      Notre matériau d'analyse est constitué des rencontres rééducatives relatées précédemment. Nous y ferons référence, recherchant dans la restitution des séances, ce qui peut étayer l'argumentation de ce chapitre. Des vignettes cliniques, centrées sur ce point précis, viendront compléter les observations. Nous suivrons ensuite un peu plus longuement Kaled, dont le processus rééducatif a connu un tournant, lors d'une rencontre avec l'imaginaire culturel, représenté par le mythe d'Oedipe.


1- "C'est beau comme dans un livre!"

      Des mots "prêtés" par le rééducateur, au texte, en passant par les phylactères.

      Construction et consolidation de préalables pour pouvoir apprendre.


1-1- "RE-PRESENTER" ses peurs et ses angoisses, ses conflits, pour s'en libérer. La parole, comme inscription dans la chaîne signifiante qui constitue le lien social. Articuler le réel, l'imaginaire et le symbolique.

      La grande question de l'enfant est de se séparer du milieu familial pour devenir un élève, inscrit dans le milieu scolaire. Nous avons pu démontrer à quel point, pour les enfants que nous rencontrons en rééducation, il s'agit de représenter, d'élaborer, et de se libérer en les symbolisant, des préoccupations qui les engluent dans le monde familial 633  . Il lui faut également pouvoir symboliser cette séparation, pour rendre sa pensée disponible aux apprentissages. Le rééducateur propose à l'enfant de "se parler, pour aller mieux, pour désencombrer sa pensée de ce qui le rend indisponible pour apprendre, actuellement" (id.). Le jeu, le dessin réalisé seul ou "en dialogue", ou encore collectivement au sein d'un petit groupe, les marionnettes, la mise en scène d'histoires inventées, lues ou entendues, la représentation d'histoires et de personnages en pâte à modeler, les mises en scène à partir de petits objets, l'invention de jeux à règles,...toutes ces médiations ont pour objectif de faciliter la parole de l'enfant, ses possibilités de symbolisation. Il est invité à "dire", ce qu'il ne peut justement pas dire encore.

      Il peut expérimenter, dans la sécurité du cadre rééducatif, que la parole n'est pas dangereuse, qu'elle ne possède pas le pouvoir tout-puissant de réalisation immédiate du désir. Il peut ainsi, au sein et à l'aide du jeu, séparer progressivement imaginaire et réalité, et accéder aux processus secondaires et au symbolique. Nous avons pu rendre compte de la difficulté de ce parcours. "L'accès au savoir suppose deuil, perte et nostalgie...(comprendre cela, permet de) mettre des mots et de les proposer à celui ou à celle qui est demeuré dans l'embarras de son désir." (BONNET 1992, p. 35). Le rééducateur qui prête des mots qui tentent de "dire", et sa main qui écrit sous la dictée, le dessin qui s'accompagne progressivement d'un écrit qui s'étoffe, sont autant de passages vers des voies de symbolisation qui acquièrent peu à peu un statut culturel et des moyens d'accès vers les apprentissages de la classe.


1-1-1- Expression pulsionnelle. L'adulte "prête" ses mots...

      Le passage à l'acte de l'enfant, issu du réel du corps, est "symbolisé" par la parole ou l'écrit du rééducateur.

      Pris dans leur colère, dans l'expression de leur angoisse, dans une explosion des tensions pulsionnelles, Marie-Ange ou Lucien, par exemple, se sont trouvés pris dans l'acte, à un moment donné. Nicolas ou Angélique, nous l'avons souligné, ont connu des périodes pendant lesquelles les tensions et manifestations pulsionnelles étaient importantes, envahissantes. Nous avons précisé que nous avons retrouvé "ce passage", dans la majorité des processus rééducatifs de notre expérience clinique. Si le cadre rééducatif, avec ses limites et ses contraintes, ses interdits et ses autorisations, a pu contenir l'excès pulsionnel, "donner des bords", apporter quelquefois une fonction structurante en donnant à l'enfant le repère de castrations symboliques, les paroles de la rééducatrice, ou son écrit, ont permis, en mettant des mots, de symboliser, d'élaborer et de dépasser la situation douloureuse dans laquelle se trouvaient enfermés ces enfants, et de sortir de l'impasse sur laquelle butait la relation.

      Au fil des séances, la verbalisation par l'adulte, concernant ce qu'il a vécu avec l'enfant, ce qu'il a pu percevoir des ressentis de l'enfant, de son jeu, son invitation faite à l'enfant à en dire quelque chose, construisent peu à peu, ce qui va constituer une rencontre entre deux personnes qui se parlent.

      Si l'enfant ne maîtrise pas toujours "les mots pour dire", la médiation du dessin, accompagnée de ce qu'en dit, ou n'en dit pas l'enfant, permet, souvent, d'exprimer la détresse la plus profonde, celle qui ne trouve même pas de mots pour se dire, ou qui se dit à son insu.


1-1-2- Un cauchemar d'Alain. Passage du réel, à l'imaginaire. Symbolisation par la verbalisation.

      Des images sont mises sur du réel, comme lutte contre l'angoisse. La parole de l'adulte aide l'enfant à faire intervenir le symbolique sur l'imaginaire, à donner du sens, à "mettre des bords", à rendre dicible cet imaginaire, communicable, et à le rendre moins dangereux. Une reformulation, sans rien ajouter, une mise en forme, sans interpréter, de la part de l'adulte.

      En tant que mode d'expression non-verbal, le dessin est, surtout chez le jeune enfant, plus proche de l'inconscient. Dans la plupart des cas, c'est une médiation qui permet à l'enfant de constituer des liens entre l'oral et l'écrit. Il peut être une passerelle, un moyen de réconciliation, vers cet écrit. La représentation graphique, accompagnée de la parole, éventuellement de mots écrits, incite à une mise en forme de l'imaginaire, invite à la symbolisation. L'enfant exprime souvent ses angoisses, ou ses tensions pulsionnelles, sous la forme d'images violentes, qui conservent leur contenu angoissant, sans mise à distance, et qui ont particulièrement besoin d'être accompagnées des mots de l'adulte. Une première élaboration s'est faite cependant, puisqu'il a réussi à passer d'un réel à peine "imaginarisé", sous la forme d'images violentes, qui l'angoissent, relevant encore du registre primaire, soumis exclusivement au fantasme, à des images représentées, mises en forme, qui peuvent être communiquées par un dessin 634  . Cependant, "il ne suffit pas que l'enfant soit laissé libre de l'expression de ses fantasmes dans le jeu pour que le registre imaginaire devienne spontanément le registre symbolique", souligne avec justesse Jean-Marie GILLIG (1994). Il en est de même pour le dessin. Il s'agit d'aider l'enfant à passer à un niveau second d'élaboration, qui est de mettre ses propres mots, et du sens, sur ces images qui l'angoissent. Si l'on admet que l'angoisse est un éprouvé diffus, "sans nom", on pourra penser que cette mise en mots peut aider l'enfant à passer d'un éprouvé d'angoisse à un affect de peur, qu'il peut désormais représenter, et nommer. "Le mot est le meurtre de la chose", affirmait Jacques LACAN. Lorsque l'enfant ne peut pas encore le faire lui-même, la parole de l'adulte tente d'y suppléer, en proposant une mise en forme de ses productions fantasmatiques.

      Parmi les innombrables exemples qui pourraient être rapportés, nous choisirons d'évoquer une production d'Alain, alors qu'il était en Grande Section de l'école maternelle. Le processus rééducatif de ce petit garçon couvre d'une manière exemplaire une évolution qui va "du réel au symbolique". Nous avons déjà parlé d'Alain, alors que, dans sa dernière séance rééducative, "il offrait des cadres" à la rééducatrice 635  .

      C'est notre troisième rencontre, en rééducation. Alain rapporte qu'il a fait un cauchemar. Je l'invite à le raconter. Il a eu trop peur, et d'y penser lui fait encore peur, dit-il. Je l'invite à dessiner ce rêve, en lui expliquant que cela lui permettra peut-être de "faire sortir les images inquiétantes de sa tête, et ainsi, de ne plus en être encombré, comme d'en avoir moins peur en les racontant à quelqu'un". Pendant son dessin 636  , je renvoie à quel point je comprends sa peur. Par mes questions, je l'aide à décrire ce qu'il dessine, et je note au fur et à mesure.

       y' avait un voleur qui volait tout l'argent de mon père. Le rouge, c'était du sang. En plus, il m'a volé mes sous à moi. Puis j'ai tapé, c'était qu'un déguisement, c'était mon père. La sorcière elle voulait tuer mon père, et sauver ma mère. Mais ma mère, elle s'était déguisée en sorcière.

      Là, je vais faire l'enfant qui a peur. Après, il va battre le voleur. ...En plus, le voleur, c'était mon père et ma mère...Mon père il était dans le ventre. Ma mère elle avait mis ses mains dans les mains, sa tête dans la tête, ses pieds dans le déguisement...

      Je veux tuer mes parents parce qu'ils sont devenus méchants. Ils veulent me taper toujours...Mais c'est pas mes parents, c'est un monstre. Avec son épée il m'a couru après, et moi j'ai coupé le mur avec un couteau pointu....

      

      Beaucoup de violence est exprimée dans ce texte. Les images sont archaïques, couleur du sang, au plus près des motions pulsionnelles. C'est la violence de la réalité familiale, dont j'ai connaissance, violence verbale plus que physique, la plupart du temps, me semble-t-il. C'est, peut-être, la violence du fantasme sadique du rapport sexuel, hypothèse confirmée par des représentations ultérieures que produira Alain, et dont nous donnerons une illustration "pacifiée" plus loin. A quelles scènes de la réalité a assisté Alain? Où est "le vrai" du "faux"? Les personnages se déguisent, leur identité n'est pas fiable. Deux font un...On ne sait plus qui est qui...A qui se fier? Qui est-il lui-même? Où est sa place? Ses modes de défense paraissent se rattacher au registre phallique, et certaines images évoquent des angoisses de castration, tout en exprimant une impossibilité actuelle à entrer dans une position oedipienne...Le fait est que, pour l'instant, il est dans l'angoisse, dans la confusion, et que celle-ci se manifeste par de nouveaux signes, qui s'ajoutent à une agitation corporelle constante, et son incapacité à se tenir sur une quelconque activité, en classe. Un clignement des yeux incoercible, vient de faire son apparition depuis peu.

      On conçoit que mon projet rééducatif avec cet enfant, et face à de telles productions, qui se confirmeront par d'autres réalisations appartenant au même registre, est de tenter de lui assurer une fonction contenante, une possibilité de constitution d'un pare-excitation, une fonction conteneur, et une fonction organisatrice, structurante. Dans un tout autre registre, ce qu'apporte Alain n'est pas sans rappeler les expressions pulsionnelles de Nicolas, qui nous avaient fait dire que "la pulsion tirait dans toutes les directions".. Ce chaos pulsionnel, ce foisonnement sans logique, appelle une reformulation, sans rien ajouter, une mise en forme, sans interpréter, de la part de l'adulte. Ces interventions du rééducateur viseront la constitution chez l'enfant d'un moi, dans sa fonction de filtre, et d'enveloppe suffisamment contenante, intermédiaire entre la pulsion et le social. Pour l'instant, la fonction symbolique de la parole peut aider l'enfant à donner du sens à un imaginaire qui produit des images foisonnantes, et qui est ressenti comme dangereux par l'enfant.

      Si l'adulte peut proposer des mots à l'enfant, la symbolisation ne sera effective que lorsque celui-ci parviendra à mettre ses propres mots sur ses productions, sur ses représentations.

      Si, par le dessin, l'enfant peut projeter ses peurs, ses angoisses, par sa nature de matériau de transformation, le modelage est une médiation qui permet d'exprimer, souvent, des angoisses ou des préoccupations proches du réel du corps. Nous en avons rencontré un exemple avec Nicolas, qui jouait sur les transformations, mettant en jeu ses capacités de maîtrise. Aline en fait un véhicule d'élaboration de son angoisse, en accompagnant son modelage, de sa parole.


1-1-3- Aline et les serpents. Une expression métaphorique qui élabore l'angoisse, en présence d'un autre qui écoute.

      Des mots accompagnent un modelage en présence d'un autre. Déplacement, substitution, condensation, expression, symbolisation et élaboration de l'angoisse.

      La maman d'Aline, six ans, vient de subir une greffe de peau qui se cicatrise très mal. Elle s'est brûlé le bras avec de l'eau bouillante. L'évolution de la plaie inquiète beaucoup la famille, et les séjours de la mère à l'hôpital, sont nombreux.

      Aline, ce jour-là, parle de la plaie de sa mère, dont le sang traverse le pansement. C'est notre quatrième rencontre. Elle décide de construire une histoire avec de la pâte à modeler, et reprend des personnages réalisés lors de la séance précédente, et conservés. Il y a "un papa, une maman, une petite fille, son frère, et un chien.". Elle construit ensuite "des serpents", avec lesquels elle forme un cercle. Voici l'histoire que je note:

       Il était une fois une petite fille et un petit garçon qui se promenaient dans une forêt. Tout à coup beaucoup de serpents les ont entourés et tournaient autour d'eux. D'autres serpents sont venus piquer le petit garçon et la petite fille. Le papa et la maman sont arrivés. La maman a appelé le chien qui a mordu les serpents. Il les a fait saigner. Quand les serpents étaient morts, tout le monde est parti..

      Lorsque, dans son scénario, le chien vient mordre les serpents, qui se mettent à saigner, elle explique qu'elle pose "des petits bouts de pâte à modeler sur les serpents, parce que c'est le sang"....et demande à aller aux toilettes.

      J'ai perçu une émotion intense, chez la fillette, pendant ce modelage. Nous avons relevé à plusieurs reprises, dans ce qui a été relaté de diverses rencontres rééducatives, cette demande de l'enfant, d'aller aux toilettes, lors de "moments forts" de certaines séances. Angélique accompagnait cette demande, de celle de boire. Cette demande a, la plupart du temps, traduit une grande excitation ou une grande émotion. Nicolas en a apporté d'autres exemples. Comme les autres enfants que nous venons d'évoquer, dans les mêmes circonstances, Aline a refusé que je lui relise l'histoire en fin de séance. Je lui ai simplement dit, que ces enfants avaient échappé à un grand danger, et que, heureusement, le chien les avait aidés à être plus forts que les serpents.

      Aline a déjà parlé, à plusieurs reprises, de son inquiétude par rapport à sa mère, mais à ce moment-là, semble-t-il, grâce à la médiation du modelage, elle a pu élaborer quelque chose de sa propre angoisse, faisant de cette parole, SA PAROLE. Cette élaboration marquera une étape, celle de l'assomption d'Aline dans une implication subjective de son processus rééducatif. On peut penser que l'angoisse exprimée ici par la fillette provient, non seulement de la maladie de la mère, qui est une préoccupation partagée par la famille, mais du fait que la fonction parentale, qui est de protéger les enfants, est inversée, dans sa réalité familiale actuelle. Les enfants, perdus dans la forêt, symbole, dans tous les contes, de toutes les peurs, de l'inconnu, sont attaqués, "piqués par les serpents", ils souffrent. Vont-ils mourir? Dans son histoire, elle se défend de cette angoisse en renversant la situation, et en restituant aux parents leur fonction protectrice. On peut les appeler au secours. Le chien est un auxiliaire précieux de cette protection.

      La rééducatrice parviendra-t-elle à remplir une fonction de protection auprès d'elle? "Quand les serpents sont morts", on peut partir...On peut entendre, peut-être, également, dans le transfert de la relation présente, que l'on quittera la rééducation, lorsque l'on en aura plus besoin?...

      On peut retrouver les mêmes mécanismes que dans le rêve, dans ces élaborations des enfants, ces mythes, ces "petites histoires". Le déplacement, la substitution, la condensation y sont à l'oeuvre. La symbolisation permet une élaboration, un dépassement de l'angoisse et des conflits internes.

      Aline a souhaité conserver les personnages pour la séance suivante. Elle ne les réutilisera pas, en fin de compte, car elle passera à tout autre chose: le dessin d'un anniversaire. On peut penser que cette "re-présentation", métaphorisation, de son angoisse, en présence d'un autre, et accompagnée de paroles, dans un échange, a pu, provisoirement, constituer une métabolisation suffisante, pour qu'elle puisse penser, et passer à autre chose.

      Le jeu est une des principales occupations "sérieuses" du jeune enfant. Le projet rééducatif lui propose de jouer, pour parler, pour mieux se comprendre, pour "aller mieux". Nous avons rapporté de nombreux exemples de mises en scène, conçues par les enfants, dans l'espace rééducatif. L'adulte y était la plupart du temps, d'abord, spectateur, puis partenaire symbolique. Le jeu est un outil d'élaboration précieux, dans la mesure où il engage la totalité de la personne, et où il ouvre à la parole, à la communication, à l'échange.


1-1-4- Le jeu, "re-présentation" et élaboration des préoccupations de l'enfant et des processus de séparation. Constitution d'une aire potentielle d'échange et de communication, de création.

      Récupération par l'enfant d'une certaine maîtrise sur soi, sur sa vie, sur les événements, sur le monde.

      Le nouveau-né ne joue pas (le psychotique non plus). Il manipule, expérimente, à partir de son corps, pour découvrir à la fois celui-ci et le monde. Lorsque le jeu est absent, violence, apathie, désintérêt, agressivité, destruction, sont susceptibles de surgir. Pour jouer, il faut avoir développé des capacités de représentation suffisantes, il faut avoir construit des ressources imaginaires, et avoir commencé à les élaborer sur un mode symbolique. Il est nécessaire de pouvoir se projeter sur un mode imaginaire, sur le monde extérieur, et il faut pouvoir introjecter celui-ci de la même manière, dans un aller-retour qui est invention, création de soi et de sa relation au monde 637  . "C'est du jeu que naît la capacité de rêver et de créer. C'est par le jeu que l'enfant se découvre et se constitue, et c'est dans le jeu que se trouvent expérimentés presque tous les pré-requis des apprentissages cognitifs ultérieurs. Un enfant qui n'a pas assez joué ne peut pas apprendre." (THIEFAINE, 1996, p. 12).

      Situés entre le rêve et la réalité, les jeux de "faire-semblant", proposés par le projet rééducatif, appartiennent à une aire d'illusion. Ils se rattachent aux phénomènes transitionnels, décrits par WINNICOTT. C'est dans l'espace transitionnel, ou "aire d'expérience" que se développe également ce qui ouvrira à l'expérience culturelle, car cet espace est celui de la construction du symbolique. L'objet "déjà-là", fourni par l'environnement et support du jeu, lorsque l'enfant se l'approprie psychiquement, devient un objet "trouvé-créé", médiateur entre la réalité et l'imaginaire. "L'acte de jouer se produit au moment où l'enfant peut utiliser ce qui est déjà là et qui n'appartient pas à son monde, et le transcrire en quelque chose qui devient propre à son histoire." (GUTTON, 1989, p. 14). Angélique qui s'approprie la trousse du médecin et la poupée, pour conjurer ses peurs et ses angoisses, Nicolas qui projette sa quête de lait sur les petits animaux, illustrent parfaitement cette dimension du jeu.

      Nous avons relaté les jeux de Nicolas, avec les petits animaux, puis avec la pâte à modeler. Nous avons rapporté les "jeux de docteur, de maman et de bébé", d'Angélique, les dialogues imaginaires de Denis, ou les jeux de "maman-fille" d'Ismène. Nous avons vu Marie-Ange, Malaurie, Denis et Ismène, Benoît, Nicolas ou Angélique, aux prises avec des processus de séparation vis à vis de leur milieu familial. Nous les avons suivis dans l'élaboration de cette séparation.

      Le jeu de "faire-semblant", par sa fonction cathartique, peut, quelquefois, suffire à libérer l'enfant de ses préoccupations immédiates, grâce à la symbolisation réalisée au sein même de ce jeu. Ce fut le cas, par exemple, du jeu en relation avec la peur de la visite médicale, pour Angélique. La parole de la rééducatrice, comme sa place dans le jeu, étaient celles d'un partenaire symbolique. L'adulte a toujours renvoyé, en fin de jeu, ce qui avait été perçu du scénario, et du ressenti de l'enfant. Ce dernier, refusait cette parole ou se l'appropriait, la complétant, la rectifiant, s'il le jugeait nécessaire. Cette verbalisation permet d'inscrire le jeu dans une double symbolisation: celle du jeu lui-même, et celle de la chaîne signifiante qui fait lien entre l'adulte et l'enfant. A cette condition, peut se constituer un espace potentiel d'échanges, de communication, qui peut devenir l'espace transitionnel d'une création commune.

      Le jeu, en rééducation, par son statut de "faire-semblant", garanti par le cadre rééducatif, constitue pour l'enfant une occasion privilégiée, de revivre les expériences mal vécues de séparation, de manque, de déliaison, de mise hors-groupe, et toutes expériences non cicatrisées, d'une manière non dangereuse. Le jeu permet ainsi de développer la tolérance à la frustration, à l'attente, au différé, mais aussi d'expérimenter des possibles que l'enfant ignorait en lui, d'étendre ses limites, son pouvoir de maîtrise sur le monde tout en apprenant à contrôler ses pulsions, à reconnaître ses émotions. Il permet de construire et d'exercer la conscience de soi et des autres, ses capacités de représentation mentale, préalables indispensables pour pouvoir entrer dans des processus d'apprentissage. Nous avons abordé, à partir de ce que jouaient Benoît, Nicolas ou Angélique en rééducation, en particulier, les différentes dimensions de ces élaborations et de cette reprise de pouvoir sur soi et sur le monde.

      L'imaginaire est l'espace du rêve, des élaborations fictives qui permettent, à l'adulte comme à l'enfant, de fuir et de se protéger de ses propres tensions, de compenser les pertes de pouvoir, les pertes de valeur, les blessures. Il permet de pouvoir différer le plaisir, en le rêvant. Piera AULAGNIER (1975, p. 125) souligne que, pour le "Je", "ce pouvoir de rêverie est une nécessité pour son fonctionnement, une exigence pour sa structure." Cependant, les fantasmes, la rêverie, peuvent devenir folie, s'ils ne sont pas mordus par le symbolique. A son tour, le registre symbolique, articulé à l'imaginaire, peut devenir instance de réparation, par rapport à un réel menaçant.


1-1-5- La maman de Cyril. "Re-présenter" l'absence, le manque, la perte. Le symbolique comme instance de réparation.

      La maman de Cyril vient de quitter le domicile conjugal, laissant ses deux enfants, à leur père. Je rencontre Cyril en rééducation depuis six mois. Il a cinq ans. Il joue beaucoup, depuis quelque temps, avec "une petite maison" aménagée dans un grand carton. Ce jour-là, il dessine et découpe "une maman", et il va l'accrocher dans la petite maison. Il me demande de la laisser là après son départ. Ce que je m'engage à faire, bien entendu. Comment mieux représenter l'absence, comment mieux faire intervenir le symbolique? "Le symbolique assure la médiation entre l'imaginaire et le réel, rend l'imaginaire assimilable et le réel tolérable". (DE PESLOUAN, 1995) 638  .

      La parole, expression du symbolique, fait lien et sépare. Dans le passage à l'acte, ou lorsqu'une émotion est trop forte, la pensée est absente. La capacité à "mettre des mots" fait preuve d'une première distanciation. Dessiner, peut avoir une fonction de mise à distance.


1-1-6- Alain a trouvé une montre. "Re-présenter", pour accompagner le passage du principe de plaisir au principe de réalité, pour accepter la frustration.

      Alain est au Cours préparatoire, à présent. Il a trouvé une montre, dans la cour. Elle lui plaît, et il veut la garder. Je lui rappelle le principe de réalité: cette montre appartient sans aucun doute à un autre enfant, à qui elle va manquer, qui est sans doute triste, et qui, de plus, va peut-être se faire gronder pour l'avoir perdue. Je lui rappelle la règle de l'école, qui est de confier la montre à l'enseignant qui se charge de demander à toutes les classes à qui appartient l'objet perdu. Il se renfrogne, se "rétracte" corporellement, boude. Je lui propose alors de dessiner la montre. Il accepte, d'abord avec réticence, puis y prend du plaisir. Je l'invite à accompagner son dessin de mots qui "parlent" cette montre. Lorsqu'il part, j'ignore ce qu'il fera de la montre.

      Lors de la rencontre suivante, il m'annonce qu'il l'a donnée au maître. On cherchera à qui elle appartient. Il demande à revoir son dessin, et annonce qu'il demandera à ses parents une montre semblable, pour Noël, ou pour son anniversaire, plus proche.

      

      Le rappel de la loi, peut-être, le rappel du principe de réalité, qui s'oppose au "tout désir, tout plaisir" qui animait Alain, l'ont freiné sans doute dans son geste d'appropriation. Mais cette perte volontaire est ressentie par le garçon comme une frustration difficile à vivre 639  . Celle-ci ne parviendra à être dépassée qu'à partir du moment où il aura dessiné une montre toute semblable 640  . L'image de cette montre ne pourra devenir un objet symbolique qu'à partir du moment où Alain aura pu faire fonctionner à son égard un désir tempéré par le principe de réalité, inscrit dans le temps: Noël ou l'anniversaire, et qu'il aura pu parler d'une montre qui n'est plus celle qu'il a trouvée, dont il s'est distancié, mais qui est SA future montre. L'éprouvé de frustration est du coup, transformé lui aussi, métabolisé, en un plaisir attendu.

      C'est par la mise en mots, par la mise en forme, par le cadrage de l'imaginaire par le symbolique, que l'enfant va pouvoir accepter sa division de sujet, accepter des limites entre ce qu'il peut faire et ne peut pas faire, entre ce qui lui est permis de faire ou interdit de désirer. C'est par l'intervention du symbolique sur ses fantasmes, qu'il va pouvoir se (re)trouver en tant que sujet, ayant accepté d'entrer dans la loi sociale et la culture, avec les limites que cela implique, mais aussi les promesses d'être plus riche en expérience et en plaisir.

      Avoir symbolisé, élaboré, les éprouvés du corps, les émotions et les préoccupations trop envahissantes, permet à l'enfant de s'en libérer. Un déplacement s'effectue, il peut passer à autre chose. L'énergie devient disponible pour d'autres investissements. Les "petites histoires" de l'enfant peuvent s'articuler entre elles pour devenir un récit dans lequel il peut se reconnaître.


1-2- INSCRIRE son récit dans le temps, et dans une généalogie.

      Les "petites histoires" s'inscrivent en un récit dans lequel l'enfant peut se reconnaître. "Re-construction" de son identité et de l'estime de soi.

      Le passage de l'enfant du symbiotique au symbolique, grâce à l'intervention des processus secondaires, lui permet, nous l'avons rappelé, de reconnaître un discours porteur de significations, dans un énoncé ou une représentation idéique non arbitraire, qui conduit le Je à construire la mise en sens du monde. Le processus secondaire permet que se construise le temps de l'enfant. Il acquiert la capacité à se repérer dans le passé, le présent et le futur. La reconnaissance de la différence des sexes et de la différence des générations, constituent des pierres fondamentales dans la constitution de la fonction symbolique et de l'intégration de la loi sociale.

      Le jeu, le modelage, le dessin, et la parole peuvent permettre à l'enfant d'élaborer progressivement ce qui l'encombre, selon deux niveaux de symbolisation, et de lui donner un sens qui contribuera à sa propre construction. L'inscription, la trace de ces créations, en constitue "une mémoire" partagée avec l'adulte, et leur permet de s'articuler en un récit dans lequel l'enfant peut se reconnaître, se repérer.


1-2-1- Alex et son père. Le dessin, la parole, comme symbolisation et élaboration, de ses conflits, de ses angoisses.

      Une imagination créative, marquée de l'empreinte des processus secondaires, et inscrite dans le symbolique.

      Alex a représenté par un dessin une des principales préoccupations qui l'empêchent actuellement d'être élève 641  . C'est notre quatrième rencontre. Je lui ai confié une lettre adressée à son père, par laquelle je lui propose de le rencontrer 642  , puisque je n'ai vu que sa mère. Alex choisit de dessiner, tout en racontant. Je note l'histoire, que je lui renverrai, en fin de séance. Il sera très fier de sa production.

      " Je suis dans un pays imaginaire. Dans un arbre bleu, il y a une porte secrète Je vois un coffre avec deux masques.." (Il se dessine près de l'arbre). "Je prends un masque. Il se casse. Je prends un autre masque. Il se casse aussi. Je mets les deux moitiés du masque. ça m'a changé la figure. " (Il se dessine alors avec "deux masques". Il précise que d'un côté, les cheveux sont longs, et que, de l'autre côté, il est chauve. " Grâce au masque, je suis très fort. Arrive un homme qui a un masque, lui aussi. On va faire un duel. Mais il a plus de force que moi. Je vais perdre. Mais, pour moi, c'est l'énergie de mon intérieur, tandis que lui, l'énergie que lui donne son masque, s'use. Je suis le plus fort, en fin de compte. ".

      On peut faire l'hypothèse que cette scène représente une problématique oedipienne. Cette expression de l'imaginaire est nettement marquée du symbolique. Le principe de réalité y pose son empreinte: le père est actuellement plus fort que le fils, celui-ci le reconnaît, et accepte sa castration symbolique. Cependant, un jour viendra où le fils dépassera le père. Les conflits parentaux actuels, le questionnement d'Alex sur l'amour d'un père qu'il voit rarement, l'empêchent de dépasser ce conflit. Les processus secondaires, avec l'introduction de la différence des générations, et l'inscription dans le temps, la projection dans le futur, y sont présents. Dans le transfert de la relation rééducative, est peut-être exprimée par le garçon, dans le même temps, sa propre division de sujet, comportant la partie de lui qui est forte, portée vers la croissance, comme la partie de lui-même qui se sent fragile, faible, et qui a besoin d'une aide.

      


1-2-2- Récit, "mémoire". Du processus rééducatif à l'élaboration de son histoire.

      La suite des "petites histoires" se constitue en un récit du processus rééducatif, dont "la mémoire" est confiée à la rééducatrice. Ce récit est utilisé par l'enfant pour construire sa propre histoire.

      Alex reparlera de cette histoire, quelques mois après, alors qu'il recommence le Cours Elémentaire première année. Il me demande alors si je m'en souviens, et il la raconte à nouveau, quasiment mot pour mot. Cet événement signe, sans doute, l'importance pour lui de ce récit, à ce moment-là de sa construction personnelle. Nous avons eu l'occasion de noter cette réaction chez certains enfants, dont nous avons relaté ici, des moments de leur parcours rééducatif. Ce fut, par exemple, Angélique, dont nous avions noté qu'elle avait repris à la rentrée, comme le font la plupart des enfants, une histoire commencée avant les grandes vacances. C'est également ce qui arrive fréquemment, lorsque l'enfant demande tout à coup au rééducateur: "Tu te souviens quand je m'étais déguisée en mariée?" (Angélique), ou quand j'avais fait tel dessin à la peinture? C'est aussi ce qui préoccupe l'enfant lorsqu'il demande ce que deviendront ses dessins, lorsque l'on ne se rencontrera plus. Ismène me fera promettre de "les garder toujours, toujours"...Nous avions relevé la remarque d'Angélique, s'enquérant si j'avais tout noté. Certains enfants vérifient, font relire, rectifient ce qui a été noté, ou reproduit par la rééducatrice sur sa feuille, s'il s'agit d'un dessin au tableau. D'autres, veulent revoir leurs dessins dans la pochette qui les recueille, et se remémorent, voyant se dérouler, là sous leurs yeux, un pan de leur histoire, consciente et inconsciente, qui les aide à se construire. Le rééducateur est le témoin de cette histoire. Il en est aussi le gardien, le garant, celui qui en a inscrit et conservé la trace, séance après séance.

      L'enfant se reconnaît dans ces histoires, il en est fier, et leur trame devient un récit qui le constitue lui-même. "...le bénéfice est d'ordre cognitif, d'une intelligibilité réflexive qui a comme bénéfice subsidiaire de permettre une estime de soi sans laquelle il n'y a pas d'estime de l'autre..."Je" s'assume et se place" (CIFALI, 1996, p. 133). Nous avons relevé, chaque fois, la fierté de l'enfant à la lecture de ses "histoires".

      La symbolisation, cependant, n'est pas suffisante pour se détacher complètement de ses préoccupations, pour que la pensée soit véritablement disponible pour d'autres investissements. Un travail de distanciation est nécessaire. L'écrit peut constituer un outil privilégié de cette mise à distance.


1-3- SE DISTANCIER de ses propres symbolisations. L'histoire racontée, la verbalisation, et l'écrit, comme aide à la distanciation. Rencontre du "muthos" et du "logos".

      Le symbolisme du langage se double du codage symbolique et culturel des signes écrits. Phylactères et mots inscrits sur les dessins.


1-3-1- Deux voies de distanciation par la parole: les histoires racontées, issues de l'imaginaire collectif et culturel, et les mots mis sur l'imaginaire "privé" de l'enfant.

      La proposition à l'enfant, par le rééducateur, de contes issus de l'imaginaire culturel, nourrit "l'imaginaire privé" de l'enfant. Il apporte à l'enfant des matériaux pour se comprendre, et permet une mise à distance par rapport à son propre imaginaire. Cet apport est nécessaire, à un moment donné, car "à me réfugier sans cesse en moi-même, je n'y trouverai même pas les moyens de me comprendre, car je suis du monde autant que de moi-même et je ne peux résoudre mes problèmes que si je me comprends dans le monde...Je ne suis jamais, à moi seul, la solution...parce que je ne suis pas seul. " (MEIRIEU, 1988, p. 39).

      Benoît a été rassuré par rapport à ses propres sentiments agressifs à l'égard des adultes, lorsqu'il a pu en retrouver de semblables dans l'histoire de "James et la grosse pêche". Nous notions alors que le conte assurait alors les "fonctions de contenant et de conteneur de l'expression de soi". Nous avons relevé plusieurs situations dans lesquelles l'enfant reprenait certains éléments des contes pour se les approprier, les transformer, les tordre, selon leurs besoins, leur donnant ainsi un statut "d'objets fictifs transitionnels", "trouvés-créés". Ce fut le cas de l'histoire d'Angélique dans laquelle le bébé vomissait des diamants. Cependant, de nombreux enfants refusent, d'emblée, ces histoires, en rééducation, comme "s'ils avaient quelque chose de plus urgent à faire avant". Ils les acceptent, dans ce cas, lorsqu'un premier travail de déblayage de leur propre imaginaire est réalisé. Benoît, Nicolas, Angélique, et bien d'autres nous ont fait vivre cette situation. Tout se passe comme s'ils avaient besoin de "s'entendre", un peu, d'abord, pour pouvoir entendre l'autre, comme s'ils avaient besoin de se rassurer sur la fonction contenante, non débordante, de leur propre imaginaire, avant d'entendre un conte qui parle à cet imaginaire. Est-ce la peur du "trop"? Un premier travail de mise à distance par rapport à l'imaginaire semble donc primordial pour certains enfants. Dans la demande d'aide qui avait été faite par leurs enseignants, ceux-ci avaient noté, pour Nicolas ou Angélique, par exemple, ou encore pour Marie-Ange, que ces enfants n'écoutaient pas les histoires, en classe. Ils ne restaient pas en place, au moment du conte, semblant ne pas s'y intéresser, pas plus qu'aux autres activités de la classe. C'est une constatation courante que l'on peut faire à partir de l'analyse des demandes d'aide qui aboutiront à une indication de rééducation.

      La verbalisation du rééducateur, ou celle de l'enfant après le jeu, quand il en devient capable, constituent des voies privilégiées de cette mise à distance de "l'imaginaire privé" de l'enfant. Nous avons rapporté de nombreux exemples, dans lesquels l'enfant prenait la parole en fin de séance, pour approuver, rectifier la verbalisation de la rééducatrice. Nicolas s'était écrié, fièrement: "Tu vois, j'ai réussi, j'ai trouvé! C'est une histoire en vrai", et il avait, dans les séances suivantes, encouragé par ce succès, tenté de mettre lui-même en forme le scénario inventé, même si ce n'était pas une tâche facile pour lui. Il avait pu, ensuite, s'intéresser aux contes, et se les approprier, au sein d'un petit groupe.

      L'enfant montre qu'il peut se distancier de ses préoccupations et de ses fantasmes, lorsqu'il peut lui-même, comme l'adulte le lui proposait jusque-là, verbaliser l'histoire mise en scène dans le jeu, en fin de séance, lorsqu'il peut échanger avec le rééducateur à propos du jeu qui vient de se dérouler. Cette capacité montre qu'il peut changer de point de vue, se décentrer. Nous pouvons constater, par l'observation clinique des enfants rencontrés, et à partir des exemples rapportés dans cette recherche, que la distanciation de l'enfant par rapport à une préoccupation spécifique qu'il a jouée et répétée, peut-être considérée comme effective, lorsqu'elle est devenue vicariante, et peut être remplacée par autre chose. La répétition s'arrête, et les "re-présentations" de l'enfant changent de registre.

      Si la verbalisation du rééducateur, qui renvoie ce qui vient de se jouer, ainsi que ce qu'il a perçu du ressenti de l'enfant, est une première mise à distance, si cette verbalisation se trouve bientôt complétée, relayée par la parole de l'enfant, si la trace graphique peut représenter une forme de mise à distance, écrire les mots, oblige à une plus grande distance encore. L'écrit, par sa nature, est un "super-symbole" qui ouvre à une plus grande distanciation, car tout y est converti en signes.


1-3-2- "A l'aide!" Des phylactères et des mots inscrits, qui accompagnent le dessin.

      Sans être une règle intangible, les enfants abordent souvent l'écrit, en rééducation, par "les bulles", les phylactères, qui sont les paroles des personnages représentés. La raison peut en être que l'enfant, jeune, maîtrise mal l'écrit, ou bien que, plus grand, il lui soit nécessaire d'apprivoiser celui-ci, "à petite doses". L'apparition de l'écrit dans les dessins de l'enfant, signe souvent l'intérêt de celui-ci pour la lecture, et l'évolution de sa capacité à s'inscrire dans les apprentissages.

      Nous évoquerons deux dessins d'enfant, dont la spécificité est qu'un seul mot en change la portée.

      Nous avons eu l'occasion, à plusieurs reprises, lors de la restitution de processus rééducatifs, de souligner que l'implication subjective de l'enfant dans son processus rééducatif ne coïncidait que rarement, dans le temps, avec sa décision de faire sa rééducation, même si cette décision en était une anticipation nécessaire 643  . Nous reproduisons ici, un dessin de Catherine, huit ans, réalisé lors de notre sixième rencontre, à un moment difficile à vivre pour elle. Ce dessin est accompagné de ce commentaire:

      " C'est un homme, dans un bateau. Sa femme et sa fille sont au bord de l'eau. Il est seul, l'ancre s'est décrochée, et il va peut-être se noyer parce qu'il ne sait pas nager...Il crie: "A l'aide!..." ".

      

      Un mot est prononcé, capital: "A l'aide!". Je ne ferai aucun commentaire à la fillette sur un rapprochement possible entre cet homme et elle, mais elle vient de dire qu'en ce moment, en classe, elle a le sentiment d'être noyée, que "tout s'embrouille dans sa tête", dit elle. Elle ne sait pas encore "nager", dans la classe, et elle a besoin d'une bouée...Nous pourrons, par contre, parler de sa difficulté actuelle, dans la classe, et du "mal-être" qu'elle en ressent.

      Nous avons choisi d'apporter un autre exemple, à partir d'un dessin poignant, et bien plus "parlant" qu'un long discours.

      C'était la septième fois que nous nous rencontrions, avec Alex. Ce dessin a été commenté par le garçon. Il vient de réussir parfaitement un contrôle de mathématiques, dans la mesure où son enseignante est restée à côté de lui pour lui lire les énoncés. Nous venons d'évoquer ses grandes difficultés en lecture. Il m'explique: " C'est comme si j'avais une énorme échelle devant moi et que j'arrive pas à passer le dernier barreau. J'essaie, j'essaie, mais j'arrive pas.". Je lui propose alors de dessiner cette échelle. Contre quoi l'appuierait-il? Il entreprend alors son dessin:

      " L'échelle est contre un livre. Dans le livre, il y a toutes les lettres et tout... Sur la couverture du livre, il y a un bateau, avec des livres qui s'envolent.". Alex compte alors les barreaux, un à un: "J'ai passé vingt trois barreaux. Il reste le plus dur et le plus facile, parce que je saurai presque tout.". Il se dessine alors, tout petit, sur le troisième barreau, presque au sommet de cette très grande échelle...Sur "l'objet" en question, source des préoccupations scolaires intenses, est écrit "lecture".

      

      Nous avons longuement parlé de ses difficultés en lecture, et de ce qui pourrait l'aider, à présent. Il me semblait qu'une aide qui se centrerait sur la lecture, aide complémentaire à la rééducation, pourrait répondre à la demande explicite d'Alex. Il était d'accord, et il a été possible de l'intégrer dans un groupe de lecture mis en place par le maître spécialisé de l'aide à dominante pédagogique. Il en a tiré le plus grand profit.

      Alain, comme Ismène, ont manifesté de leurs nouvelles capacités de maîtrise de leurs tensions pulsionnelles et de leur imaginaire, en accompagnant leurs dessins et leurs jeux d'un écrit qui s'étoffe, et qui intègre des préoccupations "scolaires".


1-3-3- Des écrits sur des dessins, ou après des jeux, issus d'un imaginaire pacifié. "C'est moi qui écrit l'histoire". Une ouverture au culturel, qui est à confirmer.

      Nous proposons ici deux dessins d'Alain qui reprennent sensiblement les mêmes personnages, mis en scène dans le cauchemar que nous avons rapporté 644  . Dans le dessin "numéro 3" (vingt-quatrième séance), il est encore question d'un cauchemar, et les personnages sont encore "déguisés". La "sorcière" y est en compagnie, cette fois "d'un fantôme". Ils sont dans un château. Un arc en ciel (non visible sur la reproduction) domine la scène.

      

      Le dessin suivant (numéro 4) représente "Le château du roi et de la reine". Le souci orthographique y est visible. Celui de soigner l'écriture également, puisque le papier quadrillé a été choisi volontairement par Alain "pour écrire droit". Le roi et la reine sont dans une position étrange, que le garçon explique en disant: "ils font le cirque". Un chien est présent, dont il est précisé (et écrit) qu'il est "gentil". Si de nombreuses questions, sans doute, ne sont pas résolues, la scène est paisible et l'évolution de ces dessins manifeste plus que tout autre discours, l'évolution du garçon. Il y a place, désormais, dans sa pensée, pour des préoccupations d'ordre scolaire. Entre l'envahissement pulsionnel du dessin de cauchemar de notre troisième rencontre, et le "dessin numéro 4", que de chemin parcouru en à peine plus d'une année!

      

      Le deuxième exemple concerne Ismène. Le parcours rééducatif de la fillette a été difficile, éprouvant, pour l'enfant, et pour les adultes concernés. Son enseignante a reconnu ne plus pouvoir supporter la fillette, parfois, et ne plus savoir comment faire, souvent... Les explosions des tensions pulsionnelles, et les passages régressifs n'ont pas manqué, en classe, et dans l'espace rééducatif. Le premier livre qu'Ismène avait pris dans ses mains, feuilleté, puis abandonné, avait été le livre d'information sexuelle "pour les enfants de 6 à 9 ans"...

      Nous avions relaté comment elle avait fait fonctionner, pour elle, la "métaphore paternelle", faisant appel à la loi, faisant jouer la castration symbolique du cadre, élaborant ainsi les processus de séparation par rapport au monde familial. Nous avons relaté nos vingt-neuvième et trentième rencontres 645  . Dans le jeu de la trentième séance, Ismène, en tant que "fille" dans le jeu, avait demandé à "la mère" de son scénario, de lui raconter une histoire, "avant qu'elle s'endorme". C'est au moment où je lui renverrai l'histoire que nous venons de jouer, qu'elle s'écrie: "C'est beau comme dans un livre!", exclamation qui nous inspiré le titre de ce chapitre. Depuis, une évolution nette se fait sentir.

      Lors de la rencontre suivante, les rôles sont inversés, et je me retrouve être "sa fille". Elle me fait faire ma lecture, le soir, et je dois lui lire...le chapitre suivant du même livre !...Parallèlement, l'enseignante note une amélioration du comportement et du travail d'Ismène, en classe. Elle accepte enfin les règles collectives, elle ne cherche plus le regard constant des autres, et elle s'applique dans son travail.

      Nous nous retrouvons, après une absence de ma part, pour un congé maladie. C'est notre trente troisième rencontre. Après le jeu, établi suivant son scénario, elle déclare: "Si tu veux, je vais écrire l'histoire au tableau. Après, tu la copieras sur ta feuille." Je lui signifie que je suis à sa disposition, si elle a besoin d'une aide. Elle décide alors qu'elle sera la maîtresse, et que je serai l'élève (comme dans le jeu qui a précédé). Elle me demandera, par conséquent, de venir écrire au tableau, de temps en temps. (J'écrirai donc, à sa demande, quelques mots qui lui auront paru présenter des difficultés orthographiques). L'enseignante, rencontrée peu après, m'apprend que, pour la première fois, l'amélioration sensible du comportement et du travail, notée précédemment, s'est maintenue. Mon absence n'a pas remis en question cette évolution, alors qu'auparavant, lors d'absences occasionnelles (et pourtant toujours parlées) de ma part, la fillette était particulièrement perturbée. C'est la confirmation que quelque chose a bien basculé dans le processus rééducatif d'Ismène. Quelque chose semble, désormais, pouvoir ouvrir au culturel, à l'écrit, que celui-ci soit créé par la fillette, dans un objectif d'échange et de communication, ou bien reçu, par la médiation du livre.

      L'arrêt de la rééducation n'est pas à prévoir pour autant dans l'immédiat. Une première séparation semble s'être produite, au sein de la relation rééducative. Ismène a renoncé à chercher la complicité imaginaire d'une relation duelle, de type symbiotique. Un troisième pôle existe. Il reste encore à consolider ce qui est acquis, comme à parcourir encore ensemble un bout de chemin afin que la triangulation de la relation, qui semble s'être affirmée, puisse effectivement confirmer cette ouverture sur le culturel et conduire à une deuxième séparation, résultat de la capacité de l'enfant à poursuivre son chemin, sans aide, du moins rééducative.

      Avec des enfants plus grands, la situation est un peu différente. Ils sont, normalement, entrés dans l'écrit, que ce soit la lecture, ou que ce soient des productions personnelles. Cependant, certains le refusent, rechignent à écrire, en retardent le moment, ou font à la hâte tout travail écrit "pour en être plus vite débarrassés". Ils peuvent ne pas y trouver de sens pour eux et ils n'en voient pas l'intérêt, ou bien, le plus souvent, ils craignent d'y trouver un sens trop dangereux, et ils en ont peur. L'aide apportée se donne comme objectif de les réconcilier avec cet écrit, de pacifier celui-ci, de les aider à découvrir qu'il peut devenir un plaisir, un moyen privilégié d'expression non dangereux, de leurs problèmes, de leurs difficultés, d'eux-mêmes, et une voie pour développer leurs processus d'auto-réparation.

      Dans la présentation que nous avions faite du cadre rééducatif, si nous avons pu établir la nécessité de définir un cadre précis, dans une praxis élaborée avant toute rencontre avec l'enfant, nous avions souligné une dimension de ce cadre rééducatif: celle qui relève de la responsabilité de l'enfant 646  . Les capacités de celui-ci à faire alliance avec quelqu'un qui se propose de l'aider, et ses capacités d'auto-réparation, y sont requises. C'est de l'existence de cette dimension du cadre rééducatif, que Jacques laisse supposer, par ses écrits.


1-4- Des textes pour "se dire", partagés avec un autre qui les entend...

      Exprimer ses blessures. Accepter de les communiquer à un autre qui est là, et qui peut les entendre. Première étape, pour devenir auteur de son histoire, de sa vie. La rééducatrice prête sa main qui écrit, et sa voix, à l'enfant. Reconnaissance sociale et "culturelle".


1-4-1- Dans un texte "confidentiel", Jacques exprime une blessure narcissique profonde, l'atteinte de son identité. Partage d'une émotion.

      Jacques est élève de CM1, lorsque je le rencontre. Il vient d'avoir dix ans. Il a bénéficié d'une aide du CMPP, l'année précédente, alors qu'il était dans une autre école. Son échec scolaire très important motive "l'appel au secours" de son enseignante. Des problèmes de comportement, une agitation quasiment permanente, font qu'il perturbe le groupe classe. Jacques déclare qu'il "ne fait rien, ne retient rien, que l'école ne l'intéresse pas". Tout ce qui est activité de français, en particulier, lui fait dire: "Ce n'est pas possible " "J'y comprends rien, c'est nul, ça sert à rien, je suis nul".

      C'est notre huitième rencontre. Il arrive, ce jour-là, heureux d'une note en mathématiques, meilleure que d'habitude. Nous avions décidé, lors de notre précédente rencontre, de tenter d'inventer un texte, ensemble. Il veut l'écrire lui-même, et décide qu'il s'agira d'un personnage: "Marc", un garçon de quatorze ans, "un petit surdoué", puis il ne trouve plus rien à dire. Je l'invite à décrire ce garçon. Il écrit alors sans discontinuer. (Mis à part l'orthographe, et quelques marques de ponctuation, totalement absentes de son texte, je le transcris sans modifications).

      " Marc avait quatorze ans, il était surdoué. Il avait seulement des notes positives. Alors un jour il quitta notre classe pour aller dans une classe de surdoués. Il était très fier. Il ne pensait plus qu'à ça. Sa première note était un B+. Pour lui, c'était une note négative. Alors il alla voir la maîtresse pour lui demander de refaire l'interrogation. La maîtresse refusa en lui disant: "Mais c'est un bon résultat!". Il lui dit: "Mais madame, il n'y a qu'un endroit où je suis négatif, c'est dans mon groupe sanguin." Alors la maîtresse refusa une nouvelle fois. Alors il décida de renoncer à l'école et de trouver du travail. Il y avait un jeune maçon de ses amis, qui agrandissait l'école. Il décida donc de travailler avec lui.

      Il rentre chez lui midi et soir, comme s'il ne se passait rien. Mais l'école téléphona chez lui en leur expliquant la chose. Alors les parents allèrent chercher Marc. Il décida qu'il ne pouvait plus suivre des cours d'enfant surdoué. Le père lui proposa de reprendre les cours normaux, et Marc accepta, pour avoir des notes positives."

      A la fin de son écriture, je lui propose de lire son texte. Il refuse catégoriquement, mais accepte que je le lise silencieusement. Je lui renvoie simplement que cette histoire me touche beaucoup et que son texte est bien construit.

      On peut penser que l'implication de Jacques, dans cette histoire, est grande. Ce qui y est écrit est sans doute trop proche de "sa vérité" pour qu'il puisse ne pas s'y sentir dévoilé, mis à nu, et il ne peut le supporter. Trop d'angoisse peut-être, trop d'émotion, sans doute, dans l'expression de "vécus de déliaisons", semblent empêcher le garçon de prendre une distance suffisante, par rapport à cet écrit. Nous avions rapporté la même réaction de la part d'Angélique, lors de son premier texte. Philippe MEIRIEU, s'adressant à ses élèves, fait la même constatation: "Vous avez écrit des choses que vous n'auriez jamais osé dire..." (MEIRIEU, 1996, p. 18). On peut faire l'hypothèse que Jacques, dans cette histoire, relate sa propre histoire scolaire, ses rêves, ses échecs, ses déceptions. Il vient de changer d'école, et ce changement a peut-être été accompagné du rêve d'un "nouveau départ". Les conflits avec ses parents ont sans doute constitué un des fils directeurs de ce récit, mais également, ses propres conflits internes, entre l'image qu'il voudrait donner de lui-même, et son auto-perception. Etre "surdoué", c'est être "sur-intelligent". Lui-même se dit "nul". La dépréciation de soi semble profonde et atteint, d'une manière pathétique, les bases même de l'identité. Le groupe sanguin n'est-il pas la marque même de l'identité, inscrite au plus profond du corps, dans ce qui est synonyme de vie: le flux sanguin?

      L'agitation motrice qui en fait un élève perturbateur au sein de la classe, semble être l'expression corporelle d'un mode de défense important. Il tente, peut-être, par son excitation, d'éviter l'affrontement en lui-même par rapport à ses blessures, à la douleur d'être "comme il est", à celle de son échec, et au sentiment d'impuissance à changer sa situation, puisqu'il est "nul". Jacques semble à la fois, désespérément, tenter de répondre et de ne pas répondre aux attentes de ses parents à son égard. Ceux-ci veulent-ils qu'il soit "le surdoué", "le plus intelligent"? Il se sent incapable de répondre à une telle demande. Il semble ne pouvoir que se défendre, actuellement, d'une manière douloureuse, et ne paraît pas pris dans un mouvement, dans une dynamique. D'ailleurs, ce français, qui le met en échec, "c'est nul, ça sert à rien". La loi imaginaire du "tout ou rien" semble prévaloir: il ne pourrait avoir le sentiment d'exister que s'il était un héros. Ce que Jacques donne à voir par son comportement général, et ce qu'il apporte ici, évoque ces enfants décrits par Serge BOISMARE (1988, p. 162): "(Ils) cherchent d'abord à préserver leur équilibre psychique. Pour cela, ils disposent de trois moyens qu'ils utilisent pratiquement simultanément. Un, ils coupent le fil de la pensée. Deux, ils projettent tout ce pourri qui leur fait si peur sur les exercices, le cadre ou la personne de l'enseignant, causes apparentes de ce désarroi. Trois, ils passent le relais d'une façon ou d'une autre au corps qui devient l'ultime défenseur, le rempart contre les ennemis qui sont devenus moins menaçants parce qu'ils sont à l'extérieur." La conséquence, analysée plus loin par le même auteur, en est que ces enfants adoptent, comme repères identificatoires, des héros "tout en surface et en extension, qui n'ont pas d'autre lieu que le corps pour inscrire leurs expériences et régler leurs conflits..." (id., p. 163).

      La chute de l'histoire de Jacques préserve cependant l'espoir: un retour à la normale est possible.


1-4-2- Ecriture d'un "roman familial": "Auto-réparation" et revalorisation narcissique. Une articulation du réel, de l'imaginaire et du symbolique, qui passe par l'écriture.

      Deux rencontres suivent ce texte. Lors de la troisième séance, je lui propose d'inventer une autre histoire qui partirait, cette fois, d'un objet personnifié. Je lui propose, s'il le souhaite, d'écrire sous sa dictée, afin de faciliter le cheminement de son imagination, libérée des questions d'orthographe. Après le rituel "Je sais pas", Jacques me dicte un texte dont l'élaboration se poursuivra pendant quatre séances consécutives. Nous rendrons compte du découpage temporel, en les numérotant.

      1- Une moto de cross.

      Je suis une moto de cross. La selle, le guidon, les garde-boue sont verts, et le reste est blanc. Je porte le numéro quarante. Je suis une 125. J'ai un pot d'échappement chromé. Mon propriétaire, Cédric, est nul. Il n'arrête pas de me faire tomber. Il a seize ans. Il m'a achetée d'occasion, mais je sais que je valais plus que le prix qu'il m'a payée. Il est méchant avec moi. Quand je ne démarre pas, il me donne des coups de pied. Ca me fait des rayures, ça m'abîme, et je ne marche toujours pas quand même! Il ne me nettoie jamais. Quand il met de l'essence, il m'en met partout, et je sens mauvais. A présent, il parle de me revendre parce que je ne suis plus à son goût. Il me reproche de mettre longtemps à démarrer le matin, mais il me fait dormir dehors .

      2- Dimanche dernier, le matin, pour la première fois, il m'a nettoyée. Il y avait une compétition de cross l'après-midi. Mon propriétaire avait été sélectionné.

      Arrivés sur la ligne de départ, nous avons démarré à toute vitesse. Je passais les premières bosses en tête, mon propriétaire était content. Il avait un grand sourire et il criait: "Ouai!!", au dernier tour. Toutes les courses se sont passées ainsi, sauf malheureusement la dernière. Je passais toutes les bosses la première, mais au dernier tour, Cédric criant comme d'habitude, et croyant avoir déjà gagné, voulut faire son cinéma en faisant une figure sur une bosse. En l'air, il me poussa, au moment de toucher le sol, je suis tombée, la roue avant la première. La fourche s'est pliée. Cédric passa devant moi la tête la première, et quelques secondes plus tard je m'enflammais. Mon propriétaire se releva, il n'avait rien. Il partit sans me regarder. Les pompiers sont arrivés en courant pour m'éteindre. Ils m'ont laissée dans un petit coin sur le côté..

      3- Un organisateur du cross est venu me prendre pour me mettre à l'abri. Le lendemain matin, un spectateur est venu pour m'acheter. Il m'avait vue courir et gagner la veille, et il avait pensé qu'il pourrait devenir un champion grâce à moi. Michaël a vingt ans. L'après-midi même, il m'a réparée, nettoyée, et a changé mon numéro. Le mercredi après-midi, il m'a emmenée sur un terrain de cross pour m'essayer. Il est très fort, meilleur que mon ancien pilote, et plus gentil. Il ne me fait pas aller au-delà de mes limites. Il me laisse m'échauffer au départ, il ne fait pas de geste brusque, ne tente pas de rentrer dans les autres et veille à retomber correctement après les bosses.

      Il s'est qualifié pour une course un dimanche après-midi, et, sur la ligne de départ, j'ai vu mon ancien propriétaire! Michaël est parti en tête. Cédric était derrière lui. Nous sommes arrivés avant lui. Mon ancien propriétaire voulut alors me récupérer, car il m'avait crue en plus mauvais état que je l'étais! Il avait des remords, car il regrettait d'avoir donné l'autorisation de me vendre, et il était jaloux de notre victoire!! .

      4- Michaël n'est pas d'accord parce qu'il m'a achetée en règle, il m'aime bien, et il veut me garder.

      Depuis cet événement, Michaël m'ayant gardé, il gagne des courses grâce à moi. Il est très content. Je suis championne de France avec Michaël, et bientôt, peut-être, championne d'Europe....

      Jacques acceptera que je relise son texte en fin de chaque séance, puis la totalité de son histoire, lorsque nous l'avons terminée. Il est surpris et très fier du résultat.

      Que de choses exprimées dans ce texte.... Le changement d'école de Jacques, le changement d'aide et "d'aidant", y sont transparents. Le garçon déclare qu'il se sent mieux dans cette nouvelle école. Dans cette histoire, centrée autour de la réparation, se trouvent, sans doute, transposées, l'histoire de notre relation, et celle du transfert. Il y ajoute des recommandations, en indiquant ce qu'il convient de faire. Il est en train de surmonter une épreuve difficile. Il a changé d'école, il a changé de rééducateur. Cette fiction prend la forme de ce que pourrait être également un roman familial. Y seraient opposées deux familles: la sienne, actuelle, au sein de laquelle il est en conflit, et une famille imaginaire, qui saurait s'y prendre avec lui, qui le choierait, qui saurait mesurer ses exigences à son égard, qui saurait patienter lorsque les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes, et qui lui ferait confiance. "...l'activité fantasmatique prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés, et de leur en substituer d'autres... (p. 158) ...qui paraissent à l'enfant à bien des points de vue, préférables". (p. 157). C'est ainsi que FREUD (1924) décrit ce qu'il nomme "le roman familial", fiction nécessaire à l'enfant, qui accompagne ses processus de séparation, et l'organisation de sa névrose infantile, comme sortie de l'Oedipe.

      En situant ses exigences trop haut, le premier propriétaire est responsable, non seulement d'un accident, mais de plus, il l'abandonne, le rejette. Grâce à la confiance, à l'encouragement, à la patience du second propriétaire, les choses se passent autrement. On pourrait penser également, que ces deux propriétaires successifs représentent, dans un double mouvement de projection et de construction de l'Idéal du Moi, les deux versants de lui-même. Le premier "est nul", comme lui, "méchant", inconscient, vaniteux. Il le rejette, tout en s'y reconnaissant peut-être. Le second est idéalement "gentil", "doué", responsable...Il rêve d'être comme cela. Peut-être y arrivera-t-il "bientôt", comme le laissent entendre les derniers mots de son texte?

      Si la moto est bousculée, requise au-delà de ses possibilités actuelles, et dans de mauvaises conditions, par le premier propriétaire, comme lui par l'école ou par ses parents, après "l'accident", elle est tordue, bosselée, consumée, comme lui après l'échec. "Un spectateur", un étranger, marque sa confiance, "croit en elle", et il est prêt à investir, "à payer", pour un nouveau départ. Il paie également de sa personne, de ses efforts, pour la remettre en état. Il est patient, attentif, "à l'écoute", il ajuste ses demandes, le rencontrant "là où il en est", ce que permet une rencontre singulière. Il l'aime et ne l'abandonnera pas. Il se réfère à la loi, au symbolique: "il est en règle"...La moto le lui rend bien, puisque les victoires le rendent heureux et fier, et qu'elles sont remportées ensemble, et que ces victoires les valorisent tous les deux...

      Jacques n'exprime-t-il pas, ici, que les besoins fondamentaux de sa personne semblent pouvoir être satisfaits 647  ? On peut donc avancer que la praxis rééducative mise en oeuvre pour et avec lui, peut répondre à ses besoins fondamentaux, et semble cohérente, dans son projet et la mise en oeuvre de celui-ci, avec les objectifs qu'elle visait à atteindre 648  . Il reste à Jacques, à construire...

      Il a franchi une première étape. Il s'est, non seulement exprimé par écrit, comme dans le premier texte, mais, cette fois, il a accepté de communiquer l'expression de ses blessures. Une prise de distance, par rapport à son vécu émotionnel, peut déjà s'effectuer. "Raconter son histoire, dire à autrui qui peut l'accepter, qui peut l'entendre, c'est déjà transformer le vécu de son histoire, pour le décaler, pour en saisir la portée. Et l'autre qui l'entend l'inscrit dans un échange qui fait surgir l'auteur du récit..." (GUY, 1993, p. 29). Jacques a éprouvé le plaisir d'avoir réussi à communiquer. Sa fierté et sa jubilation, lorsqu'il entend à nouveau son texte, en sont la manifestation sans conteste. Nous avions relevé cette même jubilation, de la part de Nicolas, dans les mêmes circonstances.

      En prêtant sa main pour écrire, la rééducatrice a peut-être aidé à ce passage. Elle s'est présentée comme concernée, partie prenante de cet écrit, pouvant en partager l'émotion. Celui-ci acquérait de ce fait un statut d'objet commun, transitionnel, tiers, dans l'espace de l'échange et de la création. Elle lui a prêté également sa voix, lorsqu'elle relit le texte pour lui. Si la voix est, selon Jacques LACAN, un des objets "a", "objet perdu et cause du désir", en direct avec "l'intérieur", ce canal de la voix qui porte le texte de l'enfant, confère au texte de celui-ci, également, une extériorité. Lire à haute voix le texte d'un enfant, c'est conférer à ce texte "un statut social", une reconnaissance quasiment culturelle, comme peut le faire le texte imprimé 649  . L'exclamation d'Ismène, "C'est beau comme dans un livre", alors qu'elle venait d'écouter la lecture d'un de ses textes, en apporte l'illustration des plus claires. Un espace potentiel et culturel peut ainsi se constituer, au sein même d'une relation triangulaire, symbolisée.

      Si Jacques exprime encore son besoin d'être un héros pour pouvoir exister, le registre semble avoir changé depuis le premier texte. Quelque chose a bougé, déjà. Jacques LEVINE (1993-3) décrit le recours aux élaborations de l'imaginaire, comme un procédé de réparation des pertes de valeur, à la disposition de tout sujet. Les espoirs de type mégalomaniaque en font partie. Dans la fiction, dans ses scénarios imaginaires, l'enfant est un héros, et puise, dans les forces archaïques de son psychisme, de nouvelles ressources pour affronter la difficulté.

      Le texte écrit permet ainsi à certains enfants, les plus grands en particulier, de "se dire" tout en se protégeant, et tout en ayant le sentiment de "ne pas se dire". Dans un écrit dans lequel il a pu s'exprimer et s'inscrire subjectivement, Jacques a pu trouver du plaisir, et découvrir que l'écrit pouvait être autre chose qu'un seul exercice scolaire.


1-5- Mariage du "muthos" et du "logos". "L'objet tiers", et la conquête de l'autonomie.

      Le rééducateur comme témoin de la culture. Il invite l'enfant à y entrer. Processus d'identification secondaire.

      De l'écrit de l'enfant au livre. Objet tiers dans la relation. Ressources pour construire son histoire.

      Nous avons insisté sur la verbalisation nécessaire, par le rééducateur, en fin de séance, de ce que vient de jouer de l'enfant, et de ce que l'adulte a perçu des ressentis de celui-ci. L'invitation à l'enfant à en dire lui-même quelque chose, accompagne cette parole. Le passage par l'écrit, apporte une dimension complémentaire très intéressante. Nous avons noté, dans l'introduction de ce chapitre, la constatation clinique que nous avons pu faire concernant la relation des enfants à notre propre écrit. Le fait de voir écrire le rééducateur intrigue l'enfant. Il questionne: "Qu'est-ce que tu écris?, Qu'est-ce que tu fais de cet écrit?" Certains enfants ne voient pas leurs parents écrire, ou peu. Le jeu de l'enfant, même si un scénario a été plus ou moins anticipé auparavant, est souvent informe, décousu, en début de rééducation. Nous avons relevé, en rapportant ce que jouait Nicolas en particulier, qu'il avait fallu imposer des limites, dans le temps, dans le matériel, dans les rebondissements de l'histoire. C'est un fait courant. La contrainte est également un ressort de la créativité. Lorsque l'adulte transcrit le scénario conçu par l'enfant, après le jeu, il est quelquefois amené à requérir l'aide de celui-ci, car il "est perdu" dans l'histoire. Cette demande invite l'enfant à clarifier et à mettre de l'ordre dans sa pensée. Dans la mesure où elle est articulée à une transcription, l'enfant peut faire des liens, comprendre et mieux accepter pour lui-même les contraintes de l'écrit. Lorsque l'adulte relit ses notes et que, dans sa lecture il tente de rechercher une cohérence pour que ce jeu ait quelque apparence "d'histoire", sans le dénaturer, l'enfant prend conscience réellement de l'usage de l'écrit, et du plaisir que l'on peut en retirer. La surprise qu'il éprouve dans un premier temps, d'avoir pu produire cette "histoire", même si ce récit est bien modeste, la fierté et le plaisir qu'il en retire, constituent, semble-t-il, des motivations à recommencer, et à améliorer le produit. Nous avons, à plusieurs reprises, noté la jubilation des enfants en entendant "leur histoire" de la bouche du rééducateur. Nous avons souligné, à la fois la fonction de communication et d'échange donné par cette lecture mais aussi une forme de reconnaissance sociale, une ouverture. C'est une mise en acte de la capacité de décentration de l'enfant. Le récit de l'enfant devient un "objet tiers" qui existe désormais pour lui même, indépendamment de l'adulte et de l'enfant, comme le conte issu du culturel, comme l'histoire lue dans un livre. C'est la raison pour laquelle nous continuons à proposer à l'enfant de lire leurs histoires, s'ils le souhaitent, et quel que soit leur âge.

      Progressivement, dans le même temps où l'enfant affirme son autonomie, son indépendance, il veut écrire lui-même. De la même manière que pour les premiers apprentissages familiaux, il veut "faire seul". Le rééducateur n'est plus requis que comme ressource, lorsque le besoin s'en fait sentir. Nous venons de voir comment s'est nouée cette évolution chez Ismène. Nous avons pu noter, comme pour Alain auparavant, la préoccupation qui devenait la sienne, de, non pas se contenter d'écrire, mais d'écrire "droit", "juste", sans erreur.

      Quelque chose d'une identification secondaire au rééducateur s'est joué pour l'enfant, semble-t-il. Si le rééducateur a pu et a su montrer à l'enfant, que lui-même était inscrit dans la culture, s'il a montré, par son attitude, qu'il y trouvait du plaisir, ses positions, sans "forçage", invitent l'enfant à entrer dans cette culture. "Nous sommes des passeurs culturels" dit Annick FRIGARA (1988) à propos des rééducateurs. A côté des identifications qui se proposent à l'enfant comme celles de ses parents, ou celle de son enseignant, l'enfant peut faire jouer transitoirement ce rôle au rééducateur, sans que celui-ci le recherche. "Parents et enseignants y sont du même coup réparés" (BIODJEKIAN, 1987, p. 65). Mireille CIFALI (1994) évoque cette dimension de la "séduction" de l'adulte, pris dans le sens étymologique de "me suivre" ou "emporter". C'est le plaisir partagé de la création d'une histoire, ou de la découverte de ses capacités lorsqu'on écoute celle-ci de la bouche d'un autre, ce sera l'émotion partagée d'une histoire lue dans un livre, celle de la vérité sur soi-même et sur son histoire rencontrée au détour d'une lecture, comme nous avons pu le rapporter avec Benoît, avec Angélique.

      Kaled nous montrera d'une manière plus décisive encore, à quel point "l'imaginaire des livres" peut nourrir "l'imaginaire privé" et contribuer à la construction même de son histoire, par l'enfant. "Aujourd'hui comme jadis, la tâche la plus importante et aussi la plus difficile en éducation est d'aider l'enfant à donner un sens à sa vie....L'acquisition de techniques - y compris celle de la lecture - perd de sa valeur si ce que l'enfant a appris à lire n'ajoute rien d'important à sa vie", disait Bruno BETTELHEIM (1976, p. 17).


2- Par une rencontre avec l'imaginaire culturel, Kaled donne du sens à un "non-dit", se "re-trouve" dans son histoire, et récupère ses capacités créatives. Le "tiers culturel" comme ressource pour pouvoir penser.


2-1-Des débuts difficiles, dans la vie, et en rééducation.

      Blocage de la capacité de penser, sur du non représentable, de l'impensable.

      Kaled est un garçon âgé de dix ans, en situation d'échec scolaire massif, et ne manifestant aucun désir d'apprendre. Son élocution est difficile, sa parole "hachée". Une "instabilité" a motivé une aide psychomotrice pendant deux ans, par un CMPP. C'est la situation scolaire "catastrophique" du garçon, malgré les aides antérieures dont il avait bénéficié, qui a incité l'équipe pédagogique à tenter quelque chose, et à envisager une rééducation pour lui. Il a été adopté en Algérie à l'âge de 5 mois, en même temps qu'une soeur d'un an plus âgée que lui, qui ne pose aucun problème particulier. Le garçon était alors en état de marasme physiologique et psychologique. "Il était mourant" rapporte le père, au cours de notre première rencontre. Une atrophie cervicale droite a entraîné une hémiplégie du côté gauche. Il en a conservé un handicap moteur qui touche jambe et bras gauche. Bébé, il a connu de nombreuses hospitalisations, mais à présent, son état de santé est satisfaisant. Il est toujours suivi sur le plan médical et par un kinésithérapeute. Son niveau intellectuel a été évalué comme sensiblement normal.

      Lors de notre première rencontre, le père évoque les difficultés de son fils, mais souligne: "Il n'est pas bête; il comprend s'il veut comprendre". Kaled précise alors: "Quand j'apprends, je sais juste un morceau... c'est trop dur!". Resté seul un moment après le départ de son fils, le père exprimera ses difficultés à expliciter à celui-ci ses origines: "Je ne trouve pas la porte pour lui dire...". Les parents craignent de perdre l'amour du garçon et ont décidé d'attendre que celui-ci ait 18 ans pour lui parler de son adoption. Le père se montre très soupçonneux envers son fils: "On ne peut pas lui faire confiance...Il raconte des histoires..." Il reconnaît qu'il lui est arrivé de vérifier lui-même ou d'envoyer la soeur aînée constater la présence de Kaled là où il devait être.

      S'agit-il d'une projection, de la part du père, de sa propre attitude, liée à sa culpabilité de ce qu'il cache à son fils?...

      Lorsque ses parents ont autorisé cette nouvelle aide, Kaled a exprimé son accord, mais une fois la rééducation commencée, il déclare que tout va très bien et ne formule jamais aucune demande précise. Les choses ne bougent pas beaucoup. Les résultats scolaires sont catastrophiques. Les parents "baissent les bras". Lorsque je les rencontre à nouveau, le père évoque son impuissance à aider son fils sur le plan scolaire, ni lui, ni sa femme, ne sachant lire et écrire. La mère, découragée, pleure.

      Je suis entraînée moi aussi à un moment donné, dans ce ressenti d'impuissance. La rééducation me semble "piétiner"...

      Tout porte à croire, que le garçon "sait, tout en étant supposé ne pas savoir" quelque chose sur ses origines, car il a été parlé de son histoire devant lui, au cours des nombreuses consultations médicales et psychologiques dont il a été l'objet depuis sa petite enfance. Kaled reprend-il à son compte cet interdit de savoir, de connaître, de parler, et de se souvenir, posé par le père? Ce non-dit, qui est en réalité un mi-dire que le garçon n'est pas supposé connaître, explique-t-il sa peur de penser et son impossibilité à accéder à la culture ? Il "en sait juste un morceau" disait-il. Est-ce "trop dur" d'en savoir plus ? Cela explique-t-il ses difficultés à exprimer quelque chose de personnel également? Ses réponses à mes questions, à mes invitations et sollicitations, se limitent, la plupart du temps, à des monosyllabes. S'agit-il d'une peur ou d'un peu de désir de s'exprimer?


2-2- Une rencontre avec un texte.

      Nouage du transfert interpsychique. Changement de place de l'enfant. Implication subjective. Le conte comme "objet tiers".

      Je cherche alors un support de communication, une médiation, qui puisse "faire rupture", et déclencher éventuellement quelque chose, tout en contournant le symptôme et en respectant les mécanismes de défense mis en place par le garçon. Je propose la lecture d'Oedipe. Kaled accepte. C'est donc une médiation "co-choisie". Ce texte m'a paru être à la fois assez proche, dans ses thèmes, de la problématique du garçon, puisqu'il y est question, entre autres, d'adoption, et assez éloigné, pour permettre une mise à distance, et un travail d'élaboration symbolique de sa propre histoire. Le fait que ce soit un mythe, lui confère des dimensions temporelles et spatiales, sa caractéristique d'objet culturel, peut en faire un objet moins angoissant...Kaled est à l'aise et en confiance avec moi, et notre relation "suffisamment bonne", peut constituer un étayage à notre travail.

      Je propose une lecture alternée. Kaled a quelque difficulté à lire et se fatigue vite, mais il me réclame le livre assez rapidement: "C'est à mon tour maintenant". Lorsqu'il ne comprend pas des mots ou des phrases, il m'en demande le sens, ce qui est une attitude nouvelle. Comme cette lecture se poursuit sur plusieurs rencontres, je lui demande de rappeler ce que nous avions lu ensemble la dernière fois. Voici ce qu'il rapporte des deux premières séances, qui se révèlent être décisives. Je note son récit au fur et à mesure:

      "Au début, un roi et une reine vivaient dans un palais. Comme ils n'avaient pas d'enfants, ils étaient tristes. Ils ont envoyé un messager voir une voyante. Quand le messager est revenu, il leur a dit: "Ton fils va te tuer et épouser sa mère". Ils étaient tristes. Ils ne pensaient qu'à cela. Le père a dit: "Débarrasse moi de ça!". Ils ont demandé à un berger de le donner aux bêtes sauvages. Mais il a eu pitié et il l'a donné à un copain. Le berger dit: "Je l'ai fait".

      Le copain le montre à un roi qui l'élève. L'enfant a grandi. Ils font la fête. Il y en a qui se disputent. Un qui a trop bu dit au jeune garçon: "C'est pas tes vrais parents, c'est ton père adoptif". Le garçon était ému, pas content. C'est comme si ça se brisait, entre le roi et lui. Comme si c'était...s'ils étaient fâchés.

      Le lendemain, il est allé voir son faux père et lui a dit: "C'est vrai ce que l'ivrogne a dit que tu es pas mon vrai père?" Le roi il était vexé. Il voulait pas dire la vérité, parce qu'il avait pas le courage. Il a peur qu'il parte...parce qu'il l'aime bien.

      Oedipe lui était sûr...non,... un peu sûr que c'était pas ses vrais parents. Il doute. Il va voir l'oracle pour lui demander. L'oracle dit: "Pars de ton père! Si tu le rencontres, tu le tueras et épouseras ta mère!"

      Oedipe décide de partir très loin pour ne plus le rencontrer."

      Dès le début de la lecture, nous partageons une très grande émotion. Je suis frappée de constater que chaque mot, chaque phrase de ce texte semble s'adresser directement à Kaled, à son histoire. Chacun de ceux-ci, lus par le garçon, résonne en nous. Lui-même est "pris" par le texte. Je note alors: "il est dans le texte" de tout son être. C'est la raison sans doute pour laquelle il préfère lire lui-même, pour encore mieux se l'approprier. La situation est saisissante. Nous sommes véritablement tous deux dans une situation de transfert intense, dans laquelle ma fonction est d'être contenant des émotions de Kaled, mais dans laquelle je suis également "prise".

      Qualifier de "transfert" les sentiments vécus à ce moment-là, est-il valide, justifié? Mon propre désir est bien en jeu dans cette situation de "non-dit" que vit l'enfant, quelque chose est bien touché en moi. "...l'enfant n'interroge pas n'importe comment, mais en enfermant avec lui celui qu'il interroge pour voir sa réaction." (LA MONNERAYE, 1991, p. 193). Je devais donc prendre de la distance par rapport à mon émotion et par rapport à ce transfert. Mais nous commençons aussi à être trois en présence: Kaled, la rééducatrice, et ce texte dont l'existence devient tangible. De la dualité de la relation, qui nous enfermait alors, et dans laquelle le transfert et l'émotion partagée nous a figés un instant, nous amorçons une relation triangulaire dans laquelle "l'objet tiers" va pouvoir se constituer.

      La restitution de ces lectures, par le garçon, montre à l'évidence, à quel point il a fait sienne le début de cette histoire, qui est en telle correspondance avec lui. Il traduit le texte avec ses mots. On l'entend insister sur des notions fondamentales pour lui: "les vrais parents" et "les faux parents", "le faux père"; les sentiments qui lui ont paru importants: la préoccupation :"ils ne pensaient qu'à cela", la colère "il était pas content" "c'est comme s'ils étaient fâchés", la vexation, , l'émotion, la tristesse, "c'est comme si ça se brisait, entre le roi et lui"; la peur, les justifications de certains comportements... y compris peut-être (?) ceux qu'il entrevoit d'attribuer à son "faux père" selon son expression ? "Il avait pas le courage. Il ose pas dire la vérité. Il a peur qu'il part...parce qu'il l'aime bien..."

      Je crois, pour ma part, entendre à nouveau le père m'expliquer ses difficultés à "dire"...Il est bien évident que je ne suis pas autorisée, ni ne m'autorise, à en dire quoi que ce soit à Kaled. Je ne suis d'ailleurs pas à l'abri de "projections" personnelles. Cependant, j'entends Kaled donner du sens à un "non-dit", ou plutôt un "mi-dire", je l'entends donner du sens à sa propre histoire.

      Nous poursuivrons la lecture de ce mythe, mais il se montre, comme on pouvait s'y attendre, beaucoup moins concerné par la suite, et retrouvera une capacité plus grande de distanciation par rapport à l'histoire.

      Le mode de relation de Kaled au processus rééducatif, s'est transformé à ce moment-là. Le garçon, qui "oubliait" souvent l'heure, ou nos rencontres, a fait preuve de ponctualité ensuite. Il me le fera remarquer en arrivant dès la deuxième séquence de lecture du mythe d'Oedipe: "J'ai pensé à venir tout seul cette semaine". Cette attitude traduit très nettement sa nouvelle implication subjective dans l'espace rééducatif, investissement lié, sans doute, à la rencontre avec ce texte.

      Le changement aurait pu être superficiel, et de courte durée. Cela n'a pas été le cas. Un conte, rapporté par Kaled, suite à ces séances, le confirme.


2-3- Recherche identitaire. Transformations.

      Constitution d'un espace potentiel de création. Tâtonnement. Etayage sur l'imaginaire culturel. Elaboration sur un mode métaphorique de ce qui ne pouvait pas être dit.

      Lors d'une rencontre ultérieure, je propose à Kaled d'inventer une histoire. J'écrirai sous sa dictée, ce qui devrait l'aider à surmonter "un blocage" devant l'écrit. Il n'invente pas véritablement une histoire, mais se remémore un conte qu'il dit avoir entendu de son maître de Cours élémentaire deuxième année. Il reconnaîtra ensuite avoir suppléé à quelques "trous de mémoire", ce qui fait preuve de ses capacités d'élaboration, et d'une reconstruction dans laquelle sa personne est impliquée. Voici son récit:

      "Un prince doit rapporter au roi sept oeufs d'or, pour pouvoir épouser la princesse. Il devra traverser une forêt, franchir une falaise, affronter des "monstres" dans une grotte (5 ours et 2 loups), afin de s'emparer des oeufs d'or. Le jeune homme se perd dans la forêt. Sept cavaliers refusent de l'aider mais un vieil homme accepte de l'accompagner. Les monstres se révèlent être les cavaliers rencontrés précédemment. Ils reprennent apparence humaine lorsqu'il les attaque "avec une lance ou une épée". Ils lui donnent 2 oeufs d'or en récompense de les avoir découvert. Le prince doit ensuite tuer des serpents. Le vieil homme se transforme alors en monstre qui, grâce à l'astuce du prince, sera éliminé par d'autres serpents. Le prince reviendra victorieux, muni des sept oeufs d'or, et pourra épouser la princesse."

      Les contes, mythes et légendes, sont porteurs de symboles universels. Ce n'est pas verser dans "la clef des songes", que de relever dans cette histoire, ce qui est souvent considéré comme des symboles de maternité ou de féminité (oeufs, grotte, trésor...), des symboles phalliques (serpents, lance, épée...) ou des symboles de la recherche identitaire (la forêt, lieu d'épreuves, lieu de l'inconscient également, la falaise à franchir, les obstacles à surmonter...). Quoiqu'il en soit, il s'agit de la mise en scène d'une série d'épreuves initiatiques. Cette histoire a pour thème principal, la ou les transformations: d'un garçon en homme, qui peut être lié au désir de grandir et de s'affirmer, mais aussi la métamorphose autour de l'opposition animalité- humanité avec possibilité de passage de l'un à l'autre état, dans les deux sens. Ce sont d'abord des animaux (loups et ours) qui reprennent forme humaine devant le courage du garçon. Quant au vieillard, un être à apparence humaine qui se présentait comme un ami, une aide, un secours, il va prendre la pire forme animale puisqu'il va devenir un monstre qu'il faudra éliminer. Si cette histoire met en scène une transformation inverse à celle d'un conte comme "La belle et la bête", par exemple, la jeunesse et le courage triomphent à la fin. La génération du roi et du vieillard (celle du père ?) n'est-elle pas remplacée par celle du prince et de la princesse? La transformation du vieillard en "monstre", permet que cette élimination soit moins entachée de culpabilité.

      Tout en étant la réminiscence d'une histoire entendue, nous pouvons penser que le fait de rapporter cette légende, à ce moment-là de son processus rééducatif, n'est pas anodin, fortuit, dans l'itinéraire et l'évolution de Kaled dans sa propre recherche identitaire. Qui suis-je? De quoi suis-je capable? A quoi, à qui peut-on se fier, si les apparences et les mots sont trompeurs? Comme le rappelle Bruno BETTELHEIM: "Les mythes et les contes de fées dérivent ou sont l'expression symbolique de rites d'initiation ou autres rites de passage, par exemple la mort métaphorique d'un ancien moi inadapté afin de renaître sur un plan d'existence supérieur." (1976, p. 59).

      Lors des séances suivantes, Kaled se questionne par rapport à son changement d'école. Ses acquis scolaires font envisager une orientation en Section Spécialisée de Collège. Son handicap est un obstacle à certaines formations professionnelles. Kaled, quant à lui, n'a pas de désir précis en ce qui concerne un choix professionnel, mais il craint d'avoir à s'adapter encore à un nouveau contexte.


2-4- Mise en scène de l'abandon.

      Projection. Symbolisation. Déplacement. Condensation. Distanciation.

      "Transfert intrapsychique". Restauration narcissique.

      Je lui propose d'inventer une histoire qu'il me dictera. Il accepte ma proposition, mais n'a pas d'idée. Je lui suggère de mettre en scène, de donner vie, à un objet personnifié. Après de nombreuses hésitations soutenues par un échange verbal, Kaled choisit de mettre en scène une voiture et décide du thème de son histoire: elle changera de propriétaire. Le récit se déroule sur deux séances correspondant aux deux parties de l'histoire. Chacune de ces parties est dictée sans interruption. La parole se déroule sans difficultés.

      Voici son texte:

      "Je suis une Renault 25. Bien que l'on dise toujours une Renault, je suis un garçon. Je suis grise, j'ai une belle forme. Ma carrosserie brille. J'ai des vitres ouvrantes électriques, une alarme. Mes coussins sont en cuir et le tableau de bord a une belle forme aussi. Mon compteur peut aller jusqu'à 220 kms/heure et sur l'autoroute, je roule jusqu'à 140.

      Mon propriétaire est un homme de 30 ans. Il est grand, ses cheveux sont bruns. Il se sert de moi pour aller à son travail, et pour faire des courses. Il me soigne. Il fait très attention à moi pour ne pas avoir d'accidents. Il me lave une fois par semaine. Il m'astique, il me met de l'huile. Il m'emmène chez le garagiste pour me faire vérifier deux fois par mois.

      Un jour mon propriétaire m'a emmené comme d'habitude chez le garagiste. Celui-ci a dit: "Il faut que je la garde un peu plus longtemps que d'habitude parce qu'il y a un problème dans le moteur". En effet, je me sentais un peu malade. Le garagiste a prêté une autre voiture à mon propriétaire pendant ce temps. Il a bien aimé cette Porsche que le garagiste venait juste de remettre en parfait état.

      Deux jours plus tard, il est retourné chez le garagiste pour lui demander de contacter le propriétaire de cette voiture et lui proposer de l'acheter. Le lendemain, le propriétaire de la Porsche est venu au garage et ils ont échangé leurs voitures. Il trouvait la Porsche trop petite pour y faire monter toute sa famille. Moi j'étais triste de changer de propriétaire.

      Les parents ne s'occupaient pas bien de moi. Heureusement les enfants s'occupaient très bien de moi et me lavaient trois fois par semaine. Ils m'astiquaient. Le père, lui, faisait quand même attention et m'emmenait au garagiste. Mais j'ai eu du mal à changer mes habitudes."

      L'étayage de la rééducatrice, son aide matérielle (lui prêter sa main pour l'écrit), la stimulation qu'elle apporte par un questionnement qui invite le garçon à poursuivre, à préciser, prolonger ses idées, ont permis une création personnelle, de la part de celui-ci. On peut être surpris de la grande parenté avec le texte créé par Jacques 650  . Ces deux garçons, pourtant, ne pouvaient pas se connaître...

      On pourrait relever de nombreux éléments d'identification et de projection dans ce texte. La consigne donnée à Kaled (personnifier un objet), se prêtait particulièrement bien à cela. C'est ce qu'il semble avoir fait, s'exprimant sous la forme d'un "double débrayage" selon l'expression des sémioticiens. La forme énonciative apparente: "je", est déjà en réalité, distanciée, car elle passe par un objet "il" supposé parler de lui-même. Ce n'est pas le sujet en effet qui parle de lui-même à la première personne, comme on peut le faire sous une forme d'un débrayage énonciatif 651  . Kaled met en scène nombre de ses préoccupations actuelles et passées. Les projections peuvent être cathartiques pour lui, dans la mesure où elles peuvent permettre l'expulsion et une mise en forme, une symbolisation, d'angoisses qu'il paraît éprouver.

      Le choix, longuement réfléchi, d'une voiture, et de ce modèle qui semble le faire rêver, correspond à un intérêt normal pour un garçon de cet âge. Il affirme tout de suite par ailleurs le sexe masculin de cette voiture et la situe donc comme une première identification possible. La description qu'il en fait, très précise, admirative, évoque-t-il la transposition d'un Moi Idéal, par un phénomène de déplacement et de condensation, comme dans le rêve? On peut penser qu'il s'identifie également au conducteur, homme de trente ans, grand, brun... Est-ce une autre expression du Moi Idéal? Ce qu'il fait vivre à cette voiture est très proche de sa propre histoire. Des éléments évoquent peut-être la situation rééducative actuelle, ainsi que les différents "soins" qu'il a connus? Nous savons que "le dévoilement est la plupart du temps plus profond quand on peut se cacher à travers ce qui est issu de soi mais ne se présente pas comme soi." (DARRAULT et KLEIN, 1993, p. 60). L'objet qu'il met en scène, souffre des changements, s'inquiète, regrette le temps passé... Les changements dans la vie du garçon ont été souvent liés à de graves problèmes de santé: la proximité de la mort, les hospitalisations et séparations de la famille, et maintenant le handicap. Nous savons que lui-même a changé de parents. Il a dû changer d'école, une fois déjà, et l'adaptation lui a été difficile. Il a changé de rééducateur. Il est aujourd'hui angoissé à l'idée de devoir à nouveau changer d'école.

      Le premier propriétaire craignait les accidents et tentait de s'en prémunir, mais la voiture tombe "malade" de façon imprévisible, malgré toutes les précautions prises, et les soins du garagiste. Elle est alors remplacée par un véhicule plus rapide, à l'aspect plus flatteur, et en parfait état, elle. Quelle est l'image de soi du garçon? Elle semble bien "entamée"...Qu'est-ce qui l'attend, lui, Kaled, qui n'est pas non plus "en très bon état"? Quel avenir? Voudra-t-on de lui? Qui voudra de lui? Symbolisation, déplacement, condensation, y sont à l'oeuvre, comme dans le rêve. Ce sont les conditions de ce que l'on peut nommer, en référence à FREUD, un "transfert intrapsychique" (1915-1917, p. 422).

      Ce texte est très riche, et peu importe d'en épuiser toutes les significations possibles, tous les symboles. Je ne renverrai d'ailleurs aucune de mes associations à Kaled. Je ne m'y autoriserais pas. Ma place, en tant que rééducatrice, n'est pas celle d'un "sujet de droit" 652  . Dans quel champ et à quel niveau vais-je pouvoir entendre Kaled? "Alors que le psychanalyste est formé pour travailler au niveau du ça où s'articule la dimension accidentée, et qu'il y travaille autant qu'il croit devoir le faire, le rééducateur, compte tenu de sa formation, s'astreint à travailler au niveau du moi. Il aborde la dimension accidentée d'une façon que j'appellerai "globale"." (LEVINE, 1993-1, p. 18).

      Ces associations resteront des hypothèses que je garderai en mon for intérieur, mais elles me permettront, peut-être, de comprendre un peu ce qui se joue pour le garçon dans son processus rééducatif. Ma position sera d'être attentive à ces pistes, si elles se confirment, ou à d'autres. Mes différentes fonctions de rééducatrice consistent en une fonction organisatrice des conditions du travail de construction ou de reconstruction de soi par Kaled, une fonction incitatrice, puis une fonction contenante, une fonction conteneur, une fonction d'étayage et d'accompagnement. Nous retrouvons ici différentes fonctions déjà rencontrées. Si "la propriété fondamentale du conteneur est de rendre possibles, tolérables et fructueuses, les projections imaginaires", (KAES 1979, p. 69-70), il semble bien que Kaled a pu élaborer ici quelque chose de ses projections imaginaires.

      Ma discrétion est donc de rigueur, pour ne pas risquer de détruire tout le travail de confiance mis en place, pour ne pas heurter les défenses et les résistances, et provoquer le repli et la méfiance, compromettre tout le travail d'élaboration, de métabolisation qui est en train de s'effectuer. Tout au plus lui renverrai-je quelques commentaires sur la forme de son texte, et sur l'intérêt que j'y ai trouvé. Je relèverai la facilité avec laquelle les mots lui sont venus, et soulignerai sa capacité de création nouvelle. Kaled se montre très fier de ses textes, et sensible à mes réactions. Ce renvoi dans le sens d'une restauration narcissique par rapport à sa capacité de production, dans le sens de sa croissance, se rapprocherait de ce que Ivan DARRAULT et Jean-Pierre KLEIN (1993, p. 247) nomment "une interprétation partiale". Nous avons pu, cependant, parler ensemble de son angoisse actuelle par rapport au changement éventuel d'établissement.

      L'élaboration de ce texte marque une nouvelle étape dans l'évolution de Kaled, révélant la possibilité retrouvée d'accès à l'imaginaire et à la capacité de création. L'illustration qu'il en propose au cours de la rencontre suivante, constitue une confirmation des mécanismes d'identification et de projection qui se sont produits à l'égard de cette voiture. Le fait que le véhicule ne soit pas entièrement colorié, ne prendra véritablement sens qu'avec un dessin ultérieur. Ces deux dessins complémentaires révéleront qu'une recherche de son identité, est bien en train d'être effectuée, de la part du garçon 653  .

      


2-5-Reconstruction. Affirmation identitaire.

      Expression métaphorique d'une identité qui intégrerait les manques.

      Kaled choisira de dessiner à nouveau. Le travail s'effectue en silence. Je le vois qui regarde de temps en temps le mur qui se trouve situé derrière moi, sans que je puisse comprendre vraiment ce qui se passe. Un homme prend forme. Lorsqu'il a terminé, je m'informe sur l'identité du personnage. Il dit ne pas savoir, mais s'être inspiré d'un dessin accroché au mur. Celui-ci représentait une femme, vêtue d'une longue robe, et portant un panier sur la tête.

      C'est une transformation surprenante. Kaled dit "avoir vu un cow-boy". "Mais je l'ai raté", ajoute-t-il. Je lui renvoie qu'il a par contre très bien réussi le portrait d'un homme.

      Bien que l'expression n'existe pas vraiment, puisque l'on évoque habituellement des "lapsus lingae" ou des "lapsus calami", il s'agit apparemment ici d'un phénomène similaire de rupture de la codification qui se serait produite à son insu, comme dans les processus de création. Ce pourrait être une formalisation, une élaboration des formes données à la pulsion, sous la forme d'un "lapsus graphique"?

      Ce dessin est-il une nouvelle étape vers la recherche d'identité et d'affirmation de soi de la part de Kaled? Il a bientôt onze ans. L'homme figure une image virile: il arbore une barbe, et une moustache imposante. C'est aussi une image culturelle: il porte la chéchia, la "main de Fatma" au cou. Le cheveu est noir...Il y a loin, de cette représentation, au cow-boy ...Cette image "ratée" d'un "cow-boy ", est une représentation réussie de l'image virile d'un maghrébin. L'image reste chaotique cependant. Les couleurs choisies, contrastées et se différenciant selon un axe vertical, accentuent la dissymétrie des membres. Kaled est hémiplégique du côté gauche. Il boîte et utilise difficilement son bras gauche. Cette "panne" de la couleur rappelle étrangement le coloriage non terminé de la voiture et lui donne sens rétrospectivement. Cependant, un déplacement s'est produit sur un personnage humain, qui s'affirme comme homme. Kaled a réussi à exprimer, d'une façon métaphorique, une certaine acceptation de soi, ainsi que de ses manques. Cette expression marque la fin d'une période d'illusion, dont elle élabore le deuil. Elle inaugure en contrepartie une phase pendant laquelle quelque chose va pouvoir se reconstruire.

      

      L'évolution de Kaled se confirmera et se précisera, se transférant sur l'ensemble de son activité, et deviendra sensible, dans le contexte de la classe.


2-6- Utilisation des ressources de l'imaginaire et du symbolique. "Déblocage" par rapport à l'écrit.

      Affirmation de ses capacités d'apprentissage. "Re-construction" de soi. Désétayage, dans le processus.

      Lors des dernières rencontres de l'année scolaire, Kaled inventera d'autres histoires. Il les écrira, seul cette fois, à sa demande. "Je vais essayer", déclare-t-il.

      Un autre texte confirme ainsi le "déblocage" par rapport à l'écrit et la reprise de l'activité imaginaire. Il se met à écrire et ne s'interrompt plus. Il se montre très fier d'avoir réussi, appréciant de me lire sa production. Il déclare alors qu'il se sent capable d'écrire des textes à présent, quand il est seul, en classe, ou à la maison.

      Kaled choisira ensuite, souvent, le jeu: "Qui-est-ce?", activité ayant pour thème la recherche d'identité, que choisissait également Benoît, et le jeu du "Labyrinthe", dans lequel il s'agit de trouver son chemin...

      Son enseignant remarque avec surprise son intérêt actuel, pour les activités de la classe, et ses progrès surprenants.


2-7- Du libre choix des histoires, par l'enfant.

      C'est la rééducatrice qui a proposé le texte du mythe d'Oedipe à Kaled. Nous avons explicité dans quelles circonstances, et dans quel objectif. Cependant, le garçon, selon les termes de notre "contrat rééducatif" avait le droit de refuser, et j'aurais accepté ce refus. Se positionner dans un refus, peut avoir un effet structurant, lorsque ce n'est pas une attitude d'opposition systématique. Dans la plupart des cas, j'ai l'habitude de proposer aux enfants de feuilleter les livres à leur disposition, puis de choisir celui qui leur convient. J'ai fait, avec une surprise toujours renouvelée, une constatation clinique: lorsque l'enfant, qui sait lire, est libre de choisir, son choix se révèle très pertinent par rapport à sa problématique. Souvent, une phrase, un échange entre les personnages, un passage d'une histoire, ont un effet d'interprétation pour l'enfant. L'émotion est là. Peut-être y a-t-il eu compréhension soudaine de quelque chose? Souvent, j'ignore ce qui s'est réellement passé, mais je constate le changement de place de l'enfant, ensuite.

      Les contes et les mythes, en particulier, véhiculent les interrogations fondamentales de tout enfant, de tout humain. N'est-ce pas ce qui fait leur valeur et leur pérennité ? Supports de projection, d'identification, ces histoires "parlent" à l'enfant qui, en rencontrant la formulation de ses fantasmes, de ses angoisses, par un personnage fictif, peut les reconnaître, les exprimer, les symboliser, au lieu de les fuir, de les refouler, et d'en rester encombré, dans sa pensée. Après tout, ce n'est pas vraiment de lui qu'il s'agit...En soi, le conte peut être considéré comme un conteneur. Comme la fonction alpha de la mère, il remplit "une fonction de transformation des affects ou des objets non pensables, parce que destructeurs du penser lui-même, en représentations tolérables: davantage encore, en représentations capables d'engendrer des représentations." (GUERIN, 1984, p. 83).


2-8- Remarques conclusives à propos du processus rééducatif de Kaled.

      Avons-nous répondu aux questions posées en début de ce chapitre? Quelle a été l'évolution du processus rééducatif de Kaled? Quelle a été l'évolution du garçon? En quoi la rencontre avec l'imaginaire culturel a-t-elle été rééducative? Qu'est-ce qui a été rééducatif?


Evolution du processus rééducatif. Le rééducateur, comme témoin de la culture, invite et incite l'enfant à y entrer. Etayage, désétayage.

      Nous avons repris, dans une perspective diachronique, toute une partie de l'itinéraire de Kaled, à l'intérieur de son processus rééducatif. L'étape de la lecture du mythe d'Oedipe a semblé décisive. Elle a inauguré l'implication subjective du garçon dans son processus rééducatif. Elle a été suivie de l'invention d'histoires, correspondant à un remise en route de l'imaginaire et de la créativité.

      Pour une famille comme celle de Kaled, dont l'habitus social et culturel est éloigné de celui de l'école, mais aussi pour tous ces enfants chez qui le désir d'acquérir des connaissances est défaillant, quelles qu'en soient les "causes", le rééducateur peut constituer un témoin de la culture. Par l'incitation qui a été faite à Kaled (ici la proposition d'un texte qui pouvait le "toucher"), par le plaisir qu'il y a découvert, par le jeu des identifications, il est devenu désireux de s'approprier les outils culturels: lire et comprendre un texte, écrire soi-même des textes.

      On peut affirmer que la relation d'étayage par la rééducatrice a été préalablement nécessaire à la récupération de ses capacités créatives par Kaled. L'accompagnement ensuite de ses créations, leur accueil, ont été déterminantes. Après avoir eu besoin d'un étayage important de la part de l'adulte, le garçon a confirmé sa capacité à faire de plus en plus de choses "seul", s'affirmant dans son désir, et dans son autonomie. La rééducatrice a donc pu mettre en oeuvre un processus de désétayage progressif.


Mode de relation de Kaled à "l'objet" culturel.

      Kaled a été "touché" par le mythe d'Oedipe. Il a exprimé ses émotions. Il a manifesté un désir de connaître, un désir de savoir, par un questionnement face au sens (vocabulaire et phrases...), et par le désir exprimé de connaître la suite de l'histoire (le questionnement devient autorisé, sa pensée peut se mettre en mouvement). Il s'est situé par rapport aux personnages, à leurs sentiments, à leurs émotions (processus identificatoire). L'objet-tiers culturel a commencé à se constituer dans l'espace rééducatif. Le texte lu a pris du sens pour lui.

      La mise en oeuvre de l'imaginaire, sous la forme d'invention d'histoires de plus en plus personnelles, accompagnées de la représentation graphique par le dessin, a permis une expression de soi. Kaled a appris qu'il peut être intéressant et gratifiant, de s'exprimer et de communiquer, que l'on peut en retirer du plaisir. Dès lors, il a éprouvé le désir de recommencer cette expérience, dépassant ainsi les blocages antérieurs.  654 


Kaled (re) construit des capacités et des compétences. pour apprendre, et peut les "transférer" en classe. Evaluation externe du processus rééducatif.

      Kaled a voulu lire lui-même, s'approprier l'objet culturel, malgré mes propositions d'aide. Lui qui a toujours connu les plus grandes difficultés à comprendre le sens des textes, il se saisit du texte d'Oedipe, il partage les émotions, et les sentiments évoqués. On peut penser qu'à travers le plaisir pris à lire, puis à inventer, et à me dicter des histoires, et ensuite à les écrire lui - même, il a pu (re)découvrir ses possibilités de compréhension, de rétention puis de communication, ses capacités de création. Kaled a amorcé un processus de revalorisation narcissique. Il a manifesté sa nouvelle confiance en lui, par une attitude plus assurée, un visage épanoui, des expressions de surprise, mais de fierté, devant ses productions, et par son adhésion active aux activités proposées. Il a pu, alors, manifester un intérêt nouveau pour les activités de la classe, et obtenir de meilleurs résultats.

      Le renvoi par l'enseignant, de l'évolution du comportement, des attitudes et de ce que produit l'enfant en classe, constitue l'évaluation externe des effets du processus rééducatif. Les parents détiennent également un volet de cette évaluation, par ce qu'ils perçoivent, de leur place, de l'évolution de leur enfant.

      Quels seront les effets à long terme de cette reprise de son processus de développement, par Kaled? Quelles seront ses conditions de scolarité ensuite? Seront-elles propices pour stabiliser, renforcer et poursuivre cette construction? Qu'en fera Kaled lui-même? Autant de questions qui restent en suspend, lorsque s'arrête une rééducation, quelle qu'elle soit...

      La rencontre de Kaled avec un texte qui a enfin pris sens pour lui, tout en le libérant d'émotions informulables, ou même d'un 'trop de sens" qu'il ne parvenait pas à exprimer, a semblé constituer pour le garçon, une ouverture fondamentale vers cette culture qu'il semblait refuser de tout son être, lorsque je l'ai rencontré.


Synthèse sous forme de tableau.

      Comme précédemment, nous proposons, en page suivante, une synthèse de ce que nous a appris la rencontre avec Kaled concernant le processus rééducatif et ce qui a pu être facteur d'évolution, tant de ce processus, que des effets de celui-ci sur le développement du garçon. Nous tenterons de vérifier, en reprenant les différentes articulations du processus rééducatif de Kaled, s'il est possible de retrouver les quatre phases mises en évidence dans celui d'Angélique.

      
Tableau de synthèse : Ce qui semble "avoir été rééducatif" pour Kaled...
"Effets" sur le processus rééducatif de l'enfant, et effets du processus sur le développement de cet enfant. Propositions qui semblent avoir été "rééducatives"
(1- Blocage de la capacité de penser, face à de l'impensable, du non représentable).
2- RENCONTRE AVEC UN TEXTE. "BRECHE".
Nouage du transfert interpsychique, Emotion partagée;
Changement de place.
Implication subjective
dans le processus rééducatif.
Constitution de l'objet tiers.
Entrée dans une relation triangulaire.
Curiosité pour les mots, pour le sens du texte.
L'enfant découvre un sens à sa propre histoire.
3- "TATONNEMENT EXPERIMENTAL" RECHERCHE IDENTITAIRE.
Constitution d'un espace potentiel de création.
Etayage sur l'imaginaire culturel (des contes).
Transfert intrapsychique.
Elaboration sur un mode métaphorique de ce qui ne pouvait pas être dit.
Désillusion.
Restauration narcissique
Sublimation.

4- PHASE DE RECONSTRUCTION.
Capacités à créer, capacités à sublimer.
Utilisation des ressources de l'imaginaire et du symbolique.
Affirmation et mise en oeuvre de ses capacités créatives. "Objet transféré", médiateur.
Acceptation de la perte. Expression métaphorique d'une identité qui intègre les manques.
"Déblocage" par rapport à l'écrit.
Affirmation de son autonomie, de son désir.
Estime de soi, confiance en soi.
"Transfert" de ses capacités retrouvées, en classe.
Capacités à apprendre, en classe.
ETAYAGE par la rééducatrice.
Fonction contenante et conteneur.
Fonction structurante.
Rééducatrice témoin de la culture
Invitation, incitation faite à l'enfant à y entrer..

Propositions de contes, proposition d'une rencontre avec l'imaginaire culturel.
Le conte comme conteneur.
Transfert, partage de l'émotion.

Invitation, incitation à la création de l'enfant.
Proposition d'être ressource (lecture, écrit).
Accueil, stimulation, accompagnement des productions de l'enfant.


DESETAYAGE

      Il semble bien que puisse se dessiner quatre grandes phases dans le processus rééducatif de Kaled, comme nous avions pu les discerner, en suivant celui d'Angélique.


Conclusion.

      Les questions posées en début de ce chapitre: "Comment se joue, en rééducation, le passage de l'oral à l'écrit? En quoi l'écrit est-il une médiation "rééducative" privilégiée? En quoi est-il rééducatif?", nous a conduite à interroger l'articulation des différentes médiations rééducatives, avec l'écrit, et en quoi cet écrit est un outil de structuration de la pensée de l'enfant, vers son devenir d'élève. Dans une démarche clinique, nous nous sommes référée, pour nos analyses, à la rencontre avec des "enfants rééduquants".

      La restitution de ces rencontres avec les enfants, en rééducation, a pu établir que les médiations rééducatives sont des supports offerts à l'enfant pour:

  • exprimer et élaborer d'une manière symbolisée ce qui encombre actuellement sa pensée et l'empêche d'accéder aux apprentissages;
  • favoriser le développement, de ses ressources imaginaires et symboliques, nécessaires pour s'extraire du réel du corps, du réel des pulsions, nécessaires pour élaborer les difficultés que rencontre tout sujet aux prises avec la vie, et aux prises avec le fait de grandir, ressources dans lesquelles il doit pouvoir puiser pour apprendre;
  • articuler d'une manière souple les différents registres psychiques de l'imaginaire, du réel et du symbolique, plasticité nécessaire pour s'intégrer dans une culture et une société, souplesse nécessaire à l'expérience culturelle.

      Parmi ces médiations, l'écrit, que ce soit celui du rééducateur ou celui de l'enfant, semble pouvoir occuper une place privilégiée. Ce que joue, "re-présente", symbolise et élabore l'enfant au fil des séances, permet que se constitue l'histoire de l'enfant par laquelle celui-ci se construit, dans laquelle il se reconnaît et se repère. L'écrit favorise le repérage de l'enfant dans cette histoire, grâce à l'articulation de celle-ci en un récit, en une "mémoire", en une trace. Il favorise la distanciation nécessaire pour pouvoir investir ailleurs.

      Nous pouvons affirmer, dès à présent, que l'ensemble de ces élaborations, par l'enfant, correspond à la construction, par celui-ci, de la plus grande partie des capacités préalables nécessaires pour apprendre, mises en évidence dans notre deuxième partie 655  .


Du processus rééducatif...

      On peut retrouver, chez la plupart des "enfants rééduquants" un processus sensiblement similaire, dans l'évolution de leur rapport à l'écrit, toute proportions gardées de leur âge, du lieu où ils se trouvaient dans leur parcours scolaire, et d'un rythme variable, selon chaque enfant.

  1. La rééducatrice leur a prêté ses mots, introduisant, "injectant" le symbolique de la parole, doublé du code symbolique de l'écrit, assurant la fonction contenante et la fonction conteneur de leurs angoisses, des manifestations de leurs pulsions, de l'expression de leurs difficultés, des productions d'un imaginaire vécu et ressenti comme dangereux.
  2. Les enfants ont pu jouer, REPRESENTER, SYMBOLISER, leurs angoisses, les processus de séparation, l'absence, le manque, la perte, dans des modelages, des dessins, des jeux. Ils ont joint leur voix à celle de la rééducatrice, la requérant dans les jeux, construisant un espace transitionnel, "espace potentiel", ou "aire intermédiaire d'expérience" 656  , devenu espace commun de création. Ils ont d'abord approuvé, éventuellement rectifié les paroles de la rééducatrice, puis complété, en ajoutant leurs propres mots. Ils ont pris la parole eux-mêmes, donnant une forme communicable, échangeable, à leurs élaborations, permettant à celles-ci de devenir des créations, et non plus des fantasmes sur lesquels auraient été mis des mots, par un autre. Les enfants ont pu reconnaître cet imaginaire "apprivoisé", rendu dicible, communicable, par l'intervention du symbolique, et l'utiliser comme ressource pour construire des "mythes individuels" ou "PETITES HISTOIRES".
  3. Ils se sont intéressés à l'écrit de la rééducatrice, commençant à y trouver des repères pour eux-mêmes, une "mémoire", de leur processus rééducatif qui était déjà l'ébauche de leur histoire. La verbalisation, complétée de l'écrit, de la trace graphique, a pu les aider à structurer le passage aux processus secondaires et l'acceptation du principe de réalité. Un objet tiers a pu se constituer. Ils ont éprouvé du plaisir à entendre leur texte, et commencé à réaliser qu'ils étaient capables de créer quelque chose de valable, quelque chose de valorisant. Une restauration du narcissisme, de l'estime de soi, de l'identité en est advenue. Ces productions ont pu s'inscrire dans le temps, se constituer en un RECIT, dans un processus soutenu par la trace, L'INSCRIPTION même du processus rééducatif, dans le temps.
  4. Puis ils ont, souvent, inscrit des paroles sur leurs dessins, dans des "bulles" qui donnaient vie à ceux-ci. Une DISTANCIATION de l'enfant, par rapport à ses propres symbolisations, grâce au support de la parole, des histoires racontées, du dessin, de l'écrit, a pu se produire.
  5. Ils ont voulu, enfin, inscrire eux-mêmes leurs histoires, et "prendre la plume". En refusant une plus longue dépendance, en affirmant leur autonomie, en revendiquant leur besoin de maîtrise sur leur vie, ils se sont déclarés capables de le faire. Des processus identificatoires secondaires, transitoires, par rapport à la rééducatrice qu'ils avaient vue écrire, se sont produits, sans doute. Le plaisir partagé avec un adulte à entendre ses textes, a toujours été une contribution importante à une revalorisation narcissique et à une confiance en soi retrouvée, et a préparé le désir de créer et la capacité pour le faire. Ce plaisir s'est, la plupart du temps, accompagné de la découverte d'autres écrits, ceux des livres.

      Il semble que l'intérêt envers l'écrit des livres, dans tous les cas que nous avons rencontrés, est apparu dans le même temps que l'intérêt de l'enfant pour sa propre histoire. Le VOULOIR LIRE, s'il accompagne le POUVOIR LIRE, dans le sens de "pouvoir symbolique de lire", ne l'a pas précédé. Ce pouvoir symbolique est pouvoir sur soi et sur le monde. Nous avons pu rapporter la jubilation des enfants qui accompagne la récupération de cette maîtrise. Le SAVOIR lire pourra alors advenir, comme aboutissement d'un processus.


...Et de la fonction de l'écrit dans ce processus...

      Nous pouvons donc affirmer que l'écrit, que ce soit celui du rééducateur ou celui de l'enfant, en tant qu'il inscrit et donne forme à la parole de cet enfant, à son histoire, peut être considéré comme une médiation rééducative spécifique et privilégiée. Il apparaît qu'une phase d' ETAYAGE du processus de l'enfant par le rééducateur, est suivie d'une phase de DESETAYAGE. Nous l'avions, déjà noté, en suivant Benoît, dans son processus rééducatif. Peut-on retrouver ces deux grandes périodes dans tout processus rééducatif? Nous tenterons de répondre à cette question, dans la conclusion de cette troisième partie, en analysant ce qui peut ressortir des différentes synthèses concernant les processus rééducatifs rapportés ici.

      Le travail de symbolisation, de distanciation par rapport à cette symbolisation, permet à l'enfant de rendre sa pensée disponible. L'énergie pulsionnelle qui était liée par le symptôme et par l'épuisante répétition, peut être investie dans l'expérience culturelle, par le mécanisme de la sublimation. L'articulation assouplie des trois registres du réel, de l'imaginaire et du symbolique, va lui permettre de puiser dans leurs ressources, et d'apprendre. Par la construction de son histoire, dans le récit qui le constitue, l'enfant va pouvoir articuler son identité d'enfant, à celle de l'élève qui apprend et de l'écolier inscrit dans des relations sociales symbolisées, non fusionnelles.

      Ce processus était à accomplir, pour que cet enfant puisse "se comprendre dans le monde", dépasser ses empêchements à savoir et accéder à cette parole du monde et du culturel. Nous avons évoqué à plusieurs reprises comment ce pôle culturel, par les contes, en particulier, peut exister et se développer, en rééducation. Kaled nous a permis d'aborder comment "ce monde" dont parle Philippe MEIRIEU 657  , lui a permis de "mieux se comprendre.


Trois dimensions du transfert: transfert interpsychique, transfert intrapsychique, objet transféré. Sublimation.

      Le transfert entre l'enfant et la rééducatrice, comme le transfert de chacun des partenaires de la relation rééducative, a joué une fonction dynamique dans le travail d'élaboration. Kaled a pu retrouver au sein d'une relation contenante et sécurisante, certains aspects d'une relation duelle symbiotique, dans laquelle les affects peuvent s'exprimer, sans danger. Les propres résonances psychiques de la rééducatrice, lui ont permis d'être touchée par ce que vivait le garçon, et d'être prise par une émotion qui faisait lien entre eux. Si le transfert interpsychique a pu être opérant, une deuxième opération psychique a été nécessaire.

      A partir de l'étude du rêve et des phénomènes de condensation et de déplacement, FREUD (1915-1917, p. 422), a mis en évidence le transfert intrapsychique, ou opération d'élaboration des représentations. C'est un déplacement d'une valence psychique 658  d'une représentation sur une autre. Cette forme de transfert concerne la dynamique et l'économique d'un fonctionnement intra-subjectif. Le désir inconscient s'exprime et se déguise sous forme de fantasmes, et de symptômes Ce transfert met en évidence "l'importance des symptômes en tant que satisfaction libidineuse substitutive" (FREUD, 1915-1917, p. 422). La sublimation peut être considérée comme une forme de transfert intrapsychique, en tant qu'elle est une motion qui suppose un changement d'objet et de but qui soit socialement reconnu 659  .

      Jean-Paul VALABREGA 660  évoque une troisième dimension du transfert: celle de "l'objet transféré", tiers médiateur. Le conte, objet tiers, objet médiateur, par les résonances qu'il entraîne dans le psychisme des deux interlocuteurs en présence, semble bien pouvoir être considéré comme un objet tiers qui fait lien entre eux, mais également qui les sépare, acquérant ainsi son statut plein et entier d'objet symbolique. L'objet issu de l'imaginaire culturel, comme le conte, le mythe, mais également l'objet issu de l'imaginaire personnel de l'enfant, acquièrent une existence indépendante de la pensée "privée" de chacun des partenaires, et devient "un tiers" dont la vicariance ouvre sur l'extérieur, sur le monde culturel. L'observation clinique montre que, pour l'enfant rééduquant, cette ouverture est une ouverture aux apprentissages de la classe.

      Sans interprétation, sans clarification ou renvoi particuliers concernant ce que joue l'enfant, on peut constater que le travail d'élaboration se fait la plupart du temps de lui-même, à l'intérieur du psychisme de celui-ci. La condition est qu'on lui offre un cadre favorisant, incitatif et protecteur, pour cette élaboration. Le mécanisme de cette élaboration semble être constitué, en particulier, de déplacements, de constructions successives, de symbolisations, de sublimation. "Le processus d'auto-guérison est très fréquent, affirme Jacques LEVINE, et il suffit de l'accompagner sans chercher à l'interpréter...faire confiance (...) à la capacité de l'enfant de trouver son chemin dans ce travail de réélaboration." (LEVINE 1993-1, p. 20).

      Les contes offrent à l'enfant une réserve d'émotions, d'affects, d'images, déjà symbolisées, déjà élaborées. En créant des liens symbolisés entre son histoire personnelle et les histoires qu'il rencontre dans les livres ou qu'on lui raconte et qu'il rejoue, qu'il s'approprie, en articulant les événements de son histoire avec des récits culturels, l'enfant peut découvrir un monde qui ne lui est pas étranger. Lorsque cet écrit entre en résonance avec ses préoccupations, il peut l'aider à élaborer pour lui-même des réponses inédites à ses propres questionnements. L'imaginaire culturel, sous la forme de contes et d'histoires, est un support et une ressource, pour aider l'enfant à passer de l'histoire événementielle au récit, ce dernier supposant une construction.


Synthèse sous forme d'un tableau: "En quoi l'écrit est-il une médiation "rééducative" privilégiée?

      Nous proposons, en page suivante, une synthèse des analyses de ce chapitre, construite selon le même schéma général adopté dans les chapitres précédents. Ce récapitulatif vise à faciliter la construction d'un modèle d'intelligibilité du processus rééducatif, dont l'objectif sera d'apporter des réponses à la question générale: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

      
Tableau de synthèse : En quoi l'écrit est-il une médiation "rééducative" privilégiée?...
"Effets" sur le processus rééducatif de l'enfant, et "effets" de ce processus sur le développement de cet enfant. Propositions qui semblent "avoir été rééducatives"
REPRESENTATION de
Ses peurs, ses angoisses, ses conflits, ses préoccupations.
Inscription dans la chaîne signifiante de la parole, du discours.
Intervention du symbolique.

SYMBOLISATION
Expression métaphorique de l'angoisse, par l'enfant lui-même, accompagné d'émotion;
"Re-présentation" et élaboration
- des préoccupations, des processus de séparation, de la perte, du manque, de l'absence.
* déplacement,
* substitution,
* condensation,
* expression,
* symbolisation,
* élaboration de l'angoisse.
Constitution d'une aire potentielle d'échange et de communication, d'une aire transitionnelle de création.
Passage du principe de plaisir au principe de réalité
Acceptation de la frustration
Pacification de l'imaginaire.
Existence d'un "objet tiers" dans une relation triangulaire, symbolisée.

INSCRIPTION dans le temps, dans une généalogie.

DISTANCIATION par rapport à ses propres symbolisations.
Processus d'identification secondaire vis à vis du rééducateur.
Apparition de l'écrit de l'enfant. L'articulation réel, Imaginaire, Symbolique, passe par l'écriture. PLAISIR ET DESIR de l'ECRIT.
* phylactères, mots inscrits,
* phrases, "histoires",
* des histoires pour "se dire" et "s'auto-réparer".
Reconstruction
* de son identité,
* narcissique (estime de soi, confiance en soi...)
Récupération d'une certaine maîtrise sur les événements, sur soi, sur sa vie, sur le monde.
Conquête de l'autonomie
Capacité et désir de créer (articulation effective Réel + Imaginaire + symbolique)
ETAYAGE
Le rééducateur verbalise, met des mots sur l'acte, il "prête" ses mots
"injecte" du symbolique
oralement et par écrit
- sur le jeu,
- sur le vécu relationnel,
- sur ce qu'il perçoit du ressenti de l'enfant,
- sur son propre ressenti.
Reformulation
Mise en forme de l'imaginaire.

(fonction contenante et fonction conteneur)

Partage de l'émotion
transfert

Accompagnement du processus de l'enfant par l'ECRIT du rééducateur

Constitution d'une "MEMOIRE" DU PROCESSUS REEDUCATIF de l'enfant

Rééducateur comme
TEMOIN DE LA CULTURE
invite,
incite
l'enfant à y entrer.
Propose les livres, le culturel

DESETAYAGE

Le rééducateur comme ressource

      Il est nécessaire d'explorer une dernière dimension de l'intervention rééducative, avant de clore ces analyses. C'est la dimension d'un espace "entre-deux" qui peut aider à ce que des paroles décisives pour l'enfant se disent, non plus seulement entre l'enfant et le rééducateur, mais entre les différents partenaires de la relation éducative.


Chapitre XIV.
La rééducation, un "lieu tiers" pour que des mots puissent se dire. Extériorité et implication; extériorité, et inscription institutionnelle.

      Quelquefois, des mots ont manqué. Ces mots qui pouvaient faire que l'enfant poursuive sa route. Comment l'espace-temps rééducatif peut-il faciliter l'expression de cette parole qui permet à l'enfant de grandir?


1- Alex entend que son père ne l'abandonne pas. Des mots peuvent se dire, dans "un lieu tiers".

      Le père d'Alex est venu. Il est arrivé, très agressif: "Vous savez, je suis venu, mais jusqu'au dernier moment, je ne savais pas si je viendrais. C'est une amie qui m'a convaincu, en me disant: "Qu'est-ce que tu risques? Moi, je n'y crois pas à tout cela, les aides "psychologie" et tout le reste...Alex a déjà eu une aide au CPPM  661  quelque chose, et ça n'a servi à rien...C'est encore un coup de ma femme pour m'attaquer..."

      Je l'ai invité à s'asseoir. Je m'étais donnée deux objectifs pour cette rencontre: obtenir son autorisation pour la rééducation d'Alex, et souligner l'importance pour le garçon de voir son père.

      Alex est allé s'asseoir à l'autre table. Il a repris ses constructions habituelles avec des "lego", mais il est intervenu de temps en temps. J'ai expliqué au père les raisons de mon intervention auprès de son fils, les objectifs de mon aide, ses conditions, les différentes étapes qui avaient déjà eu lieu, à partir de la rencontre d'Alex avec sa mère. J'ai insisté sur l'importance de son autorisation, pour qu'Alex s'autorise, lui-même, à faire vraiment ce travail. Le père s'est détendu peu à peu, et nous avons pu aborder, ensemble, les divers points prévus, comme les relations du père avec son fils. Il s'est déclaré, en fin de compte, d'accord pour cette aide, et a souhaité que nous nous rencontrions à nouveau, dans quelque temps.

      Lorsque nous nous sommes revus, j'ai demandé à Alex ce qu'il avait pensé de cette rencontre avec son père, et ce qu'il en avait retenu: "Oh, j'ai pas bien écouté quand il parlait...mais j'ai entendu qu'il m'aimait!..."

      Alex a pu entendre, ce qui lui importe surtout de savoir, à l'heure actuelle: son père ne l'abandonne pas, même s'il ne vient pas le chercher le week-end, il pense à lui, il l'aime toujours, même s'il ne le lui dit pas. Le "lieu tiers" rééducatif, semble avoir pu offrir une certaine "neutralité" par rapport aux conflits qui agitent actuellement sa famille, la rééducatrice, par son extériorité avec les conflits familiaux, mais aussi par son implication dans une relation singulière avec le garçon, pouvait jouer le rôle d'un "médiateur" de la parole, entre eux.


2- Frédéric: d'une parole interdite à une parole "inter-dite".

      Lorsque je le rencontre, en septembre, Frédéric a dix ans, et il fréquente la classe de Cours moyen première année. Il est dans une situation d'échec scolaire important. Ses difficultés se manifestent surtout en français. "Bloqué" devant l'écrit, sa lecture reste laborieuse, son orthographe est à peine phonétique. La lecture reste pour lui un exercice purement scolaire. Frédéric lit souvent sans comprendre, et ne s'interroge pas sur le sens de ce qui est lu, manifestant un manque de curiosité intellectuelle important. Il se contente de ce qu'il a fait, sans s'inquiéter de la justesse de ses productions. Très instable, il ne reste pas en place.

      Son père s'est suicidé lorsque Frédéric était au Cours Préparatoire. Deux mois après, sa mère était hospitalisée pendant cinq mois, suite à un accident de voiture. "Frédéric n'en parle jamais", dit sa mère, lors d'un premier entretien. Celle-ci précise cependant qu'il est toujours inquiet pour elle, et qu'il a un besoin constant de se rassurer sur sa présence, vite angoissé lorsqu'elle n'est pas rentrée à la maison.

      La mère reconnaît qu'elle a "surprotégé" son fils, l'habillant encore, le couchant. Frédéric désire reprendre la ferme, plus tard, et il se débrouille bien, conduit le tracteur. "Il est dégourdi", dit la mère, en ce qui concerne les travaux de l'exploitation. La mère vient de se remarier, et les relations sont bonnes entre son nouveau compagnon et Frédéric, dit-elle. Le garçon accepte l'autorité de cet homme, qui apporte, selon la mère, un nouvel équilibre à la famille.

      Frédéric a une soeur d'un an plus âgée que lui, qui obtient de meilleurs résultats scolaires. La mère parle de la rivalité entre les deux enfants. La soeur, "un peu chipie" , dit-elle, se moque souvent de Frédéric.


2-1- Angoisse et difficultés à "se séparer".

      Le garçon exprime, sans doute, par son mouvement permanent, des difficultés importantes, dont le "blocage" devant l'écrit n'est qu'une des manifestations. Son angoisse se reporte à présent sur l'éventuelle disparition de cette mère. L'atteinte narcissique, liée à l'échec scolaire, l'atteinte de l'image et de l'estime de soi, sont renforcées par une situation de rivalité fraternelle, la présence et les paroles de cette soeur qui réussit mieux que lui à l'école.

      Frédéric semble rechercher, dans un fantasme de relation fusionnelle avec sa mère, la prolongation d'une relation symbiotique, se situant, par rapport aux soins maternels, comme un tout petit garçon qu'on lave, habille, couche. Cette mère se prête à cette relation, le "surprotégeant", tout en ayant conscience de l'inadaptation actuelle de ces soins par rapport à l'âge de son fils.

      Comment le garçon peut-il "se séparer" de sa mère, dans ce contexte d'une angoisse permanente à l'égard de celle-ci? Paradoxalement, il semble pouvoir tenir un rôle d'homme, lorsqu'il conduit le tracteur, et participe aux travaux de la ferme. L'arrivée de ce nouveau mari de la mère, tenant le rôle de père, pourra-t-elle l'aider à trouver sa place, l'aider à élaborer une situation oedipienne dans laquelle il semble encore englué, l'aider à trouver une place compatible avec celle d'un garçon de dix ans?


2-2- Des règles évolutives, en ce qui concerne l'organisation des séances.

      Une aide à l'enfant à se construire un "cadre interne". "Contrat narcissique". Castration symbolique par un cadre limitatif et structurant.

      Il m'a semblé qu'une grande autonomie au niveau de l'organisation des séances de rééducation, livrait trop Frédéric à son angoisse, et qu'il n'était pas prêt à l'assumer. Il passait d'une activité à l'autre, abandonnant aussitôt que commencé, dès qu'une difficulté quelconque survenait. Face à son instabilité, à sa difficulté à rester sur une quelconque activité, pourtant choisie par lui, j'ai posé des exigences de cadre très strictes, en ce qui concerne les règles d'organisation des activités dans le temps des séances. Ce fut, par exemple, la limitation du nombre d'activités dans une même rencontre. Je lui ai demandé de fixer, en début de séance, un objectif par rapport à son activité, l'aidant parfois à formuler cet objectif, afin qu'il soit réalisable pour lui. Face à cette exigence, Frédéric se montre plus attentif, et réussit mieux ce qu'il a entrepris. Il est alors satisfait de son succès, et très fier de lui. Il est ravi de ses petits progrès, et parle, lors de nos rencontres, de ses réussites en classe, si minimes soient-elles.

      Il semblerait que cette position de la rééducatrice, l'ajustement des règles d'organisation des séances avec l'enfant, puisse correspondre au "contrat narcissique" décrit par Piera AULAGNIER (1975), que nos analyses nous ont conduite à préciser 662  . Il s'agit bien d'aller à la rencontre de l'enfant là où il en est, de lui faire confiance et de l'imaginer capable d'y arriver, et de lui proposer "un contrat" qui lui assure une reconnaissance de ses productions et de lui-même, dans des termes et des conditions qui lui permettent de s'y inscrire, d'y réussir, d'y trouver des bénéfices, et du plaisir.


2-3- Plaisir des premières réussites, au sein d'une relation "suffisamment bonne".

      Estime des autres, estime de soi, et revalorisation narcissique. Illusion et dépendance.

      Les premières réussites de Frédéric, qui lui apportent plaisir et fierté, sont nées de la création de "textes poétiques" à partir de photos choisies par lui. Il s'agissait de photographies du ciel, représentant des couchers et des levers de soleil. Frédéric invente, oralement, et très librement, son texte, et j'écris sous sa dictée. Je lui ai proposé cette activité, pour laquelle une liberté de choix lui était laissée (il pouvait refuser) puis je l'ai incité à poursuivre, lors des premiers découragements et désirs d'abandon. J'ai maintenu des exigences permanentes quant au respect des règles établies, tout en veillant à les ajuster à ses capacités, ayant pour objectif de le rendre lui-même plus exigeant vis à vis d'elles. Frédéric exprime dès lors, régulièrement, le désir de progresser, de mieux faire. Il me dicte des textes, après une recherche commune d'idées, et de certains mots. Le garçon est assuré de l'étayage de la rééducatrice, de son accompagnement.

      Cette "alliance" 663  , a semblé pouvoir apporter à Frédéric la satisfaction de besoins fondamentaux, par des signes de reconnaissance de sa personne, de ses réussites, "une estime" de la part de l'autre. Parallèlement, il pouvait entreprendre la (re)construction d'une estime de soi bien entamée  664  .

      La mère, rencontrée alors, rapporte que le maître, comme elle-même, a constaté des changements chez Frédéric, et tout particulièrement, des progrès en lecture et en orthographe. "Frédéric va beaucoup mieux" dit-elle  665  . Nous sommes au mois d'avril.

      Si Frédéric investit désormais positivement l'espace-temps rééducatif, il a semblé entrer, par la même occasion, dans une phase de dépendance à la rééducatrice, quant à son processus rééducatif, au sein d'une relation "suffisamment bonne".


2-4- Un "non-dit" qui semble empêcher Frédéric de penser.

      "Tout est langage".

      Des règles qui protègent l'enfant de l'intrusion intempestive des désirs de "guérir" du rééducateur.

      Cependant, Frédéric n'exprime rien de personnel, et semble "se fermer" dès que quelque chose de cet ordre pourrait être abordé. Il s'agite alors, change de sujet, fuit, reprenant ses anciens comportements. Capable, par moments, à présent, de se tenir sur une activité qui lui plaît, il arrive, certains jours, très agité, ne pouvant rien faire de suivi.

      Je pense alors que la parole fait peur à Frédéric. Trop de choses ne sont pas dites. Il me semble que son instabilité, sa difficulté à désirer connaître, sont liés à ce qui est noué chez le garçon. Ce qui a pu se construire, fait illusion, peut-être, reste "en surface", ne peut atteindre un remaniement suffisant de ses manières d'être au monde, pour qu'il s'y sente heureux, plus libre, pour qu'il accroisse ses capacités de penser. Comment libérer cette parole, ce non-dit? Est-ce la mort de son père? Est-ce l'accident de sa mère? La mort du père, dont il ne parle jamais, était peut-être devenu un traumatisme pour le garçon, si l'on se réfère à FREUD, parce qu'il avait été redoublé par l'accident de la mère? Frédéric semble tenir à ses symptômes, comme à une protection, et il les présente comme un bouclier qui pourrait empêcher que l'on touche à ce qui est derrière. Ce bouclier, il s'en sert lui-même pour éviter de penser.

      En mai, je rencontre le maître (à sa demande), en présence de la mère et de Frédéric, "pour faire le point". Frédéric est agité pendant tout l'entretien. Il n'intervient pas, et, au contraire, se détourne quand je m'adresse à lui, "bricole". "Je n'aime pas qu'on parle de moi", dit-il. Je renvoie que ce n'est pas DE lui que nous souhaiterions parler, mais AVEC lui. La mère intervient alors: - Il aime encore souvent jouer le bébé, à l'école, à la maison. A avoir perdu son père si jeune, il a tout reporté sur moi, et il est perdu sans moi. Mais je suis bien décidée à exiger plus de choses de lui à la maison, qu'il se débrouille plus tout seul. La mère évoque ensuite la rivalité fraternelle, que Frédéric conteste.

      Si la rééducatrice, ici, a rempli une fonction de tiers entre la famille et l'école, et de partenaire de la relation éducative, Frédéric s'est peut-être senti "objet" de qui on parle, et non sujet à qui l'on parle. Il semble surtout s'être réfugié dans cette position, qui lui évitait de trop s'impliquer dans cet échange. J'ai pensé qu'il avait peut-être eu peur de ce qui pouvait se dire. Il est cependant intervenu pour exprimer son désaccord, quant à la "jalousie" envers sa soeur, décrite par la mère. II nie la rivalité fraternelle, les relations avec sa soeur constituant, peut-être, un sujet moins "explosif", mais ne répond rien quant aux deux événements traumatisants de ses six ans, évoqués par sa mère. Il semble fuir et se réfugier dans le langage analogique de son agitation. Que veut dire Frédéric avec son corps, qu'il ne peut encore exprimer en parole? "Tout est langage", affirme Françoise DOLTO (1987).

      Comment aider Frédéric à "mettre des mots"? Je me pose ces questions face à lui, mais en même temps, je ne dois pas "y toucher", sans risques de détruire par une intervention trop intrusive, trop brutale, un équilibre défensif que je ressens comme très fragile, trop important pour le garçon. La règle d'interdit d'intervention dans la réalité, et de "non interprétation" me protège, quant à moi, de mes désirs trop pressants de vouloir faire avancer les choses, "pour le bien de l'enfant". Il faudra attendre que la confiance soit assez grande entre nous, que Frédéric chemine encore, peut-être, qu'un événement se produise, qui serve de déclencheur...Je prévois de proposer plus de contes, comme médiations rééducatives, comptant sur l'aide de l'imaginaire collectif et la rencontre de Frédéric avec l'expression de sentiments dans lesquels il pourrait reconnaître ceux qu'il enferme en lui.

      Un événement survient alors, qui permet une première ouverture à la parole.


2-5- Une attente angoissante. Une "brèche" dans le silence. "Crise".

      "Ma maman ne veut pas que j'en parle et que j'y pense." Il faut du temps pour qu'une parole émerge. Transfert. Assomption de l'implication subjective de Frédéric dans son processus rééducatif.

      Frédéric négocie ses horaires de séance, première étape d'un processus vers la responsabilité de soi-même et l'autonomie.

      Nous sommes début septembre (seconde année de rééducation). Frédéric recommence son Cours Moyen Première année. Nous attendons sa mère qui devrait arriver.

      Au bout d'un moment, Frédéric est très inquiet, car sa mère n'arrive pas. Il fait des allées et venues entre sa chaise et la fenêtre, guette, s'agite  666  .

      F- Et si elle avait eu un accident?...Est-ce que je serais prévenu?

      Je lui réponds que oui, on le lui dirait, puis je lui demande s'il peut parler de cette si grande peur.

      F: - Oui, j'y pense souvent et je me fais du souci pour ma maman, ...ou mon papa...

      J: - Ton papa?

      F: - Le papa que j'ai maintenant.

      Mon père qui est mort, j'y pense quelquefois, mais ma maman ne veut pas que j'y pense et que j'en parle, et moi, j'essaie, parce qu'autrement, j'y pense même en classe et je n'arrive plus à travailler.

      Je lui demande s'il sait comment il est mort.

      F: - Pas vraiment. Il l'a fait la nuit et moi j'étais là mais je suis parti le lendemain chez mon parrain.

      Je lui renvoie que peut-être il ne veut pas en parler à sa maman parce qu'il sait que cela lui ferait de la peine, mais que, si un jour, il a besoin d'en parler, il pourra le faire ici. Frédéric acquiesce.

      Il négocie alors l'heure de sa rééducation.

      F: - Ce serait possible que je vienne plutôt à 10 heures? Parce que suis meilleur en maths qu'en français, aussi je préférerais louper les maths que le français. J'ai plus de facilités à rattraper les maths après, que le français où je suis le plus faible.

      Il reprend:

      - Vous en avez combien des enfants, ici?

      Je lui demande la raison de cette question.

      F: - Oh, comme ça, pour savoir..

      C'est à l'occasion d'un moment dans lequel son angoisse remonte, le submerge, que le garçon peut verbaliser quelque chose de ce qui l'encombre, de ce qui "cause" son agitation, de sa difficulté à faire fonctionner sa pensée, de ce qui est "cause" de ses symptômes. Il m'a semblé que le moment était venu de faire des liens entre son angoisse actuelle et les souvenirs de la mort de son père, puis de l'accident de la mère. En même temps, Frédéric confirme qu'il ne doit pas parler, ni même penser. Sa mère le lui interdit, et lui-même a intériorisé cet interdit, tentant de "mettre un couvercle" sur ces souvenirs. Il "suffit" d'éviter de penser. Fermé à toutes les rencontres possibles avec l'imaginaire culturel, qui peuvent toujours se révéler dangereuses, fermé au sens, il ne peut plus apprendre, il ne peut comprendre ce qu'il lit. Son mouvement permanent est une tentative de s'empêcher de penser. D'où son impossibilité à apprendre, à laisser entrer dans sa tête ce que lui apportent les livres, le maître. Seulement, ces pensées, comme dans une marmite en ébullition, soulèvent par moments le couvercle, et surgissent, à l'improviste, de toutes façons, et de toutes les manières, débordent. Il y a nécessairement, à un moment ou à un autre, évacuation de la tension, et ce, d'autant plus qu'il n'y a pas sublimation  667  .

      Il faut noter qu'il a fallu longtemps pour que quelque chose puisse se dire, pour qu'une parole "véritable" émerge.

      La négociation de ses horaires (nous envisagerons ensemble les diverses possibilités) semble marquer le début d'une prise en charge de lui-même. Il ne se présente plus comme "un objet" qui subit ce qu'on lui impose ou propose. La négociation des horaires avec l'enfant, est souvent la première étape de cette évolution, dans une prise en charge de soi-même comme sujet responsable et autonome.

      Frédéric pose, à ce moment-là, une question sur les autres enfants "rééduquants". Nous avons constaté que cette question, la plupart du temps, indique le passage de l'enfant vers une étape décisive de son processus rééducatif, dans la mesure où elle signe son transfert sur le rééducateur et, dès lors, la possibilité d'exprimer ce qui appartient au monde privé et fantasmatique, et qui obstrue son entrée dans le monde social et scolaire.


2-6- Les résonances en soi, de l'imaginaire culturel.

      "Voler" les secrets des adultes.

      Fin septembre, Frédéric demande à refaire une poésie "comme l'année dernière". Et il ajoute: "En classe, je vote toujours pour en faire".

      Je lis ensuite le conte de "Jean de Fer" 668  . Frédéric écoute très attentivement, jusqu'au moment où la princesse arrache le foulard qui cache les cheveux du "prince-jardinier", alors que celui-ci ne voulait pas se faire reconnaître. Elle dévoile alors son secret. Frédéric s'agite alors, va chercher de la pâte à modeler. Je lui demande s'il est fatigué, et s'il souhaite que nous continuions l'histoire lors de la séance suivante. "Non, on continue", dit-il.

      Ce foulard arraché correspond-il, dans son imaginaire, au secret qu'il voudrait arracher à sa mère concernant la mort de son père? Il voudrait savoir, mais a peur de savoir, en même temps, ce secret d'adultes, pressentant sans doute qu'il le dépasse. Il semble bien que, comme le montre Bruno BETTELHEIM par exemple, le conte "parle" à l'imaginaire de l'enfant, et, d'une manière détournée, lui parle de lui. L'enfant peut y retrouver, exprimés, élaborés, des sentiments et des désirs refoulés, enfouis en lui.

      Lors de la séance suivante, Frédéric évoque cette histoire. Je l'invite à redire ce dont il se souvient. Il se remémore tous les détails, sauf un. Il s'agit de l'épisode de la clef volée par le garçon sous l'oreiller de la mère, clef qui va ouvrir la cage de "Jean de Fer". Lorsque je le lui fais remarquer, il répond: "Ah oui, j'ai oublié!"

      Nous parlons alors, en lien avec l'histoire, des épreuves inévitables qu'un garçon doit dépasser pour "devenir grand". Frédéric se remémore la mort de ses chiens, ou son inquiétude quand ils ont été blessés. La mort des chiens le conduit à reparler de la mort de son père.- "Je ne me rappelle pas de lui, j'avais six ans, mais il y a des photos. Ma maman veut bien que je les regarde, mais moi j'y tiens pas....ce qui m'embête surtout, c'est que je ne sais pas pourquoi il s'est suicidé. Ma maman non plus. Je le lui ai demandé. Ou elle le sait pas, ou elle ne veut pas me le dire. Mon pépé et ma mémé non plus ne savent pas.

      Je tente de lui dire que les adultes n'ont pas toujours les réponses à ces questions-là, que ce n'est pas facile à accepter, mais qu'il y a des questions sans réponses. Son père lui-même, peut-être, ne savait pas exactement lui-même. Souvent, les gens qui se suicident sont malades dans leur tête, ils ne sont pas vraiment eux-mêmes, au moment où ils se suppriment.

      Frédéric demande à ce que je lui raconte à nouveau l'histoire, et veut l'écrire. Je lui conseille de se limiter à un passage du conte, de son choix.

      Est-ce fortuit de sa part, d'avoir "oublié", deux épisodes dans lesquels il était question de secrets, et, de plus, dans un de ceux-ci, d'une clef secrète volée à la mère?. La mère de Frédéric détient peut-être le secret de la mort de son père? J'avais proposé ce conte à Frédéric, parce qu'il met en scène la victoire de la vie sur la mort, et les nécessaires épreuves d'un garçon pour atteindre la maturité. De nombreux symboles y figurent, dont ceux, justement, concernant les secrets dévoilés. Le fait que le garçon se souvienne très bien de l'histoire, excepté des deux péripéties qui concernent le secret, montre qu'il a bien "entendu" les messages de ce conte. Il semble qu'à partir du moment où nous avons pu parler de cette mort du père une première fois, et bien qu'il soit toujours sur la défensive, Frédéric puisse à présent aborder le sujet, et verbaliser son angoisse, et surtout son ambivalence: savoir et ne pas savoir. Sa mère "savait-elle" des choses qu'elle refusait de lui dire? Il y avait cet interdit de parole avec elle, à ce sujet, qu'elle avait en quelque sorte posé, et qu'il s'était lui-même donné. Même s'il lui était arrivé de la questionner, il ne le faisait plus. Le renvoyer à lui-même, à sa maturité, à l'acceptation possible de questions qui restent sans réponses, c'était évoquer toutes les énigmes qui ne trouvent pas de réponses, les points de butée, les limites de la connaissance de toute personne humaine, limites à laquelle la rééducatrice se trouve confrontée, elle aussi.

      Je m'interrogeais sur la manière de parler à la mère à propos de ce tabou de parole entre elle et son fils, comment l'inciter à lever celui-ci, sans dévoiler les propos de Frédéric en séance. Par le cadre rééducatif posé, je m'étais engagée auprès de celui-ci à la discrétion vis à vis de ce qu'il faisait ou disait en rééducation. Il était préférable, pensais-je, que ce soit elle qui rompe ce silence, puisque c'est elle qui avait fermé la parole. Comment remplir la fonction de tiers entre l'enfant et la famille, sans trahir l'enfant, sans dévoiler ce qui se jouait pour lui dans l'espace-temps rééducatif?


2-7- Les puzzles. "Tâtonnement expérimental" à la recherche de soi.

      Conduites et positions "régressives".

      Affirmation du besoin de maîtrise sur sa propre vie.

      "Le tiers" peut exister dans la relation.

      Le "blocage" vis à vis de l'écrit semble dépassé.

      La mère demande justement à me rencontrer. Elle est seule. Avec toutes les précautions possibles, j'évoque avec elle le questionnement possible de Frédéric à propos de la mort de son père, je lui demande si cela se produit, où en sont les choses. Elle décrit son fils comme "écorché vif" et rapporte que, justement, (nous sommes le 12 octobre), elle se demandait comment allait se passer le premier novembre avec Frédéric et sa soeur, qu'elle n'avait jamais encore, emmenés au cimetière. Elle admet que son fils "rentre tout" et tente de la protéger, sans doute:- Moi, je dis ce que j'ai à dire, mais pas lui, c'est vrai, il "rentre" beaucoup et il ne veut pas me faire de peine, c'est vrai. Sa maman, c'est tout pour lui. Elle se déclare décidée à aborder le sujet avec Frédéric, "dès que l'occasion se présentera".

      Le fait d'avoir eu cet entretien hors de la présence de Frédéric avait l'avantage, me semble-t-il, de laisser la mère libre de faire cette ouverture à son fils, et au moment le plus propice, selon elle.

      En séance, Frédéric se lance dans les puzzles, et il me demande d'en faire un avec lui. Il est très intéressé, actif, et réussit bien. Il m'apporte, à la même époque, un dessin de vendanges, qu'il a manifestement mis beaucoup de temps à réaliser chez lui. "Il faut être patient pour faire des dessins...et moi je suis pas patient", souligne-t-il. Il avait d'ailleurs annoncé la préparation de ce dessin une ou deux séances auparavant. Frédéric est très fier du résultat. Il est vrai que son dessin est très élaboré, très minutieux, et coloré.

      Si nous analysons où en est Frédéric de son processus rééducatif, nous constatons qu'il aborde l'échange, la création commune dans un plaisir partagé. Ce n'est pas rien, au niveau symbolique, un puzzle! N'est-ce pas celui que nous tentons de réaliser ensemble pour "recoller" les morceaux de sa vie? Frédéric commence à organiser son temps de séance. Il est manifestement plus à l'aise, et éprouve du plaisir à prendre en mains ses activités. Le don de son dessin, dont il souligne l'investissement et l'importance des efforts, s'inscrit dans un échange symbolique. C'est en quelque sorte un "paiement symbolique", de mon travail avec lui, fait de sa propre initiative. Le travail de valorisation et de restauration du Moi se poursuit.

      Nous sommes à la mi-novembre. La mère, entrevue à peine, m'a simplement dit qu'elle n'a pu parler à son fils. Suit une période pendant laquelle Frédéric fait à nouveau "n'importe quoi". Il ne respecte plus les règles de séance admises jusque là. Il semble dans une phase "régressive". Cependant, des thèmes phalliques émergent. Il modèle "un chien" et m'annonce:- Faut pas regarder! Vous allez rigoler...j'en suis sûr...ou vous allez pleurer, mais ce sera ma faute...tant pis! regardez, il fait pipi!

      L'expression pulsionnelle domine, comme pour un dernier "baroud d'honneur", avant de pouvoir être assagie. N'est-ce pas, également, pour Frédéric, à partir de thèmes nettement phalliques, affirmer son besoin de maîtrise, son besoin d'emprise sur le monde et sur lui-même? N'est-ce pas affirmer qu'il ne veut plus être "un jouet" qu'on lave, habille et couche, mais un sujet qui se "prend en mains", responsable des rires ou des pleurs de l'autre, responsable de sa propre vie? "Tant pis si vous pleurez", dit-il à travers moi, dans le transfert, à sa mère.

      Frédéric racontera qu'il a lu un livre: "un chien qui cherchait un ami". Il veut écrire un texte. Il demandera à écrire d'autres textes au cours des séances suivantes.

      Même s'il éprouve toujours des difficultés réelles de réalisation de l'écrit, le "blocage" semble levé. Désormais il demande à écrire, de plus en plus souvent. Il prend de plus en plus conscience de lui-même, de ses difficultés, mais également de ses réussites.


2-8- Des mots ont manqué. L'imaginaire comme espace de recours.

      Je raconte à Frédéric le conte "Billy et son taureau"  669  . Frédéric est très attentif au cours de cette histoire. Il semble captivé, et ne fait exceptionnellement rien de ses mains pendant ce temps. Frédéric dit que "cela va mieux en classe" pour lui, à présent. Nous parlons de ce qui peut empêcher de bien travailler à l'école.

      F: - Moi, ça a été la mort de mon papa...et puis surtout l'accident de ma maman; ça, ça m'a beaucoup inquiété et ça m'a empêché de travailler. J'y pensais tout le temps et j'avais peur qu'elle reste paralysée. C'était ma mémé qui me gardait et elle ne me disait pas...

      J:- Tu avais vu ta maman?

      F: - Oui, mais je savais pas bien, aussi je me faisais toujours du souci et maintenant ça m'inquiète toujours.

      J: - Tu en as parlé avec ta maman?

      F: - Oui, il y a quelque temps...c'est elle qui en a parlé.

      J: - Et cela t'a fait du bien?

      F: - Oui, un peu. Mais je n'aime pas qu'on en parle...J'essaie de ne pas y penser...Mais c'est surtout l'accident de ma maman qui m'a tracassé...

      J: - Et cela, tu lui en as parlé, tu le lui as dit?

      F: - Non.

      Je lui renvoie qu'il peut toujours essayer de n'y plus penser, mais que ce n'est pas la même chose d'être obligé de tout garder dans sa tête jusqu'à ce que cela fasse mal, ou bien de pouvoir en parler si on en a besoin...

      Ainsi, Frédéric, tout en déclarant qu'il "essaie de ne pas y penser", évoque de lui-même cette énigme de la mort de son père. Sa mère a donc dit quelque chose à ce sujet. Frédéric confirme cependant notre hypothèse que ce qui a fait traumatisme, c'est l'accident de la mère, et l'angoisse qui y était attachée. Je découvre ainsi un autre "non-dit": celui qui concernait une paralysie éventuelle de la mère. C'était peut-être une autre question à laquelle les adultes ne pouvaient pas apporter de réponse immédiate? Il semblerait que, quoi qu'il en soit, beaucoup de mots ont manqué pour l'enfant, autour de ces événements dramatiques, et que, de ce fait, il n'a pas pu les élaborer. D'où la seule solution, inefficace, qu'il a tenté de mettre en place pour se défendre de l'angoisse: tenter de les refouler. C'est ce qu'il explique à sa manière aujourd'hui. Ses symptômes: agitation et instabilité psychomotrice, étaient les effets, les décharges motrices, de ce qui avait échappé au refoulement, et qui n'avait pu être sublimé dans des apprentissages, par exemple.

      Lors de la rencontre suivante, Frédéric me demandera si l'on a terminé de raconter l'histoire : "Billy et son taureau". Il sera capable de tout raconter en détail, sauf un: le garçon doit se tailler une ceinture dans la peau de son ami le taureau, quand celui-ci est mort, pour devenir très fort. Il me demande alors de lui raconter à nouveau l'histoire, et il veut que je lui écrive le titre du livre sur un papier: il veut l'acheter. Frédéric, pendant ma lecture, se promène dans la pièce, mais écoute. Il paraît très touché, comme à la première lecture, par la mort du taureau.

      Ce conte semble avoir eu des résonances dans l'imaginaire de Frédéric, et lui avoir apporté quelque chose, puisqu'il souhaite l'entendre à nouveau et même le conserver, "en achetant le livre".


2-9- "Re-construction" de soi.

      Lors de notre première rencontre du mois de janvier, Frédéric arrive et me demande de faire des propositions pour sa séance de ce jour-là: - Décidez un peu, vous! dit-il.

      Comme je n'obtempère pas, il décidera de recopier un texte écrit la semaine précédente "parce que l'autre jour j'avais tout "grabouillé". C'était pas beau. On la recopie en couleur comme nos poésies...Si on n'a pas le temps de tout faire, on pourra en copier un peu à chaque fois..."

      Je remarque à quel point:

  1. Il peut se prendre en charge, faire preuve d'initiative et d'autonomie;
  2. Il devient exigeant sur ses productions; il peut faire preuve d'autocritique vis-à-vis de lui-même;
  3. Il peut estimer d'une manière plus juste ses capacités;
  4. Il peut organiser, gérer son temps de séance.

2-10- "Il pensait tout ailleurs qu'à l'école". Reconnaissance par les partenaires, de la libre circulation de la parole, comme de la possibilité d'expression des sentiments. Frédéric se "re-trouve".

      Fin janvier, un entretien réunit alors la mère, Frédéric et la rééducatrice  670  . Frédéric et sa mère ont rencontré le psychologue en vue d'une orientation dans une section agricole de collège. La pension est inévitable, vu l'éloignement. La mère pense que la séparation du frère et de la soeur, qui ont des relations difficiles, sera bénéfique. Elle a un regard positif sur son fils: - Je dis, question d'être bête, il a failli... Je remarque qu'il a vachement mis un bon coup depuis que vous vous en occupez... (sic).

      J'évoque le fait que Frédéric avait trop de choses à résoudre dans sa pensée pour pouvoir être disponible pour bien travailler en classe. Ce à quoi la mère répond:- Il avait pas la tête à l'école. Il pensait tout ailleurs qu'à l'école.

      J: - ça lui a fait perdre un peu de temps. Il avait d'autres choses à régler avant de pouvoir apprendre. Frédéric m'a dit que vous aviez pu parler ensemble de tout ce qui le préoccupait...

      La M: - Voilà. (Elle regarde son fils). Oui, maintenant il a dit que c'était fini et on n'en parlait plus à personne. Il a dit maintenant tu as un autre mari...

      (Frédéric se cache le visage dans la jupe de sa mère)

      J: - Tu te caches...Cela te gêne encore tant que cela d'en parler?

      F: - Non... Frédéric relève le visage, avec un sourire épanoui...Non...

      J: - Il y une différence très importante entre ne pas pouvoir parler de quelque chose parce que c'est interdit, et ne pas en parler parce que l'on n'a pas besoin d'en parler...Tu sais que ta maman, maintenant, est heureuse, et peut en parler si tu en as besoin. Tu sais que tu peux lui en parler sans lui faire de mal..

      La mère confirme mes paroles à son fils.

      Elle évoque ensuite à nouveau son propre accident qui a beaucoup perturbé Frédéric et qui est encore une source d'angoisses pour lui.

      J: - Ton inquiétude est restée et tu as peur pour tous ceux que tu aimes.

      Frédéric raconte alors qu'il a guetté le bruit du tracteur, la veille, parce que son "père" n'était pas rentré à la nuit.

      J: - Cela peut te faire du bien de dire: "Je me suis inquiété pour vous"

      La M: - Oui, maintenant, il le dit.

      Peut-on prévoir une date pour l'arrêt de la rééducation? A la surprise de sa mère, Frédéric répond alors:- C'est important, il faut que je réfléchisse. J'en parlerai avec ma maman; ça va la semaine prochaine, pour la réponse?

      J'approuve sa démarche qui me convient tout à fait.

      La mère, avec un regard positif sur son fils, évalue le travail rééducatif. Les autres partenaires de la relation rééducative, en renvoyant ainsi ce qu'ils perçoivent de l'évolution de l'enfant, pratiquent une évaluation externe des effets du processus rééducatif. Cette image, l'enfant la reçoit, et il peut se conforter par rapport au besoin fondamental de reconnaissance de soi par les autres, et d'estime des autres. Par cette voie, son estime de lui-même peut se consolider.

      En se cachant le visage, Frédéric semblait retrouver, dans un premier temps, une réaction de fuite devant la parole, qui était la sienne jusque-là. Mais la situation a évolué, la parole a pu circuler à nouveau, et une impression de soulagement se dégage, manifestée par son sourire épanoui. Le "voilà" de la mère, ponctue mes paroles et les confirme en même temps à l'intention de son fils, tout en le regardant. Ce "voilà" entérine la libre circulation de la parole. Dans le même temps, la mère confirme que Frédéric a accepté le beau-père, la place de celui-ci auprès d'elle.

      Cet entretien n'avait pas pour objectif de libérer une parole qui s'était déjà dite, mais de la reconnaître comme libre, comme de reconnaître l'importance des sentiments exprimés: peurs devant la mort, devant les accidents. Il s'agissait de pouvoir dire simplement: il y a des ressentis, des sentiments qui existent, il est bon de les reconnaître, de pouvoir se les dire, de les regarder en face pour les accepter et avoir une possibilité d'action sur eux, plutôt que de se cacher la face, serait-ce " dans la jupe de sa mère" ...

      Frédéric semble avoir beaucoup évolué, parce qu'à présent il peut affronter ses ressentis, ses sentiments, comme des éprouvés qui lui appartiennent, alors qu'au début de nos rencontres, il ne pouvait même pas les évoquer. Il fuyait, et construisait des défenses rigides pour tenter de ne pas les voir. Il peut dire à présent: "J'ai eu peur, je me suis inquiété", comme sa mère le rapporte ici. Il se (re)trouve, comme une personne "totale".


2-11- En se (re)trouvant, l'enfant peut (ré)investir les apprentissages.

      Une relation symbolisée qui fait exister "l'objet tiers".

      La relation rééducative est devenue une relation triangulaire dont le troisième pôle peut être l'objet culturel, le conte, le texte écrit, l'apprentissage.

      Du "désir d'apprendre".

      Le comportement de Frédéric, par rapport aux apprentissages, a changé. Il s'intéresse aux choses, aux histoires, aux apprentissages. Même si des difficultés pratiques subsistent (orthographe), il n'est plus question de "blocage" devant l'écrit. Il exprime le désir d'écrire des textes, et les écrit. Il devient capable de se concentrer sur une tâche dont il évalue lui-même la réussite. Il s'intéresse aux histoires que je lui lis, ou bien, il les lit lui-même, et les comprend.

      Il est même décidé à se séparer de sa mère, pour aller en pension faire une formation agricole. Son autonomie est en bonne voie.

      A la relation "symbiotique" instaurée par le transfert, l'enfant a pu entrer dans une relation symbolisée grâce au cadre rééducatif et à la position symbolique du rééducateur, grâce également aux médiations qui sont venues "faire tiers" dans la relation. "L'objet tiers" existe. Cette place peut être tenue par l'objet culturel. Le "désir d'apprendre" devient possible.

      Nous proposons de représenter cette relation rééducative, dans cette période, par le schéma suivant:

      

Schéma : Quatrième étape du processus rééducatif: faire exister l'objet culturel

      Frédéric a décidé de continuer encore un peu. "Comme ça m'a fait du bien, ça va me faire encore du bien. j'ai pris ma décision, et puis ma maman était d'accord avec moi", dit-il en arrivant, à la séance suivante. Nous décidons d'un arrêt pour deux mois après, afin de consolider ses acquis. Nous allons pouvoir aborder la dernière étape du processus rééducatif, qui est celui de la séparation, du deuil de la relation. Frédéric a repris confiance en lui, et il sent qu'il peut affronter ses problèmes. Il décide d'objectifs pour son travail de classe. Pendant cette séance et la suite de la rééducation, Frédéric parlera, cette fois, de ses difficultés relationnelles avec sa soeur. Il anticipera d'une séance sur l'autre et organisera même un travail sur plusieurs rencontres. La rééducatrice devient témoin de ses progrès, une ressource, vis à vis de ses demandes d'aide, plus techniques, plus "culturellement scolaires".

      C'est sa mère qui vient le chercher, à la fin de cette séance:- Ma maman est déjà là? Elle est bien en avance! quelle heure est-il? Moins vingt? Alors tu me lis une histoire. Ma maman attendra bien un peu!


3- Une parole qui circule, au sein de l'école. Une collaboration opérante.

      Nous avons insisté sur la nécessaire inscription institutionnelle de la rééducation dans l'école. Sa position ""dedans-dehors" lui donne une place qui permet de remplir des fonctions spécifiques. Il arrive fréquemment que le rééducateur rencontre les parents, avec l'enseignant, à la demande de celui-ci, la plupart du temps, parce qu'une parole semble "bloquée", ou difficile, entre eux. Certains parents des enfants que nous rencontrons, ne sont pas à l'aise dans l'école. Nous ne développerons pas cet aspect de la fonction du rééducateur au sein de l'école. Cette intervention a des conséquences plus importantes vis à vis de ce qui peut se jouer ensuite entre le maître et son élève, que pour le processus rééducatif lui-même. Nous évoquerons rapidement, par contre, pour clore cette partie clinique, ce qu'implique la collaboration réussie entre l'enseignant et le rééducateur, à partir de l'exemple d'Ismène.

      Si Ismène a pu parvenir à l'endroit où elle est arrivée, en si peu de temps, (une année), c'est sans doute grâce au travail d'élaboration qu'elle a pu réaliser en rééducation. Mais c'est sans aucun doute également, grâce à une collaboration étroite et riche entre son enseignante et la rééducatrice. Celles-ci ont, en quelque sorte, constitué pour Ismène, un "couple éducatif" de référence, lui apportant des repères qu'elle a pu intérioriser et faire siens. L'appellation "couple éducatif" est caricaturale, bien sûr, et recouvre une réalité plus complexe. Si l'enseignante apportait et tentait de maintenir, pour la fillette, les règles du groupe, du social, dans sa dimension collective, comme un "père" attentif, elle a pu aussi l'écouter, la rassurer, contenir ses débordements incessants. Si la rééducatrice offrait, dans le cadre de rencontres singulières, une fonction contenante et conteneur des explosions pulsionnelles de la fillette, elle a également, en "mère suffisamment bonne", et en étayage sur le cadre rééducatif, posé des limites, des contraintes, aidé la fillette à respecter des règles et des limites. Elle a pu tenir sa place de partenaire symbolique, et l'a aidé à articuler les registres du réel, de l'imaginaire et du symbolique, dans la construction de "mythes individuels". La collaboration, opérante, a permis, peut-être, que le découragement ne soit pas de la partie, devant les stagnations ou les "reculs", de ce processus rééducatif de la fillette. L'ensemble de ce travail, en partenariat, a permis à Ismène, en fin de compte, de devenir une élève.


4- La fin d'un processus. Un nouveau départ.

      Il a été dit que, lorsque les choses se passent normalement, l'arrêt de la rééducation est prévu, parlé à l'avance, entre l'enfant et le rééducateur. Si c'est l'enfant qui décide, en fin de compte, de cet arrêt, parce qu'il considère qu'il n'a plus besoin de cette aide, il est toujours possible d'avoir l'avis du maître ou des parents, et d'en parler avec l'enfant. Lorsque l'arrêt est vraiment la fin d'un processus, et non pas un passage à l'acte de l'enfant (ou du rééducateur...), quelque chose de paradoxalement nostalgique et joyeux se joue alors. Nous avons relaté la manière dont Alain avait "offert plein de cadres à la rééducatrice, et une image". Nous clorons cette série de rencontres cliniques, avec quelques images de cet arrêt. Ce sera d'abord la restitution de la séance au cours de laquelle j'ai annoncé à Angélique mon changement de poste. Ce départ, pour elle, était compatible avec un arrêt normal de la rééducation. Nous parlerons de notre dernière rencontre avec Laury. Quatre dessins, réalisés par Laury, Catherine, Kevin et Mustapha, lors de cette dernière rencontre, viendront confirmer ce qui se joue, d'une manière générale, à ce moment-là.


4-1- "Un départ!"

      Angélique décide de construire un cerf volant, à partir d'une feuille de papier, qu'elle coupe en deux, en triangle, et me demande mon aide. Elle accroche une ficelle, puis décide de le décorer. Voici ce qu'elle raconte: La mer. On dirait que c'est loin. C'est le coucher du soleil. On dirait que c'est un bateau. Sur le bateau, il y a une dame, parce que j'arrive pas à faire les messieurs. Elle a les cheveux longs. Elle va où elle était avant, au bord de la mer. Elle a très chaud et elle transpire. Mais elle va pas se baigner parce qu'il y a des requins, et elle veut pas mourir. Quand elle va arriver, il faudra qu'elle saute, parce qu'il y a des piranhas au bord. Elle va se faire grignoter un bout du pied, la pauvre petite dame.

      Angélique demande à emporter son "cerf-volant".

      Ce dessin de départ "d'une dame" "pour retourner d'où elle vient", coïncide avec l'annonce de mon propre départ, et avec celui d'un arrêt de la rééducation, que nous venons d'évoquer ensemble. "La mer" est très loin. La prégnance du thème d'une relation mortifère à la mère, pendant une majeure partie de nos rencontres, peut inciter à faire ce rapprochement. La fillette est passée, désormais, à tout autre chose, et ce thème n'est plus dans ses préoccupations. Elle en est loin, elle-même. La dame peut partir, Angélique n'en a plus besoin. Cependant, son voyage, plein de dangers, montre qu'on ne part pas sans déclencher de l'agressivité chez l'autre. Elle y laissera même l'extrémité de son pied. On ne part pas sans rien laisser derrière soi, sans "emporter de la terre sous ses souliers", et sans perte. Mais le bateau est lui-même dessiné sur un cerf-volant, dans un symbolisme de départ redoublé. On peut remarquer qu'une ficelle retient quand même ce cerf-volant. C'est elle qui garde la ficelle, un lien, comme un cordon ombilical qui n'est pas complètement coupé encore. De plus, elle emporte, avec mon accord, son "cerf-volant", me laissant, comme un symbolon, moitié de poterie, la deuxième moitié du triangle.


4-2- Une "re-naissance"? Un nouveau départ.

      C'est notre dernière rencontre. Laury, dit qu'elle est triste, et me fait promettre de garder tous ses dessins. Elle me demande:- Tu connais: "Mon petit lapin a bien du chagrin"? Elle me montre des graines d'arbuste, conservées dans sa poche, puis évoque la naissance des bébés. Je lui propose ensuite de dessiner, avant de se quitter. Elle raconte, en dessinant: C'est ma maman. Je vais me faire dans son ventre. Elle est contente, la maman. Là, je suis née. Laury me demande ensuite d'écrire la phrase: "La naissance de Laury", qu'elle entoure d'une fleur.

      

      Benoît, avait également évoqué la question de la naissance, lors de notre dernière rencontre. On peut penser que, la fin d'un parcours fait ensemble, dans la mesure où cette fin a été annoncée, préparée, parlée, fait émerger des fantasmes de naissance, et, peut-être, de "re-naissance"? C'est la raison pour laquelle nous rapportons un dessin de Catherine 671  , réalisé dans les mêmes circonstances. Elle précise: "C'est la naissance d'une fleur". Le phylactère, attaché à la fleur, ne laisse aucun doute quant au processus d'identification, puisqu'elle inscrit elle-même: "Je m'appelle Catherine, j'ai huit ans"

      

      Le dernier dessin de l'enfant, dans le lieu rééducatif, représente très fréquemment également, un départ. Angélique a fait partir la rééducatrice. Les circonstances s'y prêtaient, puisque je partais, dans la réalité. La plupart du temps, dans la réalité, c'est l'enfant qui part, et c'est ce qu'il représente dans ce dessin. C'est ce qu'ont représenté respectivement Kevin et Mustapha, dont nous reproduisons les dessins, en page suivante. Mustapha s'est représenté, dans un avion, partant "en Grèce" avec un camarade de la même classe, "rééduquant" lui aussi. Sans doute avait-il associé l'arrêt de sa rééducation avec la fin probable de celle de Larbi, ce qui n'était pas le cas dans la réalité.

      

      

      


Conclusion.


L'espace rééducatif: un espace potentiel pour que la parole émerge et circule, un espace transitionnel, à mi-chemin entre la maison et la classe.

      L'espace rééducatif semble pouvoir jouer, au sein de l'école, la fonction d'un espace potentiel, pour que la parole circule entre les différents partenaires de la relation rééducative. Inscrite dans l'école, ni dedans, ni dehors, par rapport à la classe, lieu des apprentissages, cet espace peut occuper une place d'espace transitionnel, à mi-chemin entre la maison et l'école.

      Alex a pu entendre ce qui lui importait le plus d'entendre à ce moment-là, de la bouche de son père: que celui-ci l'aimait. Dans l'espace familial, que ce soit celui du père ou celui de la mère, il semble que ces mots n'avaient pu être dits, ou même suggérés.

      Frédéric a pu "poser" ce qui l'encombrait, et sa mère, suite à nos échanges à ce sujet, a pu oser ouvrir une brèche dans l'interdit de parole qui avait été plus ou moins explicitement posé entre eux, dans un souci de se protéger mutuellement. Frédéric a osé dire ses sentiments, ses angoisses. Il n'en a pas été détruit, et il n'a pas détruit sa mère.

      Les parents peuvent parfois écouter l'enseignant de leur enfant, dans un lieu plus "neutre" que la classe. Ils peuvent parfois parler, alors même que leurs propres souvenirs scolaires les met en position de difficulté vis à vis de l'école.

      La collaboration entre l'enseignant et le rééducateur leur permettent, à tous deux, de mieux assumer une tâche souvent difficile, souvent angoissante, celle de la confrontation avec les préoccupations des enfants en difficulté, et les manifestations de ces préoccupations.


Un tableau de synthèse.

      Nous proposons, en page suivante, et en un tableau de synthèse, les différentes étapes du processus rééducatif de Frédéric, en respectant les mêmes entrées que pour les autres tableaux: les propositions rééducatives de l'adulte, et les effets de ces propositions sur le processus rééducatif de l'enfant. Puis, à un deuxième niveau, intriqué au premier, les effets de ce processus sur le développement de l'enfant.

      Quelles sont les différentes étapes du processus rééducatif de Frédéric? Quelles sont celle de son développement?

  1. Nous avons noté que, pendant une première période, rien ne semblait vraiment changer, bien que Frédéric réalise des acquis. Il nous semblait alors que les acquis restaient "en surface".
  2. Un événement est venu faire rupture, provoquer une brèche, un écart dans cette relation trop "lisse" et sans profondeur. L'angoisse a émergé, et avec elle, des sentiments, des affects, des désirs, "interdits". Des mots ont pu être dits, "inter-dits".
  3. Si une crise en a émergé, elle a inauguré une période de tâtonnement à la recherche de soi-même. La pensée du garçon pouvait alors accueillir des émotions, des sentiments venus d'ailleurs, et en particulier, de l'imaginaire culturel des contes. Un mouvement dialectique pouvait s'instaurer entre cet imaginaire culturel et l'imaginaire "privé" du garçon, qui pouvait désormais prendre forme, et s'exprimer, sous une forme acceptable et communicable.
  4. Frédéric a pu, dès lors, aborder une quatrième période: celle de la reconstruction de lui-même, celle de la construction de ses capacités à apprendre. L'objet tiers pouvait exister, l'objet culturel pouvait y prendre place, et ouvrir vers les apprentissages de la classe.
  5. La séparation, le travail de deuil de la relation rééducative, peut s'élaborer à son tour, pour préparer l'arrêt de la rééducation.

      
Tableau de synthèse : Ce qui semble "avoir été rééducatif" pour Frédéric...
"Effets" sur le processus rééducatif de l'enfant, et effets du processus sur le développement de cet enfant. Propositions qui semblent avoir été "rééducatives"
1- PERIODE D'ILLUSION ET DE DEPENDANCE.
Premières réussites. Eprouvés de plaisir. Revalorisation narcissique. Reconstruction de l'estime de soi.

2- "BRECHE" DANS LE SILENCE. CRISE.
Emergence de l'angoisse.
Transfert;
Implication subjective;

3- TATONNEMENT EXPERIMENTAL, A LA RECHERCHE DE SOI.
Premières prises en charge de soi-même.
Résonances en soi de l'imaginaire culturel. L'enfant y retrouve, exprimés, des sentiments et des désirs enfouis, refoulés.
Conduites et postures "régressives"
Expression pulsionnelle.
Affirmation du besoin de maîtrise sur sa propre vie.
La rééducatrice comme partenaire symbolique.
La rééducatrice comme tiers.
L'espace rééducatif comme espace potentiel, espace transitionnel.
Le tiers
peut exister dans la relation.
Revalorisation et restauration du Moi.
Déblocage par rapport à l'écrit.
L'imaginaire comme espace de recours.

4- "RE-CONSTRUCTION" DE SOI. L'enfant se "RE-TROUVE".
Initiative, autonomie. Organise, gère, son temps de séance. Anticipe.
Autocritique et exigence vis à vis de soi-même.
auto-estimation de ses capacités: valorisation, restauration du Moi.
Il reconnaît ses affects, ses émotions, ses angoisses et ses désirs. Il peut les exprimer.
L'objet tiers peut devenir l'objet culturel, et l'enfant peut réinvestir les apprentissages.
Désir d'apprendre.

5- LA SEPARATION est possible.
Travail du deuil de la relation rééducative.
ETAYAGE

Rééducatrice comme témoin, comme adresse des productions de l'enfant.
Evolution des règles de séance.
Aide à l'enfant à se construire "un cadre interne".
Castrations symboliques par un cadre limitatif et structurant.
Position symbolique de la rééducatrice.
"Contrat narcissique". Alliance

Liberté de choix des médiations.
Proposition d'activités adaptées aux possibilités de l'enfant, invitation, incitation, encouragement.
Limitation du "désir de guérir" de la rééducatrice.
Propositions liées à l'imaginaire culturel.
Contrat de confiance.
Reconnaissance de la personne de l'enfant, de ses réussites.

L'espace rééducatif comme LIEU TIERS.

La rééducatrice comme tiers, entre la famille et l'école.
La rééducatrice comme témoin de la culture, comme ressource.

      Nous n'aurons pas abordé tous les aspects de la rééducation, ni tous ses registres. Il nous apparaît cependant que nous possédons suffisamment d'éléments cliniques, étayés sur une théorie de référence, pour pouvoir répondre aux questions qui ont guidé la troisième partie de cette recherche.

"...le sujet humain n'est de part en part que le récit qu'il "se fait", qu'il se raconte et qu'il devient."
BELLEMIN-NOËL (1995, p. 12).


Conclusion de la troisième partie.

      Afin de répondre à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?", il était nécessaire de connaître ce que l'adulte propose à cet enfant "en difficulté normale" à l'école. Nous avons insisté sur l'urgence, aujourd'hui, pour le rééducateur, d'être capable de rendre compte d'une praxis rééducative, d'argumenter du bien fondé, de la cohérence et de la pertinence de ses méthodes.


La cohérence d'une praxis qui situe la rééducation dans un "entre-deux" entre pédagogie et soin, au sein même de l'école.

      L'ensemble des propositions rééducatives, est constitué par le résultat de la réflexion et des analyses des praticiens et des théoriciens de la rééducation. Nous avons pu mettre en évidence que des propositions consensuelles, communiquées et échangées à travers les revues et les rencontres professionnelles, se sont peu à peu dégagées, et que l'on pouvait tenter de les organiser en un ensemble cohérent, pour en rendre compte. Ces propositions organisent l'action rééducative et en anticipent les effets.

      Les analyses de notre deuxième partie nous ont permis de considérer que, pour répondre aux besoins d'un enfant englué dans son monde familial et dans des modes de relations symbiotiques et clos, la rééducation devait aider celui-ci à se séparer, à construire des capacités et des préalables, en amont des apprentissages. Nous avions conclu que cette intervention devait se situer pour cela dans un "entre-deux" entre pédagogie et soin, à l'intérieur de l'école.

      La question qui se posait alors, était: Comment définir les propositions rééducatives, par rapport aux autres interventions, dans l'école?

      Nous avons pu établir, par une démarche comparative, que la rééducation s'inscrit dans les finalités, les objectifs généraux et une éthique, qui peuvent guider toute action éducative. Ses objectifs spécifiques, que nous avons qualifiés de "psychopédagogiques", visent à aider l'enfant à dépasser ses difficultés, à le libérer des préoccupations qui l'engluent dans le monde familial, à se séparer de ce dernier, pour s'inscrire dans la collectivité scolaire, à retrouver de la souplesse et du plaisir dans le fonctionnement de sa pensée, à devenir élève. La parole et toutes les médiations qui favorisent les processus de symbolisation, sont privilégiées. L'engagement de l'enfant y est requis, médiatisé par le "contrat rééducatif", ou "transaction rééducative", qui est une ouverture vers une "alliance rééducative" rééducateur-enfant. Un cadre rééducatif, spécifique dans l'école, est la condition première pour qu'un processus rééducatif soit engagé et s'y déroule. La rééducation doit être inscrite symboliquement, et institutionnalisée avec les partenaires éducatifs.

      Nous nous sommes demandée si, d'une part, l'ensemble de ces propositions, pouvait s'organiser en une praxis cohérente, qui articulerait les trois pôles de toute praxis, et, d'autre part, s'il y avait une pertinence des propositions au regard des besoins de "l'enfant-rééduquant". Nous avions proposé 672  , un "modèle" rééducatif explicatif (2), construit à partir des informations données par le texte de la circulaire du 9 avril 1990, des premières données recueillies dans les "écrits rééducatifs", et des analyses concernant l'enfant auquel va être proposé une rééducation. Nous avons analysé les différentes composantes des propositions rééducatives, en les interrogeant à partir des besoins de l'enfant, ceux-ci ayant été mis en évidence par les analyses de notre deuxième partie. Nous pouvons affirmer que ces propositions constituent une praxis cohérente, qui semble, dans ses propositions, pertinente, au regard des objectifs assignés à l'intervention, et au regard de ce que nous connaissons des besoins de cet enfant auquel elles s'adressent. Il semble donc que puisse ainsi être vérifiée notre hypothèse de travail (6):

      Il est possible, actuellement, de définir une praxis rééducative cohérente.

      Cependant, seule la clinique avec les enfants, dans la mise en oeuvre de cette praxis, pouvait permettre d'en vérifier la pertinence.

      Nous avons proposé un troisième "modèle", issu des analyses du "réel rééducatif", constitué des principes et des méthodes rééducatives, articulant les diverses propositions rééducatives à l'enfant: "La praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant. "Modèle" explicatif de la rééducation. (3)" 673  . C'était un des objectifs que nous nous étions fixée. L'analyse des différentes composantes des propositions faites par le rééducateur à l'enfant, confirme une position qui, pour répondre aux besoins de cet enfant en difficulté à l'école, se situe résolument "entre-deux", c'est-à-dire entre pédagogie et soin, au sein même de l'école. Nous nous réservions de situer plus précisément, grâce à la clinique, les positions et les actes rééducatifs, au regard de ce que serait une intervention soignante.


"Qu'est-ce qui est rééducatif?"

      La tâche s'imposait de mettre à l'épreuve cette praxis, dans ses effets sur la résolution de ses difficultés, par l'enfant, et sur son accession à une fonction d'écolier et d'élève, afin de répondre à la question principale de la problématique de cette recherche: "Qu'est-ce qui est rééducatif?". Une démarche strictement clinique nous a conduite à rendre compte d'un nombre, variable, de rencontres avec seize enfants, au sein de l'espace rééducatif. Certains d'entre eux ont été seulement entrevus, le temps d'une courte "vignette clinique", et nous avons accompagné six enfants d'une manière prolongée, tout au long de leur processus rééducatif. Comme dans toute "méthode clinique", la théorie, dans ses références constituées, organisées, nous a donné des repères, des étayages, des éclairages, et a permis, peut-être, que nous comprenions un peu mieux ce qui se passait, ce que jouait l'enfant avec nous, au sein de nos rencontres. Nous nous sommes demandée, d'une manière systématique, si un lien existait entre ce qui pouvait être constaté, vu ou entendu, dans ce que jouait ou évoquait l'enfant en séance, et nos propositions. Dans un deuxième temps, nous avons cherché ce qui, du processus rééducatif lui-même, pouvait avoir un "effet" sur le développement psychomoteur, cognitif, affectif, relationnel, de cet enfant, sur son intérêt pour les objets culturels et pour les apprentissages de la classe. Les analyses de notre deuxième partie, qui nous avaient permis de repérer les préalables nécessaires à l'enfant pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages, nous ont été des outils indispensables, dans cette compréhension et ce repérage. Nos questions, qui sont celles de tout rééducateur dans l'après-coup des séances, ont été: "Qu'est-ce qui s'est passé?" "Quel sens cela peut-il avoir?" "Est-il possible de faire un lien entre une proposition particulière, et tel comportement, telle attitude, telle production?" "Qu'est-ce qui se noue, se dénoue? se construit? se reconstruit?"

      C'est par l'analyse de l'ensemble, ou de moments du parcours rééducatif de ces enfants, que nous avons repéré ce qui avait pu être rééducatif pour chacun d'eux. Il est possible de vérifier que chaque parcours rééducatif est singulier, spécifique. Nous avons tenté, cependant, en reprenant l'ensemble de ces "moments rééducatifs", et à l'aide des tableaux de synthèse élaborés au fur et à mesure des études cliniques, d'en dégager des grandes lignes, des constantes. C'est ce que nous proposons sous la forme d'un quatrième "modèle rééducatif" qui a comme objectif d'aider à la compréhension de ce qui se passe. Ce modèle peut donc se définir comme "interprétatif" du processus rééducatif et de "ses effets".

      

Schéma : "Modèle" (4) de la rééducation. "Qu'est-ce qui est rééducatif ? "

      Les propositions faites à l'enfant, sont-elles pertinentes? Quels sont leurs effets? La praxis rééducative, ainsi conçue, atteint-elle ses objectifs, est-elle valide?


Comment rendre compte des effets de la rééducation? La question de l'évaluation: un paradigme probabiliste.

      Des constats peuvent être faits: il y a bien évolution du processus rééducatif. L'enfant semble "avoir changé de place" par rapport à ses symptômes, et dans le meilleur des cas, une dynamique le pousse à s'inscrire dans les apprentissages. Celle-ci se manifeste par l'intérêt, nouveau, qu'il porte aux activités de la classe. (Il est bien entendu que nous nous plaçons ici, dans le cas où il y a bien eu évolution).

      Avoir défini les objectifs de son action, avoir clarifié un certain nombre d'indicateurs du désir d'apprendre chez l'enfant, de son intérêt porté aux activités scolaires, de sa capacité à nouer des relations sociales symbolisées, donne au praticien des éléments de compréhension de ce qui se joue, et des repères, quant à l'évolution du processus rééducatif et de l'enfant lui-même. Le travail d'analyse dans "l'après-coup" des séances, seul ou en groupe de contrôle, permet au rééducateur de clarifier où il en est de sa relation avec l'enfant, et de son propre transfert.

      Un paradigme probabiliste, quant aux rapports entre une proposition et ses effets, est le seul valide ici. Il laisse une large place à l'incertitude. De nombreux facteurs interfèrent, et la situation rééducative ne présente pas les "conditions d'expérience" du laboratoire. Affirmer d'une façon certaine que telles causes ont produit tels effets, pourrait relever de désirs mégalomaniaques, ou de fantasmes de toute-puissance. Il nous faut par ailleurs différencier, ce qui pourrait être un lien direct entre une proposition de l'adulte et un effet chez l'enfant, dans une production ou élaboration faite en rééducation, de ce que l'enfant construit ensuite, à partir de cette même élaboration, et qu'il transfère, en classe.

      S'agit-il donc d'évaluation? Ne serait-il pas plus approprié de parler de "moyens de se donner des repères", des indicateurs, en ce qui concerne l'évolution du processus rééducatif, d'une part, et ce qui est relatif au développement de l'enfant, d'autre part? Quant à "l'enfant-rééduquant", si la responsabilité de sa construction lui est restituée, il devient de ce fait, maître de l'évaluation de son travail rééducatif. La position éthique, qui considère l'enfant comme un sujet, interdit au rééducateur de faire de l'enfant un sujet d'observation, d'évaluation.

      L'évaluation des "effets thérapeutiques", peut être réalisée par la constatation de la disparition de symptômes devenus inutiles. Celle des "effets pédagogiques" tient à l'intérêt que porte l'enfant envers les activités d'apprentissage de la classe. "L'évaluation externe", ou ce qui est souvent considéré comme tel, est le fait des parents, de l'enseignant, qui renvoient, par le changement de leur regard sur l'enfant, des messages qui le confortent dans son évolution, dans sa personne, dans ses productions. Nous avons eu l'occasion d'en noter les effets directs sur la restauration narcissique de l'enfant, lors de la restitution de nos rencontres cliniques.

      Il nous faut mettre en regard le Modèle "explicatif" de la rééducation (3), qui analysait les différents pôles de la praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant 674  , et le Modèle de la rééducation: "Qu'est-ce qui est rééducatif?" 675  , que nous sommes parvenus à dégager, à partir de "l'analyse des cas". Quelles constatations peut-on faire?  676  Il apparaît que:

      L'institutionnalisation de la rééducation avec les partenaires éducatifs, permet à l'espace rééducatif d'occuper une position "d'entre-deux" entre les problèmes de la maison et ceux de l'école, favorisant leur émergence, et leur élaboration. Elle permet au rééducateur de pouvoir tenir la fonction de tiers, qui, à la fois, sépare et relie, entre ces différents espaces de vie de l'enfant. Elle symbolise le changement de place du rééducateur par rapport à l'enseignant, tout en signifiant symboliquement la place des parents.

      L'inscription symbolique de l'espace rééducatif dans l'école, situe celui-ci en écart des contraintes et des exigences de la classe et du collectif, créant un effet de rupture propice à l'expression des préoccupations de l'enfant. Cette inscription, en créant des liens entre ces espaces et les partenaires éducatifs, est la condition pour que ne soient pas perdus de vue les objectifs de la rééducation: aider l'enfant à devenir un écolier et un élève, et pour que s'instaure une collaboration en partenariat, respectant des places et des fonctions différentes.

      Le cadre rééducatif, dont le rééducateur fait partie et dont il se porte garant, mis en place par l'adulte et proposé à l'enfant, offre à ce dernier, en se référant à du symbolique, la sécurité et la protection nécessaires à son expression. Sa fonction contenante, la fonction conteneur du rééducateur, les fonctions symbolique, limitative, différenciatrice, incitatrice et symboligène, du cadre, deviennent structurantes, lorsque l'enfant les intériorise. Celui-ci construit alors pour lui-même, un pare-excitation par rapport à l'expression de ses pulsions, un espace mental privé et un accompagnement interne, nécessaires pour se séparer de sa famille, nécessaires à son entrée dans la culture, dans la collectivité et les apprentissages.

      Le projet rééducatif , en proposant "une transaction rééducative" à l'enfant, dans "un détour" par rapport aux apprentissages et/ou aux symptômes, en offrant un espace de parole et de représentation, un "faire-semblant" sur une scène symbolique, inaugure cet écart avec l'espace de la classe. Les médiations offertes, supports de l'expression et de la parole de l'enfant, se situent nettement en rupture avec les médiations de la classe, centrées sur les apprentissages. En proposant une alliance avec un adulte, dans ce travail de représentation et de symbolisation, ce projet situe le rééducateur à une place radicalement "autre" de celle de l'enseignant. Lorsque l'enfant parvient à se saisir de ce projet, à le faire sien, il "fait alliance" et construit une aire de transitionnalité dans laquelle il élabore ses conflits et ses angoisses, espace potentiel dans lequel vont pouvoir se construire et devenir "opérants": l'objet transitionnel, le cadre, les différentes médiations et productions créées en commun, la parole échangée, l'imaginaire culturel que l'enfant s'approprie, comme objets tiers, prémices de l'objet culturel. Par son appropriation des ressources de l'inscription par l'écrit, par la découverte des ressources de l'imaginaire culturel, l'enfant fait porter son intérêt, vers le monde culturel. Ces constructions successives permettent que s'élaborent le désir d'apprendre de l'enfant.

      La modalité spécifique d'intervention, sous la forme d'une rencontre singulière avec l'enfant, régie par un cadre et un contrat spécifiques, favorise l'instauration des processus transférentiels. Elle permet à l'enfant d'exprimer et de représenter sans danger, sans effets sur la réalité, au sein d'une relation "suffisamment bonne", et sous forme de "mises en scènes" issues de ses fantasmes, des manifestations pulsionnelles, des angoisses et des désirs, non compatibles avec les contraintes et les règles de la vie collective. Elle lui permet de vivre des positions régressives, de répéter en les revivant, pour les élaborer, des émotions sur lesquelles il n'y a pas eu de mots, ou, quelquefois, pas d'images, de les partager et de mettre des mots. Elle permet ainsi à l'enfant de faire face au surgissement du réel du corps et des pulsions, en articulant imaginaire et symbolique, condition fondamentale pour pouvoir disposer de la richesse de ces trois registres. Elle favorise, de ce fait, par l'étayage apporté aux "capacités d'auto-réparation" de l'enfant, "l'ajustement des conduites émotionnelles, corporelles" 677  . Elle lui permet d'explorer, d'expérimenter et de construire, des places et des positions différentes, avec et sur l'adulte, dans la relation, de les élaborer, de les assumer, de dépasser des positions et des conduites inappropriées. Elle permet à l'enfant de réajuster, en les vivant avec et sur son rééducateur, ses modes de relation au monde, aux objets et à lui-même. Les conditions d'une rencontre singulière permettent à l'enfant de transformer en les élaborant symboliquement, des événements subits, incompréhensibles, sous la forme de "petites histoires" ou "mythes" qui prennent sens, qui se "re-construisent", s'organisent, en un récit 678  dans lequel il peut se retrouver, se repérer.

      La rencontre singulière est la condition d'une écoute individualisée de la part de l'adulte, au plus près des préoccupations de l'enfant, de ce qui l'encombre pour devenir un écolier et un élève. Elle permet que s'exercent les fonctions contenante et conteneur, du rééducateur. Elle est la condition d'un accompagnement par un ajustement des demandes de cet adulte, de ses invitations et de ses incitations, au plus près de ce que l'enfant est capable de faire, à un moment donné. Elle protège des pressions et des exigences inhérentes au groupe. Elle suscite le changement de place du rééducateur, par rapport au maître de la classe, aux parents, mais aussi à l'enfant, par le fait de lui restituer son savoir sur lui-même. Elle favorise, d'une manière privilégiée, la satisfaction des besoins fondamentaux de celui-ci 679  , dont fait partie la restauration de l'estime de soi. 680  Elle peut être support d'identifications secondaires. Elle permet à l'enfant de (re)construire les capacités préalables, le substrat nécessaire à son inscription dans la collectivité scolaire et les apprentissages  681  .

      Quelles informations complémentaires offre le "Modèle de la rééducation (4)"?

      Nous pouvons constater que c'est bien l'enfant qui fait SA rééducation, à son rythme. Le rééducateur contient, propose ses mots, invite, incite, stimule, encourage, pose des limites, accompagne, et témoigne de son propre engagement dans le symbolique et dans la culture. C'est l'enfant qui apporte les matériaux qu'il va répéter, puis reconstruire, au moment où cela lui est nécessaire. 682 

      L'analyse, même incomplète, du parcours rééducatif des enfants rencontrés ici dans cette troisième partie, par des recoupements entre ce que chacun d'eux a élaboré, nous permet de tenter de relever différentes phases, dans ce processus. Il est bien évident que, dans la réalité, les choses sont complexes et intriquées, moins clairement délimitées, et qu'une recherche de simplification, toujours nécessaire dans un exposé, et d'autant plus dans une synthèse qui se donne comme objectif de dégager un "modèle" général, ne peut que rendre compte d'une manière approximative, de chacun des processus singuliers, et le trahir. Le retour aux analyses des processus individuels des enfants, avec leurs parcours spécifiques, leurs avancées, leurs stagnations et leurs "retours en arrière", permet de mesurer l'écart entre la synthèse réalisée et chacun d'eux pris séparément. Nous tenterons cependant la gageure, ces réserves étant faites.


Un processus créatif.

  1. Il semble qu'une première période corresponde à l'instauration de la confiance de l'enfant dans le cadre et la relation rééducatives, dans une reconnaissance de la différence du lieu rééducatif, de la séparation de celui-ci, par rapport à ses autres lieux de vie. Le changement de place du rééducateur, son abandon d'une position de maîtrise sur le processus de l'enfant, invite celui-ci à "poser" ses problèmes, ses questions, sous différentes formes, et à expérimenter les médiations qui lui sont offertes, afin de se déterminer pour celles qui lui conviennent, globalement, le mieux. L'enfant place alors le rééducateur dans une position imaginaire, sur le modèle d'une relation duelle, symbiotique, à sa mère, relation dans laquelle il restaure un substrat narcissique "suffisamment bon".
  2. L'enfant fait l'expérience du principe de réalité, de l'altérité. Le rééducateur ne répond pas toujours, le cadre n'est pas "idéalement contenant". Un écart, une brèche, se produisent au sein de cette relation imaginaire. Un changement de place du rééducateur, permet qu'il y ait acte rééducatif.
  3. Une crise s'ensuit, au cours de laquelle le transfert s'instaure. Le rééducateur change de place, se décale, par rapport au transfert. L'enfant change de place à son tour dans la relation. Il prend la position d'un sujet inscrit dans une relation symbolique, et place le rééducateur dans une position de "Sujet-supposé-savoir". Le transfert favorise l'émergence, la réactualisation et la répétition de positions régressives, de manifestations pulsionnelles, de l'expression des fantasmes, des angoisses, des conflits internes non résolus. La rencontre de l'altérité, des limites, de la faille, engendre des vécus de castration, de dépression. "Il faut déprimer ensemble pour commencer à élaborer quelque chose ensemble", avance René DIATKINE.  683 
    Nous pourrions y reconnaître la "phase de désillusion", décrite par WINNICOTT, nommée encore période de crise, d'isolement, par René KAES(1979). Cette période est marquée par la rencontre des premières séparations, des déliaisons, des clivages, des atteintes narcissiques, du doute de soi-même et de la mise en doute du monde, du deuil des premières identifications. C'est une phase, éventuellement, de dépréciation et de dépression, qui marque une hésitation entre impuissance, perdition, fuite du conflit, évacuation, refoulement, ou son élaboration.
    En s'inscrivant dans une implication subjective par rapport à son processus rééducatif, l'enfant peut désormais "faire alliance" avec le rééducateur, pour surmonter la crise. L'adulte, d'abord témoin, adresse du jeu de l'enfant, est invité à partager ce jeu, à échanger.
  4. Une phase fondamentale de tâtonnement expérimental s'ouvre alors pour l'enfant. Un "espace potentiel" (WINNICOTT, 1971), d'échange et de création se constitue, ou "espace transitionnel...entre rupture et suture" (KAES, 1979, p. 2) "entre rupture et continuité" (id.), espace intermédiaire, "instance d'articulation de la différence" (ibid., p. 11), espace "trouvé-créé" (WINNICOTT, 1971). Dans une relation symbolisée, triangulaire, le troisième pôle peut être occupé par la médiation. Un objet tiers médiatise la relation. La parole fait exister l'absent, le maître, les parents, la fratrie ou les copains. Ce peuvent être également l'histoire lue ou inventée, le jeu symbolique, la trace. Au sein de la relation, l'enfant expérimente, reconstruit, réorganise, joue et rejoue ce qui le préoccupe. Il devient actif, et conquiert la responsabilité de ce qu'il vit et met en place, tout en s'inscrivant dans une recherche identitaire.
    Des positions "régressives" sont fréquentes. Elle peuvent être la manifestation de la mise en oeuvre par l'enfant de ses "processus d'auto-réparation". Les tensions pulsionnelles, l'angoisse, émergent. Cette période est souvent mouvementée, difficile. La pulsion s'y exprime, sous toutes ses formes, et d'une manière plus ou moins conflictuelle, désordonnée, avant de pouvoir être "assagie", et avant que son énergie puisse être utilisée autrement que par le symptôme.
    Pour constituer cette "troisième voie", ou voie intermédiaire, deux pôles s'affrontent: celui de la recherche d'un retour à l'identique, au "même", à l'illusion, à la fusion, à la confusion, et celui des désillusions apportées par la constatation de l'impossibilité d'un "Tout" comblant, qui répondrait à toutes les attentes, à tous les fantasmes. Ce que WINNICOTT (1971) nomme "la capacité à s'illusionner", correspond à l'acceptation progressive de la castration, du deuil de la toute puissance, de la prise de conscience de ses propres limites. Elle constitue, pour le sujet, sa capacité à créer du sens, dans une activité psychique de "re-liaison", entre image et parole, éprouvé, affect et sentiment, processus primaires et processus secondaires, entre les différents registres psychiques, entre son inconscient et son histoire, entre soi et le monde. Cette phase marque le passage du Moi Idéal à l'Idéal du Moi, de la fusion à la défusion, ou "séparation", de "l'illusion" à une "désillusion" acceptée, assumée.
    La représentation, les "mises en scènes" imaginaires se marquent des processus secondaires, du principe de réalité et du symbolique. C'est la remise en route des processus créatifs. Le support de la trace, de l'écrit du rééducateur puis de l'enfant, constituent une "mémoire" du processus rééducatif, et des repères pour l'enfant dans la construction de lui-même. L'enfant symbolise sa division de sujet, et les processus de séparation. Il évolue vers l'autonomie.
    Ces "tâtonnements" conduisent l'enfant à accepter les tensions nées de l'écart. Ils sont une "interrogation sur le lien certes, mais en traversant sa désillusion et sa déliaison, à travers sa réinvention." (KAES, 1979, V), "interrogation elle-même inventée, trouvée-créée, dirait WINNICOTT, dans le cadre d'une pratique."(id.). Il s'agit de retisser des liens rompus, mais des liens soumis aux lois symboliques. Ces tâtonnements comprennent une recherche d'identifications secondaires, d'intégrations choisies, de choix de modèles, souvent autres que les premiers modèles, en lien avec l'Idéal du Moi, c'est-à-dire en lien avec ce que l'on voudrait être, ce que l'on voudrait devenir, en accord avec le Surmoi, c'est à dire avec les valeurs morales et éthiques que l'on a choisies. Le rééducateur, qui va être mis peu à peu en position de "ressource", peut constituer un support identificatoire transitoire. Cette interrogation sur les liens correspond pour l'enfant à la phase d'élaboration de sa névrose infantile, processus normal mais délicat, laborieux, dont dépend la "normalité" de son psychisme ultérieur. Cette névrose représente la construction singulière dont le sujet ordonne son désir, en tenant compte du principe de réalité et de la castration, dans le dépassement du conflit oedipien, dépassement nécessaire à son entrée dans le monde culturel scolaire et à l'établissement de liens sociaux symbolisés, sur un fond d'altérité, de séparation.
    Une "troisième voie" se construit, ni en adhésion-fusion, ni en rupture radicale par rapport aux anciens modèles, mais suffisamment en écart, dans une articulation symbolisée de l'histoire du sujet avec le monde social et culturel dans lequel il doit se faire une place, s'intégrer. Le tâtonnement aboutit à la construction d'une identité séparée des premières identifications et des premières aliénations, à l'émergence d'un sujet , situé dans son désir, dégagé, "séparé" du désir de l'Autre, inscrit dans les lois humaines culturelles et sociales. (LACAN) . Le "JE" peut advenir (AULAGNIER, 1975), se construire, élaborer un "contrat narcissique" avec l'entourage et un "projet identificatoire" dans lequel se conjuguera le futur, conditions nécessaires pour s'inscrire culturellement et socialement.
    L'enfant "va mieux". Son imaginaire n'est plus éprouvé comme dangereux, et il s'enrichit des apports de l'imaginaire culturel. L'enfant élabore et dépasse ses préoccupations, en donnant du sens aux différents événements de sa vie, dans une histoire reconstruite, qui articule le réel, l'imaginaire et se soumet au fonctionnement du symbolique et des processus secondaires. L'inscription de cette histoire dans le temps, permet à l'enfant de se repérer, de s'y RE-TROUVER et de s'en distancier, favorisant ainsi les processus de sublimation et l'investissement dans le culturel.
  5. L'objet tiers de la relation rééducative, doit pouvoir, peu à peu, donner place à l'objet culturel partagé, et la relation doit pouvoir s'ouvrir sur l'extérieur.
    L'énergie libérée devient ainsi disponible pour pouvoir être investie dans les apprentissages. L'enfant a retrouvé le plaisir de faire fonctionner sa pensée, avec une souplesse indispensable aux apprentissages. Le plaisir né d'une prise de pouvoir sur les événements de son histoire, parce qu'ils sont mieux compris, le plaisir éprouvé à mieux se comprendre, à maîtriser ses pulsions, à se sentir responsable de leur expression, à mieux se situer dans la relation aux autres, aux objets et à soi-même, ont comme conséquence une estime de soi et une reprise de la confiance en soi nécessaires pour affronter les obstacles inévitables que présente tout apprentissage. L'enfant se (re)trouve dans une identité d'enfant-écolier- élève.

      Nous pouvons remarquer que les différentes périodes que traverse l'enfant dans son processus rééducatif, s'apparentent aux différentes phases d'un processus créatif, telles que WINNICOTT (1971), ou KAES et al.(1979) les ont décrites 684  . Nous y avons ajouté ici, une cinquième phase qui annonce la fin prochaine du processus rééducatif , parce qu'il n'est plus nécessaire. Cette dernière phase doit donc permettre l'élaboration de cette nouvelle séparation, et préparer le deuil de la relation. Au déroulement de ce processus rééducatif de l'enfant, processus créatif, correspond un étayage par l'adulte qui, en fin de rééducation, prévoit un désétayage progressif.


Une pratique rééducative transitoire et "trouvée-créée", "entre-deux".

      La pratique rééducative semble s'apparenter à une pratique transitionnelle selon la conceptualisation qu'en fait WINNICOTT (1971). Elle se donne comme objectif d'aider l'élève à dépasser les conflits qui l'habitent afin de pouvoir franchir le passage qui le mènera d'un statut d'enfant englué dans la maison familiale et aux questions qui s'y rattachent, au statut d'un élève qui apprend et d'un écolier inscrit dans la collectivité scolaire. La première qualification d'un espace transitionnel est son aspect transitoire: il est fait pour disparaître lorsqu'il n'est plus nécessaire. La deuxième qualification d'un espace-temps transitionnel est d'être "trouvé-créé". Le cadre rééducatif est déjà là, car proposé par le rééducateur, mais il n'existe vraiment pour l'enfant qu'au moment où il l'intériorise, donc, dans la mesure où il est à la fois "dedans et dehors", "entre-deux" et "trouvé-créé", support du processus rééducatif de l'enfant.

      Suite à nos analyses, nous avons avancé que la rééducation devait se situer, dans l'école, "entre pédagogie et soin". Si nous avons passé au crible d'une analyse systématique, les différentes dimensions qui font se rejoindre, et qui différencient, à l'intérieur de l'école, l'intervention rééducative des actions pédagogiques, nous nous sommes contentée de relever, au passage, lors de l'analyse des rencontres cliniques, certaines dimensions spécifiques qui différencient la rééducation, de l'action thérapeutique auprès de l'enfant. Il nous faut, dans une synthèse rapide, réunir ici, certaines de leurs ressemblances ou de leurs différences, afin de préciser la place de la rééducation dans l'école, et par rapport à l'enfant.

      La nécessaire clarification conceptuelle conduit à "poser la question en termes d'interdits à respecter dans le champ où on se situe, plutôt qu'en termes d'exclusives....car en dernier recours, c'est l'intervention pratique qui prime: la qualité du travail entrepris avec l'enfant pour qu'il sorte de ses difficultés." (LA MONNERAYE, 1991, p. 27). Penser la différence entre les deux champs en termes de coupure épistémologique, a l'avantage de faire considérer les effets de cette rupture.


Un "entre-deux" entre pédagogie et soin.


La souffrance psychique est l'objet de l'écoute du rééducateur, comme du thérapeute.

      Le rééducateur, comme le thérapeute, s'adresse à l'enfant comme à un sujet "en souffrance" et dans la mesure où il souffre. La souffrance psychique n'est pas le seul fait de la psychopathologie. Même si l'enfant n'est pas souvent demandeur de sa rééducation, et il ne l'est pas plus souvent d'une thérapie, on peut considérer que le fait de ne pas faire fonctionner sa pensée, de ne pas parvenir à ce qui est demandé par le maître, de ne pas parvenir à s'exprimer de manière à être entendu, de ne pas réussir à se faire des amis, de se sentir plus ou moins en marge, est de toutes façons une souffrance pour le sujet, même et surtout s'il n'a même pas les mots pour la dire.

      De la même manière qu'en thérapie, on peut considérer que tout ce qui se joue entre l'enfant et le rééducateur, que tout ce que fait ou dit l'enfant, dès lors que le processus rééducatif est enclenché, a valeur de parole, n'est pas fortuit, et prend sens à travers le transfert.

      La première différence à rappeler est que la thérapie est du domaine du soin alors que la rééducation considère que "nombre de difficultés auxquelles est confronté un enfant lors de la période des apprentissages se situent dans le champ du normal et ne relèvent pas de la pathologie. On apprend autant par échecs que par réussites." (De LA MONNERAYE, p. 26).

      La rééducation est du côté du devenir de l'enfant. Au moment où l'enfant désire apprendre, et parvient à nouer des relations sociales satisfaisantes pour lui et les autres, des relations symbolisées entre des sujets séparés, c'est le signe de la fin du processus. Lorsque l'enfant, qui était mutique, se met à parler, à communiquer, lorsque l'enfant agité ou agressif, parvient à exprimer ses désaccords ou son mal-être par des mots, lorsque l'enfant s'intéresse aux activités de la classe et peut s'y inscrire, la rééducation n'a plus lieu d'être.


L'analyste ne s'adresse qu'au sujet de l'inconscient. Par le processus thérapeutique, il vise à faire remonter le sujet aux origines de son histoire. L'analyste ne se donne pas comme objectif l'adaptation sociale de l'enfant. Il tente de faire chuter les défenses du sujet. Il interprète la répétition, le transfert. Il interprète le manifeste, pour reconnaître le latent.

      "(Il) travaille à la déconstruction du puzzle de l'inconscient du malade." (MAHINC, 1987). Le psychanalyste écoute l'inconscient, l'insu, "comme là où s'origine une autre histoire que la sienne." (id.). Il va rechercher la levée du refoulement et le retour du refoulé. Le psychothérapeute, au sens strictement analytique, travaille sur la dynamique interne du sujet. Il sépare nettement réalité et fantasmes et ignore systématiquement le domaine de la réalité. Il se centre sur l'analyse des motivations pulsionnelles de l'enfant et sur "le cortège fantasmatique en fonction de quelque chose d'une relation qui s'est passée avant", (MAHINC, 1995). Le travail tente de remonter aux premières émotions de la vie du sujet, là où se sont nouées ses manières d'être au monde, en les revivant sur l'analyste par l'intermédiaire du transfert, et "en retrouvant surtout les raisons symboliques des barrages à l'intelligence, à l'affectivité, à la communication." (BIODJEKIAN, 1987, p. 66). La répétition, favorisée par le transfert, est objet d'interprétation. La parole de l'analyste, interprète, à un moment ou à un autre, ce qui se passe dans la relation, dans le transfert, entre le patient et lui-même. L'adaptation sociale du sujet n'est pas dans les préoccupations du psychanalyste. Ce qu'il cherche, c'est à rencontrer le sujet là où s'affrontent les pulsions les plus archaïques, pulsions de vie, pulsions de mort. Il vise à rencontrer le sujet y compris dans ce qu'il y a de plus mortifère en lui. Il est nécessaire que la barrière des défenses soit déconstruite pour que le sujet puisse accéder à son inconscient.


Le rééducateur s'adresse au sujet divisé. Il accueille l'inconscient de l'enfant sans l'interpréter, et respecte les défenses du Moi. La réalité conserve ses droits. Il oeuvre pour que l'adaptation sociale, pour que "le devenir" de l'enfant soient possibles. Le Moi de l'enfant s'en trouve renforcé. Le rééducateur analyse ses propres réactions inconscientes au sein de la relation.

      Le sujet est mu et divisé par son conscient et par son inconscient. La rééducation, plus que les activités pédagogiques, par le cadre et les médiations mis en place, par le transfert, favorise l'émergence du ça et de ses pulsions, et ce qui ressort du registre de l'inconscient. Le rééducateur accueille le sujet de l'inconscient, ou plutôt le sujet divisé entre son conscient et son inconscient, comme il l'est lui-même. Dans le jeu, dans les dessins, l'enfant exprime ses fantasmes, à son insu. "Tout acte manqué est un discours réussi", rappelle Pierre REY (1990, p. 105). Lapsus, rêves, actes manqués, symptômes, constituent autant de surgissements de l'inconscient que tout sujet vit d'une manière ordinaire, habituelle, normale.

      Le rééducateur a besoin de parler dans un lieu tiers, d'analyser, les émergences inévitables de son inconscient dans la relation, de son transfert en particulier, il a besoin de parler d'un vécu professionnel quelquefois difficile.

      On a pu dire à de nombreuses reprises que le rééducateur travaille "aux frontières" de l'inconscient et du conscient, du Moi social et du Ça. Il respecte les défenses du Moi, mais tente de les contourner afin que d'autres voies soient découvertes, rendues possibles. Au contraire du psychanalyste qui vise à la déconstruction, le rééducateur est au service de la maintenance du construit de l'enfant, il se situe résolument du côté de la pulsion de vie, même s'il doit pouvoir accueillir aussi la pulsion de mort quand elle se fait entendre, et il vise à la poursuite de cette construction, et à la (re)construction de l'enfant par lui-même.

      Un des objectifs rééducatifs, est que l'enfant maîtrise un peu mieux au niveau de son Moi, considéré par FREUD comme une instance de régulation, et le siège de la sublimation, ce qui ressort à son insu de son inconscient, et qui entrave ses processus de représentation, sa pensée, son mouvement vers les autres et les investissements scolaires. Afin que cette maîtrise ne soit pas mutilation psychique, il est nécessaire que ce qui était si difficile, tellement contenu à l'intérieur du psychisme et du "ça" ne soit pas trop violent, ait donc pu s'exprimer, s'élaborer. L'important est qu'il le fasse sans boucher, sans obturer des voies, en préservant une ouverture. Dans l'agir des jeux, par la relation elle-même avec un adulte, l'enfant va être renforcé dans son Moi, revalorisé narcissiquement, d'une manière qui lui sera utile pour affronter la réalité sous toutes ses formes, qu'elle soit familiale ou scolaire. Réassurance, récupération d'une maîtrise relative sur le monde, le Moi imaginaire plus fort, plus cohérent, peut puiser les ressources nécessaires à ses investissements des objets et des personnes. Angélique, Nicolas et les enfants rencontrés ici, nous ont montré ce processus à l'oeuvre, et ses effets.

      Un va et vient entre réalité et fantasmes est nécessaire à la construction de la pensée. L'espace-temps rééducatif ne se situe pas, résolument, en dehors de la réalité, comme le fait la psychothérapie analytique. Au contraire, même si son cadre dans son ensemble protège le processus rééducatif de l'enfant des pressions et des exigences scolaires, l'inscription du rééducateur dans le lieu institutionnel de l'école, le même que celui de l'enfant, est forte. L'objectif rééducatif est un objectif de réalité. Le rééducateur vise à aider l'enfant à avoir plus d'efficience sur la réalité, dans sa vie d'écolier, dans sa vie sociale et cognitive. Ce n'est pas le rééducateur qui, par un système d'enquête, va vérifier si les dires de l'enfant sont "vrais". Peu importe. Ce qui compte, c'est ce que l'enfant en rapporte, en vit. C'est donc l'enfant qui va peu à peu faire ce lien, au rythme auquel il le jugera bon, ou qui lui sera nécessaire, et possible. Il est cependant indispensable que l'enfant, peu à peu, sépare, différencie, principe de plaisir et principe de réalité, processus primaires et processus secondaires, imaginaire et réalité. Il est important pour l'enfant que son registre imaginaire puisse se déployer d'une manière cohérente et non dangereuse, qu'il y ait accès lorsque la situation le nécessite ou le permet. L'intervention du principe de réalité est nécessaire également pour que se poursuive la construction des processus secondaires, des représentations afférentes, et du "Je" de l'enfant. Les processus de refoulement qui se poursuivent dans l'élaboration par l'enfant de sa névrose infantile contribuent à ce que se construisent des sublimations qui lui ouvriront le champ de l'humain. Il en va de l'inscription sociale et culturelle de l'enfant.

      Oeuvrer pour le refoulement et la sublimation, c'est être du côté de la construction et non de la déconstruction, c'est donc se situer dans une position opposée à celle du psychanalyste.


Le psychothérapeute ne joue pas avec l'enfant, même si celui-ci le met en scène.

      La frustration est un moteur du transfert et l'analyste n'accède pas au désir de l'enfant de le voir jouer avec lui. Il lui parle de ce désir, il en tire les conséquences au niveau de ce qui se passe dans leur relation, dans le transfert. A l'impératif de parole, posé, pour le patient, par le contrat thérapeutique, l'analyste oppose dans sa présence, le silence de celui qui écoute.


Le rééducateur est un partenaire symbolique, mais il se trouve également mis en place de partenaire imaginaire, dans le jeu de l'enfant.

      Le rééducateur joue avec l'enfant, lorsque celui-ci l'y invite, car il veille à ne pas faire intrusion dans un jeu dans lequel il est bon pour l'enfant d'être seul, même si c'est "seul en présence de quelqu'un", comme le théorise WINNICOTT (1958).

      En général, l'enfant situe la scène du jeu théâtral, définit les personnages, le déroulement général de l'action. Il est le metteur en scène. Mais il est bon parfois que le rééducateur garde une marge de liberté par rapport au personnage, dans ses paroles par exemple. Il n'est pas une marionnette de l'enfant. Ses interventions, ses réactions personnelles en tant que personne dans le jeu, apportent l'ouverture, l'écart, la rupture, quelquefois, par rapport à ce que l'enfant attendait dans sa répétition, et permettent à celui-ci de dépasser des positions dans lesquelles il s'enlisait.

      Le rééducateur est partenaire symbolique de l'enfant. Garant du cadre, référé à la loi, inscrit lui-même par la construction de ses processus de pensée, dans des processus secondaires qui font intervenir l'ordre symbolique, cette position de partenaire symbolique lui permet d'aider l'enfant à donner du sens à son jeu, à l'inscrire à son tour dans la parole et dans le symbolique.

      Cependant, la restitution et l'analyse des rencontres rééducatives, ont mis en évidence qu'il est nécessaire également pour l'enfant, à un moment donné de son processus, de considérer le rééducateur comme un partenaire imaginaire. Pour représenter son histoire, pour que celle-ci se déroule, l'enfant a besoin de projeter ses affects, ses émotions sur le rééducateur. Il a besoin que celui-ci les reprenne à son compte, d'une certaine manière. Dans le jeu, et dans le transfert, le rééducateur peut être "parent de recours" pour l'enfant, dans le sens que Jacques LEVINE donne à cette fonction. L'enfant peut alors réparer des relations attaquées, entamées, fissurées, avec les adultes, enseignants et parents. Par un jeu d'identifications réciproques, dans des changements de rôle, l'enfant peut vivre d'autres places, d'autres rôles, d'autres émotions, et, les faisant vivre à l'autre, retrouver une certaine maîtrise sur les événements de son histoire familiale ou scolaire. Tous les rééducateurs ont été à maintes reprises de "mauvais élèves très sots" qui se faisaient gronder par une petite fille, "maîtresse" de cinq ans, terrible de sévérité, au cours du jeu symbolique "de la maîtresse". Nous avons rapporté des exemples qui appartiennent à ce registre.

      Pour le rééducateur, toute la question est de régler, d'ajuster sa distance par rapport au jeu. Trop de distanciation ne lui permet pas de partager les émotions de l'enfant, bloque ses propres processus transférentiels et donc sa compréhension de ce que vit cet enfant, et de ce qui se joue. Trop peu de distance, le "collage" de l'adulte dans le jeu avec l'enfant ne lui permet pas de "récupérer" la situation quand celle-ci devient dangereuse pour celui-ci, quand les pulsions surgissent, quand les émotions envahissent son psychisme, le submergent, et risquent d'enfermer l'un et l'autre dans une relation mortifère. En se référant à WINNICOTT (1971), on peut dire que l'enfant est dans le "play", tandis que le rééducateur est toujours nécessairement dans le "game", c'est-à-dire dans un jeu qui intègre ses propres règles, qui s'y réfère. On peut dire encore que l'adulte sait toujours qu'il fait semblant, "un semblant de partenaire imaginaire."


Un changement de place qui a "des effets", dans la mise en oeuvre des processus "d'auto-réparation" de l'enfant.

      Le rééducateur accepte une position consistant à ne plus être dispensateur d'enseignement pour l'enfant, ou la référence et le garant quant aux apprentissages, et restitue pleinement cette fonction à l'enseignant. Il s'adresse à un enfant appartenant à des contextes dont il n'est pas le référent, ni familial, ni scolaire. Il s'adresse à un être humain en difficulté d'inscription symbolique, qu'il prétend aider par son accueil, son écoute et son accompagnement, à mieux s'inscrire dans ses différents contextes de vie. Il abandonne une position de maîtrise à son égard, et accepte de "ne pas savoir" ou de ne pas comprendre trop vite et à sa place ce qui le concerne. Le changement de place du rééducateur semble constituer un élément fondateur et décisif de l'acte rééducatif. Un changement de place s'opère par rapport au milieu scolaire, par rapport au milieu social et familial. Il y a changement de place à l'intérieur même de la relation transférentielle, entre ce que l'enfant attend, quant à ce qui pourrait refermer la relation sur elle-même, et une place, en décalage, qui suscite l'ouverture, que le rééducateur vient occuper.

      On constate, en retour, un changement de place de cet enfant, l'adoption d'une position d'implication subjective, c'est-à-dire l'acceptation d'être pour quelque chose dans ce qui lui arrive, et l'on peut constater l'émergence de son désir de changement. Ce changement de place de l'enfant correspond à la mise en oeuvre de ses capacités "d'auto-réparation".

      Nous proposons un schéma qui tente de clarifier encore les réponses à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?": "Le changement de place du rééducateur: la condition de la création d'un "entre-deux" entre pédagogie et soin dans l'école; la condition du changement de place de l'enfant, et de son "auto-réparation". Nous nous centrons uniquement sur ce qui a pu déterminer ou faciliter ce processus rééducatif chez l'enfant, d'une part, et sur les effets principaux de ce processus, sur le dépassement de ses difficultés, et la reprise de son développement par cet enfant, d'autre part. Le symptôme était une première forme de symbolisation, inappropriée 685  . Nous considérons, nous ralliant à ce que propose, à la suite de FREUD, Jean-Paul VALABREGA (1980), que les processus d'élaboration, que sont le symptôme, la symbolisation, la métaphorisation, la sublimation, constituent pour l'enfant un "transfert intrapsychique" qui utilise l'énergie en provenance des pulsions. La sublimation est la voie par laquelle l'énergie des pulsions, une fois libérée, peut être investie dans le désir d'apprendre.

      Yves de La MONNERAYE (1991) affirme: "C'est la parole qui est rééducatrice". De quelle parole s'agit-il?

      Si la parole permet à l'enfant de se libérer, en symbolisant sous la forme de "petites histoires", des préoccupations qui encombrent et envahissent sa pensée, encore faut-il qu'il y ait inscription de ces "histoires", dans le temps, distanciation par rapport à elles, organisation en un "récit" qui prend du sens, et dans lequel l'enfant peut se repérer, SE (RE)TROUVER.

      Comme l'avance Augustin MENARD (1994), c'est le changement de place du rééducateur, dans l'école, et vis à vis de l'enfant, qui permet à cette parole d'émerger, de se répéter, d'être échangée, d'être élaborée.

      

Schéma : Le changement de place du rééducateur: la condition de la création d'un "entre-deux" entre pédagogie et soin dans l'école;
la condition du changement de place de l'enfant, et de son "auto-réparation".

      Si le lien entre la construction de son histoire par l'enfant et son désir d'apprendre, peut être établi, quelle est l'articulation entre ceux-ci, et la construction des capacités préalables, nécessaires à son inscription dans la collectivité scolaire et les apprentissages?


En reconstruisant son histoire, l'enfant "s'auto-répare" et reconstruit le substrat nécessaire aux apprentissages.

      La mise en regard des diverses élaborations de l'enfant, dans son processus rééducatif, avec les analyses de la deuxième partie de cette recherche, permettent d'affirmer que l'enfant, tout en "re-construisant" son histoire, restaure, consolide et élabore, les ressources nécessaires, préalables et capacités, pour s'inscrire dans la culture, la collectivité scolaire et les apprentissages.

      Nous avons pu établir le lien entre la constitution d'une identité suffisamment séparée, et la possibilité pour l'enfant de quitter son milieu familial, pour entrer dans le monde scolaire, et s'y adapter d'une manière créative.

      Il semblerait que la construction de cette histoire soit articulée avec l'élaboration des capacités préalables nécessaires pour pouvoir apprendre.

      Les analyses de la deuxième partie de cette recherche, nous ont appris que:

      
La construction de son identité, par le sujet, est un processus créatif.


En (re)construisant son histoire, en lui donnant du sens, en la "désencombrant" de préoccupations trop envahissantes pour la pensée, l'enfant "s'auto-répare" et (re)construit son identité d'enfant.
1- Il faut voir répondu pour son propre compte aux grandes questions de la vie, c'est-à-dire avoir élaboré ses propres théories sexuelles infantiles, sa névrose infantile, et son « mythe individuel » qui est reconstruction de sa propre histoire en lui donnant du sens, en l'inscrivant dans le temps; il faut en avoir fait un récit dans lequel "le Je" se reconnaît, pour pouvoir créer et pour pouvoir apprendre.
Se (re)trouver dans son histoire singulière, y prendre des repères par rapport au passé et au présent, lui donner du sens, revient à construire son identité personnelle et sociale. C'est aussi la condition fondamentale pour pouvoir se projeter dans l'avenir. C'est se donner les moyens de s'inscrire dans la vie sociale et dans la culture. Ce récit permet au sujet de se séparer des événements vécus, de symboliser cette séparation et ces événements, d'abstraire, donc de se distancier, et de sublimer, c'est-à-dire de reporter son désir sur d'autres objets, culturellement reconnus.
Pour pouvoir s'adapter et s'inscrire dans un nouveau contexte, l'enfant doit bénéficier de liens sociaux satisfaisants. Il doit pouvoir se séparer, élaborer cette séparation,
puis reconstruire de nouveaux liens.

Ces opérations correspondent à un processus créatif. Elles s'accompagnent de la construction du désir d'apprendre, de l'élaboration et de la consolidation de capacités préalables, nécessaires pour s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages.

L'enfant (re)construit son identité d'écolier.
2- Tout apprentissage se fonde sur un lien social préalable.
3- Il faut être écolier (c'est-à-dire inscrit dans des relations sociales propres à la collectivité scolaire), pour pouvoir être élève (c'est-à-dire apprenant);
4- L'opération de séparation du sujet par rapport aux objets primordiaux, par rapport aux premiers apprentissages, est fondamentale à tout processus créatif, à la constitution de tout lien social.
Vivre un lien social satisfaisant, puis (re)vivre et élaborer les processus de séparation, permet la construction des capacités préalables indispensables, pour désirer apprendre, et pour s'inscrire dans les apprentissages.
S'adapter au monde, construire son identité, et apprendre, ressortent de processus créatifs.

Un fonctionnement libre et souple de la pensée, dans ses registres de l'imaginaire et du symbolique, et leur articulation avec le réel, est nécessaire à toute adaptation, à toute création, à tout apprentissage.

Cette articulation permet qu'émerge l'intérêt de l'enfant pour les objets culturels, et le désir d'apprendre.
Elle lui permet de (re)mobiliser les processus de pensée nécessaires pour apprendre et s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages.

L'ENFANT SE (RE)TROUVE DANS SON HISTOIRE, ET (RE)CONSTRUIT SON IDENTITE "D'ENFANT-ECOLIER-ELEVE", INSCRIT DANS LA COLLECTIVITE SCOLAIRE, ET "APPRENANT".
5- Le corps est en jeu dans l'apprentissage c'est le lieu des premiers apprentissages, des éprouvés sensoriels, des affects, des émotions. C'est aussi le lieu du "réel", de l'indicible, de l'angoisse.
6- L'imaginaire, ancré dans les éprouvés corporels, et s'appuyant sur l'image, est le lieu du plaisir et du déplaisir, du narcissisme et de l'image de soi, et la ressource de "l'auto-réparation". C'est le lieu du sens, grâce à l'intervention du symbolique. Le sujet doit pouvoir puiser dans son imaginaire pour (re)trouver ses forces créatives, pour pouvoir éprouver du désir et du plaisir à s'investir dans un apprentissage.
7- La maîtrise du fonctionnement symbolique permet de se représenter le monde, de penser, de nouer des liens sociaux appropriés à une vie sociale, de manier les codes nécessaires à tout apprentissage, de se situer dans le monde, de se décentrer, d'articuler sa propre expérience au « savoir » proposé par l'école, d'élaborer l'angoisse;
8- Le libre jeu de l'imaginaire et du symbolique et leur articulation, créatrice de sens, sont des processus fondamentaux dans toute relation sociale, dans tout processus créatif, dans tout apprentissage.

      Nous pouvons affirmer, à partir de l'analyse des rencontres cliniques avec des "enfants-rééduquants", que les objectifs de la rééducation, ont été atteints. On peut considérer que, grâce à une relation "suffisamment bonne", assise sur un changement de place radical du rééducateur dans l'école, et de son changement de place par rapport à l'enfant, dans une intervention référée à un projet et à un cadre rééducatifs spécifiques, l'enfant peut satisfaire ou consolider ses besoins fondamentaux. En construisant et en se (re)trouvant dans son histoire, l'enfant peut se séparer des premières attaches dans lesquelles il était englué, il peut (re)construire et consolider le substrat nécessaire à son inscription dans la collectivité scolaire et les apprentissages. Il élabore ainsi son identité "d'enfant-écolier-élève", dans un processus qui s'apparente à une création.

      Les analyses de cette troisième partie nous conduisent donc à soutenir, conformément à notre hypothèse de recherche, et en réponse à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?":

  1. Pour répondre à la difficulté normale d'un enfant qui ne parvient pas à devenir élève, il y a, dans l'école, une place spécifique pour une action qualifiée de "rééducative", située entre le soin et l'action pédagogique.
  2. C'est la possibilité donnée à l'enfant de reconstruire son histoire, dans l'entre-deux créé par le changement de place qu'opère le rééducateur dans l'école, qui permet à cet enfant d'élaborer les capacités nécessaires pour pouvoir s'inscrire dans la culture, dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages.

"La crainte de la solution unitaire fait le commencement de la sagesse. Aucune solution ne constitue la seule solution."
Michel SERRES (1991, p. 188).

Conclusion générale.
Un lieu "entre-deux" pour se dire, pour se construire, se "reconstruire", se "(re)trouver"; en tant "qu'enfant- écolier-élève- ", au sein de l'école.

      Notre recherche se proposait d'apporter des réponses à deux grandes questions concernant la définition, la pertinence et la spécificité de la rééducation à l'école: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?" et "Qu'est-ce qui est rééducatif?" Deux questions ont conduit nos analyses de la première partie de cette recherche: Pourquoi ce fait de la rééducation? Quelle était la définition de la tâche des rééducateurs? Dans la mesure où la rééducation est une création de l'Institution scolaire, nous avons traité ces questions en les transformant en: "Par quelles voies l'institution scolaire a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?", et, dans la mesure où les textes officiels laissaient "un vide" quant à la conception de cette rééducation, nous avons été amenée à nous demander: "Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle?"

      Nos analyses ont mis en évidence comment, depuis leur création officielle par l'Education Nationale, en 1970, les rééducateurs ont été assignés à définir leur identité professionnelle, leur rôle spécifique auprès de l'enfant en difficulté à l'école, leur pratique. Ils ont été, et sont toujours tenus de le faire, auprès de leurs collègues enseignants, auprès de leurs autorités hiérarchiques directes, qui les connaissent souvent mal, auprès des organismes extérieurs qui proposent des soins à l'enfant, et qui se demandent comment situer cette intervention par rapport à la leur, auprès des parents, auprès de l'enfant. Nous avons pu relater les remises en cause renouvelées de l'existence même de cette profession, et l'évolution de la conception d'une rééducation à l'école. Nous avons établi que cette "auto-définition" requise par les textes les plus récents, ne peut se faire que par une connaissance approfondie de ce qui a conduit l'école à créer cette rééducation, et que les rééducateurs devaient s'appliquer à eux-mêmes, en quelque sorte, le "Connais-toi toi-même" de SOCRATE. Le rééducateur a besoin d'assurer "un savoir sur ses origines", avons-nous avancé, il a besoin de se reconnaître une généalogie et il a besoin de repérer les ancrages de sa pratique, dans le passé, pour pouvoir assurer son identité dans le présent, et pour parvenir à se projeter dans le futur. Cette connaissance, par les références identificatoires qu'elle apporte, devrait asseoir ses potentialités créatives, dans sa pratique avec l'enfant. Se connaître, savoir qui on est dans son identité sociale, dans sa dimension professionnelle, est bien la moindre des choses quand on a pour mission d'aider un enfant à construire sa propre identité sociale, dans sa dimension scolaire.

      Notre première tâche a donc consisté à rechercher, à partir des conditions d'émergence dans l'école de ce corps professionnel des rééducateurs, à quelles "nécessités", à quels besoins, cette création répondait. Nous avons analysé comment l'urgence avait été ressentie d'enrayer "une crise" de l'Ecole, se manifestant par un mouvement d'exclusion généralisée vis à vis de tous ceux qui n'étaient pas "conformes" à ses attentes. La recherche d'autres solutions s'imposait, face à l'inadaptation scolaire d'un nombre croissant d'enfants, dans le contexte d'une scolarisation massive.

      Nous avons mis en évidence que les lois scolaires de Jules FERRY avaient institué l'idéologie d'une école universaliste et unificatrice, et que cette "illusion" avait été rapidement mise en échec par un nombre croissant d'enfants en difficulté, par rapport à l'instruction qui leur était proposée. Alors que le centre de l'école devenait le lieu réservé à ceux qui s'adaptaient et qui réussissaient, les classes de perfectionnement, en 1909, ont constitué la première étape de la mise en place de structures "en marge". Elles ont été les précurseurs de multiples structures "de relégation", périphériques, mais encore dans l'école. Ces "filières" se sont révélées être de plus en plus étanches à la circulation des élèves, dans un retour éventuel "vers le centre". Un mouvement accéléré d'exclusion, de 1945 à 1970, qui remettait en cause l'idéologie fondatrice de l'école, a correspondu à la scolarisation croissante des enfants. L'Institution Scolaire a ressenti alors le besoin impérieux de sortir de "la crise". La création des GAPP, structures d'aide à l'enfant en difficulté scolaire, en 1970, a correspondu à l'une des premières création de la part de l'école, en réaction à ce mouvement d'exclusion et de marginalisation des enfants. Faisant le parallèle avec ce qui a pu être décrit d'un "processus créatif", nous avons vu que cette institution des GAPP, ouvrait, pour l'école, une phase de "re-construction", par la recherche de solutions diversifiées, recherche guidée par une préoccupation de "prévention", de lutte contre l'échec scolaire, et contre l'exclusion des élèves.

      Nous avons pu, ainsi, vérifier notre première hypothèse de travail: "La rééducation a été créée pour répondre à un besoin de l'institution scolaire. Elle était un des moyens mis en place pour enrayer un mouvement d'exclusion généralisé."

      Nous avons montré comment ces recherches, ces tâtonnements, de la part de l'école, ont été étayés par les apports de personnages extérieurs, la plupart du temps, ou, de toutes façons, "en marge" de l'Institution Scolaire. Nous avons ainsi misé sur la valeur de cet écart, opérant, comme dans tout processus créatif.

      Nous avons rapporté et analysé les obstacles rencontrés par ces nouveaux "rééducateurs" pour définir leur pratique et leur identité professionnelle. Nous avons analysé comment le vide des textes officiels, celui de 1970 comme celui de 1990, a contraint les rééducateurs, non seulement à "s'auto-définir", mais aussi à définir le profil des enfants auxquels est proposé une rééducation, et à élaborer leurs pratiques.

      Le texte officiel de 1970, ne donnait que fort peu d'indications concernant cette rééducation à l'école, sa place, ses méthodes. Tout était à inventer, à construire. Le médical, traditionnellement, s'était vu confier le traitement des exclus, des déviants, des "non-conformes". Le contexte idéel des années 1970 était marqué par un grand développement d'une croyance dans les "maladies" en "dys". Les centres de formation des rééducateurs, relayés par les autorités hiérarchiques, ont naturellement importé dans l'école, des "traitements" de la difficulté scolaire, calqués sur le modèle médical. Les objectifs de la rééducation, en réponses à la dyslexie, à la dysorthographie, à la dyscalculie, vont donc se centrer, dans un premier temps, sur la réparation des dysfonctionnements, sur le comblement des manques, des "lacunes", des "déficits", sur la réduction des troubles, dans deux grandes directions qui correspondent à deux "spécialités": la rééducation psychomotrice, et la rééducation psychopédagogique. Ce "modèle", cependant, a été rapidement mis en doute par les praticiens, confrontés à la difficulté "réelle" des enfants. Le clivage "corps-esprit" ne tient pas à l'épreuve des faits, et il se révèle contradictoire avec ce qui se joue pour l'enfant dans sa difficulté à l'école. Il entre en contradiction avec une appréhension globale de la personne, dans ses dimensions psychomotrices, affectives, cognitives, relationnelles, qui semble mieux correspondre avec ce qui se passe pour l'enfant, à l'école. La référence à la théorie psychanalytique a fait interroger la difficulté de l'enfant, et a obligé à prendre en compte sa dimension éventuelle de symptôme. Il est devenu nécessaire de s'interroger sur le statut symptomatique de cette difficulté, qui peut être la manifestation visible, observable, d'un conflit, d'un "mal-être" de l'enfant, qui se situe ailleurs, et qui ne peut se dire autrement. Le risque reconnu, dans ce cas, de cristallisation, de renforcement ou de déplacement des difficultés, a conduit les rééducateurs à constituer peu à peu une "pédagogie de détour" qui évitait de s'attaquer de front à la manifestation symptomatique. La conception d'une aide rééducative à l'enfant en difficulté à l'école, s'est vue profondément transformée. Nous sommes arrivée à la conclusion, provisoire, que cette <<difficulté est rarement fonctionnelle ou instrumentale, qu'elle n'est pas non plus toujours pathologique, et donc qu'un modèle médical "réparateur" qui s'opposerait à une intervention psychothérapeutique ne convient pas à son "traitement".>> 686  Nous pouvions ajouter que l'hypothèse est posée que ces difficultés "sont liées à l'histoire personnelle et/ou scolaire de l'enfant" (id.). Elle restait à vérifier, par une approche plus fine, de l'enfant, et de sa difficulté.

      Les rééducateurs ont ainsi peu à peu contesté "le modèle" qui avait servi à asseoir les premières bases de leur identité professionnelle. Ils ont traversé "une crise" qui, si elle a fait vaciller cette identité dans ses fondations, a pu ouvrir la voie à une phase de tâtonnement, de recherche d'autres modèles, d'autres références, d'autres ancrages à leur pratique, plus conformes à ce qu'ils pressentaient et vivaient, dans la confrontation avec la difficulté de l'enfant, dans la rencontre avec celui-ci.

      Dans le même temps que la "mise en place des cycles" et celle de la "pédagogie différenciée", dans l'école, l'Institution Scolaire a transformé les GAPP, en "réseaux d'aides spécialisées aux enfants en difficulté". Le texte de 1990 a permis une transformation radicale de l'approche rééducative de la difficulté de l'enfant, et des méthodes de la rééducation à l'école. L'aide rééducative peut désormais se différencier nettement de l'aide spécialisée à dominante pédagogique. Les rééducateurs vont avoir pour mission d'aider les enfants qui n'entrent pas dans les apprentissages, ou qui refusent ceux-ci, ou encore, dont le comportement compromet la réussite scolaire. En fonction de cette évolution, nous avons été conduite à affirmer que "les rééducateurs vont devoir ré-organiser leur fonction, ré-élaborer leur identité professionnelle, redéfinir et clarifier leur place nouvelle au sein d'une équipe pédagogique élargie, repenser leurs méthodes rééducatives" (ibid.).

      La rééducation, telle que la conçoivent les rééducateurs aujourd'hui, est le fruit d'une lente élaboration. Elle a connu des errances et des tâtonnements, elle a procédé par "essais et erreurs", pourrait-on dire. La relation rééducative s'est vue dès lors considérée, non plus comme une "réparation" de dysfonctionnements chez l'enfant, mais comme une rencontre entre un "enfant-rééduquant" et un "adulte rééducateur". Si le texte officiel ne la nomme ni ne la décrit, il en autorise la construction et la mise en oeuvre.

      En questionnant les limites, les critères de marginalisation ou d'exclusion, en échangeant sur leurs pratiques, en interrogeant et en écoutant ceux qui ont pensé l'écart, les ruptures, ceux qui ont oeuvré contre les processus de mise hors du système de certains enfants et qui en ont fait oeuvre créative, les rééducateurs ont pensé se donner des outils conceptuels pour leur pratique. Ils en ont attendu une meilleure compréhension des processus en jeu chez l'enfant et dans la relation, des bases pour l'élaboration de leur pratique d'aide à l'enfant en difficulté à l'école. Des pédagogues étaient interrogés, mais aussi des psychologues et des psychanalystes dans leur vocation de gérer "les marges" du système, de consacrer leur attention à ceux qui peuvent être écartés du centre de ce système, à ceux qui peuvent "être en souffrance", dans les deux acceptions de l'expression, c'est à dire en position d'attente et dans un ressenti de malaise, de "mal être". Dans l'histoire de la pensée pédagogique, ces praticiens et ces théoriciens de la pédagogie et de l'éducation, mettent en évidence combien le travail sur les limites, dans les marges, sur les ruptures, par la tension qui l'accompagne, lorsque cette tension parvient à dépasser la souffrance des contradictions vécues, lorsqu'elle parvient à faire s'écrouler des certitudes stériles, peut devenir fécond, et peut offrir les conditions d'une pensée créatrice.

      Ainsi, d'un texte à l'autre, et ouvrant sur le futur, en absence de directives précises, "les rééducateurs ont dû construire leur identité, dans l'espace de la confrontation dialectique entre les textes officiels et la pratique, contre la prégnance du modèle médical". Telle était la deuxième hypothèse de travail, posée en réponse aux questions de cette première partie.

      Cette construction, le rééducateur l'assoira sur une connaissance plus précise de la difficulté scolaire, sur une connaissance de cet enfant et de ses besoins. Notre objectif était de disposer d'éléments pertinents et fiables, pour répondre à la question: "Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? et corrélativement, ouvrant sur la pratique rééducative à concevoir et à mettre en oeuvre: "A quels besoins de l'enfant celle-ci devrait-elle pouvoir répondre?".

      Si la première partie de cette recherche est parvenue, "historiquement", à confirmer la nécessité d'une aide comme la rééducation, à l'intérieur même de l'école, la deuxième partie a été consacrée à définir le profil de ces enfants, et à mettre en évidence leurs besoins. Nous en attendions, par la même occasion, une meilleure définition de la place que doit assumer la rééducation dans l'école. Pour répondre à la question: : "Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation? nous devions discerner, dans l'ensemble des situations de difficulté de l'enfant à l'école, celles qui pouvaient bénéficier d'une aide rééducative. Nous avions besoin de repères précis et fiables, pour guider l'équipe du réseau d'aides, dans la collaboration avec les enseignants, dans ses démarches d'analyse de la demande. L'objectif de celle-ci est de poser l'indication de l'aide la plus appropriée, pour un enfant donné, dans le dépassement de sa difficulté actuelle.

      La première tâche qui s'imposait, consistait à tenter de définir les conceptions actuelles de l'échec ou de la difficulté scolaire. Toutes les difficultés à l'école ne sont pas de même nature, et ne ressortent donc pas du même type d'aide. Nous avons posé que, si la difficulté est diverse, elle est toujours une souffrance pour l'enfant. Elle est souvent encore un facteur de marginalisation et d'exclusion. Il est nécessaire de se donner les moyens d'entendre cette difficulté, dans sa signification pour l'enfant. L'objectif est de tenter de supputer sa fonction éventuelle, dans l'économie psychique du sujet. Des stratégies sont à mettre en oeuvre pour connaître la situation de cet enfant, pour appréhender la nature de sa difficulté, ses besoins et ses ressources.

      Si l'enfant est rarement demandeur d'une aide, un adulte, enseignant ou parent, en est porteur. La difficulté de l'enfant le met lui-même en difficulté. Nous avons envisagé à quel point la fonction de l'écoute des uns et des autres, est une première étape, fondamentale, un premier acte d'aide, de la part du professionnel du réseau.

      Parmi les aides possibles à l'école, certaines peuvent provenir du maître, dans un contrat de confiance renouvelé par le fait de cette parole "décalée", dégagée d'un enfermement duel possible. D'autres enfants peuvent bénéficier de l'aide spécialisée à dominante pédagogique, au sein d'un petit groupe. Ils sont encore dans l'apprentissage. Ils sont écoliers et élèves, même s'ils ne réussissent par leurs entreprises d'apprentissage.

      Cependant, certains enfants ne semblent pas pouvoir, ni s'intéresser, ni s'inscrire dans la collectivité scolaire et/ou dans les apprentissages. Leur comportement et leurs attitudes, laissent supposer que leur pensée, envahie par des préoccupations que l'on ignore, n'est pas disponible pour ce qui se passe en classe. Pour certains d'entre eux, il apparaît à l'évidence que des soins sont requis, et le réseau d'aides conseille aux parents une démarche dans ce sens auprès d'un organisme de soin comme le CMPP ou le CMP.

      Nous avons pu vérifier la validité de notre troisième hypothèse de travail: "Ne pas faire fonctionner sa pensée est une souffrance pour l'enfant". Nous nous sommes demandée dans quelle mesure ce pouvait être, ou non, une pathologie.

      L'école doit mettre en oeuvre les moyens pour entendre cette difficulté, au plus près de ce qu'elle signifie pour l'enfant, et elle doit mettre en oeuvre les moyens pour y répondre. Des séances préliminaires, destinées à une connaissance réciproque adulte- enfant, sont mises en place. A leur issue, le rééducateur doit pouvoir disposer des éléments nécessaires pour proposer, ou non, une rééducation, à cet enfant. En particulier, il doit pouvoir poser l'hypothèse d'une pathologie, si elle ne s'était pas imposée d'emblée, ou d'une difficulté "normale".

      C'est grâce à l'analyse de la situation de l'enfant, dans le contexte de l'école, dans celui de sa famille, et dans l'articulation entre ces deux domaines de sa vie, c'est dans la connaissance de ses ressources et de ses besoins, que le rééducateur peut estimer la pertinence d'une aide rééducative pour cet enfant. Afin de se donner des repères, le rééducateur doit disposer de connaissances concernant le développement normal d'un enfant, et vis à vis des élaborations nécessaires, pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages. C'est à cette tâche que nous nous sommes attachée. Nous avons pu établir que, pour un enfant, s'adapter, désirer apprendre, apprendre, sont des processus qui s'apparentent à des processus créatifs. Sont requises, pour ce faire, les opérations de séparation, et leur élaboration, la possibilité d'articuler souplement les registres du réel, de l'imaginaire et du symbolique, et la construction de son identité, par l'enfant.

      Nous avons pu établir que: "Il y a un rapport entre la construction de l'enfant, et celle de l'élève. C'était notre quatrième hypothèse de travail. Nous avons pu établir que ce rapport consistait en l'élaboration de son histoire par l'enfant et la construction des capacités requises par l'école pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages.

      Nous avions annoncé attendre des analyses de notre troisième partie, la vérification de la validité de ce rapport, et son effet "opérant", au sein de ce que construit l'enfant dans son processus rééducatif.

      Nous avons pu établir également, conformément à la cinquième hypothèse de travail , que si le parcours qui conduit un enfant de l'appartenance à la maison familiale à son inscription dans l'école, est difficile pour tous les enfants, il s'avère plus difficile encore pour certains d'entre eux. Ils n'ont peut-être pas achevé les élaborations psychiques préalables à leur inscription dans la collectivité scolaire et les apprentissages, ou bien certaines préoccupations actuelles, d'ordre familial, bloquent leurs processus de pensée, envahissent celle-ci. Rappelons la formulation de cette hypothèse (Cinquième hypothèse de travail): "Certains enfants, dont la difficulté peut être considérée comme "normale", ne sont pas disponibles pour les apprentissages. Pour les aider à rendre leur pensée "disponible", l'école doit pouvoir leur proposer un lieu "entre-deux", entre pédagogie et soin."

      Lorsque cet enfant a engagé des processus de séparation avec sa famille, lorsqu'il semble dans une recherche d'individuation, bien qu'il éprouve des difficultés à se "désengluer" du milieu familial, à élaborer et à dépasser des positions de "non-séparation", lorsqu'un dynamisme, une recherche de solutions semblent possibles, lorsque des capacités de symbolisation semblent présentes, il apparaît pertinent de lui proposer une rééducation, pour l'accompagner dans ces différentes constructions.

      Le rééducateur pose l'hypothèse que la difficulté de l'enfant peut être entendue comme le symptôme d'un conflit inconscient qui ne peut se dire autrement. Il est urgent et nécessaire d'aider cet enfant à "désencombrer" sa pensée, pour retrouver le libre fonctionnement de celle-ci. Lorsque ces préoccupations semblent se situer dans "l'entre-deux", entre la maison et l'école, cette aide doit impérativement se situer différemment, par rapport à une aide pédagogique. Nous avons montré que, pour répondre aux besoins de cet enfant, pour l'aider à construire ou à récupérer la disponibilité des capacités et des préalables construits en amont des apprentissages, cette aide devrait se situer dans un "entre-deux" entre pédagogie et soin, à l'intérieur de l'école.

      Nous avons proposé un "modèle rééducatif (2) prenant en compte la difficulté spacifique mais "normale" d'un enfant en difficulté scolaire", en réunissant les informations dont nous disposions alors.

      La rééducation se propose d'aider l'enfant à (re)devenir élève. Lorsque l'indication de rééducation est posée, commence la rééducation proprement dite. Notre question principale devient: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

      Le rééducateur accueille l'enfant dans un lieu précis, dans un temps décidé à l'avance, mais en se référant également à un cadre rééducatif, et à des règles spécifiques, qu'il pose comme conditions de la rencontre. Notre première question concernait cet ensemble de propositions faites à l'enfant. Si l'objectif général de son action est défini par les textes: aider l'enfant à s'inscrire dans les apprentissages et la vie de l'école, il est également précisé par ces mêmes textes officiels, que le rééducateur doit déterminer "les moyens les plus appropriés", pour atteindre cet objectif. Nous avons regroupé, en un ensemble, dont nous avons vérifié la cohérence et la pertinence au regard des besoins de "l'enfant-rééduquant", les propositions consensuelles correspondant à la pratique de la majorité des rééducateurs. Nous avons choisi de définir les pratiques rééducatives en définissant les autres champs de l'intervention auprès de l'enfant, dans le cadre de l'école. L'ensemble des propositions rééducatives actuelles, constitue une praxis qui met en cohérence une éthique, des finalités, des objectifs généraux, des objectifs spécifiques, qui en donnent la direction, des stratégies qui est leur mise en oeuvre, des théories qui la guident et éclairent l'action. Il y a bien cohérence et pertinence entre les objectifs définis et les propositions formulées. Nous avons pu affirmer que (hypothèse de travail 6): Il est possible, actuellement de définir une praxis rééducative cohérente. Nous en avons rendu compte sous la forme de "la praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant. Modèle explicatif (3)."

      Peut-on considérer que la pratique rééducative est construite, aujourd'hui? Elle a pris forme, certes. On peut penser qu'elle a atteint une certaine "maturité". Est-ce dire pour autant que cette construction est achevée? Il faut espérer que non, car l'immobilisme est contraire à toute vie, à toute création.


L'aide rééducative: "un bricolage", "un tâtonnement expérimental", dans une praxis qui ouvre à la créativité des partenaires de la rencontre.

      On a pu dire du rééducateur, très justement, qu'il situe son action dans un registre du "bricolage". Nous dirons qu'il applique à son intervention ce qu'il propose à l'enfant: "un tâtonnement expérimental", au sens de recherche, questionnement, réajustements successifs. C'est le sens que donnait Célestin FREINET à cette expression. "...la position, la place du rééducateur est constamment à reconstruire, à réinventer. A chaque cas de rééducation. Le comble de l'inconfort, étant, on le sait, que le succès spectaculaire d'une rééducation n'autorise pas le rééducateur à en entreprendre une autre." (DARRAULT, 1986, p. 6). La pratique rééducative est constituée d'un tâtonnement fondamental, qui se constitue de non-certitude. Si la certitude est la position du "discours du maître", au sens lacanien, qui est le: "Je sais ce qui est bon pour toi", cette "non-certitude" doit nécessairement se situer et se maintenir, hors des certitudes qui risqueraient d'enfermer l'enfant, et à l'abri d'une incertitude complète, génératrice d'angoisse pour le rééducateur, et d'absence totale de repères, pour l'action. L'équilibre peut être maintenu grâce à l'ancrage, et au repérage dans la théorie. Nous avons pu analyser les raisons de l'appel à la théorie psychanalytique.

      Dans "Freud pédagogue?", Mireille CIFALI (1982, p. 87 à 93), dénonce ce que serait "une application" de la théorie psychanalytique à l'éducation. Il est nécessaire, dit-elle en substance, de sauvegarder le flou des hypothèses, l'errance liée à la rencontre transférentielle. Si la théorie psychanalytique se prend pour "un savoir" achevé, pour "une vérité" pour "un processus d'application", elle devient "un guet-apens" pour le praticien (id., p. 88). Considérer la théorie psychanalytique "comme un savoir immuable et qui sert de grille de lecture pour décrypter l'histoire d'un sujet" (ibid., p. 91), peut tout simplement empêcher d'écouter le sujet, et aller à l'encontre de tout ce qu'a pu établir cette théorie. Comment échapper à ce piège? "Il s'agit ni plus ni moins de déterminer dans quelle mesure la théorisation psychanalytique, comme toutes autres d'ailleurs, est applicable, dans le sens coutumier du terme. (ibid. p. 90).

      Que propose l'auteur? "Si quelque chose de psychanalytique veut être préservé, ce n'est pas tant à un procédé d'application qu'il s'agit de recourir, mais au pouvoir d'une interprétation." (ibid., p. 90). Cette interprétation ne peut naître que dans le transfert. L'écoute du sujet se doit d'être "toujours renouvelée" (ibid. p. 92).

      Qu'en est-il de l'articulation possible entre pédagogie et psychanalyse, dans ces conditions? Il s'agit de favoriser "l'avènement d'une psychanalyse "appliquée" non pas comme somme de savoir enseignable, mais en tant que créatrice, entre elle et un autre domaine, d'un espace transférentiel dont les effets ne sont pas tant annulés que pris comme source - d'ailleurs la seule possible - d'interprétation et de connaissance" (ibid. p. 92-93). L'utilisation de concepts psychanalytiques, dans une optique de meilleure compréhension des processus relationnels en jeu dans la relation, par exemple, semble pouvoir s'avérer tout à fait pertinente. "La rencontre entre psychanalyse et éducation n'est possible que si l'on se garde du définitif, de l'absolu, du système, du modèle". Elle permet en contrepartie "...d'ouvrir la voie à l'imaginaire et au fantasme, pour retrouver le sens de l'écoute, le jeu du désir" (id).

      Nous avons analysé les implications de la référence à la théorie psychanalytique, tant au niveau de la conception des propositions rééducatives, et de son cadre, en particulier, qu'à celui des analyses de ce qui se joue dans l'espace-temps rééducatif.

      Nous avons pu établir que l'on pouvait qualifier l'ensemble des conceptions rééducatives, du terme de praxis, au vu de la cohérence de l'ensemble formé par ses propositions. Nous en avons mis en évidence les lignes générales. La rééducation doit s'instituer dans l'école, avec les parents et avec l'enfant, avons-nous dit. Quelles sont les principales dimensions de cette institution?


Une création de chaque jour.

      L'école est obligatoire, pas la rééducation. C'est une instance d'aide librement choisie. Dans chaque école maternelle ou primaire dans laquelle il doit intervenir, le rééducateur doit définir son cadre de travail.


Des conditions minimum de fonctionnement sont nécessaires. Intervention du principe de réalité.

      Les analyses que nous avons faites, relatives aux différenciations et aux collaborations nécessaires, celles qui concernent l'ensemble des démarches d'indication d'aide, et la possibilité de proposer une aide plutôt qu'une autre, à un enfant, reposent en grande partie sur un fonctionnement minimum d'une équipe de réseau, qui comporterait les différentes catégories de personnel. La présence du psychologue scolaire, même si son secteur est quelquefois si grand que sa disponibilité s'en trouve diminuée d'autant, est quasiment assurée, puisque c'est elle qui conditionne la création d'un réseau d'aides. Cependant, il est des exceptions qui confirment la règle, et tous les cas de figure existent. On comprend que l'absence d'un maître spécialisé de l'aide à dominante pédagogique, ou bien le fait que celui-ci ne dispose d'aucune mobilité et disponibilité pour répondre aux demandes qui se présentent, parce qu'il est le maître d'une classe d'adaptation pour toute l'année scolaire, obligent à repenser les modalités et les possibilités même de fonctionnement de cette équipe. Si elle exclut même d'envisager la possibilité de l'aide rééducative dans l'école, l'absence d'un rééducateur a comme effet, systématique, de renvoyer la difficulté de l'enfant à des instances d'aides extérieures, CMP, CMPP, orthophonie, etc.., qui relèvent toutes du soin.

      Rien n'est donné au départ. Tout est à instituer, dans le cadre plus général du secteur d'intervention, puis de l'école, puis de la relation au maître de l'enfant et aux parents de cet enfant-là, puis de la rencontre singulière avec celui-ci. Tout est à construire. Chaque fois, avec chaque enfant, et chaque jour au sein même de la relation rééducative.

      Etant dans l'école mais dans la marge interne de celle-ci, dans une phase de recherche qui concernait l'élaboration de leur pratique, les rééducateurs ont étayé le présent de la rééducation sur le passé, et sont allés emprunter en grande majorité des éléments de la construction de la praxis rééducative et de leur identité professionnelle auprès des pédagogues, des philosophes, des psychologues et des psychanalystes qui se sont intéressés aux enfants exclus ou marginalisés par rapport au système scolaire, ou plus largement social. Ces conceptions pédagogiques, référées à des positions éthiques communes, animées par la préoccupation d'améliorer les conditions de l'instruction et de l'éducation de tous les enfants, ou d'aider ceux qui se sont trouvés en difficulté, ont constitué peu à peu un "corpus pédagogique" dans lequel les pédagogues d'aujourd'hui, et parmi eux les rééducateurs, peuvent puiser leurs propres idées pédagogiques et poursuivre la construction de ce patrimoine pédagogique, reprenant à leur compte "le fil d'Ariane" que COMENIUS, ROUSSEAU et bien d'autres ensuite avaient tissé en leur temps. Ces "emprunts" ont été confrontés par les rééducateurs à la clinique avec l'enfant au sein du processus rééducatif, mis à l'épreuve de cette clinique rééducative spécifique, utilisés comme ancrage à l'innovation.

      Nous posons que cette construction n'est pas achevée, qu'elle reste ouverte. Nous venons de souligner qu'elle est une création quotidienne. Une attitude d'ouverture, une attitude créative, est requise. C'est en affinant encore les besoins de cet enfant, en se donnant les moyens de les préciser, que l'on pourra prétendre ajuster au mieux l'aide rééducative, au sein d'une rencontre spécifique qui donne place à une parole singulière.


Proposition d'une "psychopédagogie rééducative", dans une articulation "pédagogie-psychologie-psychanalyse"...? Esquisse d'un "paradigme" rééducatif.

      Philippe PERRENOUD (1996, p. 11), à qui nous empruntons cette expression, en le dévoyant du contexte dans lequel cet auteur l'utilisait, définit le paradigme comme "une certaine vision de la pratique qui ne prétend pas en faire le tour, mais en énoncer quelques dimensions essentielles, qui sont autant de regards sur la complexité de l'action humaine et singulièrement de l'action éducative."

      Articuler une pratique à des référents théoriques qui n'ont pas été conçus pour elle, demande de les repenser, de les revoir au crible du cadre spécifique dans lequel on veut les transposer. Psychopédagogie? Rééducation? Les deux termes étaient étroitement liés au départ, lorsque George MAUCO et son équipe, par exemple, avaient conçus les méthodes rééducatives du Centre Psychopédagogique Claude Bernard, à Paris. Le sont-ils toujours et de quelle manière? Les analyses concernant la nature des difficultés de l'enfant auquel sera proposée une rééducation, nous ont conduite à affirmer la nécessité de l'existence d'une aide rééducative conçue comme "un entre-deux" entre pédagogie et soin, au sein de l'école, une aide qui conjuguerait des objectifs pédagogiques et des objectifs thérapeutiques. Nous avons été amenée à qualifier cette aide du terme de "psychopédagogique".

      N'est-ce pas dans l'ancrage de positions éthiques communes, que les rééducateurs peuvent le plus immédiatement se reconnaître, de la même manière que peut se reconnaître tout pédagogue? Le respect de l'enfant, l'adhésion au postulat d'éducabilité, le droit pour l'enfant d'être considéré comme une personne, comme un sujet en pleine évolution et non comme un objet, une nécessaire articulation entre le pôle social et le pôle individuel de l'action éducative, la conviction d'une normalisation nécessaires à une vie sociale, qui respecte la liberté personnelle, en sont peut-être les principales dimensions, qui ne sont pas réservées au seul rééducateur. Ces positions éthiques sont articulées avec l'idée que chacun se fait de sa tâche, avec l'idée qu'il se fait de l'homme au développement duquel il souhaite contribuer. Celui-ci définira la spécificité de sa pratique dans l'alchimie, le "bricolage" qui lui permettra de combiner des objectifs spécifiques, des stratégies ajustées aux conditions spécifiques d'une rencontre singulière avec un enfant en difficulté d'inscription dans la collectivité scolaire et dans la culture.


Sur quels points particuliers pouvons-nous voir se rejoindre psychanalyse, psychologie et pédagogie, et quelles sont les implications de l'articulation des apports de ces différents champs, dans la pratique rééducative?

      PIAGET, qui a apporté une connaissance concernant la construction des capacités cognitives de l'enfant, WALLON, qui a insisté sur un développement global de l'enfant qui intrique sans séparation possible l'émotivité et ses accroches corporelles, l'affectivité et la construction de l'intelligence, VYGOTSKY, qui à son tour, et dans le même sens que WALLON, a précisé par quels processus l'enfant se construit en interaction avec les autres, dans le lien social, apportent des ancrages théoriques fondamentaux à celui qui se confronte à un enfant en difficulté d'apprentissage, mais aussi en difficulté d'inscription sociale et culturelle.

      La théorie psychanalytique indique et étaye des positionnements possibles, au sein de la rencontre, éclaire et permet de mieux comprendre ce qui se joue pour l'enfant au cours du processus rééducatif et dans la relation. Par des voies différentes, la psychanalyse vient étayer, renforcer, les positions fondamentales mises en avant par les psychologues comme WALLON ou par un grand nombre de pédagogues, confrontés aux difficultés de développement de l'enfant, à ses difficultés dans ses relations au monde. Les rééducateurs ont acquis une expérience clinique qui leur a fait construire des principes d'action, et une théorisation de leur pratique qui intègre et prend en compte un certain nombre de ces dimensions. Nous les avons analysés précisément, nous en rappellerons succinctement un certain nombre ici, en mettant en regard la synthèse qui a été faite des apports des pédagogues que nous avons surnommés "de la marge" 687 

  1. L'éducation ne doit exclure aucun enfant. Elle a comme mission de développer le potentiel de chacun, en allant au-devant de lui, "là où il en est". Tout enfant a droit au respect, et à un accompagnement dans la résolution de ses difficultés.
  2. Il est nécessaire de considérer la globalité et la complexité du développement de l'enfant et de ses relations au monde, de ne pas séparer affectif et intelligence qui sont un tout indivisible, ce que les pédagogues n'ont cessé de répéter depuis COMENIUS. L'enfant se construit à travers le jeu. L'enfant a besoin de faire des liens, entre le monde de l'école et le monde "privé" de la maison familiale, dans une reconstruction permanente de son expérience.
  3. On ne peut forcer l'élève à apprendre. Seuls son désir de "savoir", de "connaître", peuvent l'inciter à entrer dans une activité qui lui permettra de construire ses apprentissages.
  4. La pensée se construit, et la parole est un outil fondamental de sa construction.
  5. Le lien entre l'activité de l'enfant et son intérêt, son désir d'aller vers les choses afin de les maîtriser, y compris par la maîtrise intellectuelle, dépend de la confiance en ses propres capacités, et en celles de l'autre. ROUSSEAU, ou des pédagogues comme ITARD, FRÖBEL, etc... l'avaient mis en évidence.
  6. L'homme ne devient pas Homme sans la stimulation de l'environnement. Les attentes, les représentations que les adultes se construisent sur l'enfant, influencent de manière décisive les représentations que l'enfant élabore sur lui-même, sur la construction de son image sociale, et celle de son Moi dans ses différentes dimensions. La dimension affective de la relation adulte-enfant, est un facteur décisif du développement de l'enfant.
  7. L'image de soi détermine les capacités d'investissement du sujet dans la culture et dans les liens sociaux. Il est nécessaire de se connaître, pour aller vers les autres.
  8. Il n'y a pas, par nature, "d'enfant difficile", comme le disait déjà MAKARENKO. Un parcours difficile est à effectuer pour l'enfant, afin de se séparer du monde familial et des premières attaches, pour aller dans le monde socialisé de l'école. Ce parcours peut être rendu plus difficile pour certains, présenter plus d'obstacles à franchir, sans que cette difficulté puisse être considérée comme pathologique. En considérant la difficulté de l'enfant comme pouvant être normale dans la majorité des cas rencontrés à l'école, cette difficulté peut être différenciée du handicap avéré et appelle d'autres réponses. Une marge, fragile et productrice d'angoisse, est délimitée, celle où les enfants, non encore exclus, mais menacés de l'être, vivent l'insécurité de leur position. C'est dans cette marge et pour ces enfants que les rééducateurs seront appelés à intervenir.
  9. Il est nécessaire, en conséquence, de ne pas médicaliser les difficultés de l'enfant lorsque cela n'est pas indispensable. L'enfant est un être en pleine évolution et une personne en construction. Tout enfant possède en lui une force de croissance et des capacités "d'auto-réparation".
  10. Cette difficulté peut être entendue comme un symptôme, seule manière, inadaptée, que le sujet a trouvée pour faire entendre quelque chose de son désir. Lui seul sait ce qui est bon pour lui. Le savoir sur lui-même est restitué au sujet. De ce fait, le pédagogue change de place par rapport à l'enfant.
  11. Le sujet est mu et se construit avec son inconscient. L'être humain est un être de langage. Il est nécessaire de tenir compte de la causalité psychique des symptômes et de savoir que la parole a des effets. La plupart du temps des "causes affectives" sont à l'origine des difficultés de l'enfant.

      Retrouver ces mêmes concepts par tant de voix différentes, comme dans "un fil d'Ariane" de la "pensée de l'écart", est à la fois "ré-ancrage", étayage et confirmation de la pensée des pédagogues d'aujourd'hui, qui s'affrontent aux mêmes problèmes, enseignants spécialisés ou non, rééducateurs ou maîtres "ordinaires".

      Dès lors, la théorisation de la pratique rééducative consiste à concevoir un cadre rééducatif spécifique, à clarifier le positionnement de l'adulte dans la relation à l'enfant, entendue comme une rencontre avec un sujet responsable de la mise en place de ses réussites, de ses symptômes et de leur résolution. Compte tenu de toutes les dimensions connues et supputées de la difficulté de l'enfant, toute aide doit partir du sujet, de ses besoins, de ses ressources, et non du symptôme. Pour que l'enfant s'affirme comme sujet "séparé", autonome, capable de "s'auto-réparer" et "d'auto-reconstruire" son histoire et ses capacités, nous avons pu mettre en évidence l'importance, pour le rééducateur, de "changer de place" dans l'école, et par rapport à l'enfant. Ce changement de place se traduit par l'accompagnement de cet enfant dans sa construction, dans le respect de son cheminement singulier. Il consiste en un "bricolage" subtil entre ce que l'adulte tient à "ne pas lâcher", et ce qu'il lui est nécessaire de lâcher, entre "une prise" et un "lâcher prise", pour que le processus de l'enfant puisse se drouler.. L'adulte se propose pour écouter l'enfant, et pour l'aider à développer ses capacités d'expression, de symbolisation, et de communication, afin de dépasser ses difficultés et afin de SE découvrir lui-même. Il s'agit dès lors de faciliter l'expression de l'enfant sous toutes ses formes, de redonner ses lettres de noblesse au jeu comme activité représentative et symbolique, rejoignant ainsi les convictions et propositions des pédagogues "de la marge", comme nous les avons nommés, ou "en marge" du système, depuis FRÖBEL.

      Il est nécessaire de se connaître pour pouvoir aller vers les autres, disait en substance COMENIUS au XVIIème siècle, il est nécessaire de "faire oeuvre de soi-même", avançait PESTALOZZI au XVIIIème siècle, ce que WINNICOTT (1971), formule à son tour par la nécessité pour le sujet de réaliser une "création vivante de soi", afin de pouvoir créer des liens, afin de pouvoir s'inscrire dans la société et dans la culture, afin de pouvoir entrer dans les apprentissages. Cette élaboration de soi-même, est le résultat d'un processus plus ou moins laborieux, mais commun, banal, au sens d'ordinaire, partagé; passage obligé pour quitter l'attachement exclusif au monde de la famille, et pour accéder au monde culturel et social.

      De ce fait, la rééducation situe ses propositions à l'enfant dans un "entre-deux", sur le chemin qui mène celui-ci de la maison familiale à l'école, à l'articulation entre des appartenances différentes entre lesquelles, justement, cet enfant ne parvient pas à créer des liens, entre lesquelles il se perd lui-même, ne parvenant pas à se construire en un récit qui donnerait sens à son histoire personnelle.

      "Faire oeuvre de soi-même", "faire création de soi-même en construisant son histoire", c'est ce que propose la rencontre rééducative d'aujourd'hui à l'enfant en difficulté à l'école, en refus ou en impossibilité d'apprendre, afin de dépasser ses contradictions internes en se (re)trouvant dans son histoire, afin de pouvoir aller vers les autres dans des relations sociales symbolisées, afin de parvenir à entrer dans les apprentissages, et afin de disposer des capacités nécessaires pour s'y inscrire.

      En instituant la rééducation dans le lieu de l'école dans un lien symbolisé, en instituant le processus rééducatif avec l'enfant sur un cadre et un contrat qui instaurent du tiers dans la relation, en s'offrant à l'enfant comme partenaire symbolique et non comme égal, le rééducateur offre la possibilité à l'enfant de construire les bases symboliques de sa relation au monde. La symbolisation de cette relation est rendue possible par;

      L'enfant peut vivre, mettre à l'épreuve et se situer ainsi dans une relation humaine régie par les lois symboliques de la différence des sexes, de la différences de parenté, de la différence des générations et de l'interdit de l'inceste.

      C'est au sein de la rencontre clinique que nous avons mis à l'épreuve les propositions rééducatives afin d'en vérifier la pertinence, par ses effets, en réponse à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"


Un enfant (re)présente et (re)construit son histoire.

      Lorsqu'un enfant dispose de l'initiative qui lui est nécessaire, d'un espace et d'un temps qui lui sont réservés, dans un cadre symbolique et fiable, permanent, qui lui assure la sécurité indispensable, il joue et rejoue les mêmes scènes, les mêmes questions, en lien avec les événements de sa vie, en relation avec les conflits qu'il traverse. Il inclut ou non le rééducateur dans son jeu, il le fait témoin de celui-ci, ou le lui adresse: "Regarde!". Il fait varier les places, les rôles, les représentations, les réponses, dans une sorte de "tâtonnement expérimental", que l'on pourrait rapprocher de celui que décrivait Célestin FREINET, à propos de l'enfant construisant ses connaissances. Puis, un jour, il change de question, va ailleurs. Cette question le situe lui-même, "en avant", ou "en arrière", si l'on se référait à une conception linéaire du développement, mais en tous cas il s'avère qu'il est "un peu plus loin" dans sa recherche. Il apparaît que cet enfant construit peu à peu une histoire, la sienne, et qu'il tente de lui (re)donner du sens, en la revivant, là, par bribes, en présence et avec le rééducateur.

      Petit à petit, cet enfant s'intéresse à ce qu'écrit le rééducateur sur sa feuille, à propos de ce qui se passe dans le temps rééducatif, et il suggère, propose, s'inquiète, jusqu'à lui dicter ce qu'il convient d'écrire et, donc, de conserver par cette trace. Il demande à écrire son nom, puis des mots, des phrases, puis enfin l'histoire tout entière, selon ses possibilités, sous son dessin. Après en avoir écouté, il demande à lire une histoire à son tour, tout seul, dans un livre...

      Son enseignante, un jour, à la récréation, renvoie au rééducateur: "Tiens, cela va mieux en ce moment. Jérôme essaie de faire quelque chose, et commence à s'intéresser à ce qui se passe en classe..." "Jérôme" raconte au rééducateur qu'il se fait des copains, qu'on ne le bat plus toujours, ou qu'il se bagarre moins...

      Il semble que les symptômes de l'enfant tombent peu à peu, et qu'ils sont remplacés par des comportements plus ajustés à ce que l'école attend de lui, des comportements et des attitudes plus appropriés à le rendre heureux. Il semble qu'il ait remanié, dans la sécurité du cadre rééducatif, et dans un espace-temps dont lui seul impose le rythme, sa manière symptomatique d'être au monde et à l'école, et qu'il soit capable de (re)trouver une place et une identité "d'enfant-élève-écolier". Des investissements culturels semblent d'être amorcés en rééducation, lorsque, timidement, il écrivait un mot, lisait une phrase, ou retrouvait, avec jubilation, quelque chose de son histoire, dans une autre histoire, écrite dans un livre, celle-là. Certains enfants "grandissent" physiquement en séance, comme Joffrey que j'ai vu un jour "s'ouvrir" littéralement au cours d'une rencontre, c'est-à-dire reculer les épaules, ouvrir la poitrine, et respirer amplement, se tenir plus droit. Il semble que l'enfant (re)trouve une énergie qui semblait tout entière mobilisée dans le maintien de son symptôme...

      On peut constater, dans le meilleur des cas, la disparition progressive des symptômes de l'enfant. On peut penser que, l'enfant, se sentant entendu, disposant de l'espace et du temps nécessaire pour rechercher, dans la répétition et le tâtonnement, d'autres solutions que le symptôme, celui-ci est devenu inutile. La disparition du symptôme libère l'énergie que son maintien mobilisait, et cette énergie se trouve à nouveau disponible pour s'investir dans les objets d'apprentissage, dans un processus de sublimation. Il sera peut-être alors nécessaire d'aider encore l'enfant, mais sous une autre forme. L'enseignant de la classe, ou le maître spécialisé de l'aide à dominante pédagogique, pourront "prendre le relais", peut-être, avec un enfant, cette fois, disponible pour apprendre...

      Miracle? Non, sans doute pas. Un "travail" s'est réalisé, dont l'enfant a été le maître d'oeuvre. Le rééducateur n'a pas tout compris. Peu importe. Il est surpris, bien souvent, et s'interroge, partageant la surprise de l'enfant, qui ne croyait pas "y arriver". Là aussi, l'adulte doit savoir "lâcher" beaucoup de son désir de maîtrise, de son désir d'emprise sur l'autre, qui le pousserait à tout savoir, à tout comprendre...Que s'est-il passé?

      Si nous avions comparé, dans leurs différentes dimensions, aide rééducative et aides pédagogiques, il était nécessaire de reprendre, en une synthèse, ce qui différencie une psychothérapie, considérée comme du soin, et une rééducation 688  .

      La rencontre clinique avec l'enfant, nous permet de vérifier que la praxis rééducative, dans sa conception, semble pouvoir répondre aux besoins spécifiques de l'enfant auquel est proposé cette forme d'aide. C'est par l'exercice de sa parole que le sujet peut se reconnaître séparé, autonome, capable de nouer des liens sociaux d'un autre registre qu'imaginaire et fusionnel. La rééducation se donne pour objectif de restituer à l'enfant une parole symbolisée, alors que ses modes d'expression se sont englués souvent dans des modes imaginaires. Le rééducateur va proposer à l'enfant de jouer tout ce qu'il ne peut dire encore ou qu'il a peur de dire lorsque, non dégagé de la croyance en la pensée magique du jeune enfant, il est persuadé que dire équivaut à ce que les choses se réalisent. Cette pensée est liée à la toute-puissance imaginaire mais recèle une grande quantité d'angoisse. L'enfant peut ainsi expérimenter, dans la sécurité du cadre rééducatif, que ce qu'il a joué, représenté, dit, n'a pas eu d'effets dans la réalité. Il peut ainsi progressivement séparer imaginaire et réel, par l'intervention du symbolique, en jouant, en représentant de diverses manières son récit, en le verbalisant, en le faisant passer par la trace écrite, dessin ou écriture de l'histoire par la main du rééducateur ou par lui-même. Les médiations sont proposées en fonction de leur possibilité de favoriser, stimuler l'expression de ce qui préoccupe l'enfant, l'expression de son imaginaire et de ses capacités de symbolisation, ses ressources créatives. La parole est distanciation par rapport aux affects, aux émotions.

      C'est par la mise en mots sur ses affects, ses émotions, ses questions, par le cadrage de l'imaginaire par le symbolique, que l'enfant va accepter sa division de sujet et les effets de cette division, accepter ce qu'il peut ou ne peut pas faire, ou ce qui lui est permis ou interdit de désirer. C'est par l'intervention du symbolique sur ses fantasmes et son imaginaire qu'il va pouvoir se (re)trouver en tant que sujet, ayant accepté d'entrer dans la loi sociale et la culture, avec les limites que cela implique, mais aussi les promesses d'être plus riche en expérience et en plaisir. Grâce à la fonction symbolique, le sujet va pouvoir articuler d'une manière créative les registres psychiques de l'imaginaire, du symbolique et du réel.

      Yves De La MONNERAYE (1991) a pu dire que c'est la parole qui est rééducatrice. Elle l'est, au sens de créatrice du sujet et de son histoire qui se constitue en récit. Elle l'est, par son lien à la vérité du sujet. Nous avons pu mettre en évidence l'importance du changement de place du rééducateur, dans l'école, et dans la relation avec l'enfant. Nous avons pu établir également, l'articulation entre les différents processus créatifs que sont l'adaptation de l'enfant au contexte de l'école, la construction de son identité privée et scolaire, l'élaboration de son histoire en un récit, son désir et sa capacité d'apprendre.

      Nous sommes parvenue ainsi à démontrer notre hypothèse de recherche:

  1. Pour répondre à la difficulté normale d'un enfant qui ne parvient pas à devenir élève, il y a, dans l'école, une place spécifique pour une action qualifiée de "rééducative", située entre le soin et l'action pédagogique.
  2. C'est la possibilité donnée à l'enfant de reconstruire son histoire, dans l'entre-deux créé par le changement de place qu'opère le rééducateur dans l'école, qui permet à cet enfant d'élaborer les capacités nécessaires pour pouvoir s'inscrire dans la culture, dans la collectivité scolaire et dans les apprentissages.

      Nous n'avons pas traité "LE TOUT" de la rééducation. Nous avons seulement entr'aperçu une méthode de rééducation comme la rééducation en petit groupe, proposée à Nicolas à un moment précis de son processus rééducatif. Le groupe peut être proposé à certains enfants dès le départ. Il s'agit alors de déterminer selon quels critères cette médiation semble plus appropriée pour certains enfants. Il faudrait également analyser les apports spécifiques de ce groupe, pour chacun des enfants concernés.

      Nous n'avons que fugitivement, noté la fonction et les effets institutionnels de la présence de la rééducation dans l'école. Nous avons évoqué très brièvement dans les effets de son intervention, sa contribution au changement du regard de l'enseignant sur l'enfant 689  . Nous laissons à d'autres le soin de le faire, d'une manière approfondie. On pourrait analyser ce que peut représenter la présence de la rééducation, comme moyen de "reliaisons", à l'intérieur de l'école. L'obligation d'échanges, de collaboration, pour qu'une aide rééducative soit possible, efficace, opérante, peut constituer une occasion inhabituelle pour l'enseignant, de parler de l'enfant dans sa singularité, et de ses difficultés relationnelles avec lui. Les enseignants renvoient, souvent, que la présence de l'équipe du réseau d'aides dans l'école, leur permet, en en parlant, "d'être moins seuls face à ces enfants morcelés, en souffrance, qui les met eux-mêmes en difficulté". "L'agacement face à des comportements difficiles à supporter", en étant parlé, peut être exprimé, dépassé. Le rééducateur propose son aide, pour restaurer et/ou élaborer des "re-liaisons", à des enfants qui ne parviennent pas à nouer des liens avec les autres, avec l'école et les objets d'apprentissage, qui ne parviennent pas à articuler leur vie d'enfant et une vie d'écolier et d'élève, qui sont en difficulté de créer des liens à l'intérieur même de leur psychisme. Souvent, leurs parents éprouvent eux-mêmes des difficultés à constituer ou maintenir des liens avec l'école. Ils ne rencontrent jamais l'enseignant, ou bien les realtions sont conflictuelles. Nous avons pu relater certaines dimensions de cette fonction de "tiers" que peut assumer le rééducateur, entre la famille et l'école, avec pour objectif de re-nouer des liens entre les différents partenaires éducatifs.

      Recherchant "ce qui a de l'effet", notre choix s'est porté sur des processus rééducatifs pour lesquels les effets étaient visibles. Quelquefois, "cela ne marche pas", ou pas comme on le souhaiterait. Y avait-il erreur d'indication? L'enfant était déjà grand parfois, l'écart s'était trop creusé avec ses camarades pour que sa réinscription dans les apprentissages soit effective. L'objectif devait être ajusté en fonction de la situation même de cet enfant. Nous avons eu l'occasion d'évoquer cette dimension des limites de l'intervention. Comme sur le plan personnel, l'acceptation des limites et de la castration, est très importante et structurante, sur le plan professionnel. Elle a fonction de protéger l'autre, l'enfant, de nos désirs de toute puissance et de nos pulsions d'emprise.


La rééducation n'est pas TOUTE. De l'imaginaire au symbolique.

      La rééducation n'est pas TOUTE. Elle n'est pas le seul moyen possible d'aide à l'enfant au sein de l'école. Ce point se formule pratiquement sous la forme d'un "interdit d'imaginaire". Si la rééducation se voulait ou se présentait comme TOUTE, si elle prétendait répondre à tous les besoins des enfants en difficulté ou d'un enfant particulier, elle ne manquerait pas de s'enfermer, et d'enfermer l'autre, l'enfant, dans une relation imaginaire mortifère. Se figer dans un registre imaginaire de toute puissance serait dommageable pour l'enfant d'abord, qui pourrait croire que le rééducateur va le combler, va résoudre ses problèmes à sa place. Cette relation irait à l'encontre de l'objectif que se donneront les rééducateurs, d'assigner à l'enfant une place de sujet responsable de son histoire. Cette situation imaginaire serait dommageable pour l'action éducative dans son ensemble ensuite, si elle se situait en position de rivalité fantasmatique avec le maître, les parents...Cela ne manquerait pas de provoquer de telles résistances et de tels mécanismes de défense, justifiés, de la part des autres partenaires éducatifs, que toute tentative d'aide à l'enfant serait irrémédiablement vouée à l'échec. Reconnaître ses limites, celles de son action, participe de l'épreuve de castration. "Entre le je et son projet doit persister un écart: ce que le Je pense être doit faire preuve d'un "en-moins", toujours là, par rapport à ce qu'il souhaite devenir". rappelle Piera AULAGNIER (1975, p. 195),à propos du projet identificatoire. D'où l'absolue nécessité de veiller à ne pas s'enfermer dans un registre imaginaire de l'aide, mais d'encadrer cette action rééducative par du symbolique, en l'institutionnalisant avec l'enfant, le maître, les parents, en reconnaissant l'altérité et la différence, et en articulant, à l'intérieur de l'école, les diverses interventions possibles auprès de l'enfant.

      En élargissant la palette des réponses possibles aux difficultés de l'enfant, et en insistant sur une volonté commune d'intégration de l'enfant, sur tout ce qui peut éviter sa marginalisation, cette troisième voie, dont la rééducation fait partie, semble mieux à même de pouvoir les aider.


Il n'y a pas UN modèle figé de la rééducation...Il n'y a pas "UNE bonne réponse".

      et heureusement, parce que cela signifierait que l'on pourrait constituer "un manuel", ou un "guide du rééducateur". Cela compromettrait du même coup tout ce qui fonde l'existence même de la rééducation, sa légitimité, qui est la rencontre entre deux êtres humains. Seule cette rencontre, dans l'imprévu qui la caractérise, peut faire naître un processus rééducatif créatif.

      La rééducation n'est pas UNE et chacun des praticiens lui-même, selon sa formation, l'état d'avancement de sa réflexion et de ses démarches personnelles, son inscription dans une éthique, ses références théoriques, ses convictions, son lieu d'exercice, sa personnalité, peut se situer d'une manière variable sur un axe imaginaire qui irait du pédagogique au thérapeutique. De plus, pour tout praticien, un autre facteur, au moins, détermine son engagement possible ou non, au moment du choix de l'indication, et son positionnement, face à un enfant dans sa singularité. Ce sont les besoins spécifiques de cet enfant, au moment de l'indication d'aide. Ces besoins varient ensuite selon l'évolution de l'enfant lui-même. Une période transitoire et introductive au processus rééducatif, est parfois nécessaire, afin de préserver les défenses et les résistances de l'enfant. Pour certains enfants, les plus grands, la seule "entrée en matière" de la relation semble pouvoir tourner autour des apprentissages. Ils sont dans un contexte scolaire et, malgré leurs difficultés, ces apprentissages leur servent aussi de rempart. On se protège aussi par son symptôme. On se cache derrière, et on évite de parler d'autre chose, de ce qui fait problème, justement. De plus, le message des parents est souvent centré sur cette dimension, la difficulté scolaire étant ce qui les gêne le plus, et l'enfant, justement parce qu'il n'est pas "séparé" dans son désir, se fait le reflet du message parental. Si l'indication de rééducation est appropriée, l'enfant, de lui-même, pourra exprimer ses propres difficultés, dès qu'il aura compris le travail possible, et qu'une relation reposant sur la confiance, et garantissant sa sécurité, aura été établie.


Le changement de place, la valeur de l'écart: une condition d'émergence de la créativité du sujet. La rééducation est la mise en oeuvre de processus créatifs pour se "RE-TROUVER" dans une identité "d'enfant-écolier-élève".

      Nos analyses nous ont conduite à analyser, à de nombreuses reprises, la confrontation de l'institution scolaire, puis celle du sujet, que ce soit le rééducateur, sujet professionnel, ou l'enfant, aux prises avec des situations qui requerraient d'eux, la mise en oeuvre de processus créatifs. Nous avons rapporté et analysé les conditions de la création, par l'institution scolaire, du corps professionnel des rééducateurs. Nous avons retrouvé les différentes phases d'un processus créatif, dans l'élaboration et l'évolution de leur identité professionnelle, par les rééducateurs. Nous nous étions alors posé la question, laissée volontairement en suspend, en fin de la première partie de cette recherche, de l'influence de cette expérience intimement vécue, de tension, de crise, de tâtonnement, puis de "ré-élaboration" de cette identité, dans leur pratique avec l'enfant.

      Un parallèle entre ce qui s'est joué pour le rééducateur lorsqu'il a entrepris la construction de son identité professionnelle, et ce qui se joue pour l'enfant, en rééducation, s'impose à nous. Si le rééducateur a dû et doit encore nécessairement faire preuve de créativité pour "inventer" sa pratique, et pour élaborer son identité professionnelle, ces mêmes processus peuvent-ils bénéficier à un enfant en "difficulté d'identité scolaire"? Comment l'aider, à les accomplir, dans ce cas?

      On pourrait se demander ce que le rééducateur va transposer dans sa pratique, de ce qu'il a vécu lui-même au cours de la construction de son identité professionnelle, alors qu'il a pour mission d'aider un enfant à construire son identité scolaire. Il est à même de comprendre, pour l'avoir lui-même vécu, les différentes élaborations nécessaires pour y parvenir, les avancées, les stagnations, les "régressions" éventuelles, le besoin d'étayage, de réassurance, de stimulation, de sécurité, de repères, puis le besoin de désétayage, qui accompagnent toute création.

      L'analyse de ce qui s'est joué pour les rééducateurs, nous a conduite à envisager la nécessaire inscription de l'histoire de la rééducation dans le temps, pour lui assurer un ancrage dans le passé, une stabilité dans le présent et une assise pour le futur, la recherche des différentes identifications, l'élaboration des émotions, des déceptions, des doutes, des colères, des angoisses, la reconstruction de cette histoire en un récit qui permet la distanciation, la libération de l'énergie pour son investissement dans le désir de la rencontre avec l'enfant, la disponibilité à celui-ci. Des processus de séparation, de symbolisation, étaient à l'oeuvre 690  . Nous pouvons constater, par l'analyse des cas cliniques, que les mêmes processus sont à l'oeuvre pour l'enfant, et que ce sont eux qui lui permettent de s'inscrire, ou de se "ré-inscrire" dans l'école.

      Nous avons pu souligner à quel point, lors de l'analyse des rencontres cliniques avec l'enfant, la tension née de l'écart, la rupture, le changement de place du rééducateur, ont été opérants pour que quelque chose "bouge" dans la répétition, pour qu'une nouvelle attitude de l'enfant se dessine, pour qu'une nouvelle position soit possible, pour qu'un désir naisse, émerge, pour qu'un processus s'élabore.

      Si nous y consentons, la tension peut devenir créatrice. L'écart entre ce qui était attendu et ce qui est produit, l'écart entre la question et la réponse, ouvre une brèche pour que naisse la demande, la question, puis le désir, un espace pour qu'émerge la créativité du sujet. Les analyses des processus rééducatifs des "cas cliniques" rapportés dans cette recherche, nous a réservé une surprise. Nous avons réalisé, dans la confrontation entre plusieurs de ces processus suivis dans un temps un peu plus long que les autres, qu'un tel processus créatif était à l'oeuvre chez l'enfant. Nous avons pu, de ce fait, constater que la rééducation correspond à la mise en oeuvre, par l'enfant, d'un processus créatif qui le mène de la répétition d'une relation symbiotique et imaginaire dans laquelle l'enferme son symptôme, à la mise en oeuvre de processus de sublimation, et à l'investissement de l'énergie de ses pulsions, dans une recherche d'inscription dans la culture scolaire.

      Dans une "marge" fragile, dans un "entre-deux", la place de la rééducation dans l'école, dans la mesure où elle est à redéfinir sans cesse, n'est-elle pas propice à la créativité des praticiens? L'enfant, en "écart" de ce qu'attend l'école, dans la mesure où il est engagé dans la recherche de solutions, de réponses à ses conflits, peut-il bénéficier d'un espace et d'un temps en "écart" par rapport à la classe et ses activités, pour reconstituer, et faire jouer ses potentialités créatives, pour se "RE-TROUVER" dans une identité qui articule sa personne privée et ses différents statuts sociaux, d'écolier et d'élève? Y aurait-il un "mouvement d'intégration réciproque"? Est-ce un hasard, demandait un jour Philippe MEIRIEU 691  , que les enfants "en difficulté d'intégration" dans l'institution, soient aidés par des personnels, eux-mêmes "en marge" du centre du système, qui doivent eux-mêmes construire sans cesse leur identité professionnelle, leur place et leur intégration dans cette institution?


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